Durkheim et l’histoire du droit contractuel. Une relativisation socio-historique de l’autonomie de la volonté
Quelques vingt années avant Emmanuel Gounot, dont la thèse, Le principe de l’autonomie de la volonté en droit privé (1912), systématise en la prenant pour cible la doctrine juridique de l’autonomie de la volonté, Émile Durkheim proposait déjà une critique, en apparence proche, du dogme de l’autonomie de la volonté en matière contractuelle. Formulée dès sa thèse de doctorat, De la division du travail social (1893), dans la discussion de l’individualisme juridique d’Herbert Spencer et de sa théorie libérale du « contrat libre », cette critique se trouve condensée dans le célèbre aphorisme « tout n’est pas contractuel dans le contrat ». Avec cette maxime, Durkheim distingue en effet, au sein même du contrat, entre ce qu’il est possible d’appeler le proprement contractuel et le non contractuel. Le proprement contractuel est ce qui, dans le contrat, relève des libres volontés individuelles. Le non contractuel est ce qui, dans le contrat, s’impose aux volontés individuelles : c’est « la réglementation du contrat qui est d’origine sociale » et que Durkheim ramène pour l’essentiel aux règles du droit contractuel. Or le proprement contractuel et le non contractuel constituent pour Durkheim deux conditions nécessaires du contrat. Dès lors, l’erreur de Spencer, avec son « contrat libre » à la liberté contractuelle illimitée, tient à la réduction qu’il opère du contrat au proprement contractuel. Pour Durkheim, les volontés individuelles, si elles sont une condition nécessaire du contrat, n’en sont pas la condition suffisante. Tout contrat, même le contrat consensuel qui repose sur le consentement libre et éclairé des parties et qui dérive son obligatoriété de ce consentement, suppose la réglementation sociale.
En opposant à l’individualisme juridique l’insuffisance du proprement contractuel, Durkheim ne se contente pas de poser le droit contractuel comme complément utile aux volontés individuelles, tout particulièrement pour la résolution des problèmes d’exécution du contrat dans le temps (respect des clauses contractées, détermination des clauses non prévues). Le droit contractuel n’est pas supplétif des volontés individuelles. Il n’est pas un prolongement des volontés individuelles sous la forme de « ce qu’elles auraient prévu ou voulu si elles y avaient pensé ». Le droit contractuel est, au contraire, impératif. Le non contractuel prescrit des obligations, négatives et positives, au proprement contractuel. Le non contractuel est « la norme fondamentale » que le proprement contractuel doit respecter pour être source de droit. Il en est, d’une part, la norme juridique. Loin de détenir par elles-mêmes, en vertu de leur seule autonomie, une force obligatoire, les volontés individuelles l’acquièrent lorsqu’elles se conforment au droit contractuel. Le non contractuel est, d’autre part et surtout, la norme sociale que le proprement contractuel doit respecter pour être source de droit. Ou encore, l’encastrement normatif des volontés individuelles n’est pas seulement juridique, mais plus fondamentalement social. On se souvient en effet que, dans La division du travail social, Durkheim corrèle types de droit et formes de solidarité sociale : le droit répressif, c’est-à-dire pénal, est l’expression matérielle de la solidarité mécanique, ou solidarité par similitude ; le droit restitutif, auquel le droit contractuel appartient, est le symbole extérieur de la solidarité organique, ou solidarité par différenciation fonctionnelle issue des progrès de la division du travail. En d’autres termes, loin de devoir leur efficacité juridique à leur seule auto-détermination morale, les volontés contractantes ne sont, selon Durkheim, sources d’effets de droit que lorsqu’elles se conforment au droit contractuel, c’est-à-dire lorsqu’elles concourent aux exigences sociales de coopération organique.
Dans sa critique de l’édification par l’individualisme juridique de l’autonomie de la volonté en source unique de la force obligatoire du contrat, Durkheim n’en vient-il cependant pas à nier la liberté des volontés contractantes, dont il fait pourtant une condition nécessaire du contrat ? Pour qu’il y ait contrat, il faut qu’il y ait consentement libre et éclairé des parties aux obligations auxquelles elles décident de se soumettre. Mais le contrat ne peut satisfaire des besoins de solidarité sociale, fussent-ils organiques, sans contraindre les parties dont le consentement peut dès lors difficilement demeurer libre et éclairé. Par conséquent, en conférant au contrat deux conditions nécessaires, Durkheim ne le scinde-t-il pas entre deux logiques incompatibles l’une de l’autre : la logique de l’auto-détermination des volontés individuelles d’un côté, la logique de la solidarité sociale de l’autre ? En faisant de la liberté individuelle et de la réglementation sociale les deux conditions nécessaires, bien qu’incompatibles, du contrat, Durkheim ne privilégie-t-il pas la logique de la solidarité sociale au détriment de la logique de l’auto-détermination des volontés contractantes ? Voire ne nie-t-il pas le rôle des volontés individuelles dans le contrat ?
Cet article entend montrer que l’originalité de la contribution durkheimienne à l’étude critique de l’individualisme juridique réside dans son effort continu pour faire tenir ensemble les deux conditions du contrat et pour dépasser leur prétendu antagonisme. La critique durkheimienne du dogme de l’autonomie de la volonté ne coïncide ni avec une négation des volontés individuelles, ni même à proprement parler avec la négation de leur autonomie, mais consiste bien plutôt en sa relativisation socio-historique. C’est ce que révèle l’histoire du droit contractuel que Durkheim dresse dans les chapitres 15 à 18 de ses Leçons de sociologie, ainsi que dans les comptes rendus qu’il effectue pour l’Année sociologique, d’ouvrages d’ethnologie juridique et d’histoire du droit consacrés au contrat. De cette histoire du droit contractuel, il ressort que les volontés contractantes n’ont pas, en tout temps et en tout lieu, détenu une efficace juridique et que, par conséquent, malgré ce que l’extension moderne du contrat consensuel pourrait laisser accroire, elles ne la détiennent pas intrinsèquement. Mais de cette histoire du droit contractuel, ne se dégage pour autant aucune négation du rôle des volontés individuelles dans le contrat, ni même de leur autonomie. L’histoire durkheimienne du droit contractuel s’attache au contraire à montrer comment une obligatoriété juridique a progressivement été attachée à de simples états mentaux individuels et, qui plus est, projectifs. Elle dévoile les médiations sociales qui ont été nécessaires pour que l’auto-détermination des volontés contractantes en vienne à être source d’effets de droit.
