Un entretien avec François Vatin : décisions de justice et esprit probabiliste
Un entretien avec François Vatin : décisions de justice et esprit probabiliste
Olivier Beaud : Mme Buzyn a été mise en examen pour sa gestion de l’épidémie de la Covid-19 et l’ancien Premier ministre, Édouard Philippe, semble sur le point de l’être. Or, une étude démographique internationale menée dans 27 pays vient de montrer que la France avait remarquablement traversé l’épidémie de la Covid (Le Monde du 23-24 octobre 2022). Que vous inspire un tel contraste ?
François Vatin : Rappelons d’abord les faits mentionnés dans cette étude : non seulement la perte d’espérance de vie a été plus faible en France qu’ailleurs entre 2019 et 2020, mais celle-ci a recommencé à augmenter entre 2020 et 2021. Au total, les Français n’auront perdu que 1,2 mois d’espérance de vie entre 2019 et 2021, contre 28,2 aux États-Unis, 9,3 au Royaume-Uni, 7,4 en Italie et en Espagne et même 5,7 en Allemagne. Seule la Suède fait mieux dans ce panel avec une baisse de seulement 0,1 mois !
Ce n’est pas le lieu pour entrer dans des explications détaillées sur ces chiffres. Il s’agit seulement de noter le contraste entre ces résultats, quand même exceptionnellement satisfaisants, et la mise en cause des autorités politiques à laquelle on assiste. Cette « réussite » n’est sans doute pas à mettre à leur crédit exclusif, mais il faut quand même admettre qu’ils n’ont pas « tout raté » en dépit des commentaires que l’on n’a cessé d’entendre tout au long de la crise.
Mais un tel bilan global relève d’un jugement d’efficacité. La justice n’en a que faire, puisqu’elle ne se penche que sur le respect des règles. Dès lors que, d’un côté, il y a eu dommage (comment pourrait-on le nier en l’occurrence ?) et que, d’un autre côté, des acteurs en situation de responsabilité ont manqué à certaines obligations (c’est à la Justice de le dire), un lien putatif de causalité entre ces manquements et ces dommages peut être établi et conduire à une condamnation, même partielle, comme dans l’affaire du « sang contaminé ».
O. B. : On entend souvent dire que cette criminalisation de la responsabilité a pour effet négatif d’entraver l’action des décideurs publics qui sont enclins, en raison de cette menace « pénale », à ne pas agir plutôt qu’à agir. Que pensez-vous d’une telle assertion ?
F. V. : La crainte d’une possible mise en cause entrave bien sûr l’action gouvernementale. Il est étonnant de voir à ce propos combien nos conceptions sont ici régressives par rapport à ce qui a cours en matière de sécurité industrielle. Sauf si l’affaire passe au pénal, ce qui est rare, l’objectif lors de l’analyse d’accidents, effectifs ou évités de justesse, n’est pas de déterminer des coupables pour les sanctionner. Chacun sait que cela tétaniserait tout le personnel en charge d’installations dangereuses. Il est de comprendre la combinaison des causes, toujours multiples, qui ont conduit à l’accident afin d’en tirer profit pour une meilleure sécurité ultérieure. Et ici aussi, chacun sait que le strict respect des consignes n’est pas forcément le garant de la sécurité. Le directeur de la centrale nucléaire de Fukushima avait ainsi renvoyé dans les cordes la commission qui l’avait interrogée à ce propos. En situation d’urgence extrême, comme dans ce cas de figure, on est sorti des procédures. On décide au mieux, dans l’instant, comme sur un champ de bataille.
O. B. : Si on reprend le cas emblématique des procès pénaux, pour des accidents industriels – type AZF – ou aéronautiques – type affaires du vol Rio-Paris ou du crash du mont Sainte-Odile –, n’y a-t-il pas une difficulté qui est propre à la responsabilité pénale ?
