La modernisation de la philosophie de l’administration publique aux États-Unis. Entre institution managériale et institution politique

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Mathilde Laporte

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La philosophie de l’administration aux États-Unis rend aujourd’hui compte d’une hybridation : elle souscrit à une conception juridique, managériale et politique de l’administration. Si la conception managériale a été dominante dans les premiers écrits hérités de Woodrow Wilson et Frank Goodnow au tournant du xxe siècle, elle a fait l’objet d’une modernisation à partir de la fin des années 1940. La doctrine critique a révélé la nature politique de l’administration, que toute philosophie de l’administration ne peut ignorer.

D

ans un ouvrage qu’il consacre à la philosophie de l’administration en 1958, Marshall E. Dimock, alors professeur de science politique spécialiste de la public administration à l’Université de New York, décrit l’administration publique comme une philosophie. Plus qu’un art, plus qu’une science, l’administration publique serait à la fois une théorie et un processus de décision, animés par un esprit singulier : elle ne serait pas seulement un ensemble de techniques ou de méthodes de décision, mais un « corps de croyances et de pratiques » permettant d’assurer une meilleure prestation de la part de l’État, une « bonne politique[1] ». Il s’agit, selon Jong S. Jun, d’orienter l’action de l’administration aux fins d’améliorer les conditions de vie des citoyens et de construire la communauté démocratique en promouvant le bien public[2]. Cette philosophie s’est développée aux États-Unis à l’aune de l’expansion de l’Administration depuis la fin du xixe siècle. Ses partisans ont proposé un cadre théorique, qui construit l’identité de l’Administration publique et qui défend sa place au sein du système de gouvernement. Cette entreprise doctrinale a impliqué de procéder à un double effort[3]. Le premier a supposé de délimiter la discipline de la public administration, au sein de laquelle s’est déployée cette recherche philosophique. Le second effort a consisté à rechercher une unité parmi les principes et les concepts qui encadrent l’action administrative.

En premier lieu, l’administration est analysée par différentes disciplines reliées entre elles, au premier rang desquelles figurent le droit administratif, la public administration et la science politique. Historiquement, les questionnements relatifs à la philosophie de l’administration ont surtout lieu au sein de la doctrine spécialiste de la public administration, c’est-à-dire de la discipline académique destinée à enseigner la manière dont les politiques publiques sont concrétisées pour servir les citoyens, et dont les systèmes de gouvernance fonctionnent et interagissent, ainsi que les ressources humaines ou encore l’éthique des membres de l’Administration. La public administration a été dissociée des disciplines concurrentes. Cette dissociation a d’abord eu lieu à l’égard du droit administratif, qui porte stricto sensu sur « les règles qui encadrent directement l’activité de l’administration[4] ». La connaissance et la compréhension de l’administration supposent d’aller au-delà de l’analyse du contrôle légal de l’administration[5]. Il faut plutôt comprendre à la fois l’esprit, mais également l’identité et la finalité du processus administratif, dans ses dimensions institutionnelles et politiques. L’administration n’est pas qu’une créature du droit qui serait enserrée par les règles juridiques. Elle est aussi un organisme dynamique qui fonctionne en partie en dehors des règles de droit posées par les branches politiques et le juge. L’émancipation de la public administration s’est ensuite matérialisée, plus difficilement, à l’égard de la science politique[6]. En effet, traditionnellement, la public administration se présente bel et bien comme une branche de la science politique[7]. Néanmoins, au fur et à mesure que la science politique a été perçue comme une science à part, la public administration a été perçue comme secondaire. D’abord, parce qu’elle apparaissait moins formalisée, en puisant ses méthodes et ses objets d’analyse dans différentes disciplines[8], comme le droit constitutionnel, le droit administratif, la science politique, la science du management ou l’économie. Elle ne développait pas non plus de méthode scientifique, comme la méthode empirique, au soutien de ses conclusions : elle apparaissait tout au plus « technologique », sans bénéficier d’une qualité scientifique[9]. Ensuite, son statut subordonné a résulté du fait qu’elle s’intéresse au fonctionnement quotidien de l’administration, aux « basses affaires du gouvernement », à ses rudiments et à ses rouages, en perdant cette hauteur de vue attachée à l’étude du système politique dans son ensemble[10]. Cette dernière remarque fait naître un paradoxe : pourquoi choisir comme focale la public administration pour s’enquérir d’une philosophie de l’administration aux États-Unis, alors que cette hauteur de vue est justement ce qui est censée lui faire défaut ?

Deux justifications peuvent être ici avancées.

Cette focale se justifie en premier lieu d’un point de vue historique. Les premiers travaux fondateurs d’une philosophie de l’Administration sont rattachés à la public administration, quand l’on pense notamment à ceux de Woodrow Wilson[11]. En 1887, dans son article « The Study of Administration », Wilson amorce une étude « philosophique » de l’administration, ce qui suppose selon lui de s’élever par rapport à l’étude du fonctionnement quotidien de l’administration, afin de l’éclairer par un examen « de la répartition adaptée de l’autorité constitutionnelle[12] ».