Après avoir étudié les origines que Durkheim attribue au droit contractuel (Partie I), cet article explorera les deux voies qui, selon lui, ont conduit au consensualisme moderne : la première voie – que nous qualifierons de statutaire – mène du droit statutaire à ce nous appellerons le droit contractuel d’espèce statutaire constitué des blood covenants et des contrats réels (Partie II) ; la seconde voie – que nous qualifierons de formaliste – celle qu’empruntent les contrats dits solennels, mène du formalisme religieux au formalisme juridique (Partie III). L’histoire pluri-linéaire du droit contractuel reconstituée par Durkheim révèle ainsi les deux médiations sociales – statutaire et formaliste – qui ont été nécessaires pour qu’un effet juridique soit attaché à la détermination autonome des volontés contractantes.
I. Les origines du droit contractuel
Dans ses Leçons de sociologie, Durkheim fait du droit contractuel une création juridique tardive. Si, pour Durkheim, il y a du droit dans toute société, même dans les sociétés les plus anciennes, il n’y a pas à proprement parler de droit contractuel dans les sociétés les plus primitives. Le droit contractuel est un phénomène juridique dérivé. Il est possible, à son égard, de parler d’une origine et de la rechercher.
Qu’il n’y ait pas de droit contractuel dans les sociétés les plus anciennes n’implique aucunement que ne s’y développent pas des relations d’échange qui, avec toutes les précautions nécessaires pour éviter l’anachronisme, ne puissent être qualifiées de contractuelles. Les contrats, affirme Durkheim dans La division du travail social, y sont beaucoup plus rares que dans nos sociétés, mais n’y sont cependant pas absents. En effet, il n’y a pas de sociétés historiques dans lesquelles les individus sont à ce point similaires qu’ils ne puissent procéder à des échanges entre eux. Et ces échanges ne sont pas à ce point étrangers à la logique de nos échanges modernes qu’on doive leur refuser la qualification de contractuels et les distinguer, par exemple, par la logique alternative du don. Par contre, affirme Durkheim dans les Leçons de sociologie, les contrats n’y ont pas la forme qu’ils revêtent dans nos sociétés.
Principale différence entre les contrats des sociétés dites inférieures et ceux des sociétés dites supérieures : dans les sociétés les plus anciennes, le contrat n’est pas juridique en lui-même. L’inexécution de ses obligations contractuelles par le débiteur récalcitrant n’est pas sanctionnée juridiquement. Certes, précise Durkheim dans ses Leçons de sociologie en prenant appui sur les usages chinois, japonais et hindous, il arrive que le débiteur défaillant soit frappé d’une peine. Cependant, la sanction pénale n’est imputée et administrée que lorsque l’inexécution contractuelle comporte une menace pour l’autorité publique. D’ailleurs, cette sanction pénale n’oblige aucunement le débiteur à remplir les obligations contractées à l’égard de son créancier ou à le dédommager pour le tort subi : le débiteur récalcitrant reçoit des coups de bambou pour l’inexécution du contrat, mais n’est pas tenu par cette peine à exécuter ses obligations.
La pratique qui, selon Durkheim, témoigne le mieux de cette absence de caractère juridique des relations contractuelles archaïques est le dharna. Le dharna est un usage hindou, autorisé par les anciens codes de Manou et de Brihaspati, condamné par les colons britanniques, par lequel le créancier qui veut recevoir sa prestation d’un débiteur récalcitrant vient s’asseoir sur le seuil de la maison de ce dernier et y jeûne jusqu’à ce qu’il ait recouvré sa créance, et ce la mort dût-elle s’ensuivre. Décrite par Henry Sumner Maine dans Early History of Institution (1875), qui la rapproche d’usages similaires dans l’ancien droit irlandais et qui explique son efficacité par « la crainte d’un châtiment dans la vie future », la pratique du dharna a fait l’objet, dans le dernier quart du XIXe siècle, d’un nombre conséquent de descriptions et de comparaisons ethnographiques que Durkheim connaissait pour en avoir proposé des recensions dans L’année sociologique. Dans ses Leçons de sociologie, comme dans ses comptes rendus des études que Tamassia, Steinmetz et Hopkins ont consacrées à cette pratique, Durkheim explique ainsi le dharna par les croyances relatives aux morts qui en font des puissances redoutables, non pas, comme le pense Sumner Maine, pour la vie future du débiteur récalcitrant, mais, comme le pense Steinmetz, pour sa vie actuelle.
Mais, l’originalité de la position de Durkheim au sein de cette littérature ethnographique réside dans son interprétation du dharna comme une anticipation magique et pré-juridique du droit restitutif :
« Il ne serait même pas impossible que, dans le cas du dharna proprement dit, le suicide ait pour objet commun d’emmurer le débiteur dans sa maison en conférant au seuil un caractère magique qui le rende infranchissable. C’est, en effet, sur le seuil que le créancier s’assied, c’est là qu’il meurt ; c’est donc là que viendra son esprit une fois dégagé de son corps. Il veillera sur ce seuil et s’opposera à ce que son propriétaire actuel le franchisse. Du moins, il ne pourra le franchir qu’en courant de grands dangers. C’est donc comme une mainmise du mort sur la maison ; une sorte de saisie posthume ».
Selon Durkheim, le dharna est une saisie par le créancier de la maison du débiteur récalcitrant au moyen de sa propre mort. Il constitue une forme de dommages et intérêts conquis par le seul moyen dont dispose le créancier « abandonné à lui-même » : la vengeance d’outre-tombe. Il convient de souligner la pertinence de l’interprétation de Durkheim, le code de Brihaspati classant le dharna, aux côtés de l’emprisonnement de la femme, du fils et du bétail, parmi les formes possibles de saisie. Pour Durkheim, le dharna atteste ainsi que, dans les sociétés dans lesquelles il prend place, le créancier ne peut attendre l’exécution de sa créance d’un quelconque droit : le droit répressif ne réprime que l’atteinte à l’autorité publique, le droit restitutif est absent. Le créancier ne peut donc espérer amener le débiteur récalcitrant à résipiscence que par ses propres moyens. Il y a là la description de contrats sans droit contractuel, c’est-à-dire de contrats qui ne sont pas encore à proprement parler juridiques.
Autre différence entre les contrats des sociétés anciennes et ceux qui prédominent dans les sociétés modernes : il ne s’agit pas des mêmes types de contrat. De ce que, dans les contrats les plus primitifs, les contractants sont livrés à eux-mêmes en deçà de toute régulation de nature juridique, on pourrait croire que, dans son moment de naissance, le droit contractuel se façonne sur l’autonomie des volontés contractantes et se limite à n’être qu’une consécration juridique de leur liberté. Il n’en est rien. Si le droit contractuel est une création juridique tardive, le droit contractuel qui consacre l’autonomie des volontés contractantes est une création juridique bien plus tardive encore. Pour Durkheim, le droit contractuel n’a pas toujours érigé et n’érigera pas toujours le consentement libre et éclairé des parties en source du contrat et de son efficacité juridique. Le contrat dit consensuel, fondé sur l’autonomie des volontés contractantes, n’est qu’un des moments de l’histoire du droit contractuel. Il se situe plus exactement, dans l’histoire du droit contractuel dont Durkheim rend compte dans les chapitres 15 à 18 des Leçons de sociologie, au point de recoupement de deux voies distinctes : la voie statutaire et la voie formaliste.
