Pour les partisans d’une vision probabiliste des causes, le droit ne doit pas seulement s’en tenir aux lois générales, à la conviction du juge, au bon sens quant à la vraisemblance, mais tirer les conséquences de données chiffrées et de calculs. Les probabilités permettent en mathématiques de mesurer ex ante les chances de survenance d’un évènement parmi tous les cas possibles. Par exemple, peut être déterminée la chance d’avoir un ticket tiré au sort lors d’une loterie pour le détenteur d’un ou de plusieurs billets. En augmentant le raffinement mathématique, l’arbre des possibles et les probabilités conditionnelles d’une expérience envisagent, par étapes successives, la survenance des événements A puis B. Selon une certaine probabilité, une autorité réalise l’action A. Dès lors, quelles sont les probabilités que B se produise ? Comme le mentionnent les leçons de mathématiques, on appelle probabilité conditionnelle de B sachant A, la probabilité que l'événement B se réalise sachant que l'événement A est réalisé. Les calculs de probabilités peuvent, on le voit, être plus ou moins subtils.

L’opposition de la logique probabiliste à la logique juridique reviendrait à confronter « le calcul aux passions » ou aux sentiments du juge. L’analyse de la jurisprudence administrative, menée dans une autre contribution à ce numéro par Anne Jacquemet-Gauché, montre que l’on ne peut en réalité séparer hermétiquement l’analyse juridique des causes et des conséquences, empreinte de déterminisme, et l’analyse de la ou des probabilité(s) qui, elle, prendrait en compte les diverses causes d’un phénomène. En effet, la probabilité est intégrée dans le droit de la responsabilité, notamment administrative : le déterminisme ne se confond pas avec la certitude. En outre, le choix des causes par le juge est un véritable acte de volonté. Les administrativistes admettent de manière tout à fait décomplexée que le lien de causalité est la chose du juge, et la détermination des causes un tri sélectif. Dans la mesure où il reconnaît aujourd’hui des faits dommageables de nature très diverse et des chefs de préjudice encore plus variés, le lien de causalité lui permet, au demeurant, de cantonner la responsabilité de l’Administration. La crainte de François Vatin de voir le juge considérer que, « dès lors qu’il y a dommage et manquement à des obligations, un lien putatif de causalité est mis en évidence » pour condamner, n’est pas justifiée en droit administratif. Le juge n’agit pas en plaquant un simple syllogisme ; la causalité est travaillée par les juridictions qui sont plus souvent portées à nier le rapport causal qu’à l’affirmer de manière hâtive.

À l’inverse, l’argument probabiliste est-il le fruit d’une pure rationalité ? On se gardera de voir un idéal dans l’outil mathématique qui peut être manié avec astuce et de manière volontariste. Tout calcul n’est pas exempt d’intentions et comme l’écrit Laurie Friant, « la preuve scientifique présente aussi une dimension subjective ».

L’opposition simpliste entre les deux types d’approches peut également conduire à négliger un présupposé : le probabilisme mène un raisonnement à partir d’une situation aléatoire. Sans doute y a-t-il là un nœud essentiel à l’analyse : pour les publicistes, il est difficile de concevoir l’action de la puissance publique comme un élément participant d’un contexte tout à fait aléatoire tant l’(in)action publique peut être déterminante. L’attention accordée aujourd’hui aux probabilités me conduit précisément à revenir, en contrepoint, sur le particularisme de la puissance publique. Outre le fait qu’il s’agit du fonds de commerce des administrativistes, la spécificité de l’action publique peut justifier que l’on résiste aux assauts du raisonnement probabiliste en évoquant toutes les limites de celui-ci (I). Pour autant, il ne s’agit pas de nier l’intérêt d’une réflexion dont la place est, me semble-t-il, vouée à croître : la prise en compte de la probabilité et des probabilités va certainement s’accentuer dans le futur, ce qui peut susciter quelques craintes (II).