F. V. : Si l’on va au fond des choses, on voit que la justice pénale est entravée par une philosophie causaliste monovalente associée au principe de responsabilité individuelle. On cherche à imputer à une personne physique, voire morale, les conséquences d’un acte délibéré. On voit bien que cette philosophie trouve ses sources dans des actes où l’intention criminelle ou délictueuse est évidente (un meurtre, un vol caractérisé). Le doit pénal essaie parfois de s’en sortir avec des délits non intentionnels. Mais, dès lors que l’on sort de ce champ strict, la question devient complexe : au cours d’un affrontement physique, une personne tombe sans dommage et l’affaire en reste là ; elle se tue en heurtant l’arête d’un trottoir et l’affaire change de tournure. La « responsabilité » de la personne qui l’a fait tomber est bien sûr engagée, mais, sur le registre objectif des causes, c’est le trottoir, aussi, qui l’a « tuée ». D’ailleurs, si la personne est tombée sans intervention extérieure, on pourra chercher à se retourner, non contre le trottoir, mais contre la personne qui a pris la responsabilité de poser un matériau qui s’est avéré dangereux. On sait que cette crainte est devenue la hantise des maires dans les choix d’aménagement… C’est bien avec la même logique que les autorités ministérielles ont été mises en cause dans l’affaire du sang contaminé comme dans celle de la Covid.
O. B. : Vos remarques plongent le juriste dans un abîme de perplexités, car elle aboutit à remettre en cause le lien de causalité qui est au centre du droit de la responsabilité.
F. V. : Il me semble que les juristes peinent à intégrer dans leur façon de penser le raisonnement probabiliste. Je m’explique. Les événements, quels qu’ils soient, ont toujours une dimension aléatoire. Le hasard, a expliqué le philosophe Augustin Cournot est l’effet de croisement de « séries » indépendantes. Il n’y a pas de lien entre le rythme qui va conduire une tuile à se détacher d’un toit et le fait que je passe dessous au moment précis où elle se détache. Chercher une imputation exclusive pour expliquer un fait est toujours erroné. Déterminer l’ensemble des causes multiples qui se sont croisées est bien sûr hors de portée de l’entendement. Pourtant, nous explique Cournot, il est possible de développer un autre raisonnement qu’il intitule la « raison des choses » par opposition à celui des « causes efficientes ». On ne peut calculer sur quelle face un dé va tomber à chaque lancé, bien que les lois physiques qui déterminent ce résultat soient pleinement déterministes. Mais si, au bout d’un certain nombre de lancés, une face tombe notablement plus fréquemment qu’une fois sur six, on pourra conclure que le dé est pipé.
Il n’est donc pas nécessaire de remonter aux causes efficientes pour se prononcer sur des questions qui relèvent des grands nombres, comme pour ce qui concerne l’efficacité des dispositions mises en œuvre par les autorités gouvernementales à l’occasion de l’épidémie de la Covid. Il ne s’agit pas d’affirmer qu’aucune erreur n’a été commise, mais que, l’un dans l’autre, l’action publique a été efficace. Faut-il alors pourchasser toute erreur qui aurait pu être commise ? En matière de droit électoral, on sait bien qu’une telle attitude conduirait à mettre en cause tous les résultats, car il est statistiquement impossible qu’une irrégularité, volontaire ou involontaire, n’ait pas été commise. Les tribunaux administratifs n’annuleront en général le résultat de l’élection que s’ils estiment que l’irrégularité en question est susceptible d’avoir modifié le résultat, c’est-à-dire si l’écart des voix entre les candidats est très restreint.
O. B. : Vous plaidez, et c’est intéressant, en faveur d’une sorte de « réalisme » du droit. Est-ce que vous pouvez donner un autre exemple illustrant cette thèse ?
F. V. : Le cas du procès France Télécom (devenu Orange) est une autre illustration suggestive de cette configuration. Personne ne doute qu’a régné à France Télécom un management délétère. Par ailleurs, les suicides d’un certain nombre de salariés sont un fait indiscutable et une partie des suicidés ont justifié leur geste par leur situation professionnelle. La justice impute donc les suicides en question au management et à ses responsables. Pourtant, le statisticien ne peut manquer de noter que le nombre de suicides qui a eu lieu à France Télécom pendant la période mise en cause était « normal », c’est-à-dire que le taux de suicide (nombre de suicidés rapportés à la population) était dans la norme de celle de la population générale. Il n’y a donc pas eu d’« épidémie de suicides » à France Télécom.
Ici encore, il faut raisonner selon la méthode probabiliste énoncée par Cournot. Émile Durkheim, qui a fondé en France la sociologie du suicide, avait retenu la leçon de Cournot. Il récusait la classification des suicides en « causes », considérant que ceux-ci étaient toujours multi-causaux. En revanche, il recherchait les facteurs suicidogènes, en mettant en évidence que le taux de suicide était plus élevé pour certaines populations que pour d’autres (les hommes plus que les femmes, les personnes âgées plus que les jeunes, etc.) En l’occurrence, rien ne permet de conclure que de travailler à France Télécom était suicidogène, même si les conditions de travail y étaient délétères.