II. La voie statutaire
La première voie de formation du contrat que Durkheim délinée coïncide assez classiquement, en cette fin de XIXe siècle, avec l’évolution du status au contrat décrite par Henry Sumner Maine dans Ancient Law.
Du status au contrat
Dans l’histoire du droit contractuel qu’il dresse dans ses Leçons de sociologie, Durkheim saisit le moment d’émergence du droit contractuel en le distinguant du droit statutaire. Le droit statutaire concerne les droits et devoirs attenants à un état réalisé des personnes (« le status personnel ») ou des choses (« le status réel »). Ce sont, par exemple, les devoirs que tel individu a envers ses parents dans la mesure où il est leur descendant direct. C’est encore, par exemple, le droit de servitude que détient tel individu dans la mesure où il est propriétaire de l’immeuble mitoyen. Ce qui, dans l’un et l’autre exemple, est créateur de droits et d’obligations, c’est un état réalisé ou status, l’état de la famille pour le premier, l’état du patrimoine pour le second. Le droit contractuel apparaît lorsque l’obligation ne procède plus d’un état déjà réalisé, mais d’un simple état voulu que deux ou plusieurs volontés individuelles s’accordent à réaliser. En distinguant ainsi le droit contractuel du droit statutaire, Durkheim pointe une spécificité qu’il estime constitutive du contrat : le contrat est cet outil juridique tout à fait surprenant qui parvient à attacher des effets juridiques obligatoires et sanctionnés à de simples volontés individuelles.
Mais le contrat n’est pas seulement ce qui se distingue du status. Il est surtout ce qui se propose de le modifier. Durkheim définit en effet le contrat comme un accord entre deux ou plusieurs volontés en vue de modifier le status, qu’il s’agisse du status personnel ou du status réel. En ce sens, le contrat ne peut se concevoir si le status qu’il entend transformer n’est pas préalablement donné. Durkheim montre ainsi, dans ses Leçons de sociologie, que le droit statutaire précède historiquement le droit contractuel. L’attachement d’une obligatoriété juridique à un état réalisé des personnes ou des choses est un phénomène social relativement simple et primitif. Dans les sociétés dites inférieures, le clan familial, en tant que groupe social d’appartenance, constitue pour ses membres une force obligatoire. Autrement dit, l’obligatoriété juridique du status familial coïncide avec l’obligatoriété sociale du clan. Quant aux choses, en tant qu’elles sont la propriété collective du clan, elles se voient transférer la force obligatoire que le groupe détient. Ou encore, l’obligatoriété juridique du statut réel dérive directement de l’obligatoriété sociale du clan. L’attachement d’une obligatoriété juridique à de simples états volitifs individuels apparaît au contraire comme un phénomène social élaboré et tardif dont l’histoire du droit contractuel entreprise par Durkheim a pour vocation de dévoiler les médiations sociales.
La première voie de formation du contrat correspond à l’apparition depuis le droit statutaire d’une première forme de droit contractuel modelé sur lui, que, pour cette raison, nous appellerons droit contractuel d’espèce statutaire. Durkheim distingue deux sortes de droit contractuel d’espèce statutaire : la première, essentiellement constituée du blood covenant des ethnologues, est relative au status personnel ; la seconde, qui coïncide avec le contrat réel des romanistes, est relative au status réel.
Le blood covenant
Le blood covenant, que Durkheim traduit par « alliance sanglante » et que l’on traduit aujourd’hui plutôt par « pacte de sang », désigne des rites de mélange des sangs, observés par les ethnologues lors des cérémonies d’adoption ou d’alliance entre groupes dans les sociétés claniques. Par exemple, l’adoptant et l’adopté pratiquent chacun une piqûre ou une incision et sucent le sang de l’autre. Autre exemple, dans le cas d’alliance clanique, certains membres autorisés trempent leur main dans un vase dans lequel ils ont versé quelques gouttes de leur sang et dont ils boivent le contenu. Le mélange peut également être versé sur certaines pierres considérées comme sacrées. Les individus unis par le blood covenant sont dits « blood lickers » (lécheurs de sang).
Durkheim attribue la découverte et l’étude de ces rites à William Robertson Smith. Dans Kinship and Marriage in Early Arabia (1885), Robertson Smith étudie, entre autres, la pratique du blood covenant dans l’Arabie primitive et y voit la forme générale qu’y revêtent les conventions.
« La coutume en est si bien établie qu’il y a un terme technique, asham, pour désigner le sang ainsi employé, et que “il a plongé sa main dans le vase avec telle ou telle personne” équivaut à “il a conclu un accord avec elle” ».
Robertson Smith interprète le blood covenant comme un moyen de créer des relations d’obligation entre des individus qui ne sont pas unis par des liens naturels d’obligation. Ce que révèle en effet le blood covenant selon lui, c’est que les anciens Sémites ne conçoivent pas d’obligation sociale qui ne soit fondée sur la parenté. La parenté est pour eux la seule source d’obligations et de liens sociaux. Aussi, pour créer un lien d’obligation entre deux étrangers ou entre deux groupes d’étrangers, est-il nécessaire de créer une parenté fictive, un « lien fictif de sang » obtenu par le blood covenant. Cette interprétation du blood covenant est renforcée dans la neuvième leçon de The Religion of the Semites par sa distinction avec le sacrifice. On peut rappeler que, pour Robertson Smith, le sacrifice primitif n’est pas une offrande pieuse, un don aux Dieux, mais un repas communiel au cours duquel les liens de parenté entre les hommes et des dieux sont renforcés par l’ingestion commune de l’animal totémique, également porteur du principe de parenté. Pour Robertson Smith, le sacrifice ne peut pas être ramené à une forme de blood covenant. Dans le sacrifice, le mélange des chairs et des sangs confirme et renforce le lien de parenté naturelle qui existe entre les différents participants au repas communiel, lien naturel qui n’est pas créé par lui. Au contraire, dans le blood covenant, le mélange des chairs et des sangs crée un lien de parenté artificielle à l’imitation du lien de parenté naturelle.
C’est cette reproduction artificielle du lien de parenté naturelle qui intéresse Durkheim dans ses Leçons de sociologie. À la suite de Robertson Smith, Durkheim appréhende le blood covenant comme une utilisation de la parenté pour créer de nouvelles obligations qui ne relèvent pas de la parenté :
« Deux individus ou deux groupes, distincts, entre lesquelles il n’existe pas de liens naturels, conviennent de s’associer pour une œuvre commune : pour que leurs conventions les lient, ils vont réaliser cette consubstantialité matérielle qui est considérée comme la source de toutes les obligations ».
