J. Hervada, Qu’est-ce que le droit ? La réponse moderne du réalisme juridique (Boleine, 2018)
Pour citer cet article : Nicolas Sild, Recension de Javier Hervada, Qu’est-ce que le droit ? La réponse moderne du réalisme juridique, Paris, Boleine, 2018, Droit & Philosophie, « Recensions », mis en ligne en mars 2021 [https://www.droitphilosophie.com/articles/j.-hervada-qu'est-ce-que-le-droit-la-reponse-moderne-du-realisme-juridique-(boleine-2018)-1800].
La recension de cet ouvrage de Javier Hervada est un peu tardive, car elle entreprend de commenter un livre déjà connu, publié en Espagne il y a dix-neuf ans (2002). Mais, seulement traduit en français en 2018, il n’aura connu qu’une diffusion limitée en France. Présenter cet ouvrage écrit par l’un des plus grands juristes espagnols du xxe siècle (et du xixe, en un sens) en 2021 donnera donc le sentiment d’un réveil tardif, révélateur d’une grave négligence intellectuelle. Il n’est pourtant jamais trop tard. Au contraire, cette note de lecture vient à point nommé. Elle permet de rendre hommage à l’œuvre de Javier Hervada, qui s’est éteint le 11 mars 2020 en sa quatre-vingt-sixième année.
Très connu en Espagne, la renommée de l’auteur s’étend au-delà des Pyrénées. Javier Hervada appartient à cette grande famille de juristes méridionaux se rattachant à la tradition du droit naturel, très vivante en Espagne et en Italie. Un philosophe du droit certes, mais très en prise avec les réalités juridiques de son temps. Javier Hervada était également un canoniste reconnu, spécialisé dans le droit canonique matrimonial. Mais il ne s’est jamais contenté d’une approche technicienne – certes indispensable – de sa matière. Ses écrits de droit canonique témoignent d’une volonté constante de prendre de la hauteur par rapport à son objet d’étude. L’intérêt de son œuvre de canoniste n’est pas mince, bien au contraire, et elle mériterait que les juristes curieux s’y intéressent. En effet, son ouvrage de droit constitutionnel canonique (Elementos de Derecho Constitucional Canónico, Pamplona, 1987 ; 2e éd., 2001) ainsi qu’un livre intitulé El ordenamiento canónico. Aspectos centrales de la construcción del concepto (Pamplona, 1966 ; 2e ed., Eunsa, Pamplona, 2008) sont très riches d’enseignements pour ceux qui s’intéressent à l’organisation d’ordres juridiques particuliers comme celui de l’Église. Voilà qui doit pouvoir compléter la lecture des écrits de Santi Romano et permettre au constitutionnaliste de porter un regard différent sur son objet d’étude.
Mais le sujet du livre que nous présentons en ces quelques lignes se trouve ailleurs. L’ouvrage a été publié pour la première fois en 2002 en langue espagnole, et a fait l’objet d’une traduction française en 2018, par Bénédicte Bernard et Anne Dennis aux éditions Boleine. Comme nous aurons l’occasion de le souligner par la suite, il s’agit d’un ouvrage pédagogique destiné avant tout à un public d’étudiants des facultés de droit ou de philosophie. Écrit dans un style direct, parfois frontal, il est présenté par son auteur comme une introduction au droit qui ne prétend pas à l’exhaustivité. Le propos central de l’auteur consiste à tenter de définir ce qu’est le droit, projet qui correspond parfaitement au genre – littéraire ? – d’une introduction au droit, les juristes considérant traditionnellement qu’introduire, c’est définir.
Qu’est-ce que le droit ? Question vertigineuse, essentielle, mais trop souvent expédiée dans les ouvrages d’introduction au droit, en France du moins. Le phénomène peut surprendre : viendrait-il à un historien écrivant une introduction aux méthodes historiques l’idée étrange de faire l’économie d’une définition de son objet d’étude, à savoir l’Histoire ? Javier Hervada saisit cette question à bras-le-corps. Cette introduction ne se limite pas – comme cela est devenu fréquent dans les manuels de ce genre – à présenter les différentes sources du droit, mais se risque à le définir à travers ses fins et ses fonctions. Le sous-titre de l’ouvrage renseigne sur la démarche de l’auteur et méritera quelques commentaires ultérieurs. Javier Hervada indique traiter la question sous l’angle du réalisme juridique. Une approche qui envisage le droit au prisme d’une philosophie bien particulière, la philosophie dite « réaliste ». On ne doit donc pas attendre de l’ouvrage qu’il présente un catalogue uniquement descriptif des réponses apportées par les différents courants de la pensée juridique à la question centrale, « qu’est-ce que le droit » ? Nous expliquerons plus en détail la signification de la notion de réalisme juridique, mais bornons-nous provisoirement à dire qu’elle rattache l’auteur à la tradition de pensée héritée d’Aristote et Saint Thomas d’Aquin. En revanche, il n’y a rien de commun entre la pensée d’Hervada et celle du réalisme juridique américain ou scandinave. Sauf à considérer que le réalisme juridique est une approche « consistant à vouloir décrire le droit tel qu’il est “réellement” », et non « tel qu'il devrait être selon telle ou telle philosophie morale ou politique ». Car, au risque de paraître provocateur, nous estimons que Javier Hervada s’efforce bien de décrire le droit tel qu’il est : son propos entreprend de démystifier systématiquement l’appréhension du phénomène juridique en partant de l’observation du droit tel qu’il se présente à nous. Nous le verrons, l’auteur n’a de cesse de dénoncer sur un ton ironique les partisans des grands idéaux et de la société « juste, libre et solidaire ». Le droit n’a pas vocation à poursuivre la réalisation de doctrines politiques. Pourtant, la pensée d’Hervada repose entièrement sur l’idée qu’il est possible à l’intelligence humaine de connaître ce qu’est la justice, ou si l’on préfère, ce qui est juste. Voilà qui, aux yeux des positivistes, discrédite immédiatement cette conception du réalisme juridique, qualifiée de pensée cognitiviste car elle reposerait sur des postulats métaphysiques irrecevables en droit. À la lecture de l’ouvrage, les choses sont beaucoup moins simples, et la critique positiviste paraît caricaturale. Car il n’y est pas question de métaphysique à proprement parler. Au contraire, en maints passages, Hervada rabaisse singulièrement les prétentions des juristes, qui doivent demeurer à leur place : celle de « technicien[s] de la justice ». Voilà qui a de quoi décevoir ceux qui conçoivent la figure du juriste comme celle d’un oracle du droit, ou appréhendent sa fonction de façon cléricale. En cela, Hervada rejoint les réflexions de Michel Villey et n’est pas si éloigné de Kelsen. En d’autres termes nous le verrons, l’auteur préfère le réalisme des juristes romains à l’idéalisme des modernes.
Dans ses grandes lignes, l’ouvrage de Javier Hervada constitue une synthèse du réalisme juridique classique. Au premier coup d’œil, la lecture de la table des matières confirme ce qualificatif. Il faut donc s’attendre à lire des choses déjà connues : l’originalité ne paraît pas être au rendez-vous. Or, en rester à cette première impression, c’est se priver de comprendre que le propos de l’auteur est plus singulier qu’il n’y paraît. Sans révéler trop rapidement la substance de l’ouvrage, on s’apercevra que Javier Hervada ne se limite pas à restituer une doctrine façonnée à partir de matériaux romanistes. Il admet – certes avec précaution – l’existence de droits subjectifs, quand Villey les rejette. Ces droits sont rattachés à l’essence de la personne humaine, ce qui relie sans doute Hervada au « personnalisme juridique ». Il semble également que c’est la propension à concevoir le droit comme titre qui le conduit sur le chemin des droits et libertés. Il admet en effet l’existence d’un droit de propriété, de la liberté d’expression, et de religion. Mais sous la plume de Javier Hervada, cette conception des droits ne se veut pas libérale ; il semble qu’il faille plutôt la rapprocher de ce qu’il est convenu d’appeler la « doctrine sociale de l’Église », enseignement social et politique des papes depuis Léon XIII. Car l’auteur ne cherche pas à dissimuler sa foi catholique, dans laquelle sa pensée juridique s’insère pleinement. Cette ouverture vers les droits de la personne permet à Javier Hervada de parler aux esprits du xxie siècle, lorsque Villey – qui les rejette – suscite l’incompréhension de nos contemporains, qui l’accusent – mais est-ce suffisant pour invalider ses thèses… ? – de parler d’un monde entièrement révolu. Ainsi, lire Hervada au xxie siècle n’est ni insurmontable, ni anachronique. L’intérêt majeur de son ouvrage tient aussi dans les clarifications originales qu’il entend formuler sur les rapports entre droit et morale.