I. Spécificité de l’action publique et limites du raisonnement probabiliste

Il me semble que les probabilités ne sont pas toujours disponibles ou pas nécessairement pertinentes dans certains champs de l’action publique, au regard de la particularité des pouvoirs des autorités compétentes. Pour un décideur public et une personne publique, la question est de savoir si les actions imputées à la puissance publique sont des causes comme les autres. Lorsque ses organes sont dotés de prérogatives de police, de contrôle et de surveillance, l’État est le premier responsable s’il ne retire pas un produit du marché et n’agit pas de manière adaptée pour éviter l’exposition de la population à un risque. Dès lors, peut-on considérer que cette exposition, lorsqu’elle a lieu, résulte d’une situation aléatoire ? Cette assimilation ferait de l’État un acteur comme un autre. Ainsi dans les affaires Xynthia, du Mediator ou AZF, comment mobiliser les probabilités ? Si l’on considère que les mesures de prévention ou les mesures d’urbanisme n’ont pas été prises au sein de la commune de La Faute-sur-Mer, quelles probabilités faut-il calculer ? Le lien de causalité entre ces fautes et les conséquences de la tempête subies sur le territoire de la commune relève-t-il alors simplement de l’évidence ? Pour le Mediator, un retrait de l’autorisation de mise sur le marché dix années plus tôt aurait été en conformité avec le risque connu. Pour les victimes qui ont déjà à établir un préjudice direct et certain, on ne peut exiger de renforcer la démonstration par une analyse de probabilité. Si l’on envisage de calculer la probabilité qu’une victime meure dans le cadre des conséquences d’une tempête alors que toutes les mesures d’information et de prévention ont eu lieu, ces données sont-elles imaginables ? Pour le Mediator, faut-il se référer par comparaison aux valvulopathies présentes dans la population générale sans ce médicament et réduire ainsi l’indemnisation ? Ces interrogations, qui peuvent paraître vaines ou absurdes, ont vocation à souligner que la puissance publique et ses prérogatives dépassent le jeu de causes égales entre elles : il est des pouvoirs (de prévention, de précaution) qui sont caractérisés par leur finalité d’empêcher un enchaînement causal irrémédiable et la survenance de risques.

Le raisonnement de la CEDH dans la jurisprudence Tătar de 2009 souligne précisément les limites de l’analyse probabiliste. En l’espèce, sont envisagées les conséquences d’une pollution industrielle sur la santé des riverains, en particulier sur le plan respiratoire. En examinant les études scientifiques disponibles, la Cour souligne « qu’il est difficile, pour les spécialistes, d’établir un lien dose-effet en cas d’ingestion de cyanure de sodium, les connaissances scientifiques disponibles ne permettent pas de déterminer la dose de cyanure de sodium à partir de laquelle les affections des voies respiratoires, comme l’asthme, peuvent se trouver aggravées ». Ainsi, l’incertitude scientifique ne peut donner lieu à un raisonnement probabiliste à défaut d’ « éléments statistiques suffisants et convaincants ». Néanmoins, la Cour ajoute que, malgré l’absence d’une probabilité causale, « l’existence d’un risque sérieux et substantiel pour la santé et pour le bien-être des requérants faisait peser sur l’État l’obligation positive d’adopter des mesures raisonnables et adéquates » pour protéger les droits des intéressés au respect de leur vie privée et de leur domicile et, plus généralement, à la jouissance d’un environnement sain et protégé. Ce raisonnement est particulièrement précieux en matière environnementale et sanitaire, et plus largement à l’égard des autorités de police administrative. Sans attendre que les données autorisant un calcul de probabilités soient disponibles, l’exorbitance des prérogatives des acteurs publics rend l’action publique nécessaire et la responsabilité de la puissance publique peut être engagée en cas d’inertie.

De surcroît, l’une des spécificités des faits dommageables imputés à la puissance publique est de concerner, bien souvent, un grand nombre de victimes. Parmi elles, toutes ne parviendront pas nécessairement à fournir au juge des données permettant de réaliser un raisonnement probabiliste. Ainsi, dans le contentieux de la pollution de l’air, seules les victimes qui ont déménagé et changé de cadre de vie ont pu démontrer au juge que la qualité de l’air en Île-de-France était l’origine de leur mal, non sans avoir établi également que d’autres facteurs liés à leur mode de vie ne pouvaient avoir interféré avec cette cause. Autrement dit, alors même que d’autres sont victimes de l’inaction publique, seuls certains justiciables parviendront à entrer dans le cadre probabiliste. La probabilité causale laisse donc sur le bord du chemin ceux pour lesquels la démonstration statistique échoue. Il pourrait en aller de même pour le chlordécone, si l’on exige des victimes de faire une démonstration de même nature.