Mais Durkheim, à la différence de Robertson Smith, dégage la portée juridique de cette utilisation en s’efforçant de préciser sa nature mixte, à la fois statutaire et contractuelle. Le blood covenant consiste en une extension d’obligations de type statutaire au-delà du status personnel. Par là même, il y a, dans le blood covenant, émergence d’une relation de nature contractuelle : les individus ou les groupes d’individus qui mêlent leur sang créent un état de leur personne, non pas fixé par le status personnel, mais au contraire voulu et visant à le modifier. Il s’agit bien de s’obliger les uns les autres au-delà, ou plutôt à côté de ce qu’exige le status personnel. Cependant, cette relation de nature contractuelle est moulée dans une forme statutaire. L’efficacité de l’obligation contractée tient en effet tout entière dans la reproduction artificielle de la forme de l’obligation statutaire. Ce qui oblige, ce n’est pas la manifestation des volontés, mais le lien de parenté artificiellement constitué. L’obligation contractuelle obtenue par le blood covenant oblige par le status personnel.
Le contrat réel
C’est ce même schéma interprétatif du droit contractuel d’espèce statutaire que Durkheim applique au contrat réel du droit romain. Rappelons que le contrat réel est l’un des quatre types de contrats que le droit romain classique distingue. Gaïus observe ainsi, dans ses Institutes, que l’obligation contractuelle peut être produite re, verbis, litteris ou consensu : « l’obligation se contracte par prestation (re), verbalement (verbis), par écrit (litteris) ou par consentement mutuel (consensu) ». Parmi ces différents types de contrats, le contrat réel est celui qui est réalisé par la remise ou tradition (traditio) de la chose (res). L’exemple-type en est le mutuum, prêt de consommation sans intérêt, par lequel l’emprunteur devient propriétaire d’une chose qu’il doit ensuite restituer au prêteur à la date et au lieu fixés. Pour qu’il y ait mutuum, il faut 1/ que la propriété – et non pas seulement la possession comme dans le dépôt – soit transférée du prêteur à l’emprunteur, 2/ que l’emprunteur soit obligé de rendre au prêteur, 3/que l’obligation ait pour objet des choses de même nature et de même valeur que celles qui ont été fournies.
Dans ses Leçons de sociologie, Durkheim interprète le contrat réel et en particulier le mutuum romain comme une forme naissante de contrat façonné sur le status réel. Le contrat réel est bien un contrat. Il permet la création d’obligations au-delà de ce à quoi oblige le status réel : le prêteur n’est pas obligé, en vertu de son patrimoine, de prêter telle chose à l’emprunteur ; il y a bien de sa part, comme de celle de l’emprunteur, volonté de s’engager dans des obligations nouvelles. À cet égard, l’emprunteur et le prêteur créent un état de leur patrimoine qui ne découle pas du status réel, mais au contraire de la volonté de le modifier. Cependant, le contrat réel, comme le blood covenant, demeure moulé dans une forme statutaire. L’efficacité de l’obligation contractée tient en effet à la remise de la chose. Ce qui oblige l’emprunteur à remettre au prêteur la chose prêtée à la date et au lieu fixés, c’est que cette dernière est effectivement passée du patrimoine du prêteur à celui de l’emprunteur et que, consécutivement, le prêteur éprouve une perte dans son patrimoine qui ne peut être compensée que par un gain de quantité et de qualité équivalentes. En d’autres termes, ce qui oblige dans le contrat réel, c’est l’état du patrimoine modifié par lui, ou encore ce que Durkheim nomme « l’état acquis des choses ».
Pour bien comprendre l’interprétation durkheimienne du contrat réel, il peut être utile de la confronter à celle qu’en propose Michel Villey dans sa « Préface historique à l’étude des notions de contrat » du tome 13 des Archives de philosophie du droit consacré aux « Notions du contrat ».
« Dans le mutuum, prêt entre voisins ou amis, il faudra restituer le prêt en excluant le versement de tout intérêt. La convention n’y est pour rien ; elle ne peut même rien y changer. Mais c’est simplement la justice objective, dite « commutative » qui le veut ainsi en raison de la nature du contrat. […] C’est encore le juste équilibre dans les prestations réciproques que le juriste romain poursuit ».
Selon Michel Villey, ce qui oblige l’emprunteur à restituer le prêt à hauteur de la chose prêtée, ce n’est pas qu’il y ait consenti au moment de la conclusion du mutuum, ce n’est pas davantage ce que lui et le prêteur ont alors convenu puisque leur convention n’aurait pu, par exemple, introduire le versement d’intérêts. Ce qui oblige dans le mutuum, ce n’est ni la volonté du prêteur, ni celle de l’emprunteur, ni l’accord de leur volonté, c’est – affirme Michel Villey qui impose ce faisant un détour par Aristote – « la justice commutative ». Dans le livre V de L’éthique à Nicomaque, Aristote opère sa célèbre distinction entre la justice distributive, relative aux honneurs et aux richesses et régie par la proportion géométrique qui attribue aux inégaux des parts inégales, et la justice commutative ou corrective, relative aux échanges et régie par la proportion arithmétique qui attribue des parts égales sans se soucier de la valeur des bénéficiaires. Or les échanges régis par la justice commutative sont pour Aristote aussi bien des échanges volontaires, comme la vente ou le mutuum, que des échanges involontaires tels que le délit ou le quasi-délit. Pour Michel Villey, c’est précisément dans le rapprochement de ces deux types distincts d’échange que se révèle la logique réaliste de la justice commutative. On comprend aisément que, dans le cas du délit ou du quasi-délit, la victime est considérée comme ayant subi un dommage, c’est-à-dire une perte dans sa situation. C’est cette perte qui oblige l’auteur du délit ou du quasi-délit à remettre les choses en leur état correct de manière à ce que la victime retrouve ce qu’elle avait avant l’acte délictueux. C’est le même mécanisme de déséquilibrage / rééquilibrage qui obligerait dans le contrat réel. Une fois le mutuum conclu, c’est-à-dire une fois la chose remise à l’emprunteur, le prêteur est considéré comme ayant subi une perte dans son patrimoine, l’emprunteur comme ayant acquis un bien équivalent à la perte du prêteur. Ce qui, selon Michel Villey, oblige l’emprunteur à rendre au jour et au lieu fixés, c’est un tel déséquilibre introduit dans les patrimoines respectifs du prêteur et de l’emprunteur.