Pourquoi enfin, lire cet ouvrage en 2021 ? Pour des raisons beaucoup plus prosaïques. Le réalisme juridique d’Hervada englobe une pensée du droit naturel pouvant aider à surmonter l’outrance des doctrines qui veulent étirer à l’infini le catalogue des droits, et les faire graviter autour de l’autonomie de la volonté. Il peut également constituer une alternative à un positivisme qui ne permet pas de réfléchir à la limitation du pouvoir, en des temps où les circonstances exceptionnelles et l’urgence autorisent à peu près tout.
Ainsi, nous évoquerons sans beaucoup d’originalité formelle ce stimulant ouvrage, en restituant sa substance sous la forme d’un commentaire (I) avant d’en discuter quelques aspects (II).
I. Commentaire
Parmi les nombreux aspects que l’on pourrait commenter de cet ouvrage, deux retiennent particulièrement l’attention. D’une part, ce livre revêt une portée pédagogique (A) qui n’est pas de mise en France, et dit quelque chose de la vivacité des doctrines du droit naturel à l’étranger. D’autre part, l’ouvrage offre une synthèse classique du droit naturel, qui n’exclue pas quelques spécificités (B).
A. La portée pédagogique de l’ouvrage
Dès le prologue de son livre, Hervada annonce qu’il est « une introduction au droit, principalement destinée aux personnes qui commencent leurs études de droit », mais également adressée « aux juristes ou canonistes expérimentés qui veulent se remémorer ou réexaminer les fondements de la matière ». La visée pédagogique de l’œuvre est donc d’emblée soulignée, annonçant néanmoins que ce livre conduit nécessairement à un approfondissement : c’est en cela que l’auteur le qualifie de propédeutique. Nous voudrions nous attarder un peu sur ce caractère didactique de l’ouvrage, car il est assez inhabituel en France. On objectera qu’il existe pourtant en France des livres constituant des supports pédagogiques de philosophie du droit. Mais ces ouvrages appartiennent au genre du manuel. Ils présentent généralement les grandes questions du droit en proposant un panorama des réponses apportées par différents courant de la pensée juridique. En ce sens, ils remplissent leur finalité pédagogique en mettant à disposition du lecteur un éventail de doctrines qui lui permet d’étoffer sa culture juridique.
Mais l’ouvrage de Javier Hervada ne se situe pas du tout dans cette perspective. Il offre autre chose : un point de vue engagé. Nul relativisme dans son propos : le juriste espagnol propose une réflexion personnelle sur le droit tel qu’il lui apparaît, mais qu’il estime doté d’une existence propre, indépendante de nos catégories mentales (telle est la démarche du réalisme). Sans tout à fait négliger l’histoire des idées politiques – qu’il tient néanmoins à distance respectable – Javier Hervada cherche à exposer les résultats d’une pensée en mouvement. Ce qu’il veut faire, c’est rédiger une introduction au droit qui développe les grandes lignes du réalisme juridique, d’inspiration aristotélicienne et thomiste.
En France, une telle démarche pédagogique est rare, à l’exception des ouvrages importants d’Alain Sériaux et Xavier Dijon. Elle est souvent accusée de véhiculer une pensée qui ne satisferait pas aux canons de la neutralité scientifique, parce qu’elle propose une réflexion jusnaturaliste sur le droit. Souvent formulée par des auteurs se réclamant de telle ou telle variantes du positivisme, la critique est étrange. En effet, les positivistes eux-mêmes fondent leur pensée sur des convictions philosophiques qui leur sont propres, et dont on comprend mal qu’elles puissent être érigées en vérité universelle.
Les choses sont assez différentes en Espagne, comme en Italie d’ailleurs, où un livre comme celui de Javier Hervada s’inscrit sans peine dans la littérature juridique classique destinée au public étudiant. La lecture de cet ouvrage doit mener à s’interroger sur la vigueur des thèses jusnaturalistes dans ces pays et le discrédit dont elles souffrent en France. La marginalisation des thèses jusnaturalistes en France mériterait une étude à part entière. On peut néanmoins en donner quelques explications. La plus probable tient sans doute dans la culture des juristes français. Ceux-ci ont toujours été peu enclins à s’intéresser au droit naturel, cultivant une approche historiciste du droit. Approche très technicienne également, peut être sous l’influence hégémonique du cartésianisme aux xviie et xviiie siècles. L’on se souvient que si Domat et d’Aguesseau parlent de droit naturel, il ne s’agit que de références assez appauvries. Au contraire, ces auteurs ont ouvert la voie au légicentrisme par leurs conceptions « jansénisantes » de la loi : celle-ci est posée comme la planche de salut de l’homme, dont la nature est blessée par le péché. Marcel Thomann – qui a quitté ce monde il y a quelques mois dans le plus grand anonymat – a par exemple fait remarquer la vacuité des références au droit naturel en France à la fin du xviiie siècle, qu’il oppose à la vitalité des doctrines jusnaturalistes à la même époque en Europe centrale. Le droit naturel n’était pas enseigné dans les facultés de droit françaises sous l’Ancien Régime ; il ne le sera pas davantage au siècle suivant. Aujourd’hui, rien n’a changé : l’esprit français n’est pas naturellement versé dans l’étude de la philosophie du droit, et encore moins du droit naturel. Par ailleurs, le droit naturel classique engage à adopter une méthode casuistique et dialectique qui le situe à l’opposé de l’unilatéralisme des approches contemporaines du droit. Il fait aussi la part belle au juge dans la découverte de ce qui est juste, et lui reconnaît une grande liberté, peu compatible avec le légicentrisme et la conception française de la séparation des pouvoirs qui fragilise la position du juge.
Pour revenir à Hervada, sa démarche pédagogique n’est pas isolée en Espagne. D’autres auteurs ont cherché à sensibiliser le public des facultés aux grands thèmes de la philosophie du droit, en leur apportant l’éclairage d’une philosophie dite réaliste, qu’elle soit d’orthodoxie thomiste ou néo-thomiste comme chez Hervada ou Angel Sanchez de la Torre, ou plus résolument ouverte aux droits de l’homme, mais dans une perspective chrétienne, comme dans l’œuvre d’Andrés Ollero (ce dernier étant par ailleurs membre du Tribunal constitutionnel espagnol). Toujours dans la péninsule ibérique, mais cette fois au Portugal, le constitutionnaliste Paulo Ferreira da Cunha a écrit un ouvrage intitulé Droit naturel et méthodologie juridique, que l’auteur a pris soin de décrire comme un manuel voulant inaugurer une « propédeutique juridique ». L’énumération de ces auteurs n’est pas exhaustive. L’on voudrait simplement montrer que les doctrines du droit naturel continuent de vivre à l’étranger. Elles suivent également une direction assez différente de celles qui se sont développées en France. Il semble en effet que les auteurs jusnaturalistes français soient moins enclins à accepter une philosophie des droits de l’homme, qu’ils rejettent ou minorent parce que l’individualisme qui la sous-tend semble miner à terme toute possibilité de déterminer « ce qui est juste ». Tel est le cas selon nous d’Alain Sériaux, qui dissocie franchement les écoles classique et moderne du droit naturel. Michel Villey semble en cela avoir exercé une assez grande influence sur ces auteurs.