Notre focale s’explique, en deuxième lieu, par l’évolution de l’analyse conduite au sein de la public administration. La recherche d’une philosophie de l’administration s’y est déployée[13] : ses partisans ont souhaité dépasser l’a priori selon lequel l’administration publique est un instrument apolitique de gouvernance, selon l’idéal bureaucratique de Max Weber. Ce lieu commun serait la conséquence d’une conception managériale de l’administration héritée de la fin du xixe siècle, qui mériterait d’être réévaluée. Ses défenseurs auraient à tort projeté d’établir, en vain, une science de l’administration, en passant trop souvent sous silence l’esprit qui anime les agents publics. Dans le domaine de la public administration, la doctrine est dès lors allée au-delà de l’analyse du fonctionnement concret et quotidien de l’administration, en consolidant l’étude philosophique des principes directeurs de l’action publique. Façonner une philosophie de l’administration a supposé de trouver une unité entre les principes, idées et pratiques qui gravitent autour du fonctionnement de l’administration publique. Selon Ordway Tead, qui préface l’ouvrage de Marshall Dimock, l’ambition consiste à « réduire à des termes formels une présentation systématique des principes et des concepts » pour poser une « philosophie globale » de l’administration. Les entités administratives doivent dès lors être comprises au sein d’un projet de société plus large : Pourquoi existent-elles ? Quelles sont leurs finalités ? Quels principes guident leur action ? Existe-t-il des critères pertinents pour vérifier que les décisions adoptées sont rationnelles et adaptées (sound)[14] ? Logiquement, la doctrine américaine cherche à rassembler au sein de cette philosophie d’ensemble des éléments conflictuels : comment l’administration publique devrait-elle composer avec les buts des individus et les finalités de l’organisation et de la communauté[15] ? Comment l’administration peut-elle être une institution à la fois juridique, managériale et politique ? C’est le sens de la rétrospective critique que Dwight Waldo, qui est aujourd’hui considéré comme l’un des politistes les plus influents dans le champ de la public administration, consacre à l’histoire de la public administration aux États-Unis[16]. Selon lui, un « ensemble de principes connexes[17] » est apparu dans les premiers travaux sur la public administration. Parmi ces éléments, qui seront modernisés dès la fin des années 1940, figurent les thématiques habituelles de la philosophie classique de l’Administration aux États-Unis : (i) la distinction entre politique et administration ; (ii) la possibilité d’une analyse scientifique du processus administratif, de manière à déduire des principes généraux, qui guideront l’action administrative ; (iii) l’emploi du critère de l’efficacité (efficiency) pour assurer une pratique administrative vertueuse[18] : il s’agit à la fois, chez Wilson, de mettre en place une organisation administrative hiérarchisée qui est mise en mouvement par des administrateurs formés, et d’atteindre les objectifs assignés au moindre coût, tant au niveau de l’énergie dépensée que des finances mobilisées[19]. Par la suite, une partie de la doctrine a souhaité unifier ces différentes composantes, en recherchant cette fois-ci plutôt l’esprit général de l’administration publique, au-delà de la conception wilsonienne d’une administration managériale. Par exemple, Hugh Heclo met au jour un noyau dur de cette philosophie, qui unifierait des éléments composites. Derrière la « pluralité de manifestations » de cet esprit (l’impartialité, l’efficacité, la rationalité, le service public, l’absence d’esprit de parti, etc.) se logerait l’exigence de stewardship : les agents administratifs doivent se comporter comme des intendants et prendre soin de la chose publique[20]. Les partisans de cet éveil philosophique décèlent donc une unité parmi des principes directeurs de l’action administrative, afin de rappeler aux agents publics la philosophie qui enserre leur action. Ils ne cherchent cependant pas à bâtir à proprement parler une science car, comme nous le verrons, ils insistent sur les fondements politiques de l’action administrative[21].

Si elle a su se consolider, cette littérature américaine reste cependant relativement secondaire dans le paysage doctrinal américain. Ce dernier est toujours dominé par une conception instrumentale et technicienne de l’Administration. Ainsi, les partisans de cet éveil philosophique, qui souhaitent dépasser cette conception dominante, disent encore s’inscrire à contre-courant de cette orthodoxie. Selon la conception majoritaire, ce renouveau philosophique présente plusieurs inconvénients[22]. Il manquerait, d’abord, d’une base doctrinale suffisamment solide et unifiée, de sorte que cet « esprit », ce « programme » ou cette « idéologie » resterait assez largement évanescent[23]. Ensuite, la dichotomie entre les faits et les valeurs aurait emporté avec elle un rétrécissement du champ d’analyse. Hugh Heclo le dénonce : bâtir une philosophie de l’administration implique de transcender à bon sens cette distinction à vertu pédagogique. Il s’agit bien de mêler la description du réel à la construction d’un projet intellectuel, afin d’instiguer un certain esprit aux agents publics[24]. Réalisme et idéalisme se rencontrent pour former les futurs agents publics et réformer le système administratif en place. En effet, la doctrine estime habituellement que la philosophie de l’administration suppose de ne pas présenter seulement l’administration comme un outil apolitique de gouvernance. Cette philosophie a cependant un objectif pratique : celui de former des étudiants qui se destinent à exercer diverses responsabilités au sein des administrations fédérales et étatiques, ou des grandes entreprises privées qui nouent des relations étroites avec le Gouvernement. Il s’agit de leur enseigner une éthique, de leur rappeler les lignes de conduite auxquelles ils devront se fier pour être sans cesse animés par l’esprit public, sans agir de manière mécanique et désincarnée. Ils doivent ainsi intégrer une conscience professionnelle (self-consciousness[25]) et l’utiliser comme un outil pratique dans leur quotidien[26]. Les étudiants devraient en effet, selon les partisans de cette perspective philosophique, être formés à porter un regard généraliste sur l’administration, afin d’être en mesure d’adopter des décisions quotidiennes dans des champs d’intervention variés, qui soient conformes à la philosophie de l’administration[27]. Les étudiants doivent donc maîtriser les grands principes qui motiveront leurs actions futures, qui en seront la source d’inspiration[28]. Ils ne doivent pas rester enfermés dans le carcan du droit administratif, qui leur enseignerait de manière réductrice que l’administration est avant tout un processus juridiquement réglé et limité. Par conséquent, cette recherche philosophique entreprend de souligner que l’administration est à la fois juridiquement réglée (conception juridique) ; technicienne et efficace pour conduire son processus de décision (conception managériale) ; et partie du corps politique, qui reste animée par l’esprit public sans exécuter mécaniquement ses fonctions de réglementation (conception politique).