Une autre limite du raisonnement probabiliste tient à son effet sur l’indemnisation. Le calcul de probabilités conduisant rarement à 100 % de rapport causal entre un phénomène et son effet, il est souvent mobilisé non pas tant pour nier le lien de causalité que pour en réduire la portée. Ainsi, en valorisant la pluralité des causes probables, cette approche conduit à n’indemniser qu’une fraction du préjudice. Utilisée par les autorités publiques, elle permet de réduire la portée de la réparation intégrale. À ce titre, si l’argument probabiliste n’œuvre pas nécessairement, contrairement à ce qu’espère François Vatin, en faveur d’une réhabilitation de la sociologie, il me semble qu’une étude sociologique de l’argumentation probabiliste serait utile. Qui l’utilise ? Quels groupes sociaux cherchent à faire progresser cette argumentation ? Il existe à mon sens une instrumentalisation de cette méthode par des groupes d’intérêt, notamment pour les préjudices liés aux essais nucléaires, à certains produits industriels ou à des médicaments. L’argument probabiliste est invoqué pour éviter de considérer les uns ou les autres comme à l’origine de la cause déterminante des préjudices. Le raisonnement probabiliste peut être redoutablement efficace pour semer le doute. Dans le cadre du procès contre l’État « Justice pour le vivant », les pesticides sont envisagés dans un mémoire du groupe Phytéis comme une cause parmi d’autres pour amoindrir leur rôle causal. Le même type de raisonnement peut être défendu pour la pollution de l’air, le nucléaire, l’effet de médicaments. Dès lors, il est indispensable certes d’affiner les connaissances statistiques qui rendraient l’analyse probabiliste possible et utile, mais de faire en sorte également qu’elle soit le fruit d’une expertise publique et indépendante. On sait combien il est nécessaire, dans ces domaines, de conserver une distance entre l’activité contrôlée par la puissance publique et les données disponibles sur les risques qu’elle présente.

Enfin, pour reprendre les formules de F. Vatin, oui, il est nécessaire de « passer au peigne fin » les textes qui habilitent les autorités administratives à agir. À défaut, on ne peut identifier d’obligation de la puissance publique. Le raisonnement serait alors expéditif sur la responsabilité de celle-ci. Or, il faut se méfier d’un certain flou : il ne s’agit pas de considérer l’action d’une autorité comme globalement efficace (à propos de la pandémie de Covid par exemple) mais d’étudier les conditions cumulatives de responsabilité avancées par chaque victime. Il ne s’agit pas non plus de considérer tout élément de contexte comme une cause, et dans l’exemple choisi, sauf à utiliser la théorie de l’équivalence des conditions, le trottoir n’est pas une cause (son défaut d’entretien, si). Surtout, faire usage des probabilités n’est pas assimilable au fait d’évoquer la pluralité des causes : il faut établir une probabilité scientifiquement pour que la survenance d’un événement acquiert le statut de cause et faire état du calcul de probabilités réalisé afin d’exonérer la puissance publique d’une part de sa responsabilité.

Prendre en considération les limites du raisonnement probabiliste et les spécificités de l’action publique n’empêche pas de percevoir le terrain conquis par un tel raisonnement et sa portée à l’avenir.

II. Raisonnement juridique et essor de l’approche probabiliste à l’avenir

Il faut tout d’abord admettre que le progrès des connaissances scientifiques révèle nécessairement la dimension multifactorielle de bien des phénomènes. Celle-ci augmente les occurrences des partages de responsabilité, voire les cas d’irresponsabilité de la puissance publique. Précisons d’emblée que le raisonnement probabiliste n’est pas le seul à pouvoir prendre en compte la pluralité des causes. Celle-ci est toujours prise en compte par le juge : l’exonération partielle d’un responsable est un mécanisme qui permet communément d’éviter une « imputation exclusive » injuste redoutée par F. Vatin. Plus précisément, mieux la complexité des causes sera appréhendée par des connaissances scientifiques qui se précisent, plus le recours au raisonnement probabiliste sera fréquent. Il s’agit alors de considérer plus subtilement et mathématiquement, au-delà de la simple intuition du vraisemblable, la chance pour un facteur de causer telle ou telle conséquence et donc de déterminer toutes les causes d’un mal.