À l’inverse, l’ouverture aux droits chez les espagnols est vraisemblablement liée à l’influence encore forte de la seconde scolastique sur les esprits, comme on le vit dans l’œuvre d’Antonio Truyol y Serra (1913–2003). Par ailleurs, les convictions catholiques souvent partagées par tous ces auteurs ont sans doute une influence sur leurs idées juridiques. Mais il faut admettre qu’elles ne sont pas en tout identiques à leurs homologues français. La proximité intellectuelle et les liens qu’entretiennent souvent universitaires, politiques et ecclésiastiques dans la société espagnole font que les doctrines du droit naturel ne sont pas maintenues dans l’isolement, et qu’elles ont au contraire vocation à peser sur les débats de société. Il y aurait sans doute un intérêt intellectuel à interroger les différences entre les traditions du droit naturel, en fonction de leur affiliation nationale. Peut-être existe-t-il une doctrine espagnole, italienne, française du droit naturel, chacune spécifique. Et l’on pourrait pousser la réflexion en tentant la comparaison avec certains auteurs anglo-saxons comme John Finnis, dont le jusnaturalisme est assez éloigné des doctrines méridionales de l’Europe. À cet égard, peut-on même se risquer à faire une « théorie des climats » de toutes ces doctrines jusnaturalistes, en les reliant à un génie et une histoire nationale ?
Pour en revenir à la démarche suivie par Javier Hervada, on appréciera à la lecture de ce livre le soin que prend l’auteur de se mettre à la hauteur de son lecteur sans pour autant vulgariser. Le ton du premier chapitre intitulé « la vérité sur les études de droit » établit une sorte de proximité avec le public étudiant auquel s’adresse le livre. Cette intimité enveloppe le propos d’un bout à l’autre de l’ouvrage. Elle ne se dément pas, alors même que la réflexion se densifie au fil des pages. Cette progressivité dans l’exposé guide le lecteur et l’introduit à la compréhension de questions parfois difficiles, à l’aide d’exemples destinés à rendre les développements plus concrets. La forme pédagogique suit en fait le fond du propos, qui vise à présenter une synthèse du réalisme juridique classique.
B. Une synthèse du réalisme juridique classique
Que signifie l’expression de « réalisme juridique », puisqu’elle est présente dans le sous-titre de l’ouvrage ? L’auteur ne s’en explique pas vraiment. On ne trouvera pas dans l’ouvrage de développements sur la notion de réalisme à proprement parler. Javier Hervada l’aborde de façon elliptique. Du moins faut-il comprendre qu’il parle de réalisme juridique lorsqu’il affirme que « le savoir juridique est une science pratique ». Le propos de l’auteur s’attache à développer l’idée que le droit est un art, une tekhnè, bien qu’on ne puisse le limiter à la maîtrise du seul outil technique. Cet art consiste à déterminer ce qui est juste, et c’est en ce sens qu’Hervada qualifie le juriste de « technicien de la justice », avec peut-être, une pointe de provocation. À cet égard, l’auteur se fie à l’autorité des juristes romains qui définissent le rôle du juriste comme l’art du bon et de l’équitable (ars boni et aequi). Au juriste revient donc le devoir de chercher à attribuer à chacun le « sien » (jus suum cuique tribuere). Ce point de vue part du principe qu’il est possible à l’homme de connaître ce qui est juste. En d’autres termes, le juste n’est pas un produit de l’imagination humaine mais existe indépendamment de nos représentations individuelles. Il est possible à l’homme d’atteindre le juste, au moyen de son intelligence. Pour le dire encore différemment, le juste se découvre dans la répartition des choses (c’est-à-dire des droits) entre les individus. Nous reviendrons sur ce postulat car il suppose que l’intelligence humaine puisse connaître en vérité quelque chose du monde qui l’entoure, et que le droit est plus une affaire d’intelligence (nous dirions même d’intellection) que de volonté. C’est à peu près ce que disait Villey : le droit est objet de connaissance, il se découvre par une recherche souvent collective et en suivant une méthode dialectique. Cela ne satisfait évidemment pas les positivistes, qui qualifient de « cognitiviste » ce rapport à un réel supposé. Cette objection touche au cœur des questions qui opposent réalistes (ou jusnaturalistes) et positivistes. À proprement parler, il ne s’agit pas d’un problème juridique, mais purement philosophique, dont la résolution suppose de prendre conscience que ces deux courants reposent sur une théorie de la connaissance qui les déterminent dans toutes leurs orientations. Mais Javier Hervada ne s’aventure pas sur ce terrain spécifiquement philosophique. Le réalisme qu’il défend veut faire pièce à l’idéalisme des modernes. Mais il entend seulement par-là que la justice n’est pas un objectif, au sens d’un idéal à atteindre. Elle est au contraire rigoureusement accessible car elle consiste à rendre à chacun son droit, non à aller plus loin en essayant de réaliser le bonheur de l’homme, ce pour quoi elle est inadaptée. Nous rejoignons cette idée, mais en ayant la conviction qu’il ne s’agit pas là de la pierre d’achoppement entre les « réalistes » et les positivistes. Par ailleurs, si le droit n’a pas pour but de réaliser le bonheur des hommes, peut-être y contribue-t-il parce que, selon une perspective aristotélicienne malheureusement en retrait dans le livre, la politique est orientée à la poursuite du bien commun.
Quant à l’art du droit, il « surgit du fait que les choses sont réparties ». Selon Hervada, « le concept clé de l’art du droit est celui de la répartition et non celui de l’ordre ». Ainsi, le droit est « la chose juste, la chose attribuée à une personne ». L’auteur refuse de désigner le droit comme le pouvoir qu’exerce une personne sur une chose. La perspective est radicalement différente – au moins en apparence, nous y reviendrons – de celle du droit subjectif. La notion de droit suppose donc la répartition de choses entre les membres d’une communauté : titres de propriété, salaires (exemple le plus fréquent sous la plume de l’auteur), part d’un héritage, etc. Cette répartition est la notion-clé pour comprendre le raisonnement de notre auteur. Pour entrevoir l’architecture de sa construction, il faut en considérer les fondations, et prêter attention à cette affirmation importante sous la plume d’Hervada : « la justice ne répartit pas les choses originairement ». Qu’est-ce à dire ? Cela signifie, l’auteur s’en explique d’ailleurs, qu’une répartition originelle est réalisée en vertu du droit naturel, car, dit-il en plusieurs lieux, « le secret, c’est le droit naturel ». Ainsi donc, le droit naturel commanderait une répartition originelle des choses, répartition parfaite, au sens d’« achevée ». Néanmoins, Javier Hervada ne précise pas s’il conçoit cette répartition originelle dans une perspective historique en partant de l’hypothèse d’une répartition ab initio et irrémédiablement fixée pour l’avenir, ou une répartition idéale sans cesse actualisée ? Dans les deux cas, il est certain que la pensée du droit naturel ici dévoilée revêt un caractère fixiste, nous y reviendrons par la suite. Cette répartition originelle peut être dévoyée par la rapacité des hommes, la libido dominandi, ou même le simple obscurcissement des esprits. La justice est l’instrument permettant de rétablir l’ordre détruit en rendant à chacun ce qui lui revient, en vertu de cette répartition initiale. Il existe donc deux types de répartition : une répartition première ou originelle, et une répartition seconde. Mais comment déterminer le contenu du droit naturel pour saisir plus précisément les aspects concrets de cette répartition ? Il faut, dit Hervada, considérer qu’il existe deux dimensions de ce qui est naturel : la nature des choses et la nature humaine. Il est des choses qui sont justes du fait de la nature de la chose objet de la répartition. Tel est le cas d’un prêt charitable, consenti sans intérêt entre deux amis. Le prêteur ne peut exiger de l’emprunteur qu’il lui rembourse une somme plus élevée. Dans un tel cas, la chose est simple, car le montant des prestations réciproques (prêt et remboursement) est mesurable. Notons que l’auteur ne développe pas davantage ce raisonnement et laisse le lecteur sur sa faim, car ici, la conformité d’une action – en réalité une relation ! – au droit naturel dépend d’une forme d’égalité. Doit-on l’entendre en ce sens étroit, ou peut-il y a avoir une justice de proportion ? Comme nous tenterons de le démontrer par la suite, nous pensons que cette absence de réflexion sur la proportionnalité vient du fait que l’auteur définit le droit comme un titre, et non comme une mesure.