O. B. : Mais ne peut-on pas alors vous objecter que votre thèse risque d’ôter toute possibilité d’engager la responsabilité des dirigeants, qu’ils soient publics ou privés ?
F. V. : Il ne s’agit pas de récuser le principe de responsabilité individuelle qui est au fondement du droit pénal, mais de ne pas chercher à l’étendre à toute force. À l’autre extrême, on aurait en effet le fatalisme absolu susceptible de dédouaner de toute responsabilité. Mais, entre ces deux extrêmes, il y a une place pour un raisonnement probabiliste susceptible de porter des jugements globaux sur des ensembles complexes. Il n’est pas nécessaire de passer au peigne fin l’ensemble des procédures respectées ou non respectées par les pouvoirs publics à l’occasion de la crise de la Covid pour conclure que leur action a été, dans l’ensemble, efficace, pas plus qu’il n’est nécessaire d’étudier la configuration de chaque suicide à France Télécom pour conclure que cette entreprise ne s’est pas révélée plus suicidogène qu’une autre.
Nos sociétés complexes sont de plus en plus régies par des mécanismes probabilistes. Mais ce mode de pensée continue à répugner à l’esprit ordinaire et, il faut bien le dire aussi, à l’esprit de la Justice.
O. B. : Si j’ai bien compris vos propos, vous tentez de persuader de l’utilité sociale de la sociologie, science sociale gravement mise en cause dans les récentes années. Est-ce bien cela ?
F. V. : La sociologie a été souvent mise en cause au cours de ces dernières années par des philosophes libéraux épris de Kant, comme Alain Finkielkraut, en ce que, en cherchant des explications « sociales » aux comportements, elle entretiendrait la culture de l’irresponsabilité. Expliquer la délinquance par les conditions sociales des délinquants serait l’excuser. C’est une drôle d’attitude : on peut à la fois juger la délinquance avec les armes du droit pénal et chercher à la réduire (si ce n’est à l’éradiquer) par les moyens de la politique sociale. Mais ceux-ci ne peuvent être déterminés que si l’on étudie le phénomène, que l’on en recherche le faisceau de causes et qu’on les hiérarchise. Et ceci est vrai, quelle que soit la gravité des faits incriminés. Un Premier ministre, Manuel Valls, a pu dire que chercher à comprendre le terrorisme, c’était l’excuser ! Je continue quant à moi à croire en la pertinence des sciences sociales et à considérer qu’il nous faut comprendre pourquoi et comment une telle fraction de la jeunesse a pu, au cours de ces dernières décennies, être tentée par le terrorisme ou passer à l’acte.
Il faut comprendre, non pour excuser, mais pour nous protéger. La question n’est pas, à cet égard, différente de celle de la sécurité industrielle citée plus haut. L’obsession de la recherche des responsabilités individuelles nous éloigne d’une analyse raisonnée des causes, nécessaire à une meilleure maîtrise des phénomènes. Le droit pénal ne doit pas être le seul instrument susceptible d’ordonner la vie sociale. Émile Durkheim pensait que celui-ci était caractéristique des sociétés anciennes, qu’il disait « à solidarité mécanique », et que son importance était vouée à se restreindre dans les sociétés modernes à « solidarité organique » où dominerait le droit des contrats. Il n’imaginait sûrement pas que, dans un tel retour du refoulé, le droit pénal pourrait trouver une telle place dans les affaires économiques et politiques.
Mais pour maintenir le droit pénal à sa juste place, il faut faire justice à la notion de société, comme un ensemble complexe, composite, traversée de tensions, de conflits, où chacun agit et « est agi » tout à la fois. La régulation d’ensemble de la société n’est pas soluble dans la recherche des responsabilités individuelles. La complexité exige de penser le social sur un mode probabiliste pour lequel le droit est mal équipé. Les errances d’un certain nombre de sociologues qui, au nom de la « critique », confondent souvent science et politique, ne doivent pas conduire à jeter le bébé avec l’eau du bain. Nous avons, plus que jamais, à comprendre les mécanismes sociaux pour intervenir avec justesse, dans les tribunaux, comme ailleurs.
Olivier Beaud
Professeur de droit public à l’Université Panthéon-Assas
François Vatin
Professeur de sociologie à l’Université Paris-Nanterre