Deux domaines sont les terrains de prédilection du raisonnement sur la probabilité et les probabilités et communiquent entre eux : l’environnement et la santé. La question de la probabilité se pose de manière aigüe parce que l’incertitude scientifique qui règne doit être dépassée, par volonté d’indemniser les victimes et en raison de l’ampleur des enjeux pour l’avenir. En médecine, il est commun de raisonner à partir de tableaux cliniques résultant de données personnelles, et de données générales issues d’études épidémiologiques. Ceci inspire la réflexion sur la matière environnementale. Toutes deux ont pour point commun de faire face à des phénomènes multifactoriels et de faire l’objet de données disponibles de plus en plus riches et précises. Comme le souligne la CEDH, « les pathologies modernes se caractérisent par la pluralité de leurs causes ». En outre, ces deux champs entretiennent un autre point commun : le délai de latence entre le fait dommageable et les préjudices. Durant l’écoulement de ce délai, plusieurs autres facteurs (indépendants du fait dommageable imputé au responsable poursuivi) peuvent être révélés comme jouant un rôle causal. Ceci conduit nécessairement à une recherche des causes probables et de leur degré de probabilité mais aussi à une redistribution des responsabilités : lorsque le préjudice apparaît après des mois ou des années, il est aisé de laisser penser qu’il peut aussi être dû à autre chose qu’au fait dommageable.

Dans un registre un peu particulier, pour ce qui concerne la lutte contre le réchauffement climatique, le juge administratif envisage les conséquences probables d’une action insuffisante qu’il détermine dès aujourd’hui. Il prend en considération ce qui va probablement survenir à défaut de sursaut des décideurs. En allant plus loin en contentieux climatique, il faudrait développer encore le raisonnement probabiliste, ce qui nécessiterait une fréquence statistique et un laps de temps suffisant pour établir des données. Dans ce cas, la démarche probabiliste sert davantage à responsabiliser la puissance publique qu’à alléger sa charge indemnitaire.

Si le raisonnement probabiliste est sans doute voué à gagner en importance, il reste un aspect essentiel à éclaircir. Établir la probabilité causale d’un facteur conduit à s’interroger sur le seuil exigé pour admettre son rôle dans la production d’un fait. Une probabilité de 20 % suffirait-elle ? Faut-il exiger au minimum 50 % de probabilité pour que le facteur soit une véritable cause aux yeux des juristes ? Ce dernier choix semble celui opéré par le droit anglais. Ainsi, en matière d’obligation d’information, « soit le patient établit une probabilité à plus de 50 pour cent qu’il aurait refusé le traitement s’il avait été correctement informé par le médecin, et dans ce cas il sera indemnisé pour l’intégralité de son préjudice, soit il ne peut pas établir ce degré de probabilité, et son action sera rejetée ». 

Le raisonnement probabiliste peut paraître favorable aux victimes lorsqu’il permet d’établir la causalité probable (en l’absence de certitude), mais une distinction s’opérera entre celles qui pourront démontrer un certain seuil de probabilité et les autres. Pour revenir au cas français et aux victimes de la pollution de l’air, comme je l’ai indiqué, rares sont celles qui démontreront les éléments réunis dans les jugements du tribunal administratif de Paris du 16 juin 2023 : toutes les personnes subissant les conséquences de la pollution de l’air ne peuvent nécessairement déménager pour isoler l’impact de cet environnement sur leur santé. Il existe alors une distinction entre probabilité générale et probabilité individuelle entre les victimes. En matière médicale, les connaissances scientifiques disponibles augmentent la prise de conscience du caractère multifactoriel des phénomènes. Par exemple, si depuis 20 ans, les troubles imputés à un médicament sont connus, d’autres connaissances progressent en parallèle et sont relatives aux facteurs génétique, environnemental, etc. qui peuvent être également à l’origine de ces troubles. Les connaissances scientifiques nouvellement disponibles conduiront à réduire le rôle causal attribué à la première cause identifiée. Quand le calcul de probabilités le démontre et qu’une étude épidémiologique permet d’établir l’occurrence élevée d’un phénomène, alors apparaît un rapport probablement causal. La détermination des responsabilités s’affine mais le traitement des victimes se dissocie : entre celles qui n’ont pas de facteur de risque ou de vulnérabilité autre et celles qui au contraire en ont. Le raisonnement en termes de probabilité pose alors des questions d’éthique : jusqu’où pousser l’analyse de probabilité en défaveur d’une victime tout de même exposée à une substance toxique ?