Le véritable siège du droit naturel se trouve dans la nature humaine : « le droit naturel est tout droit que l’homme possède en vertu de sa nature, de sa condition de personne ». La nature humaine fonde un certain nombre de droits naturels que l’homme possède « par lui-même et non pas par concession des Parlements, des gouvernements ou de la société, comme sa vie, son intégrité physique et morale, ses libertés naturelles ». Cette énumération très générale est par moments spécifiée, notamment par le terme de « libertés naturelles » qui recouvre, par exemple : le droit de propriété, la liberté d’expression, la liberté religieuse, la santé. À ce stade, il est manifeste que la doctrine du droit naturel proposée par Hervada admet que des droits puissent être consubstantiels à l’homme, car découlant de sa nature (« l’homme, en tant que personne, est titulaire de droits naturels »). Cette appréhension du droit naturel le distingue nettement de la manière dont Michel Villey aborde la question. Car pour Villey, le droit est relation à autrui et mesure, et non un titre, nous y reviendrons.
La suite de l’ouvrage déploie les conséquences de toutes les prémisses que nous venons d’évoquer. Ainsi, Javier Hervada s’intéresse longuement aux rapports entre le droit naturel et le droit positif, question centrale des thèses jusnaturalistes, et point sur lequel elles sont souvent critiquées. La présentation de cette question est d’un certain point de vue assez originale. Dans un chapitre V intitulé « Droit naturel et droit positif », l’auteur choisit d’abord d’évoquer ce qu’il entend par droit positif, avant de traiter de ses rapports avec le droit naturel. Il semble que Javier Hervada s’empare de ce sujet de façon à répondre implicitement à une objection des positivistes à l’encontre du droit naturel : toute prescription du droit positif n’est pas adossée au droit naturel, et nécessairement reliée à lui par un rapport de conformité. Le juriste espagnol définit le droit positif de la manière suivante : « par droit positif, nous comprenons tout droit dont le titre et la mesure prennent leur origine dans la volonté humaine, que ce soit dans la loi, dans la coutume ou dans le contrat ». Plus loin, il précise que l’adjectif « positif » signifie « posé, non pas donné à l’homme, mais institué – mis – par l’homme ». Il s’agit d’une autre façon d’exprimer le caractère « fondatif » ou institutif du droit positif, qui renvoie à la notion médiévale de jus conditum, encore utilisée par les spécialistes du droit international public aujourd’hui. Ce qui paraît ici digne d’intérêt, c’est que l’auteur n’exclue pas la volonté du processus d’élaboration du droit, alors qu’il est plutôt envisagé comme une œuvre de raison par saint Thomas d’Aquin et, dans son sillage par Michel Villey. Mais ce qui définit le droit positif réside moins dans ce qui le meut (la volonté) que dans son objet. Le caractère décisif du droit positif est, selon notre auteur, qu’il porte sur des objets en eux-mêmes indifférents. L’indifférence de l’objet s’établit à l’égard de la nature humaine, et nous devrions ajouter (ce que ne fait pas l’auteur) à l’égard de la nature des choses. Prenons un exemple que donne l’auteur : conduire à droite ou à gauche est une chose en elle-même indifférente, ou, « que les Écossais portent une jupe est plus ou moins choquant, mais c’est indifférent », tandis que « voler de l’argent ne l’est pas ». Il est des dispositions du droit positif qui, eu égard à l’objet auquel elles s’appliquent (c’est le cas de règles techniques) ne sont pas liées à des prescriptions du droit naturel ou de la morale. Ainsi, le juriste ne sera pas contraint de démontrer que toute norme du droit positif est justifiée par un principe tiré du droit naturel et lié à lui par un rapport hiérarchique. En revanche, le législateur qui autoriserait le changement de sexe d’un homme en femme sur acte d’état civil enfreindrait une prescription du droit naturel, car elle irait contre la nature profonde de celui qui sollicite une telle modification. Né homme ou femme, ce changement est appréhendé comme une négation de la nature dont l’homme a hérité sans le vouloir. Ainsi, une partie de ce qui est objet de droit échappe par nature à la volonté humaine. Dans une telle hypothèse, le droit naturel constitue une limite du droit positif, dans des cas que l’on peut de façon un peu redondante considérer comme des « cas limite ».
La notion d’objets indifférents est intéressante, car elle semble empruntée à la doctrine des actes indifférents développée par les moralistes chrétiens. Ceux-ci identifient souvent un moyen terme entre les actes bons et les actes mauvais : les actes indifférents. Si la réflexion de Javier Hervada ne se situe évidemment pas sur le terrain de la morale, qu’il tient à distinguer du droit, il est probable qu’il ait introduit ce type de raisonnement sur le terrain juridique, afin de laisser libre cours au jeu de la volonté. Il existe donc un droit humain positif – droit volontaire, dirait Grotius – qui se fixe par une détermination de la volonté humaine sur des objets indifférents au regard du droit naturel. Notre auteur ne s’attarde pas à donner une définition théorique élaborée de ces choses indifférentes. On pourra difficilement dire qu’il la tire des enseignements de S. Thomas d’Aquin, qui reste sur ce sujet très mitigé : dans la question 18 (art. 8 et 9) de la Prima secundae (Ia, IIae), il concède bien qu’il existe quelques actes indifférents selon leur espèce, comme « ramasser un brin de paille, aller à la campagne » (Ia, IIae, q. 18, art. 8, resp.), mais dit dans sa réponse à la question 9 que « tout acte individuel provenant d'une délibération de la raison est nécessairement bon ou mauvais » (Ia, IIae, q. 18, art. 9, resp.). Ainsi, tout acte qui ne provient pas d’une délibération antérieure (se frotter la barbe, remuer la main ou le pied) peut être qualifié d’indifférent ou d’acte réflexe dénué de toute moralité, et donc de tout intérêt pour le moraliste… mais aussi pour le juriste. Il semble donc que la notion de chose ou « d’objet indifférent » ne soit pas véritablement utile à la définition du droit positif, et qu’il suffisait à l’auteur de s’en tenir à la définition qu’en donne la Somme théologique, définition qu’il restitue par ailleurs dans son livre.
Dans la suite de l’ouvrage, l’auteur développe les idées habituelles du jusnaturalisme classique. Sa définition de la loi est, sous ce point de vue, des plus académiques, puisqu’il reprend les critères que Thomas d’Aquin avait dégagés : la loi est « une ordonnance de raison en vue du bien commun, promulguée par celui qui a la charge de la communauté ». Ainsi, la loi n’est pas conçue comme une œuvre de volonté mais de raison, qui contient des prescriptions ordonnées à une fin : le bien commun. Cette définition s’oppose au positivisme volontariste, qui se désintéresse des fins et de l’adéquation des moyens pour y parvenir, et se concentre uniquement sur la cause efficiente de la loi (qui fait la loi ?).
