Une histoire structuraliste de l’État ? Pierre Legendre entre anthropologie et psychanalyse

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Grégoire Bigot

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Rare juriste à revendiquer une approche anthropologique du droit, Pierre Legendre est-il structuraliste ? Chacun sait qu’à compter des années 1960, sous l’influence des travaux de Lévi-Strauss, le structuralisme se diffuse à l’ensemble des sciences humaines, dont la psychanalyse lacanienne. Or, autant Legendre prend ses distances à l’égard de l’œuvre de Lévi-Strauss, autant il paye sa dette à la psychanalyse : il cherche la manifestation de l’inconscient dans les écritures juridiques. En témoigne son analyse de l’Etat. Elle revisite le vocabulaire du droit à l’aune d’une « passion du signifiant ». L’Etat serait tout à la fois un effet du monothéisme latin, un symbole, un totem et un Père.

L

e moins que l’on puisse dire est que l’œuvre de Pierre Legendre (1930-2023) n’a guère retenu l’attention des juristes des facultés de droit. Hormis l’exception notable d’ouvrages d’Alain Supiot, et qui s’en inspirent pour partie[2], l’indifférence a été la règle. Tout particulièrement dans le champ de cette discipline dont relevait académiquement Pierre Legendre, à savoir l’Histoire du droit[3]. Il ne s’est à peu près rien publié de sérieux au sujet de la production massive de notre auteur, hormis un ouvrage collectif peu de temps avant sa mort[4]. Cette œuvre n’attirait manifestement pas l’attention. Probablement parce qu’elle dérangeait, au sens premier et étymologique du terme (dérange celui qui « met les rangs en désordre[5] »). Le juriste, lorsqu’il n’est pas dans le rang, vit dans les cages dorées et confortables de ses pseudo certitudes : il cultive, comme l’écrit à plusieurs reprises Legendre, la « science de l’ignorance ». Le droit est l’équivalent pour le juriste d’un jeu d’échecs : il a ses règles propres, mais il demeure un jeu, sans prises sur ce pour quoi je ne cesse d’interroger ma raison d’être[6]. Il n’engage, en un mot, rien d’essentiel. Il prétend à la neutralité d’une part et à évoluer en une sorte de vase clos d’autre part, sans liens avec les sciences dites humaines (philosophie, sociologie, etc.) à l’égard desquelles nos facultés de droit hérissent une sorte de herse de fer intellectuelle. Il en résulte ce que l’on appelle le positivisme, enseigné à très hautes doses dans nos facultés de droit. La loi « dit que » ou le juge « dit que » : on s’interroge assez peu sur la valeur des textes, des mots et sur la légitimité de celui qui en est à l’origine. Les positivistes jouent et jouissent de jouer (celui qui enseigne jouit de sa position en surplomb ; il est celui « qui sait » et tient son auditoire pour dupe[7]). Probablement à leur insu. Il y aurait des « normes » (de quoi ce mot est-il la signification ?) et elles s’imbriqueraient les unes dans les autres, pour la vérité du droit. On est prié d’acquiescer. On est sommé de croire ce qui n’est jamais mis à l’épreuve des choses que l’on peut révoquer en doute. Comme l’écrivait André Breton pour ouvrir son Manifeste du surréalisme : les bancs (de nos facultés) seront froids[8].

Lire Legendre, c’est s’aventurer – avec le risque de toute aventure – dans tout autre chose que le positivisme, pour tenter d’appréhender ce dont le droit pourrait être le nom et/ou la fonction. Comme l’œuvre de notre auteur, qui s’étale il est vrai sur près de cinquante années, est réputée difficile d’accès (notamment pour les juristes) on souhaite tenter ici la rendre familière, au risque – hélas – de sans doute la simplifier trop.

Deux préalables s’imposent. Celui du « pourquoi ? » et celui du « comment ? » d’une recherche qui porte pour mots d’ordre l’expression « anthropologie dogmatique ». Aux origines d’un itinéraire, il y a la « question de la question » : Legendre y revient sans cesse. Le drame d’être soi conditionne toute sa démarche (I). Comment inscrit-on l’ontologie dans la science, qui plus est juridique ? Le contexte intellectuel doit être pris ici au sérieux. Notre auteur naît intellectuellement dans une époque, qui est celle du triomphe de ce que l’on appelle le structuralisme. La ou les filiations sont-elles possibles entre ce(s) structuralisme(s) et son œuvre propre ? S’en démarque-t-il pour offrir sa propre définition de ce que serait la « structure » à partir de laquelle le droit s’élabore (II) ? Ce n’est qu’à ces deux conditions préalables – celles de leur explicitation – que l’on peut envisager une hypothèse phare de ses écrits : l’État comme invariant anthropologique et psychanalytique (III).

I. Le drame d’être soi : la recherche en forme de nécessité

Pierre Legendre s’avoue : c’est la part humaine de toute entreprise d’écriture, à la recherche de soi (A). D’une faiblesse supposée, il tire une force immense. Le « pourquoi être ? » sera le moteur de son œuvre universitaire (B).

A. La part humaine d’une œuvre

Pierre Legendre n’a jamais caché que son œuvre l’entraînait tout entier et qu’il n’opérait pas de distinction entre le ressenti d’une vie et sa production écrite. Il ne publie pas par académisme ou pour « faire carrière », mais suivant un besoin littéralement vital. Comme en témoigne le sous-titre même de ses dixièmes et dernières Leçons, publiées en 2017, il ne s’est agi pour lui que de parcourir et de reparcourir les « [c]hemins réitérés de questionnement[9] ». Pour cette raison assez simple à comprendre qu’à l’origine s’est imposée « la question de la question », à savoir celle du « qu’est-ce que ? ». C’est l’indéfinissable du sujet. C’est un drame qui ne « s’enseigne pas » mais qui sous-tend toute une démarche qui, dès lors, n’a de cesse d’interroger la question de l’Être.

