Alors que l’État quadrille la surface de la terre, la philosophie politique s’inquiète de son déclin. « L’État n’est plus aujourd’hui que l’ombre de lui-même. L’ombre de la figure du Léviathan dans laquelle Hobbes l’avait pensé en construisant son concept à l’aube de la modernité. » À la faveur de cette figure, l’idée d’un pouvoir politique autonome, gagée sur la souveraineté de l’État, fut acquise et justifiée. La légitimation de ce pouvoir est bien connue. Laissés à leur liberté, les hommes connaissent la guerre et la misère. Il leur faut quitter cet « état de nature » au moyen d’un contrat qui transférera leurs droits à une autorité extérieure chargée de les représenter et d’assurer la sécurité de tous. « C’est là la génération de ce grand Léviathan, ou plutôt, pour parler avec plus de déférence, de ce dieu mortel à qui nous devons […] notre paix et notre protection ». La modernité politique s’est largement réfléchie dans cette figure autour de laquelle s’accumulent, désormais, les aveux inquiets d’un dépérissement. L’anthropologie des modernes, poursuivie par Latour, relaie les inquiétudes de la philosophie politique pour mieux les confirmer par son diagnostic. Elle constate que l’ordonnancement de la vie collective sous l’égide du Léviathan est compromise par l’advenue d’un « autre monstre », moins connu mais susceptible, lui aussi, d’être personnifié sous les traits d’une entité mythique, cette fois-ci païenne, non plus biblique, et tout autant controversée : Gaïa. On peut préférer le nom de baptême que lui ont donné les géologues depuis que Crutzen en a fait la proposition : celui d’Anthropocène. Dans les deux cas, se trouvent désignées les mutations du système-Terre sous l’effet des activités humaines dont l’ampleur a provoqué l’émergence de ce que les scientifiques soupçonnent être une nouvelle ère géologique. Succédant à l’Holocène, celle-ci est marquée par les bouleversements climatiques, l’extinction de la biodiversité et l’épuisement des sols. Le « monstre » qui concurrence le Léviathan – qu’on le nomme Gaïa ou Anthropocène – s’avère être un mixe instable de nature et de culture qui nous interdit de dissocier ces deux plans. Il se compose des multiples réponses des forces terrestres à nos propres actions. Or la somme de ces réponses, incertaine et dangereuse, pourrait bien rouvrir cet état de guerre et de misère – aujourd’hui généralisé à l’ensemble du vivant – dont le Léviathan devait nous extraire : « Par une torsion inattendue et inouïe du très célèbre concept de Hobbes, nous sommes entrés en un nouvel “état de nature”. […] Le problème est que cet état de nature n’est pas situé, comme avec Hobbes, dans un passé mythique avant le contrat social : il vient vers nous, il est notre présent ».

L’emprunt de cette terminologie ne doit pas tromper. La « torsion » constatée du concept d’état de nature ébranle la théorie contractualiste de l’État qui lui était ajustée. Il n’est donc pas question, pour Latour, de réaffirmer sa pertinence, plutôt de surmonter l’obstacle qu’elle constitue pour faire face à ce qui advient avec l’Anthropocène. S’il compte en effet parmi les propositions inaugurales de la pensée politique moderne, le contrat proposé par Hobbes en vue d’instaurer le Léviathan fait partie du problème en raison du dualisme qui le soutient. Ce contrat se révèle efficace à la condition de supposer une sphère interindividuelle de pure volonté humaine où nos lois et conventions peuvent pleinement prévaloir. La plénitude du pouvoir étatique, que Hobbes cherche à fonder, implique d’exclure les non humains de la société civile. Ceux-ci compromettraient l’autodétermination politique de l’État, au principe même de sa souveraineté. L’existence du Léviathan requiert ainsi le contrepoint de la nature dans sa version moderne, telle qu’elle fut formulée par la philosophie mécaniste dont Hobbes partageait les présupposés : soit la version d’une nature extérieure à l’homme, régie par des lois immuables qui nous sont indifférentes et ne sont pas de notre fait. En somme, le Léviathan a pu être conçu comme cette puissance extérieure à la vie sociale, qui est supposée capable d’en maîtriser le destin, parce qu’une autre extériorisation, celle de la nature, confortait l’idée d’une possible souveraineté sur soi par l’entremise du pouvoir d’État. Avec l’Anthropocène, ce contrepoint de la nature vole en éclat.

Alors qu’au xviie siècle, il fallait, d’après Hobbes, que la matière soit déclarée inanimée pour que l’ordre soit rétabli, au début du xxie, il suffit que la Terre se mette à rétroagir à nos menées pour que l’ordre soit totalement ébranlé. […] On peut douter que l’Anthropocène marque une époque géologique, mais pas qu’il désigne une transition qui oblige à tout reprendre.

C’est à ce point de radicalité que le diagnostic de Latour nous conduit. Il invite à considérer l’inactualité de la solution de Hobbes pour affronter les défis du temps présent, indissociables d’une terre qui réagit à nos activités et d’un sol qui pourrait se dérober. Il y a donc bien lieu de constater que la « politique a déserté l’État » qui n’est plus que « l’ombre du Léviathan ». Mais la cause en est qu’une large part de la politique contemporaine est dorénavant tributaire d’enjeux écologiques que l’État moderne n’a pas été conçu pour intégrer. Sa difficulté à enregistrer la modification des coordonnées terrestres de la coexistence ne saurait donc être mise au compte d’une simple récalcitrance. Elle tient plus profondément – Latour nous l’apprend – à la genèse historique et conceptuelle de l’État moderne. C’est en ce sens que l’intrusion de Gaïa oblige à tout reprendre. Elle exige un effort réflexif conséquent sur la forme que le politique a pris dans la modernité depuis que celle exemplaire du Léviathan fut proposée. Afin de nourrir cette réflexion critique, rendue nécessaire par l’ampleur des mutations écologiques, cet article propose un détour par le monde politique amazonien. Il s’agira, plus précisément, de revenir sur l’énigme des sociétés sans État qu’ont respectivement cherché à résoudre Lévi-Strauss, Clastres et Viveiros de Castro. Ce parcours en trois temps est l’occasion d’autant d’altérations conceptuelles qui, déplaçant les présupposés du contrat hobbesien, décentrent notre regard et finissent par ouvrir la voie à la recherche d’une modernité politique alternative susceptible de corriger l’exclusion des non-humains.

Le correctif de l’anthropologie

Pour affronter l’épreuve dont Gaïa est le nom – « l’épreuve de se retrouver privés de terre » –, il convient donc de soumettre à la critique la forme-État, telle que nous l’avons héritée et définie comme l’instance organisatrice par excellence de la vie collective et le cadre d’action privilégié de la politique. À suivre Latour, en effet, aucune politique ajustée aux contraintes écologiques ne sera élaborée sans ce retour critique où se rejoue le rapport de la modernité à elle-même. Ce retour ne peut, toutefois, être amorcé à partir des seules ressources de la pensée politique moderne. Dans sa majorité, elle a partie liée avec l’idée d’État dont il convient précisément de se déprendre puisqu’elle apparait constitutive de la difficulté de nos sociétés à politiser la question du sol ou de la terre. Cette mise en question n’équivaut pas à une opposition de principe à l’idée d’État, mais à une relativisation de l’évidence politique qu’elle recouvre. Elle implique un travail d’altération conceptuelle qui s’efforce de rendre problématique les notions qui, passant pour aller de soi, ne semblent pas poser problème et opèrent à ce titre comme un filtre réflexif. Relativiser notre idée d’État, c’est finalement rejoindre le geste des sciences sociales qui tentent, selon les mots de Karsenti, « d’entrer dans la modernité autrement que par la conceptualité explicite de celle-ci » afin de « prendre le moderne à contre-courant pour l’obliger à mieux se comprendre ». C’est, plus précisément, rejoindre la discipline qui accomplit ce geste au mieux par sa pratique comparative : l’anthropologie.