Durkheim ne dit pas autre chose quand il fait du status réel acquis le moteur de l’obligation contractée par contrat réel. Il le dit cependant peut-être plus précisément. Il n’y a, dans le contrat réel durkheimien, aucune vertu des patrimoines ou de leur équilibre qui oblige le débiteur à effectuer sa prestation. Ce qui oblige, dans le contrat réel, le débiteur à s’exécuter, c’est le statut juridique que détient la chose remise dans son patrimoine :
« Si, dans le contrat réel, je dois le prix de l’objet reçu, ce n’est pas parce que je l’ai promis, c’est parce que cet objet est passé dans mon patrimoine, parce qu’il est désormais dans telle situation juridique ».
Ce qui oblige dans le contrat réel, c’est la création, pour la chose remise, d’une nouvelle situation juridique relative au droit statutaire réel. Dans le contrat réel, c’est un état des choses qui est réalisé en vue d’obliger. Ou encore, l’obligation contractuelle obtenue par le contrat réel n’a d’efficacité juridique que par la médiation du status réel.
La médiation statutaire, ou l’émergence des volontés individuelles dans l’ordre juridique
C’est ainsi un même mécanisme que Durkheim identifie dans le blood covenant et dans le contrat réel. L’un et l’autre se développent dans un régime d’obligations limitées aux obligations statutaires personnelles et réelles : les individus ne sont obligés les uns envers les autres que dans la mesure des liens de parenté qu’ils entretiennent ou de l’état respectif de leur patrimoine. Pour acquérir quelque garantie juridique sur les échanges qui ne prennent pas place dans le status personnel ou réel, il n’y alors pas d’autre solution que d’user des garanties offertes par le droit statutaire. Il s’agit de créer, par contrat, un état soit des personnes, soit des choses, qui oblige comme le droit statutaire. Il s’agit dans le blood covenant de créer un nouveau lien de parenté. En ce sens, il y a bien émergence depuis le status personnel de volontés individuelles visant à le modifier. Pour autant, ce qui dans le blood covenant oblige, ce ne sont pas les volontés qui se sont manifestées, mais le lien de parenté artificiellement créé par elles. Identiquement, il s’agit, dans le contrat réel, de créer un nouvel état du patrimoine. En ce sens, il y a bien émergence depuis le status réel de volontés individuelles visant à le modifier. Pour autant, ce qui dans le contrat réel oblige, ce ne sont pas les volontés manifestées, mais l’état du patrimoine créé par elles.
En un mot, dans la première voie, statutaire, tracée par Durkheim, un premier élément constitutif du consensualisme se met en place : l’émergence de la volonté humaine dans l’ordre juridique en vue de modifier le status et les droits et devoirs qui y sont attenants. Cependant, dans les contrats d’espèce statutaire, si les volontés contractantes existent, ce ne sont pas encore elles qui obligent. La médiation du status demeure nécessaire. Ou encore, le contrat d’espèce statutaire, à la différence du status, a pour contenu, non pas un état réalisé des choses, mais des états volitifs. Mais la différence entre le contrat d’espèce statutaire et le contrat consensuel concerne les moyens mis en œuvre pour conférer une force obligatoire à ces états volitifs : la médiation du droit statutaire pour le premier, la seule vertu du consentement pour le second.
III. La voie formaliste
Durkheim l’énonce explicitement dans ses Leçons de sociologie : cette première voie statutaire est à elle seule insuffisante pour rendre compte de l’émergence du contrat consensuel. En d’autres termes, l’acheminement vers le consensualisme ne se fait pas par simple suppression de la médiation du status. On ne passe pas, par exemple, de « je suis obligé d’exécuter mon engagement à l’égard de X parce que X m’a remis telle chose » à « je suis obligé d’exécuter mon engagement à l’égard de X parce que j’y ai consenti ». La force obligatoire ne saute pas ainsi du status au consentement. Pour Durkheim, une autre généalogie du contrat consensuel doit être prise en compte : la voie formaliste qu’emprunte le contrat solennel. On le comprend, dans cette constitution pluri-linéaire du contrat consensuel, est engagée une critique implicite des schémas évolutionnistes simples déduits d’Ancient Law de Sumner Maine : la généalogie qui mène du status au contrat est, pour Durkheim, partielle et incomplète.
Mieux encore, les deux généalogies du consensualisme – statutaire et formaliste – sont relativement indépendantes l’une de l’autre. C’est dire que le contrat solennel ne constitue pas, pour Durkheim, une forme dérivée du contrat réel : l’énonciation formelle de la promesse de s’exécuter n’est pas un succédané de son exécution partielle. D’ailleurs, le contrat solennel n’est pas, selon Durkheim, plus tardif que le contrat réel. La source statutaire et la source formaliste du contrat consensuel constituent bien plutôt deux phénomènes juridiques contemporains.
Dans ses Leçons de sociologie, Durkheim caractérise cette seconde voie formaliste tout à la fois comme un formalisme verbal, c’est-à-dire par les formules consacrées selon lesquelles les volontés contractantes sont tenues de se déclarer, et comme un formalisme rituel, c’est-à-dire par les gestes et les cérémonies fixant, en les matérialisant, les paroles proférées.
Le noyau verbal du formalisme : les contrats verbis
Tous les contrats solennels comportent l’énoncé de paroles déterminées. Mais le noyau verbal du formalisme peut cependant être plus facilement isolé dans les contrats dont l’obligation procède, selon la typologie de Gaïus, verbis et dont Durkheim décèle une incarnation archaïque dans les serments religieux et une version plus juridique dans la stipulation romaine.
Dans son compte rendu de l’ouvrage de Richard Lasch, Der Eid. Seine Entstehung und Beziehung zu Glaube und Brauch der Naturvoelker (1908), Durkheim définit le serment comme un acte religieux oral qui complète un acte juridique en lui apportant la garantie de sanctions. Le serment peut concerner un événement à venir que le jureur s’engage à accomplir – il est alors dit promissoire – ou un événement passé dont le jureur atteste la véracité – il est alors dit assertorique. Mais, dans l’un et l’autre cas, le serment consiste à prononcer certaines formules et prières déterminées permettant d’invoquer une puissance divine ou un être divin et d’en faire le garant de la parole donnée. Il apporte à une parole simplement humaine la garantie de la transcendance divine et des sanctions répressives qui la protègent. On le comprend, lorsqu’il accompagne un contrat, le serment rend les volontés déclarées selon les formules consacrées irrévocables en les transportant sur le terrain religieux et en les dotant par là même de sanctions répressives.