Pierre Legendre le dit sans détour à son propre sujet. Ainsi dans ses entretiens radiophoniques publiés en 2009, où il relate sa propre expérience de patient dans le cadre d’une psychanalyse suivie dans les années 1950 : « […] le plus concret du concret, c’est le regard sur soi, à savoir la psychanalyse. Alors, évidemment ma vie est traversée par cette question, c’est-à-dire par la question existentielle. Voilà. Et ça ne peut s’enseigner. Bon… […]. Vous êtes confronté à la question centrale : pourquoi ? Pourquoi vivre ? Le pourquoi ?, eh bien le pourquoi ?, il est le lot de l’humanité[10]. » Dans son ouvrage sous-titré Fragments de quasi mémoires, soit au crépuscule de sa vie (le titre est : L’avant dernier des jours), Pierre Legendre revient à cette question première. Par nécessité, il la réitère. « [J]’étais la proie d’un obscur désir de sortir, mais sans savoir d’où ni pour aller où. Je tournais dans un manège. […] J’entreprenais à tâtons, avec les moyens du bord, le long voyage vers les racines du malaise. C’était ça, mon gibier[11]. » « Cheminer à même l’Énigme[12] », écrit-il plus loin. Quelque chose est donc à découvrir du drame ressenti d’être soi. « Les racines de l’arbre demeurent cachées, et cette vérité devient cruelle pour l’animal humain quand il est assailli par les démons du pourquoi vivre ? Savoir pourquoi je vis, ce serait une chance[13]. »

Voilà la première et seule explication du recours, dans l’œuvre universitaire de Legendre, au terme d’anthropologie : il n’y a de « science de l’homme » qu’à la condition qu’elle l’interroge et parce qu’il s’interroge. Dans le chapitre II du tome X de ses Leçons, intitulé « Anthropos », que veut dire « être un animal parlant », il rappelle l’inévacuable de la question : « Interrogeant le destin “qu’est-ce que l’homme ?”, un interprète talmudiste ouvrait le chemin d’une réflexion aujourd’hui destituée : l’homme est “qu’est-ce que ?”. Cette réponse ici tiendra lieu d’emblème, comme présence de ce qui demeure. Autant dire, pour la tradition occidentale, l’expression de l’énigme majuscule, indissociable du langage : la question de l’Être[14]. »

Les professeurs de droit étant assez peu enclins à interroger leur ou la raison d’être devant leurs étudiants – à supposer que cette question les traverse seulement un jour – on comprendra que l’œuvre de Legendre puisse leur paraître déroutante. L’auteur lui-même, on peut s’en douter, ne se reconnaissait que peu d’accointances avec ses collègues des facultés de droit et la façon dont ils énoncent un droit écrit sans jamais en retracer la généalogie ou la raison d’être parce que, probablement, ils ne s’en soucient jamais. Pour Legendre, l’université « suait l’ennui[15] ». Il en a par ailleurs rapidement condamné ce qu’il appelle le « féodalisme », à savoir ces relations purement interindividuelles où l’on prête allégeance dans l’espoir d’être adoubé et suite à quoi – paradoxalement – on vit ensuite comme casé dans le ventre de l’État[16]. Le fait qu’il paye en outre sa dette dès les années 1970 – personnelle et intellectuelle – à la psychanalyse, ce « dévoilement des coulisses » a très tôt achevé de le rendre insupportable à ses « collègues », à commencer par les historiens du droit, comme il le raconte lui-même lorsqu’il a succédé à Jean Gaudemet à l’École Pratique des Hautes Études[17]. Lorsque l’œuvre gêne, on s’en prend à l’homme.

Pierre Legendre a d’autant plus aggravé son cas – aux yeux des juristes universitaires – qu’il a naturellement été enclin à porter toute son attention sur les arts. Nous touchons ici du doigt quelque chose d’autrement plus important que ses rapports difficiles avec le milieu universitaire. C’est en effet une caractéristique de ses livres qu’ils contiennent presque tous une iconographie riche et variée (gravures anciennes, tableaux, photographie, etc.). La raison en est – au moins – double. D’une part, Legendre a toujours insisté sur l’aspect dogmatique de sa démarche anthropologique : il ne peut y avoir d’anthropologie que dogmatique. Or, de même qu’il présente son anthropologie suivant l’étymologie même du mot, il insiste pour que le dogmatique soit compris en son sens premier. Pour lever toutes ambiguïtés, il s’en explique d’ailleurs dans une longue introduction de ses dernières Leçons de 2017, intitulée « Dogme, dogmatique, dogmaticité, ou La condition théâtrale de l’animal humain… et ses suites. Explicitation[18] ». Le titre même de ces Leçons, Dogma est fait pour signaler au lecteur que le mot est à entendre suivant son origine grecque : théâtralisation et embellissement. Pour Legendre, « prend statut dogmatique tout discours qui, pour le sujet et/ou à l’échelle sociale, tend vers ou conquiert d’emblée l’évidence de l’image[19] ». C’est à partir de ses Leçons III, publiées en 1994, que notre auteur annonce que son anthropologie, qui n’était jusqu’ici que physique (études sur la danse) puis sociale (études sur les sociétés industrielles) devient irrémédiablement dogmatique. Le titre même de ces Leçons fournit une explication : Dieu au miroir. Étude sur l’institution des images. L’homme se fabriquerait selon l’image qu’on lui présente, à son insu. Comme on va le voir, la logique spéculaire est érigée par Legendre en structure : tenir l’image dans le miroir permet d’exercer un pouvoir sur les hommes, jusqu’à pouvoir les aliéner[20]. Mais précisément, si notre auteur accorde une si grande importance aux arts, c’est aussi parce que dans la création artistique, en fabriquant ses propres images et son propre texte, écrivains et peintres échappent à la manipulation de l’image dans le miroir. Ils ne sont pas dupes.