Cette dernière née des sciences sociales ne peut, sans risque d’ethnocentrisme, s’en tenir aux concepts forgés dans le contexte historique et intellectuel de la modernité. Pour décrire avec fidélité les formes et les institutions étrangères du vivre-ensemble, elle doit mener un travail critique sur les notions qui appartiennent au lexique moderne et les soumettre à la comparaison sans postuler de leur universalité. Décentrés et altérés de la sorte par le comparatisme anthropologique, nos concepts sont rendus à leur contingence : ce qu’ils décrivent se trouve redéfini comme une variante parmi d’autres possibles. En les relativisant, l’anthropologie prend ses distances avec l’histoire moderne qui les a vu naître. Cette distanciation, nécessaire pour approcher la vérité des autres, trouble cependant les nôtres. Pour traduire des formes de vies collectives qui lui paraissent d’abord inconcevables, tant elles reposent sur des prémisses différentes, l’anthropologue n’a d’autre choix que de mettre en doute ses propres évidences. L’altérité opère comme une « étrangeté réflexive » qui démasque nos a priori, bouleverse nos certitudes et finit, selon la formule de Maniglier, par « nous renvoyer une image de nous-même dans laquelle nous ne nous reconnaissons pas ». Elle nous oblige à revenir sur les manières de penser et de faire que charrient nos concepts. C’est donc la possibilité d’un véritable retour critique sur notre propre trajectoire historique et politique qui se joue dans l’effort de l’anthropologue pour embrasser d’autres évidences en s’écartant, à cette fin, de la conceptualité moderne. Par cet écart, justifié par l’exigence de rendre compte d’altérités préservées dans leurs différences, la compréhension de la modernité peut alors se renouveler.

« À l’époque de l’anthropocène, constate Latour, il serait assez vain de vouloir se passer de l’anthropologie. » Mais cette période affecte aussi l’art des distances qui caractérise ce savoir et conditionne sa portée critique. Elle introduit une proximité nouvelle avec ceux que l’on a parfois qualifié de primitifs pour les renvoyer à une inactualité ayant peu à nous apprendre et ne nous concernant pas, sinon de loin. Parmi ces peuples, les amérindiens deviennent pourtant exemplaires d’une réalité profondément contemporaine. Décimés et privés de leurs terres depuis l’expansion des États européens au xvisiècle, ces indiens préfigureraient étrangement un avenir qui pourrait être celui de tous. Le manque de terre et les défis pour la partager sont en passe de devenir universels. La nouveauté de l’Anthropocène se signale dans cette consonance inédite entre le sort des indiens et celui de l’Occident moderne qui confirme le constat que faisait déjà Lévi-Strauss :

Expropriés de notre culture, dépouillés des valeurs dont nous étions épris – pureté de l’eau et de l’air, grâces de la nature, diversité des espèces animales et végétales –, tous indiens désormais, nous sommes en train de faire de nous-mêmes ce que nous avons fait d’eux.

Cette nouvelle universalité pourrait laisser entendre qu’entre les indiens et nos sociétés toutes les différences sont désormais transcendées par la menace d’une perte de terre habitable, ou qu’elles doivent l’être pour y remédier. L’appartenance de tous à un même sol qui se dérobe appellerait alors à la formation d’une communauté politique d’ordre supérieur. Par conséquent, à l’ancien pacte inter-individuel au fondement du Léviathan devrait se substituer une nouvelle délégation de pouvoir au profit d’un organe chargé, cette fois, de prendre en charge le destin d’une terre réunifiée par la menace de sa perte. Ce serait toutefois se méprendre sur la nature des défis écologiques que d’en déduire, pour Viveiros de Castro, « un intérêt universel humain positif ». « Ce que l’Anthropocène met en échec, justement, c’est la notion même d’anthropos, d’un sujet universel […] capable d’agir comme un seul peuple. » Cette période, en effet, loin de décrire une mutation uniforme qui affecte le sol à l’identique et totalise du même coup l’humanité, désigne un ensemble morcelé de rétroactions qui sont diversement distribuées entre les sociétés. En dépit de sa globalité, l’Anthropocène ne peut jouer le rôle d’un principe politique unificateur. Si cette ère géologique met en difficulté notre idée d’État, il faudrait aussi se garder d’en passer immédiatement à un niveau de synthèse supérieur. Cette solution est rendue vaine par la réalité des transformations écologiques actuelles qui se révèlent multiples, variables et sensibles à la manière dont chaque société se rapportent localement à la terre.

Le monde de l’Anthropocène bouleverse donc doublement notre géographie du pouvoir. Hybride, il déborde le découpage entre une nature supposée inerte et une sphère de pure convention humaine qui soutenait la puissance du Léviathan. Fragmenté, il échappe à une pensée politique globale qui voudrait le rassembler en ses divers points et le gérer à l’unisson. « Ni la souveraineté des États ni l’étanchéité des frontières ne peuvent plus tenir lieu de politique. » Une instance qui chercherait à les dépasser, pour concentrer en elle toute l’initiative de l’action et de la prescription, ne peut pas davantage maîtriser un « écocide général […] qui, de l’avis de Descola, ne peut être combattu efficacement qu’au niveau local, par les collectifs d’humains et de non-humains concernés au premier chef ». Les observations de Latour et des anthropologues contemporains font finalement surgir la question, fondamentale mais non résolue, des formes d’organisation collective et des agents politiques ajustés à l’Anthropocène. La lecture croisée de leurs travaux amplifie, en outre, la difficulté conceptuelle à laquelle cette question nous confronte : il apparaît que, pour y répondre, le politique ne doit pas seulement être pensé autrement que ne le fait la référence à l’État moderne, mais différemment aussi que ne le fait son renvoi à une instance supra-étatique. D’autant que le passage à un échelon supérieur du pouvoir trahit encore la dépendance de notre pensée à la forme-État et en reproduit la prétention homogénéisante ou universaliste. Or, contre-productive dans le monde morcelé de l’Anthropocène, cette prétention empêche au surplus de tenir compte de la diversité ethnopolitique. Celle-ci est pourtant impliquée, pour Viveiros de Castro, dans la solution au problème conceptuel posé par l’Anthropocène. La pensée politique moderne, ayant à se renouveler sans l’appui du Léviathan, pourrait trouver un soutien « chez ces peuples qui, formant depuis toujours une alternative à nous, peuvent nous stimuler à créer des alternatives pour nous ».

Sur la voie d’un devenir indien du politique

Relativiser la dépendance de notre pensée à l’égard de la conceptualité de l’État moderne demanderait d’ouvrir ce que Viveiros de Castro a nommé « un devenir-indien du concept » de politique. Non que le modèle politique de ces peuples ait à prévaloir sur le Léviathan des modernes pour contrer la menace, aujourd’hui partagée, d’une perte de terre habitable. Pas plus qu’il ne permet de synchroniser les différences ethno-politiques en une seule instance qui les transcenderait, le sol instable et fragmenté de l’Anthropocène ne justifie, si tant est qu’elle soit possible, une telle substitution. Le devenir-indien du concept de politique suit une autre voie. Loin d’ériger la politique de ces sociétés en une alternative prête à l’emploi, il cherche à la « prendre au sérieux » afin que son altérité puisse, par contre-point, susciter cette épreuve réflexive à laquelle l’Anthropocène et son manque de terre soumettent la modernité. Le « devenir-indien » vise donc un concept de politique altéré par le travail de comparaison anthropologique qui fait varier nos certitudes à son égard en sortant des catégories développées par la pensée moderne pour le thématiser. Avec cette mise en variation – qui, précise Viveiros de Castro, est « bien plus qu’une variation imaginaire, une mise en variation de notre imagination » – se joue une dislocation réflexive qui n’a rien d’une transposition : elle ouvre un espace où la pensée du politique s’enrichit d’« un autre mode de création de concepts que le mode philosophique ». Sans devenir nôtre, la politique des indiens renouvelle notre imaginaire théorique en se chargeant, au cours de ce processus, d’une valeur heuristique et critique qui contribue à nous faire penser le politique autrement. L’éclairage à distance, ou de biais, qu’elle jette sur notre histoire politique permet alors d’en révéler d’autres aspects que ceux privilégiés par nos seules théories.