Un examen de la doctrine américaine apparaît ici fertile. Premièrement, pour que germe une philosophie de l’administration, les grandes idées mentionnées dès la fin du xixe siècle ont dû être reprises et modernisées par différents auteurs. Retracer leur progression historique éclaire la manière dont la doctrine a rendu compte de la nature hybride de l’administration[29]. Deuxièmement, la doctrine américaine a été traversée par une tension persistante : l’administration publique serait-elle seulement instrumentale, ou également une institution représentative qui œuvre à déterminer non pas seulement des moyens efficaces d’action, mais aussi les finalités collectives à poursuivre ? En un mot, sa philosophie doit-elle rendre compte d’une rationalité exclusivement instrumentale, ou mettre en lumière la contribution de l’administration à la polity ? Face à cette « crise d’identité », comment la philosophie de l’administration a-t-elle amorcé un dépassement de l’idée selon laquelle l’administration serait cantonnée à des « tâches managériales » et d’exécution[30] ?

La philosophie de l’administration compose ainsi avec le statut hybride de l’Administration. Premièrement, cette dernière incarne l’idéal du gouvernement limité. Le droit administratif participe à enserrer son action, de manière à assurer le respect de la rule of law[31]. Deuxièmement, la conception managériale de l’Administration insiste sur l’importance de lui octroyer une liberté d’action, pour qu’elle puisse diriger son personnel et organiser son processus décisionnel de manière à rester efficace. Troisièmement et enfin, l’Administration se voit attribuer le statut d’institution politique représentative, parce qu’elle contribue à bâtir et préserver une société pluraliste et démocratique. Ces trois représentations se mêlent historiquement. Il s’agira de présenter, dans un premier temps, les principes qui fondent la philosophie classique de l’Administration publique à partir de la fin du xixe siècle, philosophie qui a été un terreau fertile à l’épanouissement d’une conception managériale de l’Administration (I). Il conviendra, dans un second temps, de voir la manière dont la doctrine américaine a progressivement fragilisé cette présentation. Elle a concouru de ce fait à une modernisation de la philosophie de l’administration publique dès les années 1940, en insistant sur l’identité politique de l’administration (II).

I. La philosophie classique : l’administration managériale

Entamer une étude de la philosophie de l’administration publique aux États-Unis par l’examen de l’article de Woodrow Wilson « The Study of Administration » (1887) n’a rien de surprenant. Beaucoup lui attribuent le mérite d’avoir donné naissance, aux côtés de Frank Goodnow, à l’étude de l’administration publique aux États-Unis[32], qui est alors assez largement ignorée au sein des universités avant la fin du xixe siècle[33]. Influencé par les enseignements de Richard T. Ely à l’Université Johns Hopkins, Wilson défriche le terrain alors inexploré de l’administration publique, en présentant pour la première fois dans un cadre universitaire américain l’idée selon laquelle l’Administration serait l’un des leviers pour résoudre les problèmes du gouvernement moderne[34]. Il est également à l’origine d’un questionnement philosophique sur l’administration publique, en proposant un discours traditionnel, qui a longtemps été dominant aux États-Unis[35]. Plusieurs principes cardinaux traversent cette philosophie classique : la distinction entre administration et politique d’une part (A) ; l’expertise comme garantie d’une décision efficace d’autre part (B). Ces deux considérations ont popularisé la représentation managériale de l’administration.

A. Administration vs Politics

Woodrow Wilson et Frank Goodnow proclament, d’abord, la scission entre administration et politique. Pour éviter que le politique envahisse le champ de l’Administration, les institutions, les fonctions et les processus de décision doivent être dissociés. Il convient ainsi de garder à distance la politique (politics), c’est-à-dire la vie politique qui oppose les organisations partisanes. Il s’agit également de ne pas faire de l’administration l’institution première de détermination des politiques (policies), entendues ici comme les actions politiques concrètement entreprises[36]. Selon la formule connue de Wilson :

Cette distinction est importante. Elle contribuera, par la suite, à protéger l’autonomie, tant des membres de l’administration que des chercheurs dans le champ de la public administration. Les premiers y verront le gage de leur autonomie à l’encontre des gouvernants élus et de la politique partisane. Les seconds la percevront comme l’une des justifications de l’émancipation de la public administration à l’égard de la science politique[38]. La philosophie classique de l’administration a été largement articulée autour d’elle[39]. Deux critères alternatifs ont été employés pour la définir[40]. Premièrement, cette dissociation est matérielle chez Wilson dans « The Study of Administration » (1887) : les institutions politiques doivent décider « ce qui est important et général » alors que l’Administration prend en charge « le secondaire et le particulier[41] ». La distinction ne signifie pas que l’administration est passive :

Deuxièmement, Frank J. Goodnow est professeur de droit administratif à l’Université de Columbia lorsqu’il complète la proposition de Wilson en 1900. Il lui préfère une distinction fonctionnelle. Il distingue la « fonction d’expression de la volonté » de l’État compris comme une entité politique, et celle consistant à « exécuter cette volonté » (qui inclut les fonctions juridictionnelle et administrative[43]). Plus spécifiquement, le Congrès exerce la fonction législative : il définit les finalités et les caractéristiques de la communauté politique, ainsi que les grandes orientations du système. L’administration met en œuvre, concrètement, ces dernières :

Attribuer à l’administration une fonction d’exécution n’emporte pas non plus, chez Goodnow, son effacement. Elle se présente plutôt comme le moyen privilégié pour mettre en œuvre la volonté souveraine de l’État, en dehors des cours de justice : le droit américain habilite l’administration à limiter les droits individuels par l’exercice de son pouvoir discrétionnaire[45].