B. Le moteur d’une recherche scientifique

Le « qu’est-ce que ? » de l’homme en proie au drame d’être soi est donc le point de départ d’une démarche intellectuelle et/ou scientifique. On ne résout pas une telle interrogation, mais on peut tenter de mieux la cerner en tâchant d’ériger une grille d’analyse de la science de l’homme en général. Existe-t-il une fabrication de l’anthropos ? Existe-t-il une façon d’instituer « l’animal parlant » ? Ce résumé naïf de ce à quoi aspirent l’œuvre et/ou les recherches de Legendre se lit dans les titres mêmes de certains de ses écrits, à commencer par le texte La fabrique de l’homme occidental, qui fait suite au film documentaire du même nom. On y est immédiatement mis en présence du dogmatisme tel que l’entend Legendre et qui fait le lien entre ontologie et hypothèse scientifique : « La raison de vivre, l’homme l’apprend par les emblèmes, les images, les miroirs. Qui manie le Miroir tient l’homme à sa merci[21]. » Citons encore Ce que l’Occident ne voit pas de l’Occident, où l’auteur projette cette fois ce qu’il entend par anthropologie non au sujet d’un monde géographiquement autre, mais au sujet de sa propre culture d’Européen, dont il conviendrait de comprendre les ressorts dissimulés. En quoi cette culture nous identifie-t-elle sans que nous ayons d’ordinaire conscience de la façon dont elle opère ? « Autrement dit » écrit Legendre, « je considère l’Occident, je l’étudie en termes d’identité, à partir d’un savoir qui tente de découvrir la logique de l’identité et d’en tirer les conséquences[22] ».

Dans quel domaine cette anthropologie si particulière s’inscrit-elle ? La grande originalité de cette œuvre est qu’elle est le fait d’un juriste là où, en règle générale, l’anthropologie accorde peu de place ou d’intérêt au droit et évolue ainsi, académiquement, dans un autre champ, très loin des études sur le droit. L’itinéraire de Pierre Legendre n’est pas, ici, à négliger. Il fait son entrée à l’Université avec une thèse, soutenue en 1957, et dont le sujet est La pénétration du droit romain dans le droit canonique classique. Recherche sur le mandat (1140-1254)[23]. Notre auteur, reçu immédiatement au concours d’Histoire du droit, est alors un spécialiste du droit romano-canonique. Il le restera tout au long de sa vie et de sa carrière puisqu’il accorde une place centrale, pour ses leçons relatives à l’anthropologie dogmatique, à cette science juridique forgée – voire inventée – lors de la réforme grégorienne. En témoigne le tome IX et avant-dernier de ses Leçons, publié en 2009 et dont le titre, à nouveau, est pour le moins évocateur : L’autre Bible de l’Occident : le Monument romano-canonique. Étude sur l’architecture dogmatique des sociétés[24]. Deux observations s’imposent à ce sujet. D’une part, Legendre est un herméneute comme l’étaient les canonistes (ceux qu’il appelle les « mâcheurs de contradictions »). Le droit est affaire de langage et d’interprétation : comment les théologiens rapatrient-ils le vocabulaire du droit romain dans leur système de représentation, au profit, notamment, du pouvoir pontifical ? D’autre part, le droit n’est donc pas une production et/ou une sorte de conséquence de rapports sociaux qui lui préexisteraient, comme l’enseigne parfois un peu sommairement la sociologie. Au contraire : le droit fait société. Il la fonde par ses mots propres, qui lient et font tenir ensemble. L’expression de ius civile devrait suffire à s’en convaincre. Le droit est dit civil parce qu’il civilise. Le droit qu’on appelle aujourd’hui des obligations en témoigne tout autant : c’est en fait la société qui est tissée par la construction de rapports de droits qui visent premièrement à la ligation des humains entre eux, que ce soit par des actes rituels et/ou par des paroles qui exprimeraient leur consentement. Pour le dire grossièrement, il n’y a pas la société d’un côté, et le droit de l’autre, qui plus est un droit qui serait hypocrite en ce qu’il ne ferait que bâtir des relations de dominants à dominés. Droit et société sont consubstantiels : le droit fait société ou, du moins, elle n’advient que par le droit[25]. Legendre est à la recherche de ce qui pourrait structurer au sens premier de « construction ». Se pose ici la très difficile question de son rapport avec la pensée d’une époque.

II. Une œuvre dans une époque : possibles et impossibles affiliations au(x) structuralisme(s)

Le mot « structure » est probablement un des mots les plus employés par Pierre Legendre pour qualifier sa démarche intellectuelle. Citons, parmi tant d’exemples possibles, ce qu’il écrit dès l’entame de ses conférences Le Point fixe : « Partant de la connaissance du moteur juridique, je cherche à évaluer le système tout entier, en considérant les éléments structuraux dont l’assemblage et le fonctionnement assument de faire vivre une civilisation dans son déploiement historique[26]. » Nul ne peut ignorer que, lorsque notre auteur fait ses études et publie ses premiers ouvrages (des années 1950 aux années 1970), ce que l’on appelle le structuralisme bat son plein. Il ne peut pas l’avoir méconnu malgré qu’il a toujours revendiqué une démarche singulière et, pour ainsi dire, aucun maître à penser. On ne peut pas en effet prétendre enseigner une anthropologie sans ignorer ou feindre d’ignorer qu’elle est par principe structuraliste. C’est d’ailleurs sous l’influence de ses travaux que la psychanalyse lacanienne – dont l’œuvre de Legendre est inséparable tant elle en est imprégnée – a pu également être qualifiée de structuraliste.

Alors ?

Pour tenter de lever tout mal-entendu il convient dans un premier temps de repasser par cette sorte de ponts aux ânes de l’histoire des sciences humaines : a-t-il seulement existé un structuralisme (A) ? C’est ce qui permettra (ou non) dans un second temps, de différencier l’anthropologie dogmatique legendrienne, ou du moins de souligner ce qu’elle doit (ou non) à l’anthropologie en quelque sorte classique et, surtout, à la psychanalyse, en tant qu’elle est structuraliste (B).

A. Le structuralisme existe-t-il ?

Il convient en effet d’être plus que prudent, près d’un siècle après l’invention du mot même en sciences humaines, eu égard à l’emploi de l’expression structuralisme. Comme l’ont parfaitement expliqué les spécialistes du sujet, le structuralisme connaît deux temps : un avant-1968 (le temps de sa consécration) et un après-1968[27] (le temps de sa remise en cause). On prêtera ici crédit à ce qu’en écrit Patrice Maniglier à l’entrée « Structuralisme » du Dictionnaire Lévi-Strauss[28]. Comme le rappelle cet auteur, le structuralisme peut faire l’objet de deux approches. Stricto sensu il ne vient que de la linguistique : ce sont notamment les travaux de Ferdinand de Saussure puis de Roman Jakobson qui en sont à l’origine comme méthode scientifique (au sens d’intellectuellement rigoureuse). La langue n’est pas seulement déterminée par une histoire comme on le croyait au xixe siècle. Ses « lois » peuvent être découvertes à partir de ses fonctions, d’où par exemple la distinction, essentielle pour les structuralismes à venir, entre le signifiant et le signifié. Le transfert vers l’anthropologie (ex ethnologie) s’opère, la chose est connue, du fait notamment que Lévi-Strauss, lors de son exil à New York, suit les cours de Roman Jakobson. En 1942-1943, il enseigne à l’Institut de sociologie de l’École libre des hautes études (crée en 1942) un cours sur les systèmes de parentés. Roman Jakobson, qui y assiste, aurait encouragé Lévi-Strauss (agrégé de philosophie et… titulaire d’une licence en droit) à en faire un ouvrage. Ce sont Les structures élémentaires de la parenté qui feront l’objet même de sa thèse, soutenue en 1948 à la Sorbonne et qu’il publie, dès 1949, aux prestigieuses Presses Universitaires de France. L’ouvrage ne sera sans doute pas un succès de librairie mais il marque son époque auprès de l’élite intellectuelle, comme en témoigne la recension élogieuse qu’en dresse Simone de Beauvoir en novembre 1949 dans la revue Les Temps modernes[29]. Ainsi, en quelque sorte adoubé par la pensée dominante, Lévi-Strauss publie-t-il, quelques années plus tard, les ouvrages qui vont le propulser comme une forme de Pape – bien malgré lui – du structuralisme tant on va identifier, dès lors, le structuralisme à sa personne et à son œuvre. Il s’agit bien entendu de Tristes tropiques (1955) et Anthropologie structurale (1958). La mise en mouvement d’une pensée nouvelle s’opérait. Un travail était à l’œuvre. Pourquoi ? Parce que le structuralisme sortait de la seule sphère de la linguistique pour devenir le mot d’ordre des sciences dites humaines dans leur ensemble : il leur offrait le moyen de découvrir ce qu’elles avaient, potentiellement, en commun. On passait en quelque sorte d’une méthode scientifique à une vision du monde : il fallait mettre à jour dans le champ de toutes les sciences humaines des constructions dissimulées.

C’est ainsi que le structuralisme a gagné ou s’est propagé, lato sensu, à des domaines du savoir aussi variés que l’histoire (Fernand Braudel aurait été structuraliste), la littérature (Roland Barthes aurait été structuraliste) et la philosophie (Deleuze et Foucault[30]). Il devient – est-ce à le regretter ? – un mot étendard, car même l’université connaît ses modes (au sens péjoratif d’un goût collectif passager). C’est ce qui explique en partie sa remise en cause dans l’après-1968[31]. Comme l’écrit Lévi-Strauss lui-même à Roman Jakobson en février 1968 : « Le structuralisme devient doctrine officielle ; on lui en fera vite grief…[32] »

Et la psychanalyse ? Elle a évidemment à voir avec ce que l’on appelle le structuralisme dans la mesure où, avec la publication de Totem et Tabou (1912-1913), Sigmund Freud lui-même tente de croiser les données ethnologiques et psychanalytiques. Ethnologues et psychanalystes en discuteront les hypothèses outre-Atlantique, donnant naissance à « un courant d’anthropologie psychanalytique, limité sur le plan scientifique au monde anglo-américain[33] ». La psychanalyse, en France, ne se soucie manifestement qu’assez peu d’anthropologie, hormis peut-être Marie Bonaparte à titre personnel. Ce n’est qu’avec l’œuvre de Lévi-Strauss que le dialogue se (re)noue. Notamment parce que cet auteur « fut le premier anthropologue de langue française à lire et à commenter l’œuvre de Freud à une époque où celle-ci avait déjà été intégrée depuis plus de trente ans aux travaux de l’anthropologie anglo-américaine[34] ». L’admiration que Jacques Lacan portait aux travaux de Lévi-Strauss est connue, et son influence est déterminante pour sa relecture de Freud. Il va donc perpétuer le dialogue psychanalyse/anthropologie là où Lévi-Strauss lui-même avoue que la psychanalyse – y compris l’œuvre de Freud – lui inspire des doutes. Absence de réciprocité : c’est donc tout aussi bien une sorte de monologue de Lacan eu égard au structuralisme. En effet, Lévi-Strauss a connu personnellement l’expérience psychanalytique par l’intermédiaire de Georges Dumas, lors de sa présentation des malades à l’hôpital Sainte-Anne. Elle l’a laissé dubitatif. Comme le souligne Élisabeth Roudinesco, il compare la psychanalyse « à la méthode de guérison chamanistique ». Le sorcier parle et « provoque l’abréaction, c’est-à-dire la libération des affects du malade[35] ». Quant aux écrits de Jacques Lacan, Lévi-Strauss avoue ne pas les comprendre et semble donc s’en désintéresser[36]. De son côté, Jacques Lacan souhaite conférer à l’œuvre de Freud une armature philosophique et anthropologique. La lecture de Saussure et de Les structures élémentaires de la parenté aurait incité Lacan à entreprendre l’étude de l’inconscient comme étant une structure, où le signifiant dominerait[37].

B. Comment Pierre Legendre se positionne-t-il par rapport au(x) structuralisme(s) ?

Le rapport à l’anthropologie de Lévi-Strauss est facile à identifier. L’exclusion, le rejet ou l’indifférence sont les mots qui pourraient caractériser sa démarche : Legendre refuse tout dialogue. Les anthropologues le lui rendront bien[38]. L’absence de liens est ce qui caractérise les non-rapports entre anthropologie structurale et anthropologie dogmatique. Il est très regrettable que Pierre Legendre ait obstinément refusé de situer sa démarche intellectuelle eu égard aux travaux de Lévi-Strauss, sachant que, par exemple, la parenté était un sujet qu’ils avaient en commun[39]. On aurait aimé connaître la façon dont l’historien du droit portait un jugement critique – ou non – sur l’auteur de Les structures élémentaires de la parenté.

On ne peut pourtant pas dénier à Pierre Legendre qu’il ait été anthropologue, du moins au sens de la démarche. Jeune agrégé d’Histoire du droit, promis à un avenir académique suivant les règles auxquelles jouent les universitaires (il a été reçu major de promotion), il a soudain « besoin d’air[40] », tant lui semble médiocre intellectuellement l’enseignement du droit dans les facultés et tant, d’autre part, il a probablement le désir de s’éprouver au regard de l’étrangeté d’être qu’il avoue ressentir. « [M]’aventurer ailleurs ! Cet ailleurs, c’était l’Afrique[41]. » Pour le compte de l’Unesco notamment, il va arpenter l’Afrique subsaharienne. Congo, Mali, Gabon : ce qu’il appelle ironiquement (eu égard aux anthropologues de métier) ses « séjours aux Tropiques » vont avoir pour effet de décentrer cet homme déjà si peu sûr de soi – ou du moins de son identité. « J’ai tiré tant de leçons[42] ! » Rentré en France, il n’éprouve pas le besoin de dire l’ailleurs de l’Afrique. C’est sa propre culture qui lui est devenue comme étrangère. Est étranger en premier lieu ce qui est étrange. Il en résulte un premier livre qui est tout entier d’anthropologie, publié en 1968 sous le titre Histoire de l’administration, alors qu’il s’agit d’une approche généalogique de ce qu’est l’État en son sens étymologique (ce qui tient debout[43]). Comme il l’écrit en 2021, « [r]entré au village parisien, j’allais alors m’atteler à revisiter cette question des formes de l’État que je croyais connaître […]. L’expérience africaine m’avait préparé à conquérir un regard d’étranger sur l’État à la française[44] ».

Le lien de Legendre à la psychanalyse est autrement plus difficultueux et, pourtant, essentiel à la compréhension de toute son œuvre[45]. Notre auteur s’est peu confié sur ses rapports avec cette discipline (en dehors qu’il se revendique lecteur de Freud). Souvent présenté comme étant lui-même psychanalyste, il aurait été membre de l’École freudienne de Paris, fondée par Jacques Lacan en 1964 (et dissoute en 1980). Sa relation avec ce dernier est entourée de mystère. Pierre Legendre se contente de la qualifier « d’orageuse[46] » et il ne cite que très rarement le nom de Lacan dans ses écrits. Sa production scientifique durant les années 1970 est pourtant toute entière marquée par l’importation, dans le champ du droit, de concepts issus de la psychanalyse. C’est le cas avec L’Amour du censeur. Essai sur l’ordre dogmatique, publié en 1974 dans une collection (Champ Freudien) dirigée par Jacques Lacan aux éditions du Seuil. Ce dernier, lorsqu’il ouvre la séance du 23 avril 1974 de son séminaire Les Non-dupes errent, en recommande la lecture à son auditoire[47]. Ce qu’en raconte Legendre dans la préface à la seconde édition, en 2005, en dit long sur les rapports à tout le moins tendus qu’il a pu entretenir avec Lacan : « […] j’ai compris le mouvement de recul de Lacan devant le titre dont j’avais enveloppé ce laborieux ouvrage (titre maintenu pour la traduction italienne) : Les Excommuniants. J’avais touché à sa plaie, plus exactement à l’inconnu de sa plaie […]. Chef d’école, c’est-à-dire en l’occurrence Maître incertain du scénario de fer d’une organisation analytique de masse, Lacan s’était trouvé soudain confronté à lui-même par l’inattendu d’une formule qui, de par sa charge sémantique, avait la portée d’une interprétation[48]. » Ce premier essai, où il est question de dévoiler la façon dont le droit romano-canonique a pu transformer la soumission en désir de soumission[49], est suivi d’un second essai dont les analyses empruntent exclusivement au registre de la psychanalyse. Le titre même en témoigne : Jouir du pouvoir. Legendre y approfondit son sillon : « Du côté de l’analyse, la politique de l’inconscient expose la question des enfants et des sauvages : comment le pouvoir s’y prend-il pour nous faire[50] ? » Mais cette fois il n’y sera question que de psychanalyse : « Ce livre est donc dénué d’utilité universitaire. Tout d’abord, mon travail cherche à faire progresser, par une certaine voie, la psychanalyse elle-même[51]. » Lorsque la revue Pouvoirs, en 1979, publie un numéro consacré à la psychanalyse, Legendre y livre un article en forme de synthèse au titre parfaitement lacanien : « Le malentendu ». Il y résume quasiment sa méthode et le fond du propos qui deviendra la matière de son anthropologie dogmatique. La méthode, c’est reconnaître l’inévacuable de l’inconscient et, partant, de la psychanalyse : « Il s’agit seulement d’expliquer pourquoi toutes les sciences traitant du pouvoir sont talonnées par la psychanalyse[52]. » Elle désigne en effet « l’illusion, et l’analyse consiste à tâcher d’en dire quelque chose ; elle déficelle les emballages[53] ». Le fond, déjà signalé dans ses ouvrages précédents, c’est que « [l]e pouvoir demeure un signifiant miraculeux, inventé et trituré par les juristes de la tradition romano-canonique[54] ». Ce signifiant institue : « Chaque individu doit naître une seconde fois, une fois mythique et supplémentaire, pour l’histoire, pour une institution qui n’est plus sa mère[55]. » Legendre en conclut logiquement que, par le biais des apports de la psychanalyse, il convient de « réinventer l’histoire des institutions[56] ». Ce sera tout l’objet de ses propos relatifs à l’État en tant qu’il institue.

III. La formulation d’une hypothèse : l’État comme invariant anthropologique et psychanalytique

Qu’est-ce au juste que la fabrique de l’homme Occidental, dont Legendre fait le titre d’un de ses essais destiné à porter à la connaissance d’un large public ce qu’il nomme l’anthropologie dogmatique ? Elle emprunte en premier lieu et pour ainsi dire fondamentalement à la psychanalyse lacanienne : la constitution du sujet – par principe divisé d’avec lui-même – est affaire de langage et de rapport spéculaire (A). Elle aboutit à la formulation d’un concept : le Tiers garant. Quelqu’un ou quelque chose doit résoudre la déchirure de l’humain d’avec lui-même. L’État – au sens symbolique – exerce (ou a longtemps exercé) cette fonction (B).

A. Langage et Miroir

Comment s’opère ce que Pierre Legendre appelle l’interlocution du sujet et du monde ?

Le propre de « l’animal parlant » est en premier lieu d’être institué par le langage : il est un « vivant parlant ». C’est une façon de dire, pour reprendre l’expression de Lacan, qu’il est un « parlêtre[57] ». Or le langage est aussi bien ce qui divise que ce qui lie. Le lien est celui de la dette que l’on paye aux mots. Ils ne sont pas créés par celui qui les prononce : ils sont hérités d’une culture. Ils participent du phénomène de la répétition. Mais, paradoxalement, entre la signification du mot prononcé et l’univers de représentation dont on l’investit, il peut exister un écart, voire un hiatus au sens de coupure. Pierre Legendre envisage ainsi la normativité du langage comme essentielle, particulièrement dans cet ouvrage majeur qu’est De la société comme texte. Linéaments d’une anthropologie dogmatique, publié en 2001. Dès la préface, il prévient : « Serons-nous assez décervelés pour renoncer à comprendre que l’institutionnalité suppose la parole ? Avec tous les effets de droit, qu’emporte la dimension normative du langage[58]. » C’est logiquement sous le titre « Introduction à la structure » que notre auteur insiste sur l’interlocution, par le langage pour ainsi dire, entre l’animal parlant et le monde. Or, « le monde n’est pas donné à l’homme, si ce n’est par le langage qui le sépare des choses et le divise à lui-même[59] ». Si le langage divise, c’est parce que la matérialité des choses, c’est parce que la réalité n’est pas accessible en soi : elle ne procède que des mots de celui qui croit prononcer cette matérialité et/ou réalité. Les choses et/ou le monde ne sont pas donnés en soi : ils n’existent que par le vocable qui les désignent. Mais alors le langage – dont celui du droit – est aussi et ainsi ce qui lie, par une sorte de dialectique au sein même du langage. Il est la « médiation entre l’homme et la matérialité du monde […]. Autrement dit, le rapport du mot et de la chose est intérieur au langage, de sorte qu’un objet extérieur n’existe que parce que sa condition d’existence matérielle se double de sa construction dans la représentation[60] ».

Comme Lacan avant lui, Pierre Legendre reconnaît évidemment l’influence que les travaux de Saussure ont exercé sur son œuvre relativement à la distinction signifié/signifiant, l’accent étant mis sur la « passion du signifiant[61] ». Il paye en quelque sorte lui-même cette dette à plusieurs reprises, notamment dans ses derniers ouvrages. Ainsi dans Ce que l’Occident ne voit pas de l’Occident : « J’ai suivi ici le chemin ouvert par le traité (fondamental) de Saussure, qui étudie la structure du signe illustrée par un exemple, le mot arbre. Nous avons deux termes : le signifié, c’est-à-dire le concept d’arbre ; et le signifiant, c’est-à-dire le vocable en tant qu’image véhiculée par le son de la voix. Intervient alors un élément tiers, la relation entre les deux termes, et Saussure dit : “Le signifié et le signifiant contractent un lien”[62]. » Dès la normativité langagière, telle que la conçoit Legendre, se joue donc une ternarité. Il y revient longuement dans ses dernières Leçons aux chapitres II (où il envisage la « déchirure du langage ») et III (où il aborde la « normativité du langage »). Il en tire ses conclusions propres par rapport à la psychanalyse : le « lien » entre signifié et signifiant suppose quelque chose qui institue à notre insu. Ce lien est aussi bien le tiers[63]. Comme il le résume : « Pour être deux, il faut être trois[64]. » Il faut une instance tierce : elle lie en séparant, elle fait tenir, elle institue.

Cette ternarité du ou dans le langage, Legendre la superpose ou la fait correspondre à ses propos relatifs au Miroir – omniprésents dans son œuvre – et dont il emprunte la logique à la psychanalyse lacanienne comme l’a très bien démontré récemment Livio Boni[65]. L’institution de l’animal parlant n’est d’ailleurs compréhensible qu’à la condition d’admettre qu’elle mêle (ou fait correspondre) langage et spécularité. En même temps que l’individu serait institué dans une langue, il serait institué par l’image. L’expérience du Miroir, par sa réflexivité, donne à penser. La séparation est le premier stade : entre ce que je ressens de moi et l’image que je découvre projetée dans le Miroir, s’instaure le hiatus. Le Je (pulsionnel) serait-il donc cet Autre (imagé) ? Afin de ne pas sombrer dans le narcissisme (au sens du mythe de Narcisse), qui pour Legendre est dé-Raison (le délire, comme en témoigne la fin à tout le moins tragique de Narcisse), il faut donc que dans un second temps, une instance paradoxalement séparante (entre le Je et l’Autre) arraisonne ; qu’elle joue comme un dispositif anti-narcissique[66]. La Raison de l’instance séparante répond au « pourquoi vivre ? » qui, si elle (l’interrogation) errait ou divaguait, aboutirait au suicide, au meurtre ou à l’inceste. C’est d’ailleurs tout l’objet des Leçons VIII. Le crime du caporal Lortie. Traité sur le père. Comme le souligne Livio Boni, la triangulation symbolique avec soi-même caractérise l’interprétation que Legendre livre du Miroir[67]. Il consacre ainsi l’essentiel des développements de ses Leçons III. Dieu au miroir, à étayer cette logique : « L’identité prend sens d’une triangulation, où viennent s’inscrire non seulement le sujet et son image, mais aussi le miroir, instaurateur de cette division[68]. » Dans De la société comme texte, il réitère autrement cette idée d’une division nécessaire à l’identification de soi et de l’autre : « Avec le paradigme du Miroir fait irruption la question de l’altérité sur fond d’identité : à travers la relation à son image le sujet se construit produisant l’autre à l’intérieur de soi qui ouvre l’accès à l’autre comme soi, son semblable à l’extérieur[69]. »

C’est à partir des interprétations qu’il livre du langage et du miroir que Legendre conçoit logiquement l’institutionnel comme un Tiers garant de l’identification du sujet dans son interlocution avec le monde. Pourquoi vivre ? Il faut bien que quelqu’un ou que quelque chose réponde.

B. « Vitam instituere »

Instituer la vie : l’expression, issue d’un extrait du Digeste, est à maintes reprises citée par Legendre[70] et traverse pour ainsi dire toute son œuvre. Elle témoignerait du sens premier d’instituer. En cela, l’historien du droit qu’il est – et restera toute sa vie – ne fait pas une histoire des institutions plate parce que (faussement) descriptive comme c’est hélas le cas depuis que l’histoire du droit s’enferre à n’être qu’une « histoire des institutions », sans jamais interroger de quoi le mot est le nom. Pierre Legendre cherche à établir la généalogie de l’institution et, partant, de ce qu’instituer signifie. L’institutionnalité relève bien d’une approche anthropologique au sens littéral que l’auteur confère à ce mot. Comme l’écrit Pierre Musso : « Si l’institution est une question vitale pour le sujet c’est parce qu’elle traite du pourquoi et du comment vivre ou mourir[71] ? »

Les investigations de Pierre Legendre au sujet de l’État n’ont de sens qu’à ce prix. L’État est une institution ou une façon d’instituer au sens symbolique comme en témoignent deux de ses aspects qui s’imbriquent : il serait notre parent et établirait, à ce titre, les filiations.

Soucieux d’accorder toute son importance à la performativité du langage hérité, parce qu’il s’adresse à l’inconscient et relèverait du signifiant, Legendre n’entend cette chose qu’on appelle l’État qu’en rapport à l’étymologie du mot status. « Je traite de l’État, en interprète de cette construction inventée par les Occidentaux, enfermée dans un terme à la fois romain et scolastique : Status. Je reprends les choses à la base […]. État, certes ; mais État de quoi ? Voilà qu’a disparu […] la compréhension du génitif implicite. L’État est ce terme qui toujours résonne étrangement : littéralement (status, participe passé du verbe latin stare), ce qui a été mis en position de tenir debout. L’État fait donc tenir quelque chose, mais quoi[72] ? »

L’État, en ce qu’il serait une sorte de « notre Père » : voilà une intuition qu’on trouve à l’origine même de l’œuvre de Pierre Legendre. Comme on a déjà tenté de le dire, il en formule l’hypothèse très nettement, dès 1968, avec son Histoire de l’administration[73], rééditée seulement[74] en 1992 (puis en 2023[75]). Cette histoire baigne dans un air du temps structuraliste. Elle est résolument non historienne puisqu’elle cherche le commencement, ce qui est une des façons de cerner ce qu’instituer signifie : « L’histoire institutionnelle, quand elle a l’intention d’expliquer, devient génétique […]. L’administration française […] peut se définir de la même manière[76]. » D’où une première partie du manuel (car en 1968 il s’agissait bien d’un livre pour les étudiants) qui porte un titre biblique : « Genèse ». Ce qui, littéralement et au plan théologique, signifie donner et/ou établir le commencement. Lors Legendre récuse les épithètes « gendarme » ou « providence » dont usent les universitaires pour qualifier et donc définir l’État des xixe et xxe siècles. À ses yeux, l’État aurait toujours été – précisément au titre de la « genèse » – un État « paternel ». Comme il l’écrit, « l’Administration représente, dans la mentalité française, la présence diffuse de l’instance paternelle[77] ». Ou encore : « Le mythe intégral, dans la société française, c’est celui du père, non celui du gendarme […]. Le père est à la fois bienfaiteur et gendarme […]. Le paternalisme rend compte des croyances qui entourent l’État [78]. »

Ce « notre Père », il en établit la généalogie par le droit ou, plus exactement, par la façon dont les religieux-juristes, depuis la réforme grégorienne, manipulent et torturent les mots du droit aux fins qu’ils accréditent l’idée selon laquelle il existerait un père idéal : le souverain. Ce que Legendre appelle « la révolution de l’interprète » pourrait se comprendre comme suit : les moines théologiens, soucieux d’asseoir et/ou de diffuser la foi, lui trouvent l’armature scientifique du droit romain qu’ils rapatrient à leur profit, en faveur des croyances. Afin de le dire comme Pierre Musso : la Foi des théologiens rencontre la Loi des juristes[79]. La façon dont Legendre raconte ainsi que la souveraineté (au sens premier : le pouvoir du Seigneur car « tout pouvoir vient de Dieu ») a été assurée grâce au vocabulaire du droit romain (auctoritas, imperium etc.) n’a rien d’original en soi[80]. Le prototype pontifical de tout « État[81] » (au sens de Pouvoir) était connu[82]. De même l’idée selon laquelle les concepts du politique ne seraient que des concepts théologiques « sécularisés ». Mais précisément : comme anthropologue et/ou psychanalyste, l’idée même d’une « sécularisation » reste une impossibilité aux yeux de Pierre Legendre. Car elle supposerait une auto fondation du sujet ou une perception transparente de soi dans ses rapports au pouvoir. La psychanalyse, comme il l’explique dans La société comme texte, en ce qu’elle est fondée sur l’inconscient (objet à « statut négatif »), défait cette vision de l’institutionnel et interdit ce qu’il nomme la « redite du rationalisme occidental[83] ».

Qu’il s’agisse de l’empire universel de la vérité construite en faveur de la souveraineté du Pape ou de l’État républicain comme fiction juridique des siècles plus tard, la logique ne change pas : l’État reste un « effet du monothéisme latin » qui a le Père pour objet premier[84]. Les Leçons VIII. Le désir politique de Dieu, sont toutes entières consacrées à défendre cette idée. « [C]omment est-il possible, à partir du banal constat de l’existence et du fonctionnement aujourd’hui quasi mécanisé de l’institution “État”, de remonter vers la structure, vers le matériau anthropologique et son maniement dans le cadre occidental[85] ? » Afin de mettre à jour le « principe généalogique comme principe structural d’élaboration des systèmes normatifs[86] », il faut considérer l’État comme un symbole ou comme mythe. Il est Tiers garant parce qu’il est notre parent au sens des fonctions qu’il exerce pour « instituer la vie[87] ». Comme l’écrit Legendre, il faut « remonter jusqu’à la manœuvre institutionnelle du père pour découvrir le fondement anthropologique du pouvoir comme fonction[88] ».

Si cet État répond – il différencie et assigne – et est ainsi une fiction qui tient le langage de la vérité, c’est évidemment grâce au travail accompli par les juristes théologiens. Il exerce ainsi une autorité au sens latin : l’auctoritas est ce qui contraint mais aide à grandir. Elle dresse par amour et on lui dédie donc son amour en retour, comme L’amour du censeur l’explique parfaitement. À ce titre, ni les questions de normativité et/ou de sanctions ne sont susceptibles d’expliquer, selon Legendre, le principe même de l’obéissance au pouvoir. Tout se joue autrement ou en amont. Le lien est fiduciaire. L’État est d’abord celui qu’on écoute (ob audire) : l’obéissance est un crédit accordé à sa parole. Le lien est celui du croire parce qu’il se caractérise par la confiance, c’est-à-dire la foi, que l’on porte en celui qui parle, parce qu’il répond.

Grégoire Bigot

Nantes Université.

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