En ce point où la philosophie occidentale est augmentée par l’anthropologie, la recherche d’une modernité politique alternative, rendue nécessaire par les bouleversements qui affectent la terre, peut finalement commencer. Paradoxalement, c’est donc lorsque l’Occident moderne découvre sous l’effet de ces bouleversements une proximité inédite avec les indiens, qu’il est tenu de pratiquer davantage cet art des distances au fondement de l’enquête anthropologique. L’exigence critique qu’introduit l’Anthropocène à l’égard de la forme-État nous rapproche ainsi de ces peuples, en ce qu’elle réclame, pour être satisfaite, de réfléchir le politique sur ce mode décentré du comparatisme. À ce titre, le manque de sol devenu universel requiert la manière dont « l’anthropologie universalise, c’est-à-dire établit un échange d’image à travers le miroir » en faisant « fonctionner l’image de “l’autre” de telle sorte qu’elle nous révèle quelque chose sur “nous” ». Il s’agit, en particulier, de se confronter à ces sociétés avec lesquelles la distance politique semble le plus s’accuser. Celles notamment des indiens Guayaki, M’bya, ou encore Yanomami auprès desquels Clastres a séjourné dans la basse Amazonie, avec pour souci d’accéder à ce qui détermine leur singularité politique. Reste cependant, pour qu’elles puissent nous apprendre quelque chose sur nous, à accepter « que lorsque le miroir ne nous renvoie pas notre image, cela ne prouve pas qu’il n’y ait rien à regarder ».

Un constat inverse s’était pourtant imposé face au « scandale logique » de la chefferie indienne qui se présente comme le lieu du pouvoir alors qu’elle en est complètement dépourvue. De sorte que l’autorité, dans ces sociétés, prend figure en un chef qui n’a pas les moyens de l’exercer, n’émet aucun ordre et apparaît soumis au groupe plutôt qu’en position de lui imposer sa volonté. Chef, enfin, que les indiens tournent même en dérision. Ce personnage, dont l’impuissance en devient presque comique, a d’abord convaincu les premiers chroniqueurs que ces communautés étaient « sans foi, sans loi, sans roi ». Cette conviction reçut ensuite quelques gages de scientificité avec les classifications ethnologiques prétendant mesurer la qualité politique des sociétés non modernes en fonction du degré de pouvoir qui s’y laisse apercevoir. Soumis à ce critère typologique, les indiens furent rangés dans la dernière catégorie regroupant les communautés dont le pouvoir est jugé peu développé voire inexistant. À s’en tenir à ces observations, il n’y aurait rien à apprendre de ces collectifs sud-américains ne donnant à voir qu’un déficit d’organisation politique. Comparées à nos sociétés à État, celles indiennes en seraient simplement privées. Quoique la chefferie indienne « sans substance » fonctionne à vide, Clastres refuse d’en déduire que le pouvoir est une caractéristique discriminante des diverses formations sociales, et non une propriété qui leur est commune. Nul doute pour Clastres que le pouvoir « est universel, immanent au social » et donc, nécessaire en son principe bien qu’hétérogène en ses manifestations ; « on ne peut pas, écrit-il, penser le social sans le politique : en d’autres termes, il n’y a pas de sociétés sans pouvoir ». Que l’anthropologie ait tardé à le reconnaître, et échoué par conséquent à voir en ces sociétés une véritable sphère politique, n’est pas étranger au paradoxe de leurs chefferies. Cette institution constituait une véritable « impossibilité épistémologique » pour la connaissance occidentale :

Pour la première fois, les Européens se trouvaient confrontés à un type de société radicalement différent de tout que jusqu’alors ils connaissaient, […] en d’autres termes, le monde des Sauvages était littéralement impensable pour la pensée européenne.

L’impensable était que les indiens puissent constituer leur ordre politique hors d’une division entre maîtres et sujets, autrement, donc, qu’en instituant un pouvoir coercitif supposé seul capable de préserver les hommes du chaos. Comment pouvaient-ils, en effet, faire société sans passer contrat avec, selon les mots de Hobbes, « un pouvoir commun pour les tenir tous en respect », ou dans les termes de Clastres, sans s’ordonner sous une « figure de l’Un » ? De fait, décrits comme sauvages et hostiles – à l’instar de la forêt tropicale dont ils passaient pour l’émanation – ces peuples ne semblaient pas avoir échappé à leur condition naturelle. Doublement soumis à la nature, celle humaine et belliqueuse et celle non-humaine et parcimonieuse dont il n’avait pas réussi à exploiter les fruits, les indiens étaient restés à l’écart de la prospérité qui marque l’entrée dans la société civile. Manque d’organisation politique et dénuement matériel se sont donc conjugués pour constituer l’image des indiens, véritable miroir sans tain ne nous renvoyant rien, sinon l’exemple même de la sauvagerie. « La cause était entendue, conclut Clastres : ces hommes à l’état de nature n’avaient point encore accédé à l’état de société ». Hobbes s’est rallié à ce jugement. Si son état de nature ne visait aucune période historique définie, il le voyait néanmoins réalisé en quelques endroits d’Amériques, où les hommes vivent une « existence solitaire, misérable, dangereuse et brève » de n’avoir d’autre gouvernement que celui des alliances formées par la « lubricité naturelle ». Préjugés du temps, nous dit Clastres, dont on ne saurait faire grief à l’auteur du Léviathan de les avoir partagés, mais qui se sont maintenus dans les discours savants, jusqu’à infuser ceux de l’ethnologie. Ces appréciations négatives ne sont pourtant, pour lui, que le résultat de cet « impensable », lié au paradoxe de la chefferie, qui s’est mué en « antipensée » de la politique desdits sauvages.

Relire Clastres à l’ère de l’Anthropocène

Or, « l’impensable » des sociétés sans États est désormais à penser sur fond d’un problème inédit : la perte de sécurité que sa présence devait garantir à nos sociétés. La modernité politique qui estimait avoir définitivement accédé à la prospérité de l’état de société est de nouveau confrontée à la question de sa subsistance qui se repose, avec celle du pouvoir, à raison des rétroactions de la terre à nos activités. C’est en ce sens que l’Anthropocène fait advenir ce que Latour a nommé un « nouvel état de nature », lequel change le sens du concept traditionnel et la solution qu’il incorpore : l’institution du Léviathan. Dans ces circonstances, il s’agirait justement pour Viveiros de Castro de se demander en quoi ce qui fut inconcevable pour les modernes – faire société sans souverain – est aujourd’hui « bon à penser » avec Clastres, pour parvenir à mieux décrire le monde amazonien, et ainsi cheminer sur la voie d’un « devenir indien » du politique. L’ambition clastrienne, d’étudier l’institution politique des sociétés sud-américaines sur un mode non déficitaire, s’inscrit pleinement dans la perspective de ce « devenir-indien ». Davantage, elle l’a inaugurée. Clastres fut, en effet, l’un des premiers à se saisir des matériaux ethnographiques rapportés de ses séjours en Amazonie pour repenser les catégories de la philosophie politique moderne. Ce geste, qui visait à convertir notre regard pour nous apprendre à voir dans l’absence d’un pouvoir coercitif autre chose qu’une défaillance, retrouve une actualité particulière au moment où l’Anthropocène déstabilise les assurances de l’État moderne. L’ajournement de nos certitudes politiques rend plus audible les questions soulevées par Clastres qui, comme par retardement, commencent à nous concerner de près. Les circonstances actuelles sont ainsi l’occasion de redécouvrir ses propositions qui ont été accueillies frileusement dans un tout autre contexte de réception.