Cette dissociation appelle trois observations. Tout d’abord, la présentation fonctionnelle semble induire une forme de subordination de la fonction administrative à la fonction législative. Elle favorise cependant aussi une indépendance de l’administration à l’égard du législateur, dans la mesure où celui-ci ne doit pas s’immiscer dans la fonction d’exécution des lois. Celle-ci est confiée à l’administration, qui dispose d’un avantage institutionnel supplémentaire : elle est censée, nous y reviendrons, pouvoir mettre en œuvre la volonté du Congrès de manière à la fois impartiale et efficace. Ensuite, ces deux manifestations de la dichotomie administration-politique se font indéniablement écho, il s’agit de réserver au forum démocratique la compétence d’opérer les choix politiques et de préserver l’administration à l’égard de la politique partisane. Wilson l’admet, il ne faut pas confondre d’une part les « institutions de policy et de contrôle » avec, d’autre part, « les institutions de l’Administration à proprement parler » : coexisteraient dès lors les « policy instrumentalities » et les « administrative instrumentalities[46] ». Enfin, cette scission n’est évidemment pas absolue : ces instruments sont complémentaires pour servir la nation et faire vivre l’unité politique[47]. Il convient ainsi de ne pas exagérer le divorce entre administration et politique au point de laisser penser, à tort, que le processus administratif serait hermétique à l’égard des exigences de la communauté. L’administration ne saurait être, ni chez Wilson ni chez Goodnow, un outil déraciné des exigences de l’ordre politique américain[48]. Pour Wilson, la réglementation administrative doit ainsi ajuster non seulement « les moyens aux fins », mais également « la fonction gouvernementale aux conditions historiques, à la liberté[49] ». Par conséquent, le divorce entre administration et politique est nuancé. Il reste cependant primordial à l’époque, parce qu’il légitime l’administration à deux niveaux.

En premier lieu, réformer l’administration et la « purifier[50] » des influences politiques néfastes est le leitmotiv d’une classe politique soucieuse de mettre un terme au spoil-system mis en place sous la présidence Jackson[51]. En effet, comme l’explique Larry Kramer, après la guerre de Sécession, la réforme des échelons gouvernementaux est inscrite à l’agenda d’une partie croissante de la classe politique alors préoccupée par la moralisation de la vie publique[52]. La corruption, l’incompétence et le déficit démocratique des institutions associés à la présidence Jackson sont alors vivement critiqués par les partisans du good government, dans la lignée duquel s’inscrit Wilson[53]. Les agents des administrations publiques devraient ainsi plutôt être sélectionnés selon leur mérite et au regard de leur formation professionnelle[54]. La constitution d’un civil service davantage neutre et compétent grâce au Pendleton Civil Service Act (1883) en est l’une des manifestations les plus connues[55]. Dans cette optique, la dichotomie entre administration et politique devient un prérequis de la réforme de l’administration et du civil service. Cette réforme devrait rétablir une « atmosphère morale » selon Wilson, les fonctions publiques devant être des « public trust », exercées de manière non partisane de façon à assurer le maintien de l’Administration en dehors de « la sphère propre de la politique[56] ». Wilson va ainsi répondre aux demandes de moralisation de l’Administration, tout en lui substituant progressivement un nouvel impératif, celui de garantir l’efficacité du processus administratif[57].

En second lieu, cette entreprise de légitimation suppose d’enraciner l’Administration publique dans la culture démocratique américaine[58]. En effet, si Wilson et Goodnow entreprennent de transposer la science allemande de l’administration aux États-Unis[59], Wilson rappelle l’importance d’américaniser ces expériences pour qu’elles coïncident avec l’esprit démocratique américain[60]. Le système démocratique induit dès lors une double dépendance de l’administration : vis-à-vis de l’opinion publique et des branches politiques élues.

L’opinion publique doit, d’abord, pouvoir exercer un contrôle sur les agences, voire influencer le contenu de leurs décisions. Dès lors, il s’agit de faire de l’administration publique non seulement une profession éthique, mais également une activité socialement justifiée[61]. Cette « sensibilité à l’égard de l’opinion publique » devient, chez Wilson, un rempart face à l’arbitraire, à l’esprit de classe et au risque que se développe une technocratie opaque[62]. Cette idée restera centrale aux États-Unis. En ce sens, Marshall E. Dimock écrit en 1958 : « un test ultime d’un bon système administratif est de savoir s’il transmet un esprit et un sentiment complet de satisfaction générale[63]. »

Wilson souscrit, ensuite, à l’idée selon laquelle l’administration doit être subordonnée à la volonté première d’institutions politiques, qui jouissent d’un crédit démocratique. Le droit qu’elle met en œuvre est en principe censé lui être à la fois extérieur et supérieur[64]. Cette soumission aux branches politiques n’est pas surprenante, mais l’expérience américaine présente l’originalité de morceler ce contrôle entre le Congrès et le Président. Selon Maud Michaut, l’administration américaine ne vient pas en effet « mettre en œuvre une volonté institutionnalisée et unifiée ; il n’y a ni hiérarchie claire, ni coordination effective[65] ». Ce contrôle est double et évolutif. D’une part, le contrôle congressionnel prend principalement la forme d’un encadrement du pouvoir discrétionnaire des agences par le biais des lois de délégation. Le contrôle présidentiel se manifeste quant à lui plutôt par le droit de nomination et de révocation des agents de l’Administration (art. II section 2 de la Constitution). Si le Pendleton Act a accru la proportion des agents nommés au mérite, le Président conserve toujours un large pouvoir discrétionnaire en la matière[66]. En pratique, le Président a également progressivement obtenu la loyauté des hauts responsables au sein des agences grâce au contrôle de l’Office of Management and Budget (OMB), qui s’assure de la mise en œuvre de la volonté présidentielle, en étant chapeauté par l’Executive Office of the President of the United States (EOP)[67].

Cette subordination de principe a cependant paradoxalement favorisé l’autonomie et l’influence politique de l’administration. En effet, le Congrès et le Président sont devenus dépendants à son égard, du fait qu’elle est un outil disputé pour conduire la politique de chacune des branches[68]. C’est la raison pour laquelle un deuxième argument est apparu central au sein de la philosophie classique de l’administration, pour consolider la distance entre l’administration et la politique partisane : l’administration doit être protégée face à l’univers politique, de manière à ce que soient préservées son expertise et son impartialité.