Durkheim défend la thèse que le formalisme juridique qui caractérise les contrats solennels verbis dérive du formalisme religieux des serments divins. C’est ce qui apparaît particulièrement bien, selon lui, dans la stipulation romaine. La stipulation sert à rendre obligatoires les conventions les plus diverses par un cérémonial verbal composé d’une interrogation verbale du créancier (spondesne ? ou promitesne ?) et d’une réponse conforme du débiteur (spondeo ou promitto). Il s’agit d’un formalisme juridique apportant aux conventions énoncées selon les formules consacrées et adéquates la garantie de sanctions juridiques. Or, dans ses Leçons de sociologie, Durkheim avance l’hypothèse que la force obligatoire que l’enchaînement verbal Spondesne ? Spondeo apporte aux volontés ainsi déclarées dérive du serment divin.
« Il est infiniment probable que, à l’origine, la stipulation romaine avait ce même caractère [de promesse solennelle avec serment]. C’est un contrat qui se formait verbis, c’est-à-dire au moyen de formules déterminées. Or pour qui sait à quel point le droit romain était, dans le principe, chose religieuse et pontificale, il n’est guère douteux que ces verba furent d’abord des formules rituelles destinées à donner à l’engagement un caractère sacré ».
Pour Durkheim, dans la stipulation romaine, comme dans le serment divin, c’est la sacralité de la formule énoncée qui rend les volontés contractantes irrévocables et sanctionnables si elles se dédisent, en invoquant la puissance divine comme partie prenante du contrat et consécutivement comme garante de son respect.
Le noyau matériel du formalisme : les rites renforçateurs
Outre la profération de formules consacrées, les contrats solennels peuvent comprendre l’accomplissement de rites matériels et de gestes appropriés qui, dans leur forme la plus ancienne, consistent en sacrifices. Dans le compte rendu qu’il propose d’une étude de Hutter, Durkheim s’arrête ainsi sur les rites qui accompagnent la conclusion des contrats dans les prairies du Cameroun septentrional : pendant que sont proférés des prières et des serments, un trou est creusé dans lequel sont jetés des objets considérés comme sacrés et sur lequel, une fois comblé, est immolé un bélier ensuite partagé entre les contractants. Durkheim interprète de tels sacrifices comme visant à « fixer objectivement le contrat, la parole échangée ». Encore ne faut-il pas voir dans cette fixation objective une simple symbolisation matérielle des paroles échangées : le sacrifice participe à la création d’un lien effectif entre les contractants en renforçant matériellement l’invocation à la puissance divine convoquée par les formules solennelles énoncées. C’est cette convocation matérielle de la transcendance divine qui fonde l’appréhension que Durkheim a de tels sacrifices comme « le germe des premiers contrats solennels ».
C’est encore cette même convocation matérielle de la puissance divine que Durkheim retrouve dans la pratique plus tardive du denier à Dieu. Le denier à Dieu est une pièce de monnaie que l’un des contractants donne à l’autre en signe de son engagement. On ne peut, selon Durkheim, y voir une exécution partielle de la convention, c’est-à-dire un contrat réel, le denier constituant un supplément non imputable sur le prix dû. Il faut y voir, à l’inverse, une invocation, « destinée à intéresser en quelque sorte la divinité au contrat ».
La médiation formaliste, ou l’irrévocabilité des volontés individuelles
Si, dans la première voie, statutaire, s’élabore cette première condition nécessaire au consensualisme qu’est l’émergence des volontés humaines dans l’ordre juridique, dans la seconde voie, formaliste, se met en place son second élément constitutif : l’irrévocabilité de ces volontés qui passe par leur déclaration. Avec le contrat solennel, apparaît la possibilité qu’un engagement pris par l’homme puisse être aussi irrévocable qu’un état de fait, que ce qui a été seulement projeté advienne de manière certaine, ou plutôt ne puisse pas ne pas advenir sans conséquence pour celui qui se dédit. Autrement dit, la voie formaliste apporte à la volonté humaine une irrévocabilité qu’elle ne détient pas analytiquement. Toutefois, dans le contrat solennel, l’irrévocabilité de la volonté est obtenue de manière extrinsèque par l’invocation de la puissance divine. Le contrat solennel oblige par la médiation de la religion. Dans le contrat consensuel, l’irrévocabilité de la volonté semble au contraire obtenue de manière intrinsèque, par la vertu propre de la volonté se déclarant, sans le recours à une puissance divine externe convoquée comme partie au contrat au moyen de formules et de rites religieux. Mais précisément, l’irrévocabilité, dont le consensualisme tend à faire une propriété intrinsèque des volontés contractantes, doit être rapportée à son origine formaliste et religieuse. Si, dans le contrat consensuel, les volontés contractantes obligent en vertu de leur seule déclaration, c’est à l’issue d’un lent processus de régression des formalités religieuses. Et encore cette régression des formalités religieuses ne conduit-elle pas à la suppression de tout formalisme. Il demeure, même dans le consensualisme, un formalisme juridique qui procède de la sécularisation du formalisme religieux.
L’inversion de la relation d’obligation, ou la constitution progressive de l’autonomie de la volonté
Cependant, dans ses Leçons de sociologie et dans différents comptes rendus, Durkheim associe à la voie formaliste des pratiques dont on saisit mal au prime abord le lien avec les précédentes : le rite du fétu de paille tel qu’il prend place dans le droit romain et le rite de la paumée qui en forme, selon Durkheim, le prolongement au Moyen Âge. Le rite du fétu de paille consiste à consacrer l’engagement contracté au moyen de la remise par le débiteur d’un brin de paille au créancier. Quant à la paumée, elle agit de même par un geste de la main. On comprend qu’il ne puisse s’agir, dans de telles pratiques, d’une exécution partielle de la convention, à la manière de la tradition du contrat réel. Le fétu de paille est un supplément qui ne peut être soustrait à ce qui est dû. Pour autant, en quoi les rites du fétu de paille et de la paumée participent-ils de la logique invocatoire du contrat solennel ?
Durkheim décèle une telle logique dans le rite de la paumée. Poser la main sur une relique ou la lever au ciel pour consacrer une promesse ne relève pas d’une autre logique que celle du sacrifice : il s’agit dans l’un et l’autre cas d’invoquer une puissance divine afin d’en faire la garante de l’engagement pris. C’est encore dans ce cadre, que l’on ne perçoit plus aujourd’hui, que peut être interprété le rite de la jonction des mains : placer ses mains entre celles du créancier permet de consacrer le contrat conclu par l’invocation divine que comporte cette gestuelle manuelle. Pour Durkheim, le rite du fétu de paille avait cette même vertu invocatoire. Mais précisément, si ces pratiques ne sont plus directement saisissables comme des invocations divines, c’est que s’y trouvent mêlés des éléments autres qui les rapprochent déjà du consensualisme. Et Durkheim d’insister sur le retournement que le contrat solennel, comparé au contrat réel, opère dans la relation d'obligation. Dans le contrat réel, le créancier remet une chose au débiteur l’obligeant ainsi par l’exécution partielle ou totale de sa prestation. Le débiteur est obligé envers le créancier. Dans le rite du fétu de paille, c’est au contraire le débiteur qui remet une chose au créancier, remise qui ne participe pas de l’exécution du contrat. Le débiteur s’oblige envers le créancier. C’est dire que le lien d’obligation n’est plus un lien extérieur s’imposant à l’obligé, mais un lien intérieur que l’obligé s’impose. L’obligation à l’œuvre dans le contrat solennel est l’obligation dans son sens moderne d’engagement, non pas nécessaire, mais volontaire. Le débiteur se donne à lui-même les obligations auxquelles il se soumet, même s’il n’y parvient que par le recours à la formule et au rite religieux.