Une certaine histoire des idées a vu dans le souci de Clastres d’accorder une pleine consistance politique aux sociétés indiennes le reflet de sa détestation de la modernité qui culminerait dans son rejet de l’État. Par le biais de l’ethnologie, Clastres aurait conféré « un niveau de sophistication théorique tout à fait nouveau » à la « suspicion fanatique de l’État ». Façon commode de révoquer en doute la pertinence ethnographique de ses thèses puisqu’elles trahiraient les inquiétudes politiques et les penchants anarchistes de leur auteur, non la réalité du terrain. Une partie de l’anthropologie française avait préfiguré ces critiques en associant le travail de Clastres à un « anarcho-primitivisme » typique d’un Occident en mal-être qui se fait, à présent, une toute autre idée de la sauvagerie : celle d’un paradis perdu qui nous renvoie l’image de notre propre dégradation. Contre son ambition, qui était inverse à toute exotisation, Clastres aurait donc essentialisé la politique des indiens d’Amazonie et produit un « indianisme ».

Clastres n’a certes pas hésité à transférer la violence et l’irrationalité du côté d’un Occident ayant démontré son incapacité à dialoguer avec ces peuples qu’il a réduit au silence. En accord avec la tonalité sombre du tous indiens de Lévi-Strauss, il notait que les sociétés sud-américaines « furent l’Autre de l’Occident, le lieu où il put lire sa différence et voulut aussitôt la supprimer ». Cette référence à une altérité radicale, magnifiée par sa majuscule, trahirait précisément pour certains ethnologues cet « indianisme » où s’exprime une détestation de soi qui s’expie dans la valorisation des « peuples premiers ». Elle engageait, dans l’esprit de Clastres, une réflexion sur le statut même de l’anthropologie. Discipline ambigüe qui hérite d’un partage de l’humanité ayant condamné l’une de ses parties à l’extinction bien qu’il permit à l’autre, moderne, de se penser. Clastres, en outre, n’a pas reculé devant l’imputation de cet ethnocide à l’État moderne qui, en tant que force centripète de l’Un, est « horreur de la différence », et, à ce titre, « machine de destruction des indiens ». Indice pour ses détracteurs de la « haine exagérée et monomaniaque » que lui inspirait cette institution, il articulait l’incapacité à accueillir l’altérité politique des indiens à la fonction unificatrice exercée par l’État au sein même de nos sociétés. Fonction que le monde indigène, lui, ignorerait puisqu’il aurait su inventer des rapports politiques délivrés de l’Un. Aussi regrettait-il, après son séjour chez les Yanomami, d’avoir partagé la vie de « l’ultime société primitive libre en Amérique Latine ». Ces « derniers assiégés », protégés par les obstacles de la jungle en déclin, pour un temps encore « maîtres exclusifs de leur territoire », traçaient pour Clastres « le dernier cercle » d’une liberté menacée.

Ces réflexions, pour Viveiros de Castro, ne sauraient être dégradées en une simple nostalgie « anarcho-primitiviste » n’ayant d’autres fondements que les inclinations idéologiques de leur auteur. Il n’y a rien « d’accidentel », et encore moins d’arbitraire, dans « la relation entre l’anarchisme de Clastres et sa spécialisation dans les sociétés des basses terres de l’Amérique du Sud ». Au contraire, il serait parvenu à amorcer un processus de traduction de leur altérité politique au prix néanmoins d’une rupture, vivement critiquée, avec les courants qui dominaient alors l’anthropologie française. L’étude de la chefferie participait, en effet, d’un projet plus vaste : celui d’élaborer une anthropologie politique qui ne pouvait, selon Clastres, être structuraliste. Il s’écartait de Lévi-Strauss au motif que son analyse structurale, lorsqu’elle n’ignorait pas simplement le politique, en véhiculait une conception contradictoire avec la manière dont les indiens réfléchissent le pouvoir.

L’échange et la chefferie : le retour du contrat

La question du pouvoir s’est posée à Lévi-Strauss à l’occasion de sa rencontre avec les Nabikwara que l’observateur « prendrait volontiers – à tort– pour une enfance de l’humanité ». Le dénuement de ces bandes nomades du Brésil central ne ramène nullement à un point proche de l’origine. Plutôt témoigne-t-il des restes d’une riche histoire passée, interrompue par la conquête et les épidémies. Pour Lévi-Strauss, comme pour Clastres, ce n’était verser dans aucun « primitivisme » que de rappeler le prix payé par les indiens pour la construction de l’Occident moderne. Au contraire, telle était pour lui la première étape que l’ethnologie doit franchir afin de ne pas mystifier la « primitivité » de ces peuples :

En ceux qui, parmi ces indiens, nous apparaissent les plus démunis, il faut donc voir, non les témoins d’un genre de vie archaïque miraculeusement préservés par des millénaires, mais les derniers réchappés de ce cataclysme qui furent pour leurs ancêtres la découverte et les envahissements qui suivirent.

De ces indiens, les Nabikwara s’organisent autour d’un chef dont Lévi-Strauss relève l’absence d’autorité. À l’inverse « d’un souverain tout-puissant », son pouvoir n’est pas coercitif et ses décisions, pour être acceptées, doivent recevoir l’assentiment de tous. Lévi-Strauss, cependant, n’en a pas conclu à une défaillance. Car impuissant, le chef indien n’est pas dépourvu de toute valeur fonctionnelle. L’énigme de ce pouvoir se résoudrait alors à déterminer le rôle qu’il joue dans l’économie des rapports sociaux. De ce point de vue, le chef apparaît soumis à deux obligations qui se vérifient dans toute l’ère sud-américaine. Il doit, d’une part, être généreux et satisfaire aux demandes matérielles du groupe. Astreint à cette obligation de donner, le chef est de tous celui qui possède le moins et travaille le plus. Sans cesse occupé, « il semble voltiger autour de sa bande plutôt que la conduire ». Il doit, d’autre part, être « un joyeux luron » et gratifier ses compagnons de chants et de paroles. Ceux-ci, en contrepartie, lui accordent le privilège de la polygamie car ses femmes l’aident à honorer ses devoirs envers le groupe. Le pouvoir, autrement dit, participe d’un système d’échange qui définit sa fonction et sa position : « Entre lui et le groupe s’établit un équilibre perpétuellement renouvelé de prestations et de privilèges, de services et d’obligations ».

Il n’est pas anodin que Lévi-Strauss mobilise ces catégories de Mauss pour résoudre l’énigme de la chefferie indienne. Sahlins, en effet, a mis en lumière une proximité entre l’Essai sur le don, dont ces catégories sont issues, et Le Léviathan. Cette parenté serait justifiée en ce que l’anthropologue, comme le philosophe, postule un désordre initial qui se traduit par la menace d’une guerre entre les groupes. Pour Mauss – qui nuance Hobbes sur ce point –, les sociétés non modernes ne sont pas irrémédiablement vouées à cette insécurité. Par l’échange précisément, lesdits sauvages neutralisent cette menace. Le processus de dons et contre-dons, qui rythme la rencontre entre les différents groupes indigènes, sécurise leurs intérêts et désamorce le conflit au niveau inter-communautaire. La surenchère de cadeaux, qui caractérise par exemple la cérémonie du Potlatch dans les tribus nord-américaines, n’est nullement une démonstration insensée de générosité : elle met en œuvre un principe de réciprocité pleinement rationnel qui stabilise les rapports collectifs.