A. Une administration experte

Chez Frank Goodnow, la distinction politique-administration est un prérequis pour assurer que l’administration puisse exercer ses missions de manière efficace. Cet argument est partagé par la classe politique favorable au développement de l’État régulateur. Comme le note Dwight Waldo, la constitution d’une administration publique morale et honnête est progressivement apparue insuffisante pour conduire le gouvernement moderne. En complément de cette moralisation, l’expertise a dès lors été placée au centre de la philosophie de l’administration. Elle est apparue comme une condition sine qua non à la survie de l’État régulateur. Les agences ont été défendues parce qu’elles ont accumulé une connaissance spécialisée, qui leur permettrait de trancher efficacement les questions qui leur sont soumises. Par exemple, James Landis, administrativiste et doyen de l’école de droit de Harvard, défend l’expertise administrative à la fin des années 1930. Il fait de cette dernière l’un des grands piliers qui justifie la centralité de l’administration publique dans le système de gouvernement. Les agences fédérales sont ainsi appelées à réguler la sphère économique, en conciliant les impératifs publics et les bienfaits de la libre concurrence[69]. L’expertise des agences contribue à les extraire des luttes et des contingences politiques, pour qu’elles répondent de manière adaptée aux besoins sociaux[70]. C’est la raison pour laquelle le Congrès est appelé à confier aux agences le soin de déterminer et de mettre en œuvre des public policies. L’idéal de la délibération démocratique pour construire les politiques publiques serait mis de côté, au profit du processus administratif, qui serait rationnel et en mesure de conduire à l’adoption de mesures politiques pertinentes. Le Congrès ne peut pas avoir un monopole sur l’élaboration des politiques publiques : il n’est ni omniscient ni expert et peut être paralysé par la lourdeur de la procédure législative[71]. Dans ce cadre, l’expertise est assurée, chez Goodnow, par le développement de la méritocratie du personnel administratif. En effet, l’Administration est rendue indispensable grâce à son expertise[72]. Or, pour Goodnow, cette dernière ne peut s’acquérir que sur un temps long. Elle risquerait d’être fragilisée par une politisation de la fonction publique[73].

Goodnow va plus loin. Il fait de l’expertise un argument pour renforcer l’autonomie des agences. Cet objectif implique de soustraire certaines des missions de l’administration au contrôle politique[74] : celles qui ne seraient pas de nature politique parce qu’elles seraient éloignées de « l’expression de la volonté de l’État ». Par exemple, lorsque l’administration reste impartiale dans ses relations avec les administrés, qu’elle structure son organisation pour demeurer efficace ou qu’elle collecte les données et les informations pour élaborer sa décision, elle n’exerce pas de fonction politique à proprement parler[75]. Elle doit donc disposer d’une latitude d’action. Dans ces matières, deux principes directeurs doivent s’appliquer. Premièrement, le contrôle administratif (le pouvoir disciplinaire, le pouvoir de direction et de contrôle que les agents hiérarchiquement supérieurs exercent à l’encontre des agents inférieurs) doit prévaloir[76]. Deuxièmement, l’administration peut se structurer en interne, afin d’adopter une organisation et des principes hérités du management pour garantir l’efficacité de son action. L’administration peut se comporter ici librement à la manière d’une entreprise : le contrôle du budget, la planification, le calcul coût-avantage ou la gestion des ressources humaines deviennent des leviers d’action pour assurer cette efficacité[77]. La conception managériale de l’administration prend ainsi forme dans ces écrits du début du xxe siècle : ses partisans souhaitent alors, selon Dwight Waldo, « apporter au système américain de gouvernement une partie de l’esprit économique et d’efficacité de l’entreprise[78] ». Cette conception traditionnelle a supposé de libérer l’administration d’un carcan juridique, pour assurer son dynamisme[79]. Dans la culture américaine, efficacité et expertise sont liées : les agences expertes doivent conserver une marge de manœuvre pour conduire efficacement le processus administratif. Cette efficacité est primordiale : elle participe à la légitimité de l’action administrative aux yeux de l’opinion publique[80]. Dès lors, l’expertise sert d’argument pour limiter l’intrusion du juge ou du Congrès.

L’argument de l’expertise est récurrent dans le discours juridique traditionnel sur l’administration publique. Juridiquement, l’expertise des agences administratives renforce leur pouvoir discrétionnaire et élargit leur champ de compétences au cours de la première moitié du xxe siècle. Elle justifie que le juge exerce un contrôle restreint à leur encontre, au risque sinon de mettre à mal l’efficacité du processus administratif[81]. L’expertise apparaît, d’abord, comme l’un des arguments avancés par la Cour suprême pour admettre la constitutionnalité de la presque totalité des lois de délégation dont elle a eu à contrôler la constitutionnalité[82]. Elle a systématiquement jugé que la condition requise – qu’il existe un principe intelligible pour guider l’agence et canaliser son pouvoir discrétionnaire[83] – était remplie. L’expertise a fait partie des arguments en faveur d’une plus grande liberté accordée tant au Congrès (pour déléguer assez largement des compétences aux agences) qu’aux agences (pour déterminer et conduire les politiques publiques qu’elles estiment adaptées). L’expertise justifie le pouvoir discrétionnaire des agences à deux niveaux. D’une part, elle est un gage de qualité de la décision adoptée. D’autre part, l’expertise est censée canaliser le pouvoir discrétionnaire, dans la mesure où elle garantit que l’agence va fidèlement mettre en œuvre la loi. En effet, même si les critères ou les principes que le Congrès a dégagés dans la loi de délégation pour orienter l’action de l’agence peuvent être imprécis, l’expertise de l’agence lui permettrait de réaliser le projet du Congrès sans difficulté. Selon les mots de la Cour dans l’arrêt Adkins (1940) : « Il est certain que, entre les mains d’experts, les critères que le Congrès a fournis sont tout à fait adéquats pour réaliser la politique générale et l’objectif de la loi[84]. »

L’expertise des agences est, ensuite, l’une des motivations du contrôle minimal exercé par les juridictions sur les décisions des agences. Par exemple, dans la décision Crowell v. Benson (1932), le juge Hughes affirme, au nom de la majorité, que la résolution des questions de fait par les agences s’impose en principe au juge : « [e]n juger autrement équivaudrait à faire échec au but évident de la loi, celui d’offrir une méthode rapide, continue, experte et peu onéreuse pour résoudre des ensembles de questions de fait, qui sont particulièrement adaptées pour être examinées et résolues par une agence administrative spécialement assignée à cette tâche[85]. » Historiquement, les questions de faits relèvent donc a priori des administrations expertes : leurs décisions sont sur ce point soumises à un contrôle minimal de rationalité. Le juge respecte leur décision si cette dernière est l’une des conclusions rationnelles possibles[86]. La Cour suprême a dès lors contribué à façonner, aux côtés de Wilson, Goodnow ou Landis, l’idée selon laquelle l’administration serait experte, de sorte qu’il conviendrait de lui octroyer une liberté dans la conduite du processus administratif.