Plus exactement, Durkheim décèle dans le contrat solennel un double lien d’obligation. Il y a, d’une part, le lien du débiteur à la puissance divine invoquée. Il y a, d’autre part, le lien du débiteur au créancier par lequel le premier s’oblige à l’égard du second plus qu’il n’est obligé par lui. La spécificité du contrat solennel réside précisément dans la superposition de ces deux liens d’obligation : l’obligation dans son sens moderne – je m’oblige moi-même – est garantie par l’obligation dans son acception ancienne – je suis obligé envers la divinité. On comprend dès lors que le contrat consensuel va résulter du dégagement progressif du lien réflexif d’obligation de la garantie extérieure apportée par l’obligation envers Dieu, c’est-à-dire de la régression progressive des formalités matérielles accompagnant la parole donnée. C’est par cet amoindrissement du lien d’obligation envers la divinité que Durkheim explique le geste de la paumée :
« Quant au sens exact de ce rite, il est difficile de le dire. Il signifiait évidemment une sorte d’hommage lige du débiteur envers le créancier, qui liait le premier au second. Elle faisait passer au créancier quelque chose de la personnalité juridique du débiteur, quelque chose de ses droits ».
Avec la paumée, l’hommage du débiteur se déplace de Dieu au créancier : celui à l’égard de qui on s’oblige n’est plus divin, mais humain, selon un processus d’immanentisation de la transcendance qui caractérise, selon Durkheim, l’évolution des sociétés dans ses différents aspects. Se trouve par là-même précisé le mouvement par lequel l’obligation au sens moderne de s’obliger se constitue. Ce n’est pas en se libérant des contraintes qui l’obligent que l’homme parvient à s’obliger lui-même. L’autonomie de la volonté n’est pas une conquête de la volonté contre des causes d’hétéronomie qui l’auraient préalablement enserrée. C’est en aliénant sa personnalité juridique à la divinité que l’homme apprend à s’obliger. Tel est l’enseignement que comporte le contrat solennel. Et ce qui explique que l’homme en vienne à s’obliger lui-même sans le recours à Dieu, ce n’est pas un surcroît d’autonomie contre un dernier bastion d’hétéronomie, mais l’effritement des formalités religieuses suite à la multiplication des échanges, effritement au terme duquel le débiteur aliène sa personnalité juridique au seul créancier selon une gestuelle simplifiée. Tel est l’enseignement porté par la paumée. Ce n’est cependant pas dire que tout rituel ait disparu dans la paumée. Le geste des mains au Moyen Âge demeure un rite, ce pourquoi d’ailleurs la paumée peut être rangée parmi les contrats solennels. Ou encore, le geste des mains demeure au Moyen Âge la cause du lien d’obligation entre le débiteur et le créancier, c’est-à-dire la médiation par laquelle s’opère l’aliénation de la personnalité juridique du premier. Ce n’est que bien plus tard que ce rituel perdra sa causalité effective pour n’être plus qu’un symbole du lien d’obligation.
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Que peut-on retenir de l’histoire du droit contractuel dressée par Durkheim dans ses Leçons de sociologie et dans la vingtaine de comptes rendus qu’il réalise sur ce sujet ?
Dans l’histoire dressée par Durkheim, il apparaît d’abord que le consensualisme ne se réduit pas au proprement contractuel, c’est-à-dire aux volontés individuelles laissées à la seule obligatoriété de leur auto-régulation morale. Un tel contrat limité au proprement contractuel, loin de constituer le terme de l’évolution contractuelle comme le pense Herbert Spencer, en constitue bien plutôt l’origine. Le contrat limité au proprement contractuel désigne en effet pour Durkheim le contrat non juridique dont la pratique du dharna constitue un exemple archétypal.
Le consensualisme est, à l’inverse de ce contrat proprement contractuel originaire, un produit tardif de l’évolution contractuelle résultant d’un entremêlement complexe de proprement contractuel et de non contractuel assuré par des médiations sociales. Le contrat consensuel est plus précisément le produit tardif du développement de deux voies parallèles : 1/ la voie statutaire des contrats d’espèce statutaire, tels que le blood-covenant et le contrat réel, voie dans laquelle apparaît la volonté individuelle de modifier le status, mais dans laquelle c’est le status, et non pas encore la volonté individuelle, qui oblige ; 2/ la voie formaliste des contrats solennels, voie dans laquelle la volonté individuelle se déclare et oblige à son propre contenu, mais dans laquelle l’irrévocabilité de sa décision est assurée par la médiation de formules et de rites consacrés. Ce n’est qu’au fur et à mesure de ce double processus que la volonté individuelle en vient à s’obliger juridiquement par la vertu de son seul consentement déclaré. Encore faut-il ajouter que le contrat consensuel ne représente aucunement, dans l’histoire durkheimienne du droit contractuel, le terme de l’évolution contractuelle, « le contrat juste » devant, selon Durkheim, lui succéder.
Il en résulte une relativisation socio-historique profonde de l’autonomie de la volonté. D’une part, l’autonomie de la volonté, loin d’être comme l’affirme la doctrine éponyme, une donnée anthropologique, est une construction historique dont l’avènement est contemporain de l’apparition tardive du contrat consensuel. D’autre part, l’autonomie de la volonté est une production de part en part sociale supposant la double médiation sociale du status et du formalisme religieux. Pour autant, cette relativisation historique et sociologique de l’autonomie de la volonté, si elle constitue une critique radicale de son dogme, n’en constitue pas une négation, mais bien plutôt une redéfinition. L’autonomie de la volonté n’est pas pour Durkheim une conquête progressive d’une volonté individuelle acquérant sa pureté contre des causes sociales d’hétéronomie. Ce qui ressort de l’histoire du droit contractuel dressée par Durkheim, c’est tout au contraire que l’autonomie de la volonté se construit comme une modalité spécifique de l’hétéronomie : elle est l’aliénation volontaire par le débiteur de sa personnalité juridique au créancier, aliénation qui dérive historiquement d’une obligation antérieure envers la divinité. C’est en aliénant sa personnalité juridique à la divinité que l’homme a appris à s’obliger. Autrement dit, la relativisation socio-historique de l’autonomie de la volonté à laquelle l’histoire durkheimienne du droit contractuel contribue se loge au cœur de l’antinomie de la contrainte sociale et de la liberté individuelle, non pour privilégier la première au détriment de la seconde, mais pour faire vaciller leur antagonisme même.