La catégorie fondamentale de l’Essai, l’échange-don, inviterait ainsi à extraire les sauvages de l’état de nature où l’auteur du Léviathan les enfermait. Ou, du moins, l’échange par don étant « alliance, solidarité, communion », l’état de nature serait à redéfinir comme pleinement social, comme le lieu d’une véritable « politie primitive ». Cette intuition de l’Essai ressort mieux, pour Sahlins, en étant rapportée à la théorie de Hobbes qui révèle « le schéma presque inapparent du Don » : sa dimension pleinement politique que Mauss n’aurait pas complètement perçu. Par une circonvolution inattendue, nous sommes ramenés aux hypothèses contractualistes du fondateur de l’État moderne lesquelles, infléchies à leur tour par les enseignements de l’Essai, contribueraient à éclairer le principe de l’organisation politique des sociétés sans État. Qu’est-ce qu’un échange réussi, sinon un genre de pacte qui pacifie et ordonne les rapports entre les hommes ? « Le don est la manière primitive de procurer cette paix qui dans la société civile est assurée par l’État ». Ce rapprochement n’est pas appelé par une identité des concepts, plutôt par une analogie. Le don répond à un principe de réciprocité qui conserve l’indépendance des termes qu’il relie, sans les unifier dans une instance tierce exerçant au profit de tous les pouvoirs dont chacun s’est dépossédé. L’ordre politique qui en résulte diffère donc de celui édifié sous l’égide du Léviathan. La politie sauvage ne prend pas la forme d’une communauté unifiée à sa tête par une « super-personne » souveraine. Il n’en demeure pas moins que la logique de l’échange, saisie dans sa dimension politique, rappelle les visées du contrat. Si bien que l’échange par dons s’avère pour Sahlins la version non moderne du contrat hobbessien : il est son « analogue primitif ». Or, cette logique est aussi celle que Lévi-Strauss voit se déployer au niveau intra-communautaire. À l’instar du Potlatch qui semble témoigner d’une générosité excessive, l’octroi de plusieurs femmes au chef, qui passe à première vue pour un privilège exorbitant, est l’assise même d’une réciprocité qui fonde le pouvoir indien. De même que le don est assurance de paix et de sécurité entre les communautés, il garantit à l’intérieur du groupe que le pouvoir protège chacun des membres du besoin et du danger. Et Lévi-Strauss d’associer à son tour l’échange au contrat : la circulation des biens, des mots et des femmes instaure, dit-il, des « relations quasi-contractuelles » entre le groupe et son chef.

Finalement, l’échange-don fait découvrir une politique sauvage qui ne fait pas de la coercition du pouvoir une condition de l’ordre mais permet néanmoins aux hommes de vivre en bonne intelligence. De Mauss à Lévi-Strauss, en passant par la médiation de Sahlins, un échelon intermédiaire serait révélé : la rationalité politique de l’échange apportant « un correctif indispensable à cette progression simplifiée du chaos à la civitas, de la sauvagerie à la civilisation, qui avait été l’œuvre de la théorie classique du contrat ». Ainsi se dissipe le « scandale logique » de la chefferie indienne. L’improbable devient plutôt que l’opération contractuelle au fondement de l’État moderne se retrouve chez les indiens. En regard de quoi il apparaît à Lévi-Strauss que ces communautés offrent « un retour à la nature fondamentale de l’organisation sociale et politique » : le contrat. Elles enseignent par-là que « la conception de l’État comme système de garantie […] n’est pas un phénomène purement moderne ». Or, si tel est le cas, la question du pouvoir aurait à se poser en sens inverse – des sociétés sans États vers les nôtres étatisées – car la logique du contrat, dans sa version moderne, révèle ses affinités avec celle de l’échange. La protection garantie par le souverain n’est-elle pas un genre de contre-don politique qui répond au dessaisissement par chacun de son droit à se gouverner ? « Il nous faudrait alors penser l’État comme le résultat inattendu, et à certains égards monstrueux, du grand potlatch, de la société moderne. »

Un « contre Hobbes » en Amazonie

La leçon méditée par Clastres au contact de la chefferie indienne est toute autre. « À vouloir analyser en termes d’échange la relation du pouvoir au groupe, écrit-il, on ne parvient qu’à mieux en faire éclater le paradoxe. » Paradoxe qui, une fois identifié, invalide la lecture d’inspiration contractualiste basée sur une réciprocité qui se réaliserait au lieu du pouvoir. Se prêtant à un réexamen des trois éléments échangés, Clastres repère un déséquilibre net. L’échange ne se réalise pas au lieu du pouvoir, il s’y brise. Ni les mots, ni la modeste richesse matérielle du chef ne constituent une contrepartie suffisante aux femmes perdues ; « valeurs les plus essentielles ». S’impose alors une observation différente. Le pouvoir n’est garant d’aucune sécurité qui le justifie en sa fonction ; plus encore, si c’est bien un rapport d’échange qui le lie de façon privilégiée à l’ensemble social, force est de constater que celui-ci est foncièrement inégal. L’institution de la chefferie retrouve ici son étrangeté. Pareille asymétrie devrait logiquement jouer en sa faveur et la renforcer. Or, il n’en est rien : c’est précisément dans la mesure où le pouvoir n’honore jamais le principe de réciprocité qu’il est privé par le groupe des moyens de s’exercer. Tel est le paradoxe identifié par Clastres. La relation négative du chef à l’échange, qui pourrait indiquer sa prééminence sur la société, est le ressort de la neutralisation de son pouvoir. Cette relation « instaure la sphère politique non seulement comme extérieure à la structure du groupe, mais bien plus comme négatrice de celle-ci : le pouvoir est contre le groupe, et le refus de la réciprocité, comme dimension ontologique de la société, est le refus de la société elle-même ». C’est dire que les sociétés indiennes extériorisent le pouvoir avant qu’il ne puisse s’affirmer sous les traits d’une instance externe de commandement. Elles parviennent, par là-même, à dissocier sa figure de l’autorité et sa fonction de la coercition. Le réexamen proposé par Clastres s’achève ainsi sur la découverte d’un triptyque qui s’énonce comme suit « rupture de l’échange-extériorité-impuissance ». Cette séquence en trois actes, loin de sanctionner une défaillance, révèle l’efficacité d’une stratégie politique dont le résultat est « de ne laisser apparaître le pouvoir que comme une négativité aussitôt maîtrisée ».

Intenable paraît donc à Clastres la conclusion de Lévi-Strauss. Loin d’en rappeler le principe, ces sociétés sont contre l’État. Elles s’organisent pour prévenir l’émergence d’une autorité autonome qui risquerait, en les divisant, de fragiliser cela même qui les constituent. « La culture affirme la prévalence de ce qui la fonde – l’échange – précisément en visant dans le pouvoir la négation de ce fondement ». Car l’échange, même réciproque, signale déjà une dépendance du groupe envers le chef. Dépendance qui a tôt fait de déraper en une dette à l’égard du pouvoir par où s’introduit la division. Ce dérapage que Sahlins n’a pas perçu – en assimilant l’échange à un genre de contrat qui ne crée pas une unité politique supérieure – n’aurait pas échappé aux indiens. Ils auraient compris que l’échange ouvrait la voie à « l’activité unificatrice de la fonction politique » et que celle-ci « s’exercerait, non à partir de la structure de la société et conformément à elle, mais à partir d’un au-delà incontrôlable et contre elle ». Or, cet « incontrôlable » est justement maîtrisé lorsque le chef est expulsé des circuits de la réciprocité. Identifié alors à une sorte d’anomalie sociale, le chef n’est pas seulement rejeté en marge du groupe, il en devient l’obligé unilatéral. L’exclusion du pouvoir hors du mouvement socialisant de l’échange inverse ainsi le poids de la dette et le sens de la subordination. C’est pourquoi, contre l’État, les sociétés indiennes sont également pour Clastres contre l’échange. S’il l’accepte en tant que vecteur fondamental de socialité, il refuse d’y voir un équivalent primitif du contrat qui définirait le sens et la fonction de la chefferie. L’erreur de Lévi-Strauss et de Sahlins aurait précisément consisté à penser sur un même plan la dimension sociologique de l’échange et le phénomène du pouvoir. C’est leur discontinuité qui donnerait plutôt la clef de l’institution politique des sociétés indiennes. Reste que l’explication échangiste donnait un sens à la chefferie qui en semble maintenant dépourvu. Sa raison d’être se découvre, pour Clastres, en assumant que la négation du pouvoir est l’envers d’une affirmation plus fondamentale. C’est la société qui se constitue comme telle à travers cette négation, ou plus précisément, qui s’assure par son indivision qu’elle est une société. La chefferie n’a plus la valeur fonctionnelle que lui prêtait le discours échangiste mais une valeur performative. L’impuissance du chef, loin d’être vide de signification, laisse s’énoncer « le discours de la société sur elle-même, discours au travers duquel elle se proclame » et qui « répète, en le renversant, le discours de Hobbes ». Le monde indien s’affirme, en effet, comme un état social plein et achevé, comme une sphère politique dûment constituée, par le refus du pouvoir et les stratégies de contention qui l’effectuent.