Pour conclure, cette philosophie classique met en lumière certains traits caractéristiques de l’administration publique : elle poursuit les objectifs de désintéressement, de professionnalisme, d’indépendance, d’efficacité, de rationalité scientifique, ou encore de détachement face à la politique partisane. Pourtant, cette confiance dans les vertus du processus administratif s’érode dès la fin des années 1940. James Landis, qui avait pourtant été l’un des grands défenseurs de l’expertise administrative, mettra en perspective ces « légendes » au début des années 1960. L’expertise, l’indépendance, la réduction des frais liés à la résolution des litiges et le gain de temps dans le traitement des cas seraient les quatre légendes, qui ont accompagné l’épanouissement de l’administration aux États-Unis[87]. Ces éléments auraient contribué à façonner une philosophie normative de l’administration, sans qu’ils ne soient entièrement pertinents pour décrire le fonctionnement réel du processus administratif. Ce regard réaliste est au cœur de la modernisation de la philosophie de l’administration publique.

I. Une philosophie modernisée : vers une administration politique

Le cœur de la critique réside dans l’inadéquation de la distinction administration-politique[88]. Cette distinction aurait été au cœur d’une philosophie normative de l’administration. Elle a présenté un intérêt historique pour consolider la place des agences dans le système de gouvernement. Elle n’est cependant plus pertinente. Les justifications traditionnelles apparaissent « extrêmement superficielles » au point de ne plus emporter l’adhésion de la doctrine majoritaire[89], qui a entrepris de moderniser les fondements théoriques de l’administration publique. La modernisation de la philosophie de l’administration ne signifie pas que les composantes du discours traditionnel ont été abandonnées[90]. Des idées et des représentations concurrentes ont été incluses dans cette philosophie américaine de l’administration publique. Cette déstabilisation de l’orthodoxie a pris différentes formes[91]. D’une part, la théorie du choix public a fait peser un doute durable sur la possibilité, pour l’administration, d’adopter des décisions rationnelles qui soient adoptées à la suite d’un processus scientifique. Ce dernier serait illusoire et impossible à mettre en œuvre. Les principes classiques seraient irréalistes, de sorte que la dichotomie administration-politique ne rend pas compte de la réalité (A). D’autre part, une partie de la doctrine a insisté sur la dimension « politique » de l’administration publique. Cette fois-ci, il ne s’agit pas de dénoncer le caractère irréaliste de la dichotomie, mais de souligner qu’elle ne devrait même pas faire partie d’une philosophie normative de l’administration : l’administration publique n’est pas et ne devrait pas être synonyme de bureaucratie. Elle est au contraire une institution politique et représentative, de sorte que la philosophie classique est anormalement étriquée (B).

A. Une philosophie classique irréaliste

Un premier mouvement critique souligne le caractère irréaliste des principes structurant la philosophie classique de l’administration. Cette dernière aurait véhiculé, selon Herbert Simon, des « proverbes[92] », des représentations à la fois idéalisées et contradictoires de la réalité : les administrateurs stratèges pourraient justifier n’importe quel comportement en se référant à l’un ou l’autre de ces principes classiques, qui entrent en conflit les uns avec les autres[93]. Ces derniers méritent ainsi d’être dépassés afin de réformer le système de manière réaliste[94]. L’article que le politiste Robert Dahl consacre aux faiblesses de la science de l’administration publique en 1947[95] est également référencé comme un tournant majeur. Dahl y dénonce les faiblesses structurelles de la proposition classique. La perspective instrumentale, née de l’image d’une administration managériale, aurait dissimulé les valeurs politiques omniprésentes au sein de l’administration ainsi que les biais personnels des membres qui la composent, en souscrivant hâtivement à « l’image unique d’un administrateur logique et rationnel[96] ». Ce dernier argument a ensuite été très largement repris par les partisans du public choice, qui ont « révolutionné » l’étude de « l’homo politicus » à partir des années 1950[97].

La théorie du choix public se développe à partir de la seconde moitié du xxe siècle sur la base des travaux de Duncan Black, Anthony Downs et Kenneth Arrow, avant d’être approfondie notamment par James Buchanan et Gordon Tullock[98]. Ils appliquent les principes issus de la science économique à la sphère publique, afin de rendre compte de la réalité de la prise de décision collective, qu’elle soit l’œuvre du législateur ou de l’administration[99]. Ils dénoncent l’image d’institutions désintéressées, qui seraient capables, dans les conditions actuelles, de poursuivre le bien commun. Selon eux, les individus sont plutôt mus par leurs intérêts personnels, qu’ils agissent dans la sphère privée ou au sein des institutions publiques. Cette présentation du comportement humain a des conséquences sur les modalités de la délibération publique : comme le marché économique, le marché politique fonctionne selon les arbitrages entre les intérêts particuliers des individus et des groupes égoïstes[100]. Lorsque la critique du public choice est adressée au Congrès, elle met à mal la conception classique du mandat représentatif : la délibération pluraliste conduite par des représentants indépendants ne suffirait pas à dégager l’intérêt public[101]. Cette critique se répercute également sur les agences[102], de manière à la fois indirecte et directe.