Un article publié dans La jaune et la rouge par des membres du GR21 SFEN, Groupe de réflexion de la société française d’énergie nucléaire, permet d’imaginer l’essor des phénomènes multifactoriels et de défendre l’idée d’un droit probabiliste. Les arguments de mesure sont évoqués par ces auteurs en faveur de la démarche probabiliste tandis que le raisonnement déterministe juridique serait caractérisé par le tout ou rien et l’excès. La question est à mon sens précisément de savoir si le tout ou rien est nécessairement une mauvaise alternative : le tout, qui impute l’intégralité de la réparation à la puissance publique, n’est-il pas aussi un instrument utile pour la responsabiliser ? Dans les calculs présentés dans cette publication, l’effet de limitation de l’indemnisation par le calcul de probabilité semble encore à discuter et les auteurs, à mon sens, surestiment les montants indemnitaires pratiqués par le juge administratif dans son application traditionnelle de la causalité juridique (y compris en cas de victimes décédées). Il est intéressant de noter au passage l’intérêt que des spécialistes de la question nucléaire peuvent porter à un raisonnement probabiliste en matière juridique et de porter attention aux champs dans lesquels ils envisagent cette démarche comme pertinente. Il est en outre un enjeu économique et social d’envergure à rappeler face au raisonnement probabiliste : celui de la détermination de la personne qui supportera le coût de l’incertitude. L’analyse de la causalité peut conduire le juge ou le législateur à faire le choix de ne pas faire peser sur les victimes l’incertitude sur la cause du dommage ; le raisonnement probabiliste conduit bien souvent à faire le choix d’épargner le responsable poursuivi en laissant la victime sans (ou avec une moindre) réparation.

Pour répondre tout à fait à François Vatin, il me semble que la responsabilité est un objet de craintes, d’appréhension et donc un objet aussi fantasmé. Il y a à mon sens un fossé entre les poursuites et les actions en justice, d’une part, et les condamnations, d’autre part, et au sein de la jurisprudence administrative, entre les déclarations de fautes et les condamnations effectives. Souvent, alors même qu’un préjudice est démontré, le lien de causalité fait défaut : les jurisprudences sur le chlordécone et la Covid montrent que le travail probatoire sur le rôle causal de la faute de l’État est ardu. Malgré ses risques, la responsabilité administrative a des vertus. Elle ne conduit pas nécessairement à la « paralysie » mais à l’action (pour éviter les carences fautives). Elle permet aussi d’accroitre les exigences d’un État de droit et d’un développement structurel (ouvrages, travaux, services publics) en explicitant les attentes à l’égard de la puissance publique.

Le dosage, ou l’équilibre si l’on préfère, est bien l’enjeu. Autrement dit, l’essentiel tient à la responsabilité du juge pour prolonger l’analyse de J.-M. Denquin. Certes, le juge est humain, fait œuvre de volonté, et sa décision peut être critiquée. L’argument probabiliste quant à lui génère un certain malaise tant il est valorisé pour exonérer les responsables ou alléger leur charge indemnitaire. En invoquant les mathématiques, il pourrait même conduire à nier l’utilité de prendre en compte les considérations économiques et sociales dans l’imputation des responsabilités. Même si le débat ne se réduit pas à une alternative sèche, je préfère les atermoiements du juge et ses choix politiques, aux calculs qui, sous couvert d’objectivité, servent à semer le doute.

Hafida Belrhali
Professeure de droit public à l’Université Grenoble-Alpes, CRJ