Il convient enfin de consacrer quelques lignes au rapport entre la morale et le droit, car l’auteur consacre des pages abondantes à ce sujet. La question des rapports entre le droit et la morale est au cœur de quelques-unes des plus grandes controverses contemporaines, notamment celle qui opposa Hart et Dworkin. En tant que théoricien jusnaturaliste, Javier Hervada souhaite clarifier son point de vue sur le sujet. Il pose donc la question : le droit est-il une partie de la morale ? La réponse apportée est assez complexe, mais Hervada s’y montre fin connaisseur des distinctions subtiles élaborées depuis longtemps par la philosophie morale d’inspiration aristotélicienne et thomiste, relayée par la théologie morale (ici chrétienne). L’auteur prend la précaution de rappeler que la morale et le droit ne sont pas à confondre. L’un et l’autre poursuivent des finalités distinctes. Pour autant, ces deux sphères sont-elles étrangères l’une à l’autre ? Pour y répondre, l’auteur commence par identifier trois types de relations que l’individu entretient par ses actes : avec Dieu, avec lui-même, envers autrui. Ensuite, il distingue trois angles sous lesquels peut être envisagé l’acte humain : par la science morale, par la science juridique, par la science politique. Si le droit se distingue de la morale, il ne lui est pas étranger. Bien au contraire, il est englobé dans ce que l’auteur appelle la « réalité morale ». En effet, la justice étant une vertu, ou un habitus, elle revêt nécessairement une dimension morale. Cette conviction est renforcée par une observation de bon sens : la justice tend au bien de la société et de la personne humaine. Le juriste qui s’efforce d’attribuer à chacun « sa chose » cultive également la vertu de prudence. Mais le simple citoyen est aussi conduit à agir avec prudence, souvent par une répétition d’actes, car tel est le sens de la notion d’habitus (les thomistes parlent d’habitus opératif). Ainsi, bien que l’office du juriste et celui du moraliste doivent être distingués, le droit prend irrémédiablement appui sur la morale, non pour régler ce qui ne dépend que de l’intimité des consciences, mais parce que les lois concourent à « la moralité de la formation et du comportement de l’homme ». L’auteur conclue en disant que « la politique et les lois affectent le plan humain dans lequel se joue la liberté et sur ce plan, l’homme tend à agir par vertu ou par vice ».
Voilà une différence assez conséquente qui sépare Javier Hervada de Villey. Ce dernier combattait avec vigueur la confusion du droit et de la morale. D’un certain point de vue, Villey adopte une solution plus claire et tranchée. Le droit est rapport à autrui et comporte une dimension profondément politique, car il est ordonné au bien commun. Mais la morale est personnelle : elle considère les actes humains au regard de leur conformité aux lois posées par le Créateur. La morale est individuelle, car elle a trait à la relation de l’homme à Dieu. Pour Villey, c’est la confusion entre droit et morale qui a engendré la vague du subjectivisme des droits. Villey est en un sens plus proche d’Aristote, et sa position plus équilibrée que celle d’Hervada, qui distingue sans réellement distinguer. Pour Villey, le droit est politique. Il est ordonné au bien commun. Il n’appartient pas au législateur de rendre les individus vertueux. Cette charge est laissée avec raison aux institutions religieuses. Mais par son ancrage dans la nature et la justice, le droit prémunit contre les désordres de l’immoralité, ce qui est légèrement différent – s’aviserait-on de soutenir qu’il est loisible au législateur d’autoriser tout citoyen à voler un article dans un magasin une fois par an ? Reprenant Aristote, nous pourrions dire que les gouvernants qui ont la charge de réaliser la paix, la justice et la concorde, c’est-à-dire le bien commun, doivent disposer extérieurement les citoyens à l’exercice de la vertu. Il est donc assez singulier d’observer que malgré les perspectives habituellement aristotéliciennes dans lesquelles il s’inscrit, Javier Hervada dissocie le droit et la politique, auxquels il assigne des domaines distincts.
Ces dernières observations nous conduisent à formuler quelques remarques un peu plus critiques sur cet ouvrage.
II. Discussion
Deux points de la pensée de Javier Hervada méritent d’être discutés. Le premier aspect concerne sa définition du droit comme titre (A), le second concerne le cadre philosophique plus général de sa doctrine, son point de vue « réaliste » (B).
A. Le droit comme titre
D’un bout à l’autre de son ouvrage, Javier Hervada souligne que le droit est un titre que l’individu possède du fait de sa nature. Cette position de l’auteur mérite le détour, car elle permet de souligner la distance qui sépare la pensée du droit naturel de Hervada par rapport à celle d’un Michel Villey. Nous pensons que contrairement à ce dernier, la propension à penser le droit comme un titre conduit le juriste espagnol à accepter sans difficulté l’existence des droits de l’homme, sans néanmoins préciser leurs contours.
Prenant ses distances avec le positivisme qui considère que le droit est un ensemble de règles ou normes, Hervada considère, on l’a dit, que le droit est « la chose juste, la chose attribuée à une personne ». Le point de vue est assez classique et s’explique par la référence au jus suum cuique tribuere des romains. Mais la particularité d’Hervada consiste dans le fait qu’il situe le « jus suum » (ce qui est dû) non dans un ajustement à autrui ou une position au regard du bien commun, mais dans un titre que tout homme possède antérieurement à toute décision humaine, qu’elle soit l’œuvre du législateur ou du juge, et même antérieurement à la société. Il affirme ainsi que « le droit naturel est tout droit que l’homme possède en vertu de sa nature, de sa condition de personne » et qu’il faut le considérer comme « l’ensemble des choses qui lui appartiennent de droit et qu’il possède par lui-même et non pas par concession des Parlements, des gouvernements ou de la société, comme sa vie, son intégrité physique et morale, ses libertés naturelles ». Doit-on en déduire qu’en admettant l’existence de droits naturels antérieurs à la société, l’auteur se rattache aux doctrines modernes du droit naturel, qu’elles soient contractualistes ou non ? Hervada prévient cette observation : « le lecteur pensera peut-être aux droits de l’homme », et précise immédiatement qu’il est possible d’accepter cette « équivalence ». Il souligne pourtant que le droit naturel et les droits de l’homme sont susceptibles d’une distinction, mais remet à plus tard cette explication, qui ne trouvera nulle place dans son livre : « Lorsqu’il [le lecteur] aura accompli plusieurs années d’études, il sera capable de distinguer ce qu’il y a de commun ou de différent entre les droits naturels et les droits de l’homme ». La formule est pour le moins énigmatique. Elle laisse malheureusement en suspens une question immense, car intégrer les droits de l’homme dans une réflexion qui semble au départ les exclure conduit à changer radicalement la donne. Nous pensons qu’en envisageant le droit comme un titre détenu antérieurement à toute détermination sociale et politique, Javier Hervada ouvre (malencontreusement ?) la porte – s’il est possible d’user de cette expression légère – à la subjectivisation du droit, alors même qu’il semblait vouloir l’évacuer.
Cette antériorité du titre se lit à de nombreuses reprises sous la plume de l’auteur : « la justice – qui consiste à donner à chacun son dû – se réduira à donner à la personne humaine ces droits-là, auxquels personne ne renonce ». Ainsi, avant même d’être donné, le droit est déjà la chose de son titulaire. Il n’en n’a peut-être pas encore la possession, mais la justice consiste à lui rendre ce qui lui revient. En réalité, « tribuere » de la formule latine devrait être remplacé par un « reddere », c’est-à-dire « rendre », et non « attribuer ». Par conséquent, si la justice consiste à rendre à chacun son droit, c’est que ce droit préexiste logiquement à l’acte qui consiste à « dire le droit » (jurisdictio venant de jus dicere). On a déjà fait remarquer que la répartition idéale des droits – « idéale » parce que juste – pouvait avoir été pervertie ou altérée par la rapacité des hommes. Mais cette altération n’efface pas le titre naturel en vertu duquel chacun possède un droit dont il peut revendiquer la possession. Le droit est ici une affaire de titre dont la répartition est prédéterminée par le droit naturel. Javier Hervada l’explique sans ambiguïté lorsqu’il évoque les lois injustes :
Il existe bien réellement des lois injustes. Mais elles sont injustes parce qu’elles lèsent le droit naturel en attribuant des choses à des personnes différentes de celles à qui elles étaient attribuées antérieurement par droit naturel, ou parce qu’elles nient la titularité d’une chose à quelqu’un qui la tient du droit naturel, ou parce qu’elles attribuent des choses à ceux qui ne peuvent pas en être titulaires par le droit naturel.
Sans pouvoir longuement commenter cette phrase, bornons-nous à deux commentaires. Le premier portera sur la question de l’origine de cette répartition initiale des choses, le second sur la conception du droit comme titre.