Ce renversement donne la mesure de la « révolution copernicienne » qu’il était, d’après Clastres, nécessaire d’accomplir pour mieux réfléchir le pouvoir. Cette révolution consiste en un « Contre Hobbes » qui s’écarte des attendus contractualistes de la philosophie politique occidentale et, par-là, du structuralisme qui dominait l’anthropologie américaniste. Pour que l’anthropologie devienne politique et prenne au sérieux le pouvoir indien, il fallait selon Clastres montrer que l’État est une contingence historique. Le chef indien lui inspire donc une leçon dont les conséquences pour notre pensée politique sont bien différentes de celles déduites par Lévi-Strauss. Les sociétés sud-américaines nous enseignent que l’État – ni nécessaire, ni universel – n’est qu’une forme possible et régionale du politique. La disjonction entre le pouvoir et la coercition, révélée par la chefferie, est « bonne à penser » en ce qu’elle fait découvrir une distinction plus large entre le politique et l’étatique qui constituait notre « impensé ». Cette distinction ouvre un espace d’intelligibilité inédit qui renouvelle la compréhension du politique. C’est en la reconnaissant que l’anthropologie peut alors s’arracher « à l’attraction de sa terre natale » et tenir sa promesse de réflexivité. Une fois admis que la politique ne se réduit pas à l’État, elle cesse de faire graviter les « sauvages » autour des « civilisés » et, en inversant le sens de cette rotation, force la modernité politique à se penser « à contre pente ».

Apories du non-pouvoir : entre sociocentrisme et dualisme

Toutefois, à admettre avec Clastres que les sociétés sud-américaines stérilisent la coercition de l’autorité, s’ensuit cette proposition où se loge une difficulté. C’est le groupe, dans son entier, qui est le seul détenteur effectif du pouvoir. Il s’imposerait ainsi comme pure « volonté libre » laquelle se réalise moyennant un contrôle rigoureux. « La propriété essentielle […] de la société primitive, c’est d’exercer un pouvoir absolu et complet sur tout ce qui la compose. » Une question ne saurait être évitée face à la description de ce pouvoir communautaire qui encadre vigoureusement chaque fragment de la société pour empêcher sa division. Quoiqu’il soit collectif, ce pouvoir n’est-il pas lui-même coercitif ? Lefort a relevé la contradiction : « le pouvoir du chef est creux, mais celui du groupe est plein. […] le premier n’est rien, mais le second est tout : il ne souffre pas de degré ». Que reste-t-il, par conséquent, de l’idée que la coercition est inconnue de ces communautés sud-américaines ? Davantage, si elles ne tolèrent aucune puissance extérieure n’est-ce pas pour s’affirmer elles-mêmes comme des unités transcendantes dont la volonté s’impose à chacun de leurs membres ? De sorte qu’en supposant que la société contre l’État met tout en œuvre pour éviter qu’un pouvoir séparé ne la divise, Clastres la transforme en un Grand Sujet qui obtient son unité de prévaloir sur les parties qui le composent. Les communautés indiennes auraient ainsi eu d’elles-mêmes une conception curieusement identique à celle développée par la sociologie moderne. À suivre de telles descriptions, elles finissent en effet par prendre les traits de la société durkheimienne, d’un « super-individu » qui a préséance sur ses membres par la coercition constitutive du fait social. Or, mal parée par Clastres, cette transposition inquiète la portée de son « Contre Hobbes » et de la « révolution copernicienne » dont il devait être le nom.

D’une part, en présentant à la manière de Durkheim les sociétés indiennes comme des totalités supra-individuelles, Clastres n’est pas loin de les doter de facto d’un État. Le paradoxe s’alourdit encore puisqu’en envisageant ainsi ces communautés, il est d’autre part conduit à privilégier « une conception exclusiviste du socius ». Or, ce sociocentrisme retrouve paradoxalement cela même qui, pour Latour, a conditionné la fondation contractualiste de l’État moderne : l’exclusion du non-humain. Bien qu’elle résulte d’une opération politique inverse, l’affirmation de la société indienne comme « volonté libre » procède en effet, chez Clastres, d’une autodétermination subjective n’étant pas sans rappeler celle au principe du Léviathan. Les sociétés contre l’État s’assurent d’une souveraineté sur elles-mêmes par le rejet du chef hors de l’échange et non par contrat avec lui – échange, faut-il maintenant préciser, qui fonde la socialité en tant qu’il assurerait le passage de la nature à la culture. Élément anti-anthropique par excellence, le pouvoir serait alors identifié à une quasi-nature. Force chaotique qui menace de détruire l’œuvre de la culture, il est ce contre quoi la société indienne doit se défendre : la nature.

C’est la culture elle-même, comme différence majeure de la nature, qui s’investit totalement dans le refus de ce pouvoir. […] Cette identité dans le refus nous mène à découvrir, dans ces sociétés, une identification du pouvoir et de la nature : la culture est négation de l’un et de l’autre.

Identifiées de la sorte, nature et chefferie seraient soumises à un procédé d’extériorisation identique par lequel la société indienne s’affirme comme telle, une et indivise, dans ce qu’elle a de propre, de proprement humain. Or, l’édification du Léviathan, comme le rappelait Latour, se soutient secrètement d’une même partition entre nature et culture. Sa souveraineté, et le contrat dont elle naît, sont rendus effectifs par une stratégie d’extériorisation similaire qui fait prévaloir la volonté humaine en refusant aux non humains toute « puissance d’agir ». Certes, les modernes ont vu dans l’État le moyen de sortir d’une nature qui, pour les indiens, se dédouble dans le pouvoir. Si bien qu’en Amazonie l’État serait conçu comme imminence de chaos, alors qu’il est au contraire l’isolat protecteur de l’œuvre socio-culturelle dans les frontières de la modernité. À l’exception de cette différence, le champ politique se constituerait, dans les deux cas, par la neutralisation de la nature. Les sociétés contre l’État comme les nôtres étatisées s’assureraient pareillement de la maîtrise de leur destin politique en rejetant les non-humains dans l’élément de l’extériorité. C’est dire qu’en se concevant comme de Grands Sujets les communautés sud-américaines auraient aussi eu du politique une conception dualiste étonnamment proche de celle moderne.