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Bibliographie complète des textes durkheimiens consacrés au contrat
« Compte rendu de : F. Tönnies, Gemeinschaft und Gesellschaft, 1887 », Revue philosophique, 27, p. 416-422, reproduit dans Textes 1, Paris, Éditions de Minuit, 1975, p. 383-390
« Compte rendu de : G. Richard, Essai sur l'origine de l'idée de droit, 1892 », Revue philosophique, 35, p. 290-296, reproduit dans Textes 1, Paris, Éditions de Minuit, 1975, p. 233-240
De la division du travail social, Paris, PUF, 1998, Chapitre I-3 « la solidarité due à la division du travail ou organique », p. 79-102 ; Chapitre I-4 « Autre preuve de ce qui précède », p. 108-118 ; Chapitre I-7 « Solidarité organique et solidarité contractuelle », p. 176-209 ; Chapitre II-2 « La division du travail contrainte », p. 374-380
Leçons de sociologie, Paris, PUF, 1997, Leçons 15 à 18 « Le droit contractuel », p. 198-244
« Compte rendu de : V. Tamassia, « Il “Dharna” in Germania ed in Grecia ? » (Le « dharna » a-t-il existé en Germanie et en Grèce ?), Rivista scientifica del diritto, 1897 », Année sociologique, I, Paris, Alcan, 1898, p. 389-390
« Compte rendu de : Gusakov, Délits et contrats, 1896 », Année sociologique, I, Paris, Alcan, 1898, p. 390.
« Compte rendu de : S. R. Steinmetz, « Gli antichi scongiuri giuridici contro i debitori » (Moyens primitifs de coercition contre les débiteurs), Rivista italiana di sociologia, 1898 », Année sociologique, II, Paris, Alcan, 1899, p. 399-400
« Compte rendu de : Hutter, « Der Abschluss von Blutsfreundschaft und Vertraegen bei Negern das Graslandes in Nordkamerun » (Manières dont se concluent les alliances par le sang et les contrats chez les Nègres des prairies dans le Cameroun Septentrional), Globus, 1899 », Année sociologique, III, Paris, Alcan, 1900, p. 402-403
« Compte rendu de : K. Klemm, « Ordal und Eid in Hinterindien » (Ordalies et serment en Indo-Chine), Zeitschrift für vergleichende Rechtswissenschaft, 1879 », Année sociologique, III, Paris, Alcan, 1900, p. 403
« Compte-rendu de : D. Castelli, « Creditori e debitori nell'antica societa ebraica » (Créanciers et débiteurs dans l'ancienne société hébraïque), Rivista italiana di sociologia, mai 1899 », Année sociologique, III, Paris, Alcan, 1900, p. 403-404
« L'État » (Fragment d'un cours rédigé entre 1900 et 1905), Revue philosophique, 148, 1958, p. 432-437, reproduit dans Textes 3, Paris, Éditions de Minuit, 1975, p. 172-178
« Compte rendu de : R. Grasshoff, Das Wechselrecht der Araber. Eine rechtvergleichende Studie über die Herkunft des Wechsels (Le droit contractuel des Arabes), 1899 », Année sociologique, IV, Paris, Alcan, 1901, p. 375-376 (en collaboration avec E. Lévy)
« Compte rendu de : A. Chausse, « Les singularités de la vente romaine », Nouvelle revue historique de droit français et étranger, 1899 », Année sociologique, IV, Paris, Alcan, 1901, p. 376-377 (en collaboration avec E. Lévy), reproduit dans Textes 3, Paris, Éditions de Minuit, 1975, p. 321-322
« Compte rendu de : A. Lattes, Il diritto consuetudinario nelle citta lombarde (Le droit coutumier dans les cités lombardes), 1899 », Année sociologique, IV, Paris, Alcan, 1901, p. 418-419
« Compte rendu de : H. Seidel, « Pfandwesen und Schuldhaft in Togo » (Prêt sur gage au Togo), Globus », Année sociologique, V, Paris, Alcan, 1902, p. 396-397, reproduit dans Journal sociologique, Paris, PUF, 1969, p. 379-380
« Compte rendu de : G. Des Marez, La lettre de foire à Ypres au XIIIe siècle. Contribution à l'histoire des papiers de crédit, 1901 », Année sociologique, V, Paris, Alcan, 1902, p. 397-399, reproduit dans Journal sociologique, Paris, PUF, 1969, p. 380-382
« Compte rendu de : W. Hopkins, « On the hindu custom of dying to redress a grievance », Journal of the American oriental society, 1901 », Année sociologique, V, Paris, Alcan, 1902, p. 399-400
« Compte rendu de : G. Cornil, « L’évolution historique de la vente consensuelle », Nouvelle revue historique du droit français et étranger, 1901 », Année sociologique, V, Paris, Alcan, 1902, p. 400
« Compte rendu de : P. Huvelin, « Les tablettes magiques et le droit romain », Annales internationales d'histoire », Année sociologique, VI, Paris, Alcan, 1903, p. 388-390, reproduit dans Journal sociologique, Paris, PUF, 1969, p. 463-464
« Compte rendu de : E. Glasson, Histoire du droit et des institutions de la France, 1902 », Année sociologique, VII, Paris, Alcan, 1904, p. 429-433, reproduit dans Textes 3, Paris, Éditions de Minuit, 1975, p. 330-334
« Compte rendu de : E. Lambert, La fonction du droit civil comparé, Paris, 1903 », Année sociologique, VII, Paris, Alcan, 1904, p. 374-379, reproduit dans Textes 3, Paris, Éditions de Minuit, 1975, p. 266-271
« Compte rendu de : M. Merker, Die Masai. Ethnographische Monographie eines ostafrikanischen Semitenvolkes, 1904 », Année sociologique, IX, Paris, Alcan, 1906, p. 331-337, reproduit dans Textes 3, Paris, Éditions de Minuit, 1975, p. 276-282
« Compte rendu de : G. Dereux, De l'interprétation des actes juridiques privés », Année sociologique, IX, Paris, Alcan, 1906, p. 418-420
« Compte rendu de : R. Lasch, Der Eid. Seine Entstehung und Beziehung zu Glaube und Brauch der Naturvoelker, 1908 », Année sociologique, XI, Paris, Alcan, 1910, p. 460-465, reproduit dans Textes 3, Paris, Éditions de Minuit, 1975, p. 341-346