Lorsqu’Hervada parle des « choses » réparties par le droit naturel et que l’homme possède en vertu de cette détermination, il ne semble pas se limiter à évoquer le seul droit de propriété, mais tous les droits : le droit de chacun au respect de son intégrité physique, la liberté d’expression, de religion, et même la liberté d’aller et venir. Or ces droits ne sont pas répartis par l’œuvre de la justice, car « la justice ne répartit pas les choses originairement ». Il y a donc, dit Hervada, « des choses réparties par nature », et en dehors de toute détermination humaine. Dans une perspective chrétienne, dont l’auteur ne se départit jamais, il faut sans doute – en remontant la série des causes – admettre que c’est Dieu lui-même qui, ayant créé toutes choses, les a également réparties. Ne faudrait-il pas voir dans cette conception l’influence en sourdine des idées « propriétaristes » défendues par les théologiens – souvent espagnols – de la Seconde Scolastique ? En effet, cette répartition originelle des choses (res exteriores) peut faire penser à la façon dont les théologiens du xvie siècle ont envisagé la propriété, et elle en est probablement imprégnée. Ces thèses semblent a priori éloignées de l’idée médiévale de communauté originelle des biens ou de « communs », dirait-on aujourd’hui. Certes, Javier Hervada marche dans les pas de Saint Thomas lorsqu’il affirme que les choses sont réparties entre les hommes par nécessité sociale, car, si tout appartenait à tout le monde, « la vie humaine serait un enfer ». Mais chez Thomas d’Aquin, l’idée que la communauté des biens est naturelle vient faire obstacle à tout individualisme possessif, ce que l’on ne retrouve pas réellement sous la plume de notre auteur.
Cette détermination originelle a pour conséquence de figer la répartition des droits, et de justifier l’immuabilité d’un ordre social et politique. Fixiste par essence, cette conception semble difficilement pouvoir rendre compte de ce que le droit est changeant. En effet, la juste part de choses revenant à chacun varie en fonction de la relation qu’il entretient avec autrui, ou de la contribution qu’il apporte à la réalisation du bien commun, en somme, sa fonction politique (mais non au sens de statut). Si l’on suit rigoureusement la pensée d’Hervada, le droit et la justice résident donc dans la chose due, bien davantage que dans la relation ajustée à autrui, aspect finalement laissé en marge de la réflexion du juriste espagnol. C’est sur ce point qu’il nous est plus difficile de suivre Javier Hervada, car sa conception du droit évacue de la sorte la dimension éminemment politique du droit, qui est avant tout « rapport à autrui ». À cet égard, il nous semble que l’auteur se tienne à distance de Thomas d’Aquin, pour qui « le droit ou le juste se disent d’une œuvre quelconque adéquate à autrui sous un certain mode d’égalité ». Alain Sériaux résume cette idée en disant que le droit est « l’exacte mesure à laquelle chacun doit se tenir s’il veut occuper à l’égard d’autrui la position juste », ou encore, qu’il s’agit d’un « bon ajustement entre les êtres en relation ». De la sorte, le regard du juriste se porte non sur l’individu mis en possession de son bien, mais sur la position respective de deux plaideurs, qui détermine ce qui est dû à l’un et à l’autre. Cette dimension peut être dite politique en ce qu’elle envisage le droit du point de vue de la fonction qu’il remplit au sein d’une communauté : il est ordonné à la finalité de la vie sociale, la réalisation du bien commun. Or il semble que sans être tout à fait absent de l’ouvrage, ce point de vue soit néanmoins relégué au second plan. En effet, il est révélateur que l’auteur évoque d’abord la notion d’« ordre social juste », et aborde bien après la question des rapports entre la loi et le bien commun. Mais cet « ordre social juste » n’est pas assimilable à la notion de bien commun. Tout au plus, « l’ordre social juste » ne représente qu’un aspect du bien commun, classiquement défini comme la réalisation de la paix, de la justice et de la concorde (ou amitié). Il en va différemment de cet ordre social qualifié de juste, qui, sous la plume d’Hervada, désigne « cet état de la société dans lequel chacun dispose de ses droits et les utilise sans en être empêché », le concept clé (selon l’auteur), étant « celui de la répartition ». Ce qui semble intéresser Hervada, ici, c’est davantage le résultat de la répartition que la répartition elle-même. Si la tâche du juriste ne consiste qu’à s’assurer que chacun soit en possession de ses droits et les utilise sans en être empêché, comment penser simultanément la justice pénale, qui conduit le plus souvent à priver la personne condamnée d’un bien, de sa liberté d’aller et venir, éventuellement de sa liberté d’expression s’il est condamné pour diffamation, etc. ? Autant de biens dont l’auteur a plusieurs fois dit qu’ils étaient des droits rattachés par nature à la personne humaine. Or de droit pénal, il n’est presque jamais question dans cet ouvrage pourtant complet, vraisemblablement parce que la conception fixiste du droit que l’auteur y développe (le droit comme titre) l’empêche de penser la question de la privation d’un droit. Un tel manque s’explique probablement par le fait que le droit n’est pas envisagé centralement comme rapport à autrui, et que le lien qui le rattache au bien commun n’est pas premier. En définitive, la conception du droit défendue par l’auteur est entièrement tournée vers la personne. Le bien commun lui-même est orienté en direction de la personne humaine, et non prioritairement vers le bien de la communauté. Pour s’en convaincre, il faut lire les pages consacrées au bien commun par l’auteur. Le contenu de la notion n’y est jamais explicité. Tout au plus, l’auteur met l’accent non sur le bien commun en lui-même, mais sur les effets qu’il procure : « le bien-être général, le bonheur commun ou, si l’on préfère, les conditions sociales souhaitables et nécessaires pour le développement personnel des citoyens ». En d’autres termes, le bien commun (« de la multitude », auraient dit Aristote ou S. Thomas) n’est pas la finalité ultime de la vie en société, mais il est au service de la personne, placée au commencement et au terme de la politique. Alors qu’Aristote ou Thomas d’Aquin raisonnent davantage sur la relation de la partie au tout, la perspective de Javier Hervada semble quelque peu renversée : la société est faite pour l’homme. Ainsi s’explique que le sacrifice de l’intérêt particulier au profit de l’intérêt général soit une sorte de mal nécessaire, mais doive être « le plus petit possible », en l’absence d’alternative. Notons au passage – peut-être s’agit-il d’une maladresse de traduction ? – l’utilisation indifférente des notions d’intérêt général et de bien commun, l’auteur passant de l’un à l’autre sans distinction. Nous pensons que c’est peut-être le signe d’une faiblesse conceptuelle. À moins qu’il ne s’agisse d’une prise de distance assumée avec la tradition aristotélo-thomiste, qui plaide pour une complémentarité du bien commun avec le bien propre (ou individuel), le bien commun permettant à la personne humaine de se perfectionner, car, pour reprendre les mots du philosophe d’inspiration thomiste Louis Lachance, « aucune partie ne peut atteindre à la plénitude de sa perfection en dehors du tout auquel elle ressortit ». Tel n’est pas le cas chez Hervada, qui considère que la perfection de la personne humaine est native, alors que chez Saint Thomas, la « personne » reçoit sa perfection de son inclusion dans le plan du bien commun : le bien propre,
nécessairement particularisé et limité […] s’avère inférieur au bien commun, qui, lui, résultant de la mise en œuvre organique des énergies volontaires ainsi que des richesses intellectuelles, artistiques et sentimentales d’une nation, offre en suffisance tous les éléments de la perfection.