Une redéfinition cosmopolitique de la société contre l’État

Pourtant, « la manière dont l’Occident moderne se représente la nature est la chose du monde la moins bien partagée ». Dans la sphère sud-américaine, précisément, la nature n’est en rien ce chaos qui s’impose comme une négation de l’œuvre sociale. Aussi semble-t-il difficile d’admettre avec Clastres que le pouvoir y soit défini à partir d’une telle opposition. L’interrogation qui ouvrait Copernic et les sauvages – « Peut-on questionner sérieusement à propos du pouvoir ? » – et le programme d’une « révolution copernicienne » qui s’y esquisse sont donc à reprendre. L’effort de décentrement du regard qui définit l’anthropologie ne peut s’arrêter, surtout lorsque celle-ci se dit politique, au postulat d’un dualisme nature-culture partagé. D’autant que c’est à ce niveau du politique qu’une telle dichotomie se trouve le plus aisément validée avec la certitude qu’elle fournit un gabarit transposable entre les sociétés modernes et non modernes. Cette certitude, à laquelle Clastres n’a pas échappé, a été reconduite et justifiée par la philosophie occidentale avec une constance au moins égale à son affirmation d’un lien nécessaire entre la politique et l’État. Or, l’ethnocentrisme qui se loge dans cette dernière proposition se maintient à comprendre les communautés indiennes depuis ce dualisme par lequel notre expérience socio-politique s’est singularisée, mais qui n’en demeure pas moins « la chose du monde la moins bien partagée ». Comme l’État, en somme, le partage entre nature et culture, que l’Anthropocène rend aussi problématique, se révèle être une particularité propre à l’Occident moderne qui a progressivement été érigée en une propriété du réel, universelle et vraie. La relativisation de ce partage par l’anthropologie contemporaine oblige à donner une nouvelle direction à l’analyse politique des sociétés contre l’État. Si au lieu du pouvoir peut se lire le rapport qu’une société entretient au non-humain, ce dernier n’est cependant pas pensable en Amazonie dans les termes défensifs arrêtés par Clastres. En conséquence, l’ensemble de la justification sociocentrique de l’indivision politique des sociétés indiennes est à revoir.

À cette fin, il faudrait en passer « à une autre idée de l’“anthropologie” — une autre pratique de l’humanité – et à une autre notion de “politique” — une autre expérience de la socialité ». Cette révision s’obtient en suspendant nos présupposés à l’égard de ce qu’il en est du monde et de ce qu’il contient, selon une intervention méthodologique qui caractérise les développements récents de l’anthropologie américaniste. Cette intervention reprend la question qui préoccupait Clastres – celle de savoir comment prendre au sérieux les sociétés contre l’État – qu’elle transforme en un problème ontologique. Autrement dit, la difficulté à décrire adéquatement ces sociétés n’est plus imputée à la seule persistance de préjugés politiques. Elle est aussi attribuée à « des engagements et des hypothèses de base sur ce que sont les choses et ce qu’elles pourraient être ». L’anthropologie américaniste contemporaine localise ainsi la source de l’ethnocentrisme à un niveau plus fondamental : celui de présuppositions ontologiques qui affaiblissent, en demeurant non questionnées, le traitement ethnographique de la politique ou du pouvoir. Cette intervention méthodologique, connue sous le nom de « tournant ontologique », rejoint par ce biais l’ambition clastrienne d’élaborer une véritable anthropologie politique. Elle ajoute toutefois que pour arracher cette anthropologie à « l’attraction de sa terre natale », l’attention doit se porter sur la terre elle-même en prenant soin de la distinguer de notre nature marquant une manière régionale d’interagir avec les êtres qui la peuplent. En d’autres mots, le tournant ontologique associe l’analyse du politique à une « ontographie » comparative dont l’objectif est de restituer l’expérience indigène à partir de ses présupposés onto-cosmologiques internes.

Ces deux préoccupations, politique et ontologique, ont trouvé à se rejoindre avec Viveiros de Castro qui repose la question des sociétés contre l’État de concert avec celle du monde qu’elles habitent. « Il restait, écrit-il, à politiser la nature, ou le cosmos – penser la dimension cosmopolitique de la société-contre-l’état ». Autant qu’il restait, donc, à « cosmologiser » la politique. Ce double geste critique s’accomplit à travers le concept de perspectivisme. Il désigne un régime ontologique, répandu au-delà de l’Amazonie dans le nord-américain, dans lequel les divers existants se voient comme des personnes, sont membres de sociétés, et agissent comme des entités politiques. L’attention prêtée à ce régime modifie de nouveau l’image d’une sauvagerie originelle attribuée à l’Amazonie et ses habitants. Le terrain amazonien s’offre effectivement comme un plein état de société, mais en vertu d’un motif qui diffère de ceux avancés par Clastres ou Sahlins. C’est la forêt elle-même qui est « une société de société, une arène internationale, une cosmopoliteia » dans la mesure où les espèces qu’elle abrite s’organisent selon des institutions du vivre-ensemble similaires à celle des indiens. Les interactions interspécifiques prennent ainsi une tournure immédiatement politique. Si bien que l’acception même du concept de politique est à réévaluer en profondeur afin de fonder une anthropologie du même nom. En contexte perspectiviste, si la politique s’élargit à des êtres que les critères de la modernité occidentale tendent à exclure, c’est dans la mesure où l’humanité et ses attributs ne sont le propre d’aucune espèce.

Toutes sont humaines, quoique revêtues de formes corporelles spécifiques qui leur donne accès à autant de mondes distincts. Ce qui varie n’est donc pas l’humanité ou les institutions socio-politiques, mais ce que nous nommons nature. Une et homogène, celle-ci s’offre pour les modernes à diverses représentations qui ne l’affectent pas dans ce qu’elle est. En ce sens, l’invention du concept moderne de nature est allée de pair avec l’adoption d’une politique multiculturaliste pour habiter la terre. « Les Amérindiens proposent le contraire : une unité représentative qui s’applique indifféremment sur une diversité réelle. Une “culture” unique, de multiples “natures” ; une épistémologie constante, une ontologie variable ». En Amazonie, la « nature » se dit au pluriel en ce qu’elle est l’effet d’agencements de perspectives par lesquelles se déclinent la subjectivité commune aux existants. Chacun d’eux, en effet, est un sujet potentiel d’occuper un point de vue, de voir pareillement une réalité qui devient hétérogène du fait de la dissemblance des corps. À l’inverse de l’Occident qui admet la relativité des cultures sur base d’une nature unique, le perspectivisme amérindien adopte « le multinaturalisme comme politique cosmique ». Il affirme la multiplicité radicale des mondes sur fond d’un continuum subjectif.

Mais l’humanité, parce qu’elle est partagée, devient tout autre chose de ce qu’elle est pour l’anthropologie philosophique au fondement de nos théories politiques : « si pour nous “l’homme est un loup pour l’homme”, pour les indiens c’est le loup qui peut être un homme pour le loup, mais […] l’homme et le loup ne peuvent pas être homme (ou loup) en même temps ». Condition commune à l’ensemble des espèces, l’humanité s’avère aussi auto-référentielle. Cette proposition contre-intuitive s’éclaircit en précisant que la qualité d’humain ne désigne pas une essence fixe. Elle se définit relativement à la position occupée dans l’économie des êtres. Pour cette raison, le perspectivisme n’identifie pas substantiellement les divers existants. La différence entre humains et non-humains est comme réfractée à l’intérieur de chaque être. Si tous se considèrent comme humains et le sont dans leurs propres communautés, ils ne perçoivent pas les autres espèces comme tels : le loup, pour reprendre l’exemple de Viveiros de Castro, est un homme qui nous voit comme des proies. À la variabilité du réel, il faut ainsi ajouter que le perspectivisme n’assure à aucun groupe-espèce la position fixe de sujet qui est relative et disputée. Nulle classe d’existant n’a le rôle de gradient de la dignité socio-ontologique qui lui permettrait d’imposer son point de vue. En ce sens, le perspectivisme ne produit aucune totalisation et se signale par « l’inexistence d’un point de vue cosmologique transcendant ».

