Nous présentons ici les actes de la table ronde qui a été organisée par l’Institut Michel Villey et le Laboratoire de sociologie juridique de l’université Paris-Panthéon-Assas sur la question de la responsabilité et du raisonnement probabiliste.

La table ronde s’est organisée autour de l’entretien initial qui avait eu lieu entre François Vatin et Olivier Beaud, et publié sur le blog de Jus Politicum. Dans sa présentation orale, François Vatin a repris globalement ce texte dans lequel il invite les juristes à prendre davantage en compte le raisonnement probabiliste dans leur raisonnement. Le raisonnement probabiliste aurait pour grand avantage, selon lui, d’éviter les problèmes insurmontables posés par la notion de causalité, ou de causes, quand on travaille notamment sur la question de la responsabilité.

Les quatre intervenants, tous juristes, lui ont répondu en partant, ce qui est bien naturel, de leur propre discipline. Nous publions ici, dans l’ordre de leur intervention orale, les textes de Philippe Conte pour le droit pénal, d’Hafida Belrhali et Anne Jacquemet-Gauché pour le droit administratif et de Muriel Fabre-Magnan pour le droit civil. À toutes fins utiles, nous précisons que François Vatin a pu réagir aux deux textes qui lui ont été transmis, à savoir ceux d’Anne Jacquemet-Gauché et de Muriel Fabre-Magnan.

Comme on l’a compris, l’objet et le but de cette table ronde étaient de confronter le point de vue de la sociologie et celui du droit, ou plutôt celui des sociologues et celui des juristes, à propos d’un cas concret : la responsabilité. François Vatin a invité les juristes, comme l’on a écrit plus haut, à prendre en compte le raisonnement probabiliste, c’est-à-dire à la fois les données statistiques et l’usage qu’en font les meilleurs sociologues (on peut penser à Émile Durkheim ou Alain Desrosière). On espère ne pas déformer le point de vue des juristes qui se sont exprimés en disant qu’ils sont demeurés circonspects à l’endroit d’une telle invitation pour des raisons assez différentes. Il convient néanmoins de souligner que la principale objection des juristes a consisté à soutenir que le droit de la responsabilité intègre déjà l’usage du raisonnement probabiliste. La critique « vatinienne » raterait sa cible, car, comme dirait un juge, elle « manquerait en fait ». On verra comment François Vatin y a répondu assez longuement dans son texte.

Il serait assez vain de dissimuler au lecteur que le fait de confronter les points de vue a ressemblé plutôt, soit à une confrontation entre le sociologue et les juristes, soit à un « dialogue de sourds ». Le dialogue était un peu inégal, il est vrai, dans la mesure où la sociologie avait un seul représentant, François Vatin, certes capable de se défendre tout seul (voire d’attaquer), tandis que le droit en avait quatre à lui tout seul.

Il ne s’agira pas ici d’arbitrer ce qui ressemble à une nouvelle querelle des facultés – facultés de droit versus facultés de sociologie –, mais de pointer quand même l’immense difficulté qui existe en France (et probablement ailleurs qu’en France…) à faire dialoguer les disciplines entre elles. Le danger est toujours que les représentants d’une discipline reprochent à ceux de l’autre d’ignorer ce dont ils parlent quand ils s’aventurent sur le terrain de l’autre discipline. Les juristes ont plutôt tendance, de nos jours, à éviter ce danger dans la mesure où il est fort rare de les voir s’aventurer dans le domaine de la sociologie. Le feraient-ils toutefois, que l’on peut supposer, sans grand risque de se tromper, qu’ils seraient aussi cueillis à froid par les tenants de la sociologie (surtout quand on voit ce que celle-ci est devenue, étant essentiellement « critique » pour ne pas dire « hyper critique »…).

Mais les arbitres que nous sommes ici se départiront de leur rôle un court moment en faisant part d’un certain regret : les juristes ne lisent plus les sociologues, ou quand ils les lisent, c’est pour se tourner vers Bourdieu dont la pensée sur le droit ne fait guère avancer la réflexion. Ils gagneraient pourtant à méditer l’œuvre de grands sociologues, tels Max Weber, Niklas Luhmann ou encore Émile Durkheim. C’est d’ailleurs ce dernier que François Vatin leur recommande de lire ici. Les juristes ne devraient-ils pas en effet méditer l’analyse du fondateur de la sociologie française, qui voyait le remplacement de la sanction pénale par la sanction civile comme un progrès, celui qui accompagnait le passage de la solidarité organique vers la solidarité mécanique ? Le retour en grâce du droit pénal et la criminalisation tous azimuts qui caractérisent la société française contemporaine ne sont-ils pas une grave régression ?

On laissera les lecteurs juges de ces échanges, parfois un peu musclés, qui nous changent du « ronron » académique habituel. Toutefois, une chose est sûre ; il y a un fossé entre les exigences bureaucratiques imposant le « mantra » de l’interdisciplinarité et les faits, c’est-à-dire la difficulté à la pratiquer. C’est au moins une des leçons de cette Journée qui aura eu deux mérites : d’une part, celui de donner à lire des contributions de grande qualité sur la délicate question de la responsabilité confrontée à l’usage des statistiques ; d’autre part, celui d’ouvrir un débat qui garde sa pertinence, selon nous, tant il semble que certaines des questions ici posées de part et d’autre méritent d’être approfondies.

Olivier Beaud
Professeur de droit public à l’Université Paris Panthéon-Assas

Dominique Fenouillet
Professeur de droit privé à l’Université Paris Panthéon-Assas