Ainsi donc, pour revenir au droit, si le bien du tout est supérieur – ou transcende – à celui de la partie, et s’il n’est de droit que relativement à autrui, c’est cette relation à autrui qui passe au premier plan. Or celle-ci est affaire de mesure, et suppose parfois que dans la logique rétributive qui est celle du droit pénal, l’homme délinquant soit privé de ce qu’Hervada nomme ses droits. Dans la perspective de la doctrine dite classique du droit naturel, le droit pénal n’assume pas uniquement une fonction punitive ; il vise surtout à rétablir un équilibre détruit, un ajustement à autrui contrarié par un comportement fautif (l’exemple du vol étant le plus explicite en la matière). Ainsi, le droit pénal ne saurait être envisagé sous l’angle exclusif et appauvrissant de la sanction. Il remplit une fonction éminemment politique dont dépend la sauvegarde du bien commun, et l’on doit évidemment l’envisager comme une activité consistant à donner à chacun la mesure de ce qui lui revient en fonction de ses actes. Le droit pénal réajuste le délinquant et sa victime, le délinquant et la communauté politique à laquelle il appartient. Cette dimension du droit n’est pas évoquée par Javier Hervada, et elle prendrait difficilement place au sein de son système de droit, car si l’on considère que l’homme possède des droits naturels du fait qu’il soit une personne humaine, il devient difficile de penser à quelles conditions il pourrait en être privé.
Ces remarques ne portent que sur des points épars de la pensée de Javier Hervada. Nous voudrions à présent revenir sur le « réalisme juridique » dont il se revendique, car celui-ci est trop peu développé au regard de l’importance que lui donne l’auteur en le plaçant dans le sous-titre de son ouvrage.
B. L’arrière-plan philosophique du réalisme
Indiquer en sous-titre de son ouvrage qu’il situe son exposé dans le cadre d’un « réalisme juridique » n’est pas anodin de la part de l’auteur. Il manifeste ainsi son ralliement à un certain type de réalisme juridique, que l’on peut qualifier de « classique ». Ici, Javier Hervada marche sur les traces de son aîné, compatriote et collègue, Alvaro d’Ors. Dans un volumineux et riche article publié en 1981 dans la Revue de la recherche juridique, ce dernier avait proposé des « Principes pour une théorie réaliste du droit », avec une inclination très forte en faveur du judicialisme (« le droit est ce qu’approuvent les juges »). Même si leurs approches ne se rejoignent pas en tous points, ces deux auteurs partagent une conception identique du droit : le droit tire sa source de la réalité objective, la nature au sens large, qui inclue la nature humaine. Comment exprimer en quelques propositions ce que Javier Hervada entend par « réalisme juridique » ? L’auteur ne s’en explique pas dans cet ouvrage, si bien qu’il faut compléter sa lecture par celle de son Introduction critique au droit naturel. Il ressort de ces lectures croisées que le réalisme juridique consiste à définir le droit dans un sens objectif, comme la chose juste (res justa) qui est due à autrui. Cette démarche suppose donc que ce juste possède une existence antérieure et indépendante de la volonté humaine. Dans une perspective villeyenne, Alain Sériaux évoque le « juste dans les choses » : il est indéniable qu’au cœur de cette conception du droit se blottit le droit naturel. Cet aspect du réalisme juridique nous semble parfaitement résumé par Alain Sériaux, lorsqu’il déclare que
le droit naturel n’est rien d’autre que la mesure inhérente à l’ajustement envisagé, celle qui se dégage très objectivement de la nature même de la relation interpersonnelle au sein de laquelle l’on recherche le bon ajustement entre les êtres en relation.
Mais il nous semble que cette pensée réaliste du droit n’explicite que la partie la plus émergée des principes sur lesquels elle repose. Il nous paraît important d’exhumer les principes de cette philosophie réaliste, et à tout le moins d’en restituer les grandes orientations.
Se référer à l’existence d’une justice existant indépendamment de la volonté humaine parce qu’elle surgit des relations interpersonnelles, c’est admettre qu’il existe un ordre du monde accessible à l’intelligence humaine : tel est l’opinion défendue par les tenants d’un courant philosophique que l’on regroupe communément – mais sans doute trop grossièrement – sous la bannière de la « philosophie réaliste ». Michel Villey ne dit-il pas que « le droit a son siège in re, dans les choses », ajoutant qu’« on le cherchera par l’observation du monde extérieur » ? La possibilité de connaître le réel est cardinale pour comprendre l’étoffe de ce que l’on appelle classiquement le « réalisme juridique ». Cette tradition intellectuelle se fonde sur ce que d’aucuns appellent une ontologie juridique, même si l’expression manque de clarté. L’aspect déterminant de ce réalisme réside dans l’affirmation selon laquelle il est possible à l’homme (et donc au juriste) de connaître le monde qui l’entoure, et d’y déceler un ordre général qu’il ne saurait transgresser. Si l’on veut saisir le sens et la profondeur du réalisme, il faut donc se référer à une philosophie première d’inspiration aristotélicienne et thomiste, qui inclue la cosmologie, la physique et la philosophie de la connaissance. Nous pensons ici que le juriste qui se prétend réaliste doit tenter de se faire philosophe, au moins temporairement, et qu’il ne peut faire l’économie de cette réflexion. C’est le rapport au monde du juriste qui est ici en jeu. Pour être (trop) bref, il est possible de synthétiser cette « doctrine » en deux points : d’une part, l’homme peut accéder au moyen de ses sens et son intelligence à la connaissance de la réalité du monde qui l’entoure ; d’autre part, l’observation du réel permet de déceler l’existence d’un ordre du monde entièrement dominé par le règne des fins.
Connaître le réel, n’est-ce pas prétendre détenir la vérité et vouloir l’imposer par le droit ? Telle est l’objection majeure qu’adressent les positivistes aux partisans des thèses jusnaturalistes, souvent dénigrées sous l'appellation de « cognitivisme ». Sur ce point, les positivistes refusent d’engager la discussion : la seule prétention à pouvoir connaître – même dialectiquement, comme le propose Villey – ce qui est juste est balayée d’office d’un seul revers de main. Quelques sentences suffisent à expédier ces présupposés philosophiques sans entrer dans le moindre commencement de démonstration. Qu’on en juge par ces quelques lignes prélevées dans l’œuvre de Michel Troper :
Le jusnaturalisme fait l’objet des critiques des positivistes. Les principales de ces critiques se fondent sur le refus du cognitivisme éthique, c’est-à-dire de la thèse selon laquelle il existerait des valeurs objectives et connaissables. La plupart des positivistes estiment au contraire que de telles valeurs n’existent pas. On ne peut en tout état de cause connaître que ce qui est, et, comme l’a démontré Hume (Traité de la nature humaine, 1740), de cette connaissance, on ne peut pas dériver un devoir-être. Aussi, les actions sont appelées justes ou injustes non pas parce qu’elles possèdent réellement la propriété d’être justes ou injustes, mais seulement en fonction de nos préférences. La justice est donc pour eux une notion seulement subjective, donc relative.
Nous ne souhaitons pas entrer dans un débat philosophique serré avec les partisans de ces thèses positivistes, car ce n’est pas l’objet de ce travail. Soulignons néanmoins le caractère expéditif et quelque peu lapidaire d’un tel jugement. Remarquons également qu’elle absolutise la pensée de Hume, considérée comme indépassable. Force est d’admettre ici la présence d’un argument d’autorité. Force est d’admettre également que le positiviste révèle ici qu’il adhère lui-aussi à une philosophie première, qui rejette a priori la possibilité pour l’homme de connaître une réalité extérieure qui lui préexiste. L’idée que le réel est radicalement inconnaissable est à la racine de la thèse de la rupture entre l’être et le devoir être. Doit-on s’offusquer de ce parti pris philosophique ? Assurément non, à l’unique condition d’être assumé par ceux qui le professent, et qui auraient tout intérêt, pour la propre cohérence de leur pensée, à ne pas ontologiser leurs propres convictions et les ancrer dans un ordre de vérité. Nous avons bien conscience que s’affrontent ici deux conceptions philosophiques qui marchent à fronts renversés, et dont il faut sans doute admettre qu’elles sont inconciliables. Le parti pris philosophique du réalisme se situe résolument à l’opposé du doute cartésien. Il implique en effet que la connaissance des objets extérieurs à l’homme repose entièrement sur le jeu de la sensation, articulée avec l’intelligence selon un processus d’abstraction. Les sens externes et internes (la mémoire, l’imagination, et le sens commun, principe unificateur des sensations) constituent le moteur de la connaissance sensible du réel. La simple appréhension du réel au moyen des sens autorise à parler d’une connaissance sensible du monde. Ce premier stade de la connaissance ne suppose pas de processus d’abstraction et ne donne pas encore accès à l’universel. Elle constitue le plus haut degré de l’intelligence sensible, dont les animaux les plus parfaits sont dotés, mais également les hommes selon Thomas d’Aquin, qui suit en cela Aristote. Mais à l’homme et lui seul appartient de connaître l’être intelligible par voie de principes premiers et d’universaux. Dans un ouvrage intitulé Réalisme thomiste et critique de la connaissance, Étienne Gilson a remarquablement exposé les enjeux de cette doctrine de la connaissance, en disant, en substance, que le réalisme thomiste ne se fonde pas sur un postulat, mais sur l’appréhension intellectuelle de l’être intelligible des choses senties. Dans ce livre, l’auteur insiste significativement sur l’incompatibilité radicale du réalisme thomiste avec le cartésianisme et l’idéalisme kantien. Cette divergence mérite d’être soulignée, car elle produit des conséquences inévitables sur le terrain des doctrines juridiques. Il nous semble que par souci de pédagogie – et d’honnêteté –, les œuvres de philosophie du droit, y compris et à plus forte raison celles offertes à la lecture du plus grand nombre, devraient être accompagnées de prolégomènes permettant de clarifier la démarche de l’auteur. Cela permettrait à tout le moins d’éclairer le support philosophique auquel le jusnaturalisme classique se trouve adossé, ce que le livre de Javier Hervada ne permet pas.