Cette inexistence n’est pas étrangère à la question de l’autorité. Ainsi, l’examen de la cosmologie indienne glisse hors de la chefferie sans s’éloigner du problème de Clastres. Car si l’État est à comprendre, avec lui, comme « refus du multiple » et puissance centripète de l’Un, le perspectivisme s’avère, en dernière analyse, « une cosmologie contre l’État ». Il multiplie, en effet, les forces centrifuges en laissant proliférer les subjectivités et leurs mondes sans n’accorder de prééminence à aucune. Une telle « dissémination de l’agentivité “subjective” » dans un univers sans ontologie stable ne peut faire place à « un point de vue politique unifiant, occupé par un Agent (l’agent de l’Un) qui contiendrait en soi le principe de l’humanité et de la socialité ». Le foisonnement des centres d’intentionnalité s’oppose, en d’autres termes, à la concentration de l’autorité en un seul lieu. C’est donc l’ameublement du cosmos amazonien, où tout existant est potentiellement humain, qui offre peu de prise à la « puissance agissante de l’Un ». Cette redéfinition du corrélat cosmologique de la société contre l’État désavoue la lecture durkheimienne implicitement mobilisée par Clastres. Le « contre l’État » ne saurait plus désigner l’auto-détermination subjective du groupe qui projette la nature, et le pouvoir, dans un extérieur lui renvoyant l’image inversée de ce qu’il est : une réalité sui generis, indivise et souveraine. Cette extériorisation perd toute valeur descriptive face à des peuples dont l’organisation cosmopolitique fait précisément l’économie de l’idée de nature comme une sphère autonome en contrepoint de laquelle l’identité sociale et humaine se constitue. Plus encore, s’il y a bien lieu de constater que la politique indienne échappe à la division étatique, ce phénomène serait à rapporter non à l’extériorisation du pouvoir comme nature, mais bien à l’absence de celle-ci.

Cette inflexion de la thèse de Clastres incite-t-elle à reformuler la typologie que celui-ci arrêtait ? Opposant les sociétés indiennes aux nôtres, il les répartissait chacune de part et d’autre du « malencontre », de l’apparition de l’État. Cet « accident tragique » qui marque pour Clastres la fin de la société sauvage doit-il, au-delà du pouvoir étatique, être associé à l’invention de la nature dont l’absence se révèle un rouage essentiel de la conjuration de l’Un ? Auquel cas, l’ajout de ce critère modifierait les termes de la typologie et renforcerait l’opposition entre, d’un côté, les sociétés modernes « à État » régies par le « monarchisme ontologique » de la nature, et, de l’autre, les sociétés sauvages « contre l’État » qui vivent sous le régime d’une ontologie pluraliste. Cette direction n’est pourtant pas prise par Viveiros de Castro dont la critique ethnologique du dualisme ne durcit pas le clivage entre les collectifs indiens et nos sociétés. La muraille politique du « malencontre », en consacrant l’irréductibilité du concept de société contre l’État, introduit une dichotomie massive qui risque d’interrompre le mouvement comparatiste avant son terme. Pour Viveiros de Castro, il s’agit plutôt d’éviter que ne se reconstitue, « par un mauvais paradoxe, d’autres États dans la pensée, en traçant une grande division ». Sa relativisation du partage entre nature et culture se double ainsi d’une relativisation symétrique de la typologie binaire et rigide proposée par Clastres. Ces deux gestes convergent. C’est en perdant son masque d’un Grand Sujet avec la mise en question de nos découpages ontologiques que la société contre l’État se laisse transfigurée. Elle n’a plus, avec Viveiros de Castro, la solidité d’un type socio-politique rigoureusement distinctif. Elle devient un « mode » – celui d’une « politique de la multiplicité » – qui « précède sa propre institution, et persiste […] dans beaucoup d’autres contextes, y compris dans des contextes non primitifs ».

Un possible devenir-indien de la politique des modernes ?

Au risque de produire de l’incomparable, Clastres opposait donc la discontinuité radicale d’un « Contre Hobbes » à la continuité entre la politique indienne et celle moderne repérée par Lévi-Strauss depuis l’échange. Viveiros de Castro, pour sa part, propose d’universaliser la proposition clastrienne en concevant la société contre l’État comme une potentialité universelle, susceptible d’être actualisée hors de contextes prédéfinis. « Société-contre-l’État, en somme, est un concept qui désigne un régime d’intensité ou un fonctionnement virtuel omniprésent. » Cette montée en puissance conceptuelle ne vise aucunement à rabattre l’autre sur le même et ne généralise pas plus qu’elle ne déprécie la particularité des cosmopolitiques amazoniennes. L’omniprésence potentielle accordée à la société contre l’État ne dit pas qu’elle a partout, comme dans les basses terres d’Amazonie, la permanence de l’institution et l’assise cosmologique du perspectivisme. Mais qu’elle est susceptible d’être activée par divers collectifs selon des modalités singulières. Loin d’annuler les différences ethno-politiques, l’universalisation de ce concept les déplie au-delà du macro-contraste retenu par Clastres. En ce sens, elle fait jouer à plein l’épreuve réflexive de l’altérité en démultipliant plus encore ses images. L’Occident moderne n’a plus seulement à admettre l’existence d’authentiques politiques sauvages. C’est aussi l’altérité des indiens qui devient un peu la sienne en ce qu’il se découvre travaillé par ce « contre l’État » qui lui renvoie une image de lui-même où il ne se reconnait pas. Le comparatisme prend toute sa portée critique dans ce mouvement d’aller et retour qui invite à re-décrire la politique des modernes depuis les « lignes de fuites par lesquelles notre société résiste en permanence à sa capture par la transcendance sur-codante de l’État ».

Ces lignes de fuites ne rencontrent-elles pas ce que Lefort a pensé sous le terme de « démocratie sauvage » ? À la rigidité des dichotomies clastrienne, il opposait que l’histoire politique moderne n’est pas réductible à l’État en ce qu’une brèche y a été ouverte à la faveur d’une « désintrication » du pouvoir et du droit intervenue dans le sillage des révolutions démocratiques. Les droits de l’homme, une fois déclarés, se sont affirmés comme un pôle distinct à celui du pouvoir de l’État lequel a cessé de condenser en lui la source des normes et les fins dernières de la vie sociale. Cette mutation du politique a laissé le champ libre à la constitution de lieux multiples de socialisation d’où naissent des pratiques du politique différentes et des revendications qui puisent leur légitimité dans cette extériorité du droit au pouvoir. Traversée par ces luttes, l’expérience démocratique suit des voies sauvages qui débordent l’État. « Il fait l’épreuve, écrit Lefort, de droits qui ne lui sont pas encore incorporés, il est le théâtre d’une contestation, dont l’objet ne se réduit pas à la conservation d’un pacte tacitement établi, mais qui se forme depuis des foyers que le pouvoir ne peut entièrement maîtrisé ». Ce versant sauvage de la démocratie, en excès sur tous contrats établis et dont la philosophie de Hobbes ne donne pas la mesure, ne serait-il pas la version moderne de cette « politique de la multiplicité » ou de cette puissance virtuelle que désigne, pour Vivieros de Castro, la société contre l’État ? Et n’est-ce pas depuis ces foyers, auxquels la démocratie fait accueil, que s’inventent aujourd’hui des modalités alternatives de la coexistence entre humains et non humains ? L’émergence de communs, la création d’un parlement citoyen de la Loire, les Zones à défendre où s’expérimentent des nouvelles façons d’habiter les territoires, les mobilisations des populations riveraines du fleuve néo-zélandais Whanganui pour le transformer en acteur de droit, sont autant de lieux et de revendications qui, s’opposant à l’État ou évoluant dans l’orbite de son pouvoir, font entrer les non-humains en politique. Or, ces mouvements et ces luttes participent de cette démocratie sauvage qui porte donc la politique des modernes au-delà des frontières dualistes dans lesquelles l’État avait prétendu la définir. Il resterait alors à instruire une confrontation entre la démocratie sauvage et la société contre l’État pour réfléchir à ce problème ouvert et non résolu des formes d’organisations collectives et des agents pertinents de la politique à l’ère de l’Anthropocène.

 

Lauriane Guillout


Lauriane Guillout, doctorante en théorie politique à l’Université Libre de Bruxelles (ulb) et à l’École des Hautes Études en Sciences sociales (ehess) prépare une thèse qui confronte l’anthropologie politique de Pierre Clastres, et ses réceptions contemporaines chez Philippe Descola et Viveiros de Castro, avec la philosophie politique de Claude Lefort afin d’exhumer une généalogie alternative des droits de la nature.