De manière indirecte, d’abord, les agences sont exposées à cette critique en raison des lois de délégation qui les relient au Congrès[103]. Les membres du Congrès emploieraient les lois de délégation à des fins stratégiques, dans l’objectif de défendre leurs intérêts personnels[104]. Un argument fréquemment mentionné consiste à affirmer qu’ils souhaiteraient faire reposer la charge de la prise de décision sur les agences, de manière à ne pas avoir à assumer une mesure impopulaire en vue de leur réélection[105]. Dès lors, l’argument traditionnel des penseurs du New Deal, qui consistait à délaisser la délibération démocratique au Congrès pour favoriser l’expertise et l’impartialité des agences n’a plus lieu d’être. En effet, ces qualités de l’agence – à supposer qu’elles existent – ne sont pas la motivation des lois de délégation. Il n’est donc pas certain que la réglementation étatique soit ici la solution adaptée pour réguler la sphère économique, de sorte que l’État administratif mériterait d’être affaibli.

Ensuite, la critique du public choice atteint les agences de manière plus directe, lorsque le processus administratif est lui-même analysé. Selon la critique, les administrateurs ne sont pas désintéressés, rationnels et impartiaux : ils décident en fonction de leurs intérêts personnels, d’abord, et de la force de persuasion des groupes d’intérêts, ensuite. En premier lieu, la poursuite d’intérêts personnels modifie la perception des principes qui fondaient la philosophie classique de l’administration. Par exemple, la façade d’une réglementation adoptée en conformité avec l’intérêt public se fissurerait au regard de la poursuite d’intérêts personnels par les agents (self-interest). Ces derniers chercheraient à maximiser la satisfaction de leurs intérêts personnels (i.e., leur richesse, leur pouvoir, etc.) sans que ce comportement produise un intérêt supérieur pour la communauté. Pourtant, cette première critique n’ébranle que partiellement la philosophie classique, dans la mesure où elle est excessivement réductrice. Si elle souligne à juste titre le caractère incomplet de la proposition classique, elle n’est pas une explication univoque des motivations personnelles des agents. Ces derniers peuvent également orienter leurs comportements en fonction, par exemple, de l’estime qu’ils portent à leur profession ou de considérations altruistes[106]. Par conséquent, la formation des administrateurs selon l’esprit de désintéressement et d’impartialité reste importante, pour exercer une influence sur l’appréciation, par chaque agent, de ses objectifs et de ses intérêts personnels. En second lieu, les lobbies et les groupes d’intérêts ont accès au processus administratif. Le processus administratif est pluraliste[107] et politisé : en y participant, les groupes luttent pour obtenir le bénéfice d’une réglementation ou pour ne pas y être soumis (rent seeking[108]). Le processus administratif devient le théâtre de l’affrontement entre des intérêts économiques concurrents. Cette participation des groupes fragilise partiellement les arguments classiques du New Deal. D’une part, l’administration ne resterait pas neutre : elle pourrait faire l’objet d’une « capture » par les entreprises régulées. Celles-ci auraient réussi, dans cette hypothèse, à faire de leur intérêt privé la norme d’élaboration de la décision administrative. Les entreprises réussiraient, de surcroît, à mettre en échec l’application des lois en entravant le fonctionnement régulier des agences[109]. Dès lors, les agences deviennent une source d’information biaisée pour le Congrès[110]. Elles n’analysent pas non plus les données qu’elles collectent de manière désintéressée pour mettre en œuvre une politique publique efficace. D’autre part, et par conséquent, les agences exposent leurs décisions à la critique de leur caractère anti démocratique : l’influence des groupes d’intérêts sur la réglementation administrative témoignerait d’une émancipation de l’agence face à la loi, alors que cette dépendance historique était le gage de la conciliation entre la réglementation administrative et les exigences démocratiques.

Cette critique s’est prolongée dans l’application du théorème de Kenneth Arrow à l’Administration[111]. Dans les années 1950, Kenneth Arrow entreprend de poser les conditions dans lesquelles un système de décision collective peut prétendre mener à l’adoption de décisions cohérentes (consistent) et rationnelles. Dans cette liste, se trouvent notamment la « condition d’absence de restriction » (les individus sont libres de choisir l’option souhaitée), la « condition d’absence de dictateur » et la « condition de Pareto » (si une option a fait l’objet d’une unanimité entre les individus, elle doit devenir la décision collective)[112]. Arrow conclut qu’aucun processus de décision ne peut atteindre cet idéal, de sorte qu’un choix collectif rationnel serait impossible. Aux États-Unis, la proposition de Kenneth Arrow est utilisée pour prouver, scientifiquement, que les agences ne peuvent pas adopter de décision collective rationnelle, car elles décident à la majorité[113].

Si le théorème d’Arrow a fait l’objet d’une littérature abondante et parfois critique, son application à l’administration publique révèle que la doctrine américaine a ébranlé les fondements du discours managérial sur l’Administration hérité du New Deal. La modernisation de la philosophie de l’administration publique a donc dû tenir compte de ce tournant critique, pour préserver un intérêt pour la formation du personnel administratif. Dans ce cadre, la distinction administration-politique perd en pertinence analytique : le manque de compétence technique de l’administration et les failles du contrôle exercé sur la bureaucratie apparaissent comme autant de manifestations d’un pouvoir discrétionnaire débridé, qui l’autoriserait à déterminer librement ce qu’exigerait l’intérêt public[114]. Ce pouvoir politique a ainsi été placé au centre du renouveau de la philosophie de l’administration : il mériterait, selon une partie de la doctrine, d’être inséré explicitement dans cette philosophie, qui se serait à tort concentrée sur la nature instrumentale de l’administration. Cette modernisation a ainsi dénoncé le caractère étriqué de la philosophie classique.

A. Une philosophie classique étriquée

Progressivement, la doctrine américaine a souligné le caractère réducteur de la philosophie de l’Administration héritée de Wilson, en dénonçant à nouveau le manque de pertinence de la dichotomie administration-politique[115]. Si Wilson a entrevu la connexion indispensable entre l’Administration publique et l’opinion publique[116], force est de constater qu’il a ouvert la voie à un discours managérial sur l’Administration[117]. Ce discours aurait à tort relégué au second plan une réflexion philosophique d’ampleur[118]. L’approche scientifique de l’administration aurait en effet popularisé un discours technicien et instrumental sur la bureaucratie, sans faire vivre l’esprit politique de l’administration publique[119]. La bureaucratie aurait été centrale pour la public administration, alors qu’elle ne serait que la structure, la machine administrative en action, qui n’engloberait pas complètement ce qu’est l’administration publique[120]. Le renouveau de la réflexion philosophique sur l’administration a dès lors supposé d’abandonner l’idée selon laquelle l’administration serait un instrument apolitique de gouvernance. Les travaux de Brian J. Cook sont ici centraux. Selon lui, l’administration ne poursuit pas uniquement une rationalité instrumentale, mais également une rationalité « constitutive » : elle participe activement à la polity démocratique, en fondant une bonne société[121].

Aux États-Unis, la nature politique de l’administration publique est souvent révélée en réévaluant la relation moyens-fins. En effet, traditionnellement, la présentation instrumentale de l’administration a deux conséquences. D’une part, l’administration est présentée comme un moyen, parmi d’autres, pour atteindre une finalité. Il serait donc possible d’arbitrer librement entre les processus décisionnels disponibles, pour atteindre les objectifs fixés de manière efficace. La nature du processus est indifférente (qu’il soit public ou privé ; législatif, administratif ou juridictionnel). L’administration est ainsi présentée comme un outil apolitique pour élaborer et mettre en œuvre la régulation économique[122]. Aux États-Unis, cette proposition est liée à l’analyse économique du droit, qui nie la nature politique des processus de décision. Ses défenseurs optent pour le processus le plus efficace selon les coûts de transaction associés à la prise de décision (les coûts associés à la recherche d’information, à la négociation ou à l’exécution[123]). D’autre part, l’administration pourrait, toujours selon cette perspective instrumentale, déterminer quels moyens sont appropriés pour mettre en œuvre la politique du Congrès. Mais elle est soumise aux finalités politiques déjà arrêtées en amont par le Congrès[124]. Au contraire, la modernisation de la philosophie de l’administration, qui est dorénavant appréhendée comme une institution politique représentative, a supposé de réévaluer ce postulat. Dorénavant, comme le défend Brian Cook, l’administration publique n’est plus apolitique. Elle « incarne » certaines valeurs : « par son fonctionnement quotidien, [elle] exprime, renforce et refond ces valeurs et ces finalités[125]. » Elle est associée à la construction d’une société désirable, à l’expression et à la réalisation des finalités publiques de la nation. En ce sens, elle n’apparaît plus comme un « simple moyen pour atteindre des fins définies extérieurement à elle », elle est aussi un « moyen politique », « l’institutionnalisation de fins politiques[126] ». Les agences seraient, elles aussi, des institutions représentatives : les individus et les groupes débattent de la pertinence politique de la réglementation en leur sein. En ce sens, selon Tansu Demir, l’administration a une double nature. D’un côté, elle conserve des compétences techniques, en ajustant les moyens d’ordonnancement social pour que les « espoirs et idéaux [soient] accessibles ». D’un autre côté, elle est également un acteur politique, parce qu’elle dirige de manière proactive la communauté : elle doit interagir avec les acteurs politiques pour que l’élaboration de la politique soit couronnée de succès, en bâtissant un cadre propice aux débats et à la résolution des conflits[127]. Son fonctionnement fait ainsi vivre l’idéal démocratique. Il permet de définir collectivement les finalités publiques qui seront poursuivies par la réglementation[128].

L’administration fait donc partie du processus de constitution des valeurs sociales désirables. Dans cette optique, George Frederickson est partisan de ce tournant politique à partir des années 1970 : l’administration devrait poursuivre un agenda politique à part entière, en garantissant une « équité sociale[129] ». Celle-ci suppose, entre autres, d’assurer la représentation adéquate des individus sous-représentés au cours du processus de décision face aux lobbies mieux organisés. Il s’agit de répondre aux « besoins des citoyens » plutôt qu’à ceux des « organisations publiques[130] ». Il fait de cette « nouvelle Administration publique[131] » une solution à la crise d’identité que traverse l’administration depuis la fin des années 1960[132], en rénovant la dichotomie administration-politique. Selon George Frederickson, « les administrateurs ne sont pas neutres. Ils devraient être engagés en faveur à la fois d’un bon management et d’une équité sociale, qui sont des valeurs, des choses à atteindre, des justifications[133] ». Ainsi, l’administration doit participer à réformer structurellement le système de gouvernement, afin de promouvoir l’équité sociale, sans être dépendante du Président et du Congrès, qui lui semblent trop souvent être au service de quelques privilégiés[134]. Par exemple, elle doit veiller à exécuter pleinement les politiques qui améliorent la qualité de vie de la population, sans que son implication ne varie en fonction de la pression des groupes d’intérêts[135]. La doctrine admet ainsi largement que les agences sont intégrées dans un réseau institutionnel qui élabore et met en œuvre les politiques. Par conséquent, la distinction politique-administration n’est pas de nature fonctionnelle[136].

Logiquement, les auteurs de la public administration doivent tenir compte de cette conclusion et développer une philosophie cohérente, qui inculque aux agents publics une éthique professionnelle précise : ceux-ci ne doivent pas être de simples rouages d’une bureaucratie, des automates qui feraient perdre à l’organisation sa spontanéité et la richesse qu’elle peut apporter à la collectivité politique[137]. Ils doivent apprendre qu’ils seront chargés de contribuer à bâtir une société désirable. Selon Jong S. Jun :

En ce sens, leur professionnalisme doit les pousser à représenter l’intérêt public, en complément des exigences traditionnelles d’efficacité[139]. L’Administration publique vit en effet selon ces exigences instrumentales et politiques, de sorte que la philosophie de l’Administration doit rendre compte de cette hybridation, de cet équilibre mouvant et évolutif entre ses dimensions juridique, politique et managériale[140].

Mathilde Laporte

Mathilde Laporte est professeur de droit public à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour (E2S UPPA, CDRE, Bayonne, France). Elle est l’auteur de La distinction public-privé aux États-Unis et la tradition doctrinale du legal process, Paris, IFJD, LGDJ, vol. 219, 2022.

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