L’autre aspect sous-jacent et déterminant du réalisme juridique est qu’il suppose l’intelligence humaine capable de déceler l’existence d’un ordre du monde entièrement régi par le règne des fins. On trouve cette idée au cœur de la théorie aristotélicienne de la causalité, prolongée par Thomas d’Aquin. Au milieu des quatre causes (matérielle, formelle, efficiente, finale), la cause finale rend compte de tout. La fin peut être envisagée sous deux angles complémentaires : comme but (elle est première dans l’ordre de l’intention), et comme terme (elle est dernière dans l’ordre de l’action, synonyme d’achèvement). Cette souveraineté des fins permet à l’intelligence de connaître aussi bien les êtres que de comprendre leurs actes. La finalité éclaire également l’étude du mouvement (la physique), les notions de puissance et d’acte, dont elle est indissociable. Rien dans le monde, aussi bien matériel qu’immatériel, n’échappe à la finalité. Or, et c’est une affirmation capitale pour les juristes, Aristote admet que la nature d’une chose est sa fin : comprenons par-là que ce que l’auteur appelle la nature (phusis) désigne le mouvement par lequel chaque être tend vers son plein achèvement, autrement dit sa fin. Aristote en fait le point de départ de sa philosophie politique : « la nature d’une chose est sa fin, puisque ce qu’est chaque chose une fois qu’elle a atteint son complet développement, nous disons que c’est là la nature de la chose », dit-il, et « la cause finale, la fin d’une chose, est son bien le meilleur ». Cette tension des êtres vers leur plein achèvement détermine le cosmos, dans lequel l’homme s’insère, et aux lois duquel il n’échappe pas. Dans l’ordre de l’agir, Aristote et Thomas d’Aquin soutiennent que « tout agent agit pour une fin », c’est-à-dire « tend vers un bien qui lui convient ». Cette attractivité des fins est essentielle pour comprendre la texture classique droit naturel. Elle explique ce que Villey voulait signifier en parlant du « droit dans les choses », indiquant leur « tension vers une certaine fin ».
C’est ici qu’intervient l’objection couramment adressée aux jusnaturalistes : on ne saurait prétendre passer de la nature au droit, car la nature ne prescrit rien, elle est anomique. Ce point est délicat, nous n’entendons pas l’aborder ici longuement. Bornons-nous à restituer les quelques arguments du « réalisme » en faveur de l’obligatoriété de ce droit naturel. Il semble en effet à première vue que la nature ne prescrive aucune règle positive par elle-même. Même finalisée, cette nature demeure très imparfaitement connue aux hommes. Par ailleurs, Aristote et Saint Thomas eux-mêmes n’ont que très rarement utilisé la notion de « droit naturel », et lui préféraient celle de justice. Peut-être, en réalité, n’en avaient-ils pas besoin, tant il était évident que l’univers ordonné était aspiré par ses fins, et que l’homme ne pouvait l’ignorer, capable de discerner cet ordre au moyen de sa raison. Inséré en tant qu’homme dans cet ordre du monde, le juriste ne peut en faire abstraction. Ce que suggère la lecture d’Aristote et de Thomas d’Aquin, c’est que le droit possède un ancrage dans la nature, sans pour autant que la nature soit le fondement de tout droit positif. En d’autres termes, toute règle de droit positif n’est pas nécessairement la traduction du droit naturel. Villey lui-même admettait sans difficulté que la loi naturelle ne suffisait pas au juriste, a plus forte raison au juge, pour remplir son office. En revanche, l’ordre de la nature, c’est-à-dire les finalités vers lesquelles elle incline, assignent un cadre et des limites à la volonté humaine, à l’intervention du législateur ou du juge. Ces limites sont connaissables par l’activité de la raison. Mais ici, ce ne sont pas les interdits qui importent, mais plutôt les finalités observées en toute chose, car « la nature ne fait rien en vain ». De là vient l’affirmation constante – chez les stoïciens, chez Cicéron – de la nécessité de vivre selon la nature, ou en conformité avec elle. Pour vivre harmonieusement avec l’univers dont il fait partie, l’homme ne peut transgresser cet ordre dont il peut acquérir une connaissance rationnelle. Dans une telle perspective, le droit est un art (point de vue présent chez Hervada), dont la fonction est d’imiter la nature (ars imitatur naturam).
Il est évident que de telles considérations ont de quoi décevoir ceux qui pensent que le droit doit pouvoir tout faire. En affirmant la dépendance de l’intelligence à l’égard du réel saisi par les sens, l’enchaînement de la raison à quelques principes premiers, mais aussi la transcendance du règne des fins, le réalisme classique invite à une humilité qu’il n’est pas toujours facile d’admettre. Dans cette perspective, la finalité est limitante. Elle suppose la finitude des êtres bornés par leur fin. Elle exclue l’omnipotence de la volonté. En droit, les conséquences d’une telle philosophie sont nombreuses. Il est tout à fait probable enfin que les propositions réalistes soient rejetées, buttant sur un ultime et insurmontable obstacle : l’admission de la finalité conduirait fatalement à devoir reconnaître l’existence de Dieu. Le reproche est courant, et il semble légitimé par le fait que la très grande majorité, si ce n’est même l’unanimité des jusnaturalistes classiques sont chrétiens, ou inscrivent leur pensée dans une perspective chrétienne (Javier Hervada l’assume complètement). Dans un ouvrage entièrement consacré à cette question, Étienne Gilson observe que « la notion de finalité n’a pas de chance », car « l’une des raisons principales de l’hostilité dont elle est l’objet est sa longue association avec la notion d’un Dieu créateur et providence ». Admettre que le monde soit ordonné conduit à supposer l’existence d’une intelligence ordonnatrice. Or, cela reviendrait à fonder théologiquement la philosophie et le droit. Doit-on souscrire à ce fatalisme, ou peut-on imaginer s’en tenir à un moyen terme ? En guise d’épilogue, nous aimerions ici formuler une proposition trop brève, car elle mériterait des développements beaucoup plus sérieux. L’objection de l’existence de Dieu porte, non sur l’existence de la finalité, mais sur son origine. Or, ce sont deux choses différentes à étudier, dont l’une peut intéresser le juriste, mais l’autre non. La reconnaissance de cet ordre finaliste n’impose pas directement celle d’un Dieu transcendant. Cette question n’est pas du ressort du juriste. Elle peut, et même doit être laissée en dehors du droit, charge à tout un chacun d’y répondre comme il l’entend, ou de ne pas y répondre.
Nicolas Sild
Professeur de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole