L’administration entre marché et souveraineté : trois modèles républicains

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Sommaire de l'article

Thomas Boccon-Gibod

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L’administration est souvent perçue comme une alternative à l’organisation de la société par les échanges marchands, mais la raison n’en est pas toujours claire. La dimension politique de l’administration est ainsi comprise de manière très différente par deux œuvres majeures de la réflexion contemporaine se réclamant du républicanisme : Droit et démocratie de J. Habermas et Républicanisme de P. Pettit. Si la première justifie l’administration en la soumettant à une loi elle-même produite par la communication sociale, la seconde en revanche cherche à en déterminer les modalités d’action concrète pour distinguer l’État républicain d’un État purement libéral. La confrontation de ces deux œuvres faisant apparaître leurs limites respectives, on propose ici un troisième modèle, institutionnaliste, nourri des leçons des sciences sociales, et ancré dans l’histoire même des organisations publiques.

L’

administration est une chose étrange, qui n’en finit pas de résister aux efforts que l’on fait, non seulement pour en diminuer l’emprise, mais même pour en cerner les contours ; à plus forte raison, pour en justifier l’action. Ainsi, par exemple, le concept d’établissement public, en particulier lorsqu’il est « à caractère industriel et commercial », étend son domaine bien au-delà des traditionnelles administrations centrales et même décentralisées. Plus encore, loin de ne régir que les institutions publiques, les procédures administratives s’infiltrent partout dès lors que les actions privées sont réputées avoir un effet sur l’ordre public ou l’intérêt général – de l’arbitrage des compétitions sportives à la réglementation des opérations boursières. Avec elles, leur contrôle judiciaire ad hoc, celui des tribunaux administratifs, brouille davantage les frontières, qu’on avait pu naïvement croire claires et simples, entre sphère privée, ou sociale, et sphère publique, et soumise comme telle à la volonté proprement politique.

Il y a longtemps, pourtant, que la tutelle publique a perdu de son aura et que, quelles que soient ses options politiques, personne ne peut plus souscrire tout aussi naïvement à l’idée d’un appareil d’État dont la bienveillance intrinsèque à l’égard de ses administrés-citoyens s’enracinerait dans sa connaissance intime de leur bien commun. Et cependant, face aux injustices que produit le marché, l’administration publique fait souvent figure de recours, voire l’objet d’une certaine nostalgie : n’aurait-il pas mieux valu que la puissance publique se chargeât de la fourniture de ces biens et services dont la dévolution au secteur privé a produit tant de difficultés ?

Il importe donc d’autant plus de discerner clairement les principes et les moyens de son action. Si l’on refuse d’aller jusqu’à l’absorption pure et simple de l’ensemble de la production par la puissance publique, quel type de position peut au juste adopter l’administration face au marché ? Doit-elle se contenter du rôle minimal de mise en place du cadre réglementaire permettant le déploiement des initiatives privées (comme y invite la tradition libérale[1]), ou peut-elle aller plus loin, et sur quelles bases ? Comment justifier et mesurer la place et le rôle exacts de l’administration dans l’économie de marché ? Peut-elle se réclamer de critères de justice extrinsèques aux volontés des agents économiques eux-mêmes ?

Le problème se pose avec plus d’acuité encore si l’on doit prendre en compte, outre la réalité protéiforme de l’action administrative, non seulement l’utopie économique d’un autogouvernement de la société par le marché[2], mais aussi celle, proprement politique, d’un autogouvernement direct et sans reste de la société par elle-même. Une telle utopie tient directement au fondement même de la légitimité dont se réclament les sociétés modernes, qui se veulent démocratiques, et à ce titre recherchent perpétuellement les moyens de réduire l’écart entre les volontés des citoyens et leurs réalisations[3].

C’est précisément le type même de problèmes que cherchent à résoudre les théories politiques qui ne se cantonnent pas à l’examen du concept de démocratie, mais se refusent également à réduire celle-ci à une conception purement libérale (au sens économique) de la vie commune, et qu’on qualifie pour cela de républicaines. Généralement, toutefois, les efforts qui ont été produits dans le champ de la philosophie républicaine moderne ont été dirigés ou bien vers l’histoire des idées politiques, ou bien vers les aspects les plus abstraitement normatifs qui président aux jugements et décisions politiques légitimes. De fait, peu ont spécifiquement pris en compte l’administration et son action, et lorsqu’ils l’ont fait, ce n’est généralement pas ce qui a le plus retenu l’attention.

Nous voudrions ici rendre justice à de tels efforts, qui paraissent aujourd’hui d’autant plus méritoires que la question de la réforme administrative et de la place des services publics, non seulement n’a jamais quitté l’actualité politique des sociétés occidentales depuis une trentaine d’années, mais tend à devenir en soi un enjeu politique en tant que tel, avec précisément la contestation croissante des réformes administratives consécutives à cette mise sur agenda. À cet égard, rendre justice à ces efforts implique bien entendu aussi bien d’en faire état que d’en mesurer la valeur exacte.

Nous nous proposerons ainsi d’examiner les philosophies de l’administration élaborées dans les deux œuvres de Jürgen Habermas et de Philip Pettit, respectivement dans Droit et démocratie et Républicanisme[4]. Ces deux œuvres ont été publiées dans la décennie 1990 (la première au tout début, la seconde à la fin), et portent peut-être la marque de leur époque. On peut être frappé en effet rétrospectivement par le fait que l’essor d’une telle réflexion républicaine sur l’administration et l’action publiques soit consécutif à une forte prégnance des idées libérales ou néolibérales dans les sphères sociale et politique, ce dont les gouvernements Thatcher et Reagan dans la décennie précédente furent à la fois la cause et le symbole. Il y a ainsi en partie un intérêt historique à se pencher, à quelque distance, sur l’efficacité respective de ces deux modèles bien distincts.

En effet, ces deux auteurs se révèlent assez proches sur bien des aspects, comme l’importance qu’ils confèrent au concept de délibération dans les procédures de décision publique, ou le fait qu’ils se réfèrent tous deux à la notion de régulation, plutôt qu’à celle traditionnelle de réglementation, pour qualifier l’action administrative et son effet sur la société. Toutefois, ils adoptent des stratégies distinctes pour en justifier l’existence, le premier choisissant de l’adosser au concept de loi, le second privilégiant plutôt son adaptation à l’initiative individuelle ; distinction qui reflète logiquement celle de leurs options philosophiques fondamentales, déontologique pour le premier, conséquentialiste pour le second.

Cependant, en définitive, quelles que soient ces différences, leurs deux approches de l’administration partagent une même défiance à l’égard d’une troisième, que l’on pourrait qualifier de sociologique ou d’institutionnelle et que nous évoquerons pour finir. En préambule, il convient toutefois de dresser le décor en revenant brièvement sur la manière dont le droit français, dans sa jurisprudence et dans sa doctrine, avait prévu le statut de l’action administrative en matière économique et commerciale. Cette introduction « institutionnelle » permettra, ainsi, de mieux saisir l’apport de cette troisième version possible de la réflexion républicaine sur l’administration, davantage centrée sur l’apport des sciences sociales que ses deux devancières.

I. Le legs français : service public et économie de marché

Le concept de service public tel qu’il a été élaboré dans la doctrine et la jurisprudence française, sous la IIIe République particulièrement, fait l’objet de beaucoup de confusions dans le débat public, pour des raisons qui tiennent sans doute autant à la structure de ce débat qu’à la complexité insigne de cette notion.

La notion de service public peut en effet s’entendre de trois manières : selon la forme, selon la matière et selon l’organe. Selon la forme, on parlera d’un critère de compétence du droit administratif : la notion de service public sert alors de critère permettant la répartition du contentieux entre la juridiction civile (dont la Cour de cassation constitue le dernier ressort) et la juridiction administrative (couronnée par le Conseil d’État, qui est aussi l’instance de supervision hiérarchique de l’ensemble de l’administration). Le Tribunal des conflits, comportant autant de membres de chacune des deux juridictions suprêmes, sous la présidence du garde des Sceaux, permet de trancher les cas litigieux. Ainsi, le célèbre arrêt Blanco du 8 février 1873, où la doctrine administrative officielle voit encore le point de départ de la théorie du service public comme du droit administratif moderne, est précisément un arrêt du Tribunal des conflits[5]. Il n’est pas indifférent que cet arrêt, « ressuscité » par la jurisprudence ultérieure, ait concerné la responsabilité d’une administration en charge d’une activité de type industrielle, en l’occurrence la manufacture des tabacs (alors en régie publique) – il s’agissait en l’occurrence de la responsabilité de l’État dans l’accident d’une petite fille heurtée par un wagonnet. La notion de service public se voyait d’emblée mobilisée pour justifier non seulement la juridiction administrative en général, mais plus particulièrement la spécificité du droit de l’administration en matière économique.

Signalons que c’est aussi le contexte qui a présidé à l’élaboration du concept formel de service public dans les premières années du xxe siècle. La notion a été élaborée afin de préserver la compétence administrative en matière de gestion publique, par Maurice Hauriou d’abord (dans son livre de 1899, La gestion administrative), puis par le commissaire du gouvernement Romieu dans l’arrêt Terrier du Conseil d’État en 1903[6]. Fait important, l’action administrative se trouvait ainsi détachée du concept classique de prérogative de la puissance publique, pour s’articuler de manière plus objective à un certain type d’action sur la société. À première vue, la compétence formelle est donc associée à une dimension matérielle.

Si on le considère sous cet angle, le service public peut désigner la finalité d’une action, qui vise l’intérêt général, et ce qu’elle soit d’initiative publique ou privée. C’est Léon Duguit qui a le plus œuvré pour la promotion de cette conception dans la mesure où cela permettait de faire pièce à l’idée selon laquelle l’action administrative puisait sa légitimité à la source de la volonté gouvernementale, de manière fondamentalement arbitraire et cautionnant tous les régimes autoritaires tels ceux contre lesquels s’étaient élevés les Républicains depuis la Révolution française. Duguit tresse ainsi des lauriers à la jurisprudence administrative moderne pour avoir promu le recours pour excès de pouvoir, permettant à tout administré d’attaquer l’action administrative sur des critères objectifs, en l’espèce la satisfaction du service public, c’est-à-dire tout ce qui va dans le sens de l’accroissement de la solidarité et de l’interdépendance sociale[7]. Toutefois, les efforts de Duguit prennent précisément toute leur portée au moment où le Conseil d’État choisit, de son côté, de restreindre la portée de la distinction formelle entre gestion publique et gestion privée dans un cas de compétence en matière de contrats publics, ce qui consacre à nouveau le concept subjectif de prérogative de la puissance publique au détriment de celui, objectif – et que Duguit prétend même scientifique – d’interdépendance sociale[8]. Le critère matériel n’est donc pas ce qui détermine la compétence formelle de la juridiction administrative.

Et pour arriver au troisième aspect du concept, l’aspect organique, ce critère n’est pas non plus ce qui détermine l’attribution de la tâche à une personne publique. Une activité de service public peut être en effet attribuée à une personne privée ou à une personne publique. La limitation du rôle de l’État a été poursuivie par l’arrêt dit Bac d’Eloka où le tribunal distingue deux « natures » de services publics : service public à caractère industriel et commercial (SPIC, relevant de la juridiction civile) et service public administratif (SPA, relevant de la juridiction administrative, et défini simplement de manière négative par rapport à la première)[9]. Or cette jurisprudence devait servir de base à la distinction entre deux types d’établissements publics, les établissements publics à caractère industriel et commercial (EPIC, que nous évoquions en commençant, et dont la SNCF est aujourd’hui un exemple typique) et les établissements publics administratifs (EPA) – les critères de distinction n’étant pas d’une clarté cristalline.

Le concept de « service public à la française », on le voit, ne peut pas désigner une réalité née de la superposition de ces trois critères : une branche de l’administration publique agissant en raison d’une fonction sociale qu’elle seule peut accomplir, et ressortissant en cela d’un tribunal administratif. Le fait que les trois critères se soient réellement superposés historiquement est même douteux, même si on peut identifier, rétrospectivement, une brève période[10] pendant laquelle on aurait pu le croire. S’est ouverte depuis une période dite de la « crise du concept de service public », dont la doctrine administrative n’est jamais réellement sortie[11]. Cependant, le débat public de son côté s’est encore complexifié, et obscurci, du fait de la constitution d’une nouvelle catégorie, consécutive aux nationalisations. Le passage sous propriété publique d’entreprises industrielles et commerciales après la Seconde Guerre mondiale put en effet être motivé par le préambule – toujours en vigueur actuellement – de la Constitution de la IVe République, qui énonce que « tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité[12] ».

Un nouveau critère, celui de l’appropriation publique, est ainsi apparu, et avec lui le concept de « secteur public », qui désigne une branche de l’activité économique, d’initiative privée et régie par le droit privé, mais financée et pilotée par la puissance publique par l’intermédiaire d’administrateurs civils nommés par l’État, permettant la nomination de présidents (souvent eux-mêmes hauts fonctionnaires) à la tête de ces institutions. Un nouveau critère matériel, celui de « monopole de fait », vient alors enrichir les moyens à la disposition de l’action publique. Il renvoie, en particulier, aux entreprises fournissant des services sur la base d’un réseau (de transport ou de communication), lequel ne peut pas être dupliqué sans coûts importants sinon insupportables, du fait même de la concurrence : si ce n’est pas au nom de la libre concurrence que se voit ainsi consacrée la puissance publique, du moins n’est-ce pas non plus à l’encontre cette dernière.

Si c’est surtout le secteur public qui, à travers les privatisations, fut remis en cause dans les années 1980 par les politiques nettement libérales qui dominèrent l’actualité politique, cette remise en cause affectait aussi le critère matériel du service public, du moins dans sa signification traditionnellement admise d’alternative face au marché et de garantie de la solidarité sociale. Cela devint manifeste lorsque le vent de réforme de l’administration ne concerna plus seulement les entreprises à capitaux publics, mais aussi les administrations elles-mêmes, peu à peu sommées d’évaluer leur action à des critères de rentabilité à la manière des acteurs de marché, quand elles ne se voyaient pas graduellement transformées en sociétés anonymes[13].

On le voit : ni la théorie politique (qui, pour l’essentiel, ne s’y est guère intéressée) ni la science juridique elle-même ne sont parvenues à fournir à l’administration publique un fondement doctrinal bien ferme quant à la question de sa position et de son rôle en matière économique[14]. C’est dans ce contexte que l’on peut mesurer l’intérêt d’une élaboration renouvelée de la théorie républicaine de l’administration au cours des années 1990.

II. Habermas : l’Administration aux ordres de la loi commune

A. La reconstruction de l’État de droit

Les juristes français classiques, Hauriou et Duguit notamment, avaient cherché les clés d’analyse du nouveau droit public dans la science sociale[15]. Issu de la théorie critique, un courant philosophique connu pour ses recherches à la croisée de la philosophie et des sciences sociales, on aurait pu s’attendre à ce que Habermas prolonge l’effort de compréhension sociologique du droit républicain moderne en cherchant dans des fonctions sociales la raison d’être de l’administration publique. Dans l’ouvrage de référence qu’il a consacré en 1992 à la philosophie du droit, il a en un sens donné sa pleine mesure à sa propre théorie sociale, élaborée d’abord dans la Théorie de l’agir communicationnel[16], en lui offrant un débouché dans le domaine politique. Comme on le sait, la puissance de l’ouvrage vient ainsi de sa capacité à faire le lien entre un grand nombre de traditions théoriques sur l’État et la société, au moyen d’une conception parfaitement originale, d’une grande ampleur et d’une grande cohérence, de l’origine de la normativité sociale. On ne peut pourtant qu’être frappé par le grand classicisme qui se dégage de cette construction du point de vue de l’analyse de l’administration.

Habermas inscrit sa réflexion dans un cadre anthropologique évolutionnaire, qui voit dans la modernité une rupture ayant permis aux sociétés occidentales de s’affranchir des puissances du sacré (caractéristique des « sociétés tribales[17] ») pour entrer dans une sphère de réflexivité et d’autonomie, où elles cherchent leurs propres principes d’organisation sous l’égide de la raison. C’est cette rationalité qui leur permet la reconnaissance et la garantie collectives, par le droit, des principes fondamentaux que sont la liberté et la dignité individuelles. Habermas pense ainsi avoir trouvé le moyen d’opérer le dépassement entre deux attitudes théoriques antagoniques : d’une part, le discours des sciences sociales, qui met en lumière les structures des sociétés sans chercher à en saisir les aspirations normatives (quitte, même, à douter de la réalité des valeurs qu’elles prétendent se donner) ; d’autre part, le discours normatif des philosophies de la justice, qui néglige la dimension institutionnelle que mettent en lumière les sciences sociales[18]. Selon Habermas, une conception pragmatiste de la discussion permet de comprendre le dépassement pratique de la dualité entre factualité et normativité par une communauté d’individus activement engagés dans la recherche des principes de la vie commune, et dont la dimension illocutoire de leurs propos les plonge d’emblée dans la recherche collective de ces principes.

Toute la question revient ainsi à établir les moyens d’une communication permettant de fonder effectivement la réalité institutionnelle sur la communauté sociale réelle, et qui, par le biais de ces institutions, accède véritablement à la communauté proprement politique. C’est donc dans la communication que gît pour Habermas (d’accord en cela avec Hannah Arendt[19]) le principe démocratique des sociétés contemporaines, le creuset d’où tout pouvoir politique se doit de puiser ses finalités et sa légitimité. Or de manière frappante, ce pouvoir est ramené tout entier par lui à l’institution administrative : « Le système de l’Administration publique concentre en lui un pouvoir qui doit toujours à nouveau se régénérer à partir du pouvoir fondé sur la communication[20]. » Mais c’est seulement à travers le droit authentique, c’est-à-dire valablement édicté, que le pouvoir collectif se transforme en pouvoir administratif. Le droit n’est donc pas seulement un ensemble de procédures formelles, mais bien véritablement l’opérateur vivifiant de la transmutation des discussions en obligations légales[21].

Formellement, Habermas insiste ainsi surtout sur la différence entre sa conception de l’État de droit et de la séparation des pouvoirs, et la conception libérale qui réduit le fondement des institutions à la seule garantie des libertés individuelles, et qui tend à ne percevoir dans les relations politiques que des relations de représentation d’intérêts particuliers. S’il y a une dimension procédurale dans sa théorie de l’État de droit, cette procédure n’est pas purement formelle mais pour ainsi dire transcendantale, et permet de distinguer sa conception de la communauté politique de la conception libérale sur la base d’une distinction entre communauté intersubjective et communauté d’individus.

C’est la raison pour laquelle il ne faut pas selon lui interpréter de manière faible la séparation de l’État et de la société. Ces deux instances doivent être distinguées et articulées clairement. Ainsi, Habermas considère que la société civile n’est pas autonome mais demande à être organisée. Il distingue alors la sphère où les citoyens confrontent leurs intérêts et mesurent par-là les uns par rapport aux autres ce qu’il nomme leur « pouvoir social » respectif, à savoir « la possibilité, pour un acteur, de faire valoir dans les relations sociales ses propres intérêts, y compris contre la résistance d’autres personnes[22] ». Sans être aveugle à ce qu’on peut aussi appeler la sphère des inégalités sociales et de la concurrence entre intérêts conflictuels, il soutient ainsi que c’est à la « société civile », structurée par la « culture politique » permise par un espace public de discussion, de « compenser » cette inégalité de manière à ce qu’elle rende possible l’autonomie individuelle du citoyen davantage qu’elle ne la limite.

Car c’est seulement lorsque les conditions de la communication existent en pratique que les institutions peuvent être légitimes et, en retour, stabiliser ces conditions de communication de manière à ce que l’ensemble de l’édifice puisse être lui-même stabilisé, et offrir à ses membres la sécurité juridique qui est l’un des buts essentiels de l’institution politique. C’est pourquoi Habermas se livre à une reformulation originale de la théorie de la séparation des pouvoirs, désignée par les formules de la « Législation », de la « Justice » et de « l’Administration » – ce dernier terme manifestant un écart terminologique par rapport au concept traditionnel de pouvoir exécutif, et sur lequel nous reviendrons. Le rôle de l’Administration est à cet égard décisif et fait l’objet d’une étude précise, car il ne doit pas être soumis au « pouvoir social » mais bien uniquement au pouvoir communicationnel. Celui-ci est directement ancré dans le principe classique de la souveraineté populaire, tel qu’interprété par la théorie de la discussion. Ce principe implique la protection juridique des individus, laquelle suppose la soumission de la Justice au droit de l’État.

C’est donc essentiellement par le biais de l’Administration que se trouve garantie la protection des libertés individuelles, en tant qu’elle se trouve étroitement assujettie à la Législation[23]. Dès lors, elle n’a pas à interférer dans les procédures législatives comme judiciaires et le pouvoir exécutif est soumis à un contrôle juridictionnel[24]. Mais là encore, Habermas insiste sur le fait que le principe de légalité de l’Administration puise la substance de sa légitimité dans le caractère effectif et démocratique de la communication et non dans de simples procédures mécaniques d’autolimitation réciproque des institutions publiques comme le veut la doctrine libérale classique[25]. C’est seulement « d’après les différentes formes de communication et les potentiels de raisons qui y correspondent » que peuvent être différenciées les trois « fonctions » instituées[26]. Chacune se distingue par l’étendue de son pouvoir communicationnel, seule la fonction législative en bénéficiant pleinement, de par sa supériorité issue du principe démocratique de la souveraineté populaire.

Schématiquement parlant, si l’on excepte l’interprétation communicationnelle de la légitimité populaire, on peine ainsi à distinguer le schéma habermassien d’une reprise du schéma libéral classique, à une différence près : rien n’est dit sur la structure de la représentation parlementaire, c’est-à-dire sur ce qu’il est convenu d’ordinaire d’appeler le gouvernement. Tout se passe comme si l’accent mis sur la législation avait non seulement assujetti plus étroitement que jamais l’institution administrative à son fondement légitime, mais avait tout bonnement absorbé en elle-même l’instance gouvernementale[27]. Comme le remarque Vincent Descombes,
Habermas, qui reprend très largement la structure du vieux contractualisme, formule avec plus de netteté que jamais les principes « d’une pure nomocratie, d’un gouvernement par la loi[28] ». Descombes rappelle ainsi les dangers d’un tel régime en évoquant le spectre de la Terreur révolutionnaire.

Il n’est pas besoin toutefois d’aller jusqu’aux origines historiques du régime républicain pour montrer les limites d’une telle conception. Ainsi, Nicolas Roussellier a mis en lumière comment le régime de la IIIe République, par réaction vis-à-vis de l’interminable succession de régimes autoritaires au xixe siècle, s’était construit sur les bases d’un parlementarisme strict (au point qu’on a pu parler d’« État légal[29] »), où la notion de pouvoir exécutif se trouvait interprétée de manière littérale – comprendre qu’un tel pouvoir ne pouvait revendiquer aucune initiative en matière législative, mais devait se borner strictement à mettre à exécution sans discussion les décisions de la volonté générale, c’est-à-dire de la représentation nationale[30]. Or Roussellier n’en montre pas moins comment ce refus de penser l’articulation de la volonté des agents de l’État, chargés de l’action de celui-ci, et celle des parlementaires, a induit une succession continue de crises qui n’ont été débloquées que par le cours des événements (la Première Guerre mondiale en particulier), et dont le dernier chapitre a été la réaffirmation virulente, dans une réaction aux antipodes de l’esprit de la tradition républicaine, des prérogatives du pouvoir exécutif dans la Constitution de 1958[31].

Il n’est pas impossible, néanmoins, que le refus habermassien de donner au pouvoir exécutif ses lettres de noblesse – et ne serait-ce que son propre nom – procède d’un même type de réaction que celui qui avait vu les parlementaires républicains des années 1870 et 1880 théoriser la mise au pas de l’exécutif. On sait assez en effet quelle place occupe, dans la philosophie habermassienne, le décisionnisme schmittien et son contexte historique, pour qu’il soit inutile d’insister sur ce point. Il n’en demeure pas moins que sa mise en valeur de l’action administrative paraît bien ressembler à un éloge trompeur : comme si l’administration n’était là que pour remplir le vide causé par la disparition du gouvernement. Il convient ainsi d’analyser la manière dont la fonction dévolue traditionnellement à celui-ci, en l’occurrence, en ce qui concerne la position de l’administration par rapport à l’économie de marché, est prise en charge par la théorie de la communication qui se trouve aux fondements de la loi souveraine.

B. L’administration dans la régulation sociale

On l’aura compris, en effet, Habermas se défend de tout individualisme contractualiste dans la mesure où il entend inscrire concrètement les conditions de la légitimité, non pas dans les volontés individuelles séparées des citoyens comme le veut le contractualisme classique, mais dans un processus effectif de communication qui, selon lui, permet de substituer à l’abstraction contractualiste des conditions concrètes, sociales, d’effectivité. Bien plus, de son point de vue, l’État ne saurait constituer à lui seul la condition et la finalité de la vie sociale, dont l’administration (la puissance qui exécute la volonté souveraine) n’est qu’une des « trois puissances d’intégration », aux côtés de « l’argent » et de « la solidarité[32] ». Certes, issu historiquement de la monarchie, l’État n’a pas à revendiquer le privilège de la constitution du social. Le principe d’intersubjectivité ne permet pas seulement de décentrer la souveraineté populaire par rapport aux volontés individuelles, il est aussi un vecteur de décentrement de l’État lui-même par rapport à l’intégration et à la régulation sociales en général[33].

Dans la perspective d’Habermas, ce n’est pas nécessairement à l’État de prendre en charge directement les aspects néfastes de l’économie de marché, car dans la situation historique où nous nous trouvons (ou du moins que Habermas perçoit lorsqu’il compose son livre, à la fin de la décennie 1980), on observe une défiance à l’égard de l’État planificateur et une revendication de l’autonomie des différentes sphères sociales à l’égard de l’administration. Le sens de l’action de cette dernière doit ainsi être renouvelé, toujours en évitant de tomber dans l’aporie d’une opposition entre normes et faits : en l’occurrence, entre une conception purement individualiste et économiciste du système politique, et une conception purement factuelle qui ne voit dans les interactions sociales que des systèmes autorégulés à l’aveugle[34]. La démocratie délibérative ne prend pas seulement son sens du point de vue formel de la légitimité des pouvoirs constitués, elle se révèle cruciale pour l’intégration sociale elle-même.

On peut comprendre pourquoi il importe de distinguer les deux dimensions des relations sociales que sont, comme on s’en souvient, celle, potentiellement conflictuelle, du « pouvoir social », et celle qui en corrige concrètement les effets négatifs, de la « société civile ». C’est seulement par le jeu d’une telle correction que les individus peuvent authentiquement accéder à une autonomie civique et politique. Comme Habermas le remarque lui-même, du fait d’une telle distinction, le concept de société civile subit une inflexion majeure par rapport au sens qu’il avait jusqu’ici, notamment dans la tradition marxiste : il « n’inclut plus, en effet, l’économie régulée par les marchés du travail, les marchés des capitaux et des biens et constituée par le droit privé. Au contraire, son cœur institutionnel est désormais formé par ces groupements et ces associations non étatiques et non économiques à base bénévole qui rattachent les structures communicationnelles de l’espace public à la composante “sociétéˮ du monde vécu ». Ce qu’il désigne concrètement est « un tissu associatif qui institutionnalise dans le cadre d’espaces publics organisés les discussions qui se proposent de résoudre les problèmes surgis concernant les sujets d’intérêt général[35] ».

Certes, on ne peut prendre l’auteur de L’espace public en défaut de naïveté à l’égard des processus susceptibles d’empêcher la constitution effective de ce substrat indispensable de la communication (mass media, grandes organisations capitalistes, instituts de sondage, etc. – même si, et pour cause, l’auteur ne pouvait pas prendre en compte les réseaux socio-numériques). Il n’en demeure pas moins que l’on reste frappé par l’indétermination dans lesquels demeurent, non seulement les mécanismes concrets de la correction des problèmes économiques par la sphère civile, mais aussi la sphère économique elle-même, qui n’est jamais désignée que sous le terme vague de « l’argent », et dont les effets négatifs ne paraissent jamais appréhendés que dans une perspective purement individuelle. Il semble que de fait, Habermas dirige davantage ses efforts vers la conjuration du fantasme révolutionnaire d’une auto-organisation directe de la société, que vers la signification concrète de la régulation indirecte qu’il appelle de ses vœux[36].

III. Le paradigme régulateur : l’administration ajustée aux échanges socio-économiques

A. Un républicanisme sans souveraineté

Tel n’est pas, assurément, le reproche que l’on pourrait faire à Philip Pettit. Même s’ils partagent un même souci de stabilisation sociale et de protection des libertés individuelles, le contraste ne peut qu’être saisissant avec le républicanisme habermassien : perspective résolument conséquentialiste, intérêt porté aux modalités d’action gouvernementale plutôt qu’aux principes de légitimation de l’administration, focalisation approfondie sur l’encouragement des comportements vertueux chez les individus.

À la différence de l’ambition théorique d’Habermas, la perspective est essentiellement normative et ne s’embarrasse pas de référence au caractère objectif des structures mises en évidence par les sciences sociales. Elle n’est pas contractualiste non plus dans la mesure où le paradigme politique est celui du républicanisme civique, entendu comme réflexion sur les finalités de l’action gouvernementale plutôt que sur les volontés individuelles censées en être au fondement. À cet égard, ce républicanisme entend se démarquer de la perspective libérale en faisant davantage que viser une garantie abstraite des libertés individuelles, celles-ci étant entendues comme le droit de ne pas subir la « domination » d’autrui. Cette conception, par opposition à la simple « non-interférence » du libéralisme, est érigée au rang d’idéal politique permettant une appréhension véritablement communautaire de la vie sociale dans la mesure où elle permet de considérer la vulnérabilité comme une cause commune[37]. En effet, si l’identification à la vulnérabilité de n’importe quel autre citoyen est possible (ce qui est la tâche que doit accomplir un gouvernement républicain), alors chacun verra non seulement une garantie, mais une augmentation de sa propre liberté, chaque fois que le gouvernement s’opposera à des situations de domination envers des personnes vulnérables.

Pour ces raisons, le gouvernement républicain peut se donner des objectifs sociaux déterminés, tels que « l’écologie, le féminisme, le socialisme et le multiculturalisme[38] ». Sur le plan de la politique économique, c’est donc le « socialisme » qui est identifié comme le débouché pertinent d’une conception de la liberté comme non-domination. Plus exactement, l’auteur montre la compatibilité des revendications sociales dans la sphère du travail avec sa conception néorépublicaine de la politique. Elle permet en effet de justifier le recours à la grève là où la conception de la liberté comme non-interférence des libéraux conduira à considérer celle-ci comme illégitime. On ne peut certes pas considérer cette conception comme purement subjectiviste dans la mesure où les grévistes peuvent arguer que la menace de la misère correspond à une réalité tangible ; toutefois, on peut en relever l’ancrage radicalement individualiste, dans la mesure où elle ne prend jamais pour point de départ que des situations individuelles, et non pas l’analyse des structures de la production ou des échanges monétaires et financiers, bref des rapports sociaux. Il n’y a pas, dans ce républicanisme, de conception relationnelle de la vie sociale – aspect que l’intersubjectivisme de Habermas tentait de maintenir, en souvenir de l’approche sociologique qu’il entendait refonder par sa théorie de la communication.

Cet accent mis sur l’action gouvernementale, s’il permet de s’affranchir des fantômes du contractualisme, ne s’appesantit pas sur la construction formelle des institutions. Le gouvernement y apparaît comme un ensemble de décideurs anonymes, par contraste avec la tradition républicaine qui réfléchit sur les conditions de possibilité institutionnelles permettant un gouvernement qui vise la liberté civique (par exemple le gouvernement représentatif[39]). Même s’il s’y trouve mieux nommé que chez Habermas, le gouvernement paraît ainsi plutôt désigner une instance qu’une institution. On cherchera en vain qui, du parlement, du gouvernement proprement dit ou de l’administration, est en charge de la réalisation des tâches de la république. Pour autant, Pettit propose une conception assez précise des modalités de cette action.

B. Principes généraux de régulation sociale

Comme chez Habermas, l’emploi du concept de régulation, d’origine biologique puis sociologique[40], confère à l’action gouvernementale une dimension plus générale que ne le ferait le recours à celui, étroitement administratif, de réglementation. Plus encore, il permet d’étendre les modalités de l’action publique au-delà du strict cadre organique où risquerait de l’enfermer une conception étroitement juridique de celle-ci. Cela n’en permet pas moins de mettre en lumière certains aspects de l’action administrative.

La première caractéristique de cette conception néorépublicaine est qu’elle se focalise sur les gouvernants plutôt que sur les administrés[41]. Il s’agit, dans la droite ligne des préoccupations républicaines classiques, de favoriser la vertu civique en prévenant la corruption des corps constitués. Dans son optique conséquentialiste d’une stabilisation du corps social, l’accent est mis sur la prévention et la constitution concrète des conditions de possibilité du succès plutôt que sur les principes de justification des sanctions : prévention est plus efficace que guérison. L’auteur insiste donc sur le filtrage des candidats aux responsabilités publiques, et sur la mise en place de sanctions positives visant à renforcer l’estime publique des comportements vertueux[42].

Par comparaison avec la main invisible des marchés, la sanction réputationnelle constitue une « main intangible » qui repose sur la tendance spontanée des individus à la conformité sociale ; elle n’est pas plus intentionnelle que la première (il s’agit donc d’une forme de mécanisme social aveugle), ne s’y oppose pas non plus mais peut au contraire lui apporter un complément bienvenu. Dans le cas des individus spontanément récalcitrants (les « coquins »), une autre stratégie est nécessaire, la punition directe. En revanche, celle-ci doit faire l’objet d’une graduation progressive, de manière à ne pas décourager les individus ayant spontanément tendance à se conformer aux règles.

Pettit fait ici référence à un livre qui a connu un succès nettement plus grand en sciences de l’administration qu’en philosophie politique, celui de I. Ayres et J. Braithwaite, Responsive regulation[43], et qui permet de situer la réflexion de Pettit dans le contexte plus empirique de la réflexion administrative de ce républicanisme. Le modèle d’échelle graduée des sanctions est au cœur de cet ouvrage qui inaugura un véritable programme de recherche déclinant les modalités de la régulation dans différents types de politiques publiques[44]. Ce paradigme régulateur promettait en effet une « troisième voie » devant l’alternative entre économie planifiée et étatisée et déréglementation (ou « dérégulation ») totale des marchés. Néanmoins, la solution proposée ne se place pas du tout sur les plans matériel et fonctionnel (ceux où l’on attendrait spontanément la « place de l’État dans l’économie »), mais uniquement sur celui, purement pragmatique, de la procédure administrative. Il s’agit d’identifier les bons moyens permettant la mise en conformité des agents aux normes établies, que ces agents soient publics ou privés, et quelle que soit la nature de ces normes[45]. D’où cette échelle de sanctions, à laquelle la philosophie républicaine donne sa profondeur théorique, au moyen des concepts de non-domination et de civilité républicaine.

La notion de régulation recouvre ainsi une ambiguïté dommageable à la qualité du débat public. Dans son usage courant, elle évoque en effet une restriction de la sphère marchande ou financière par la puissance publique. Dans son acception précise, elle ne désigne pas réellement une limitation de l’économie concurrentielle, une restriction de la sphère marchande, mais simplement son encadrement formel. Ainsi, par exemple, elle ne permet pas d’évaluer la décision de confier la limitation des émissions de CO2 à un mécanisme de marché, mais propose seulement des techniques pour que ce mécanisme fonctionne convenablement[46]. Comme chez Habermas, la réflexion reste particulièrement vague, voire inexistante, au sujet des origines sociales de la tension entre inégalités économiques et égalité politique. Plus préoccupant encore, le conséquentialisme républicain, volontairement indifférent à la question de l’origine subjective des décisions publiques, paraît à cet égard ne pas chercher à faire davantage qu’ajouter une touche de paternalisme au libéralisme classique[47].

IV. Un institutionnalisme républicain

On peut pour conclure tenter, à quelque distance, un bilan des deux grandes tentatives républicaines pour penser l’administration, alors que triomphait la déréglementation économique et financière ainsi que les nouveaux contrôles de gestion des agents publics. À cet égard, il semble que l’on puisse relever, outre l’apport de chacune, une lacune commune, qui dessine les contours d’une troisième conception républicaine de l’administration.

De Habermas, on peut ainsi retenir comme principal apport le caractère résolument collectif et pluriel de la décision publique présidant à l’action administrative. Ancrée dans la théorie de la souveraineté populaire, qui demeure de fait la signification principale de la notion de démocratie aujourd’hui, cette conception s’inscrit pleinement dans l’horizon axiologique de nos sociétés. On peut également être sensible, chez Pettit cette fois, à la dimension pratique et procédurale de l’action de l’administration, en particulier par son attachement aux implications normatives de cette action, afin d’améliorer les conditions de la sociabilité dans la cité en prévenant l’apparition de comportements déviants et en les sanctionnant de manière avisée.

À l’évidence, néanmoins, tous deux semblent soigneusement éviter le problème auquel on pourrait légitimement s’attendre dans une réflexion sur le rôle de l’administration face aux problèmes que l’économie de marché, non seulement ne règle pas, mais génère directement, par sa tendance structurelle à considérer le marché comme un système autosuffisant et autorégulateur[48]. L’idéal d’autorégulation marchande entre ainsi directement en concurrence avec celui d’une autonomie collective politiquement organisée, laquelle reste le seul véritable fondement alternatif et effectif de la légitimité des institutions modernes. Il paraît donc insuffisant d’en appeler à de simples mécanismes de correction à effet civilisateur, que ce soit par les communications dans la sphère de la société civile ou par l’action bienveillante d’un gouvernement avisé. Et assurer la subordination du pouvoir administratif à la souveraineté populaire ne change rien au problème, puisque, comme l’ont remarqué les républicains conséquentialistes, celui-ci se situe au niveau de l’action gouvernementale proprement dite.

C’est donc bien là que l’on peut attendre les effets d’un troisième modèle, procédant d’une approche sociologique et institutionnelle délaissée par les précédentes, et qui considère l’administration comme une réalité concrète : ni simple exécutante de la volonté souveraine, ni ensemble de pures procédures de normalisation sociale, communes aux secteurs public et privé, mais bien institution sui generis dont l’action doit être pensée à l’aune de ses effets sur la structure des rapports sociaux.

Plus réaliste, cette option ne prodiguerait pas moins de ressources sur le plan normatif. Elle permettrait d’abord de mieux rendre compte de la pluralité des autorités qui, au sein de la diversité des rapports sociaux, permettent une certaine stabilité globale. À cet égard, que l’administration soit formellement un organe subordonné à la volonté populaire ne peut justifier qu’on la considère comme le bras armé d’une volonté suprême toute-puissante. De fait, afin de garantir les libertés publiques, la Constitution limite en effet le champ d’action des organes publics dans la sphère sociale. D’un autre côté, cet institutionnalisme républicain décrit plus adéquatement une institution dont les règles demeurent foncièrement aussi distinctes de celles du marché concurrentiel (quels que soient les efforts qu’on fasse pour l’en rapprocher) qu’elle lui demeure, dans son ensemble, radicalement irréductible. Elle n’est donc, comme telle, ni une alternative globale à l’économie de marché, ni un résidu voué à s’effacer derrière les mécanismes économiques.

Aussi, nulle autre possibilité ne s’offre en définitive que de prendre acte de son ambivalence indépassable. L’administration désigne ainsi à la fois une institution parmi d’autres, avec ses singularités propres, et l’ensemble des dispositifs au sein desquels la puissance publique est susceptible de puiser des moyens d’action pour organiser les rapports sociaux. Son caractère irréductible, que ce soit à une volonté souveraine ou au jeu réglé des marchés, rend dès lors impossible la transparence de la société à elle-même. Mais cette ambiguïté constitutive, une fois qu’on veut bien l’admettre, ne l’en ouvre pas moins à la diversité concrète de ses usages possibles. En particulier, reconnaître cette opacité administrative du social à lui-même conduit à distinguer la société républicaine d’une simple organisation bienveillante du jeu concurrentiel entre acteurs du marché, et par là à mieux assumer l’encadrement et la restriction de ce dernier au sein de la sphère sociale en général. Par le biais de la puissance publique dont elle est le moyen spécifique, l’administration peut alors devenir un vecteur de stabilité et de richesse des relations sociales, c’est-à-dire de puissance collective proprement dite.

Thomas Boccon-Gibod

Maître de conférences, philosophie du droit, des normes et des institutions, Université Grenoble Alpes (IPhiG). Dernières publications : T. Boccon-Gibod et A. Mathieu (dir.), Monnaie, souveraineté et démocratie, Lormont, Le Bord de l’eau, 2022 ; T. Boccon-Gibod et al., (dir.), Souveraineté et néolibéralisme, Lormont, Le Bord de l’eau, 2023.

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