Le thème de la rencontre est propice à une réflexion sur l’épistémologie juridique, chemin ouvert en France par le regretté Christian Atias et trop peu emprunté depuis.

La question n’est pas si difficile à formuler, car elle est récurrente et même en réalité constante dans les débats contemporains : elle consiste à savoir où le juriste doit puiser son inspiration pour forger les notions juridiques.

Le thème des statistiques concerne alors tout particulièrement l’une des conditions les plus emblématiques de mise en œuvre de la responsabilité civile, à savoir celle du lien de causalité entre le fait générateur et le dommage survenu. C’est au demeurant en ces termes de causalité que la critique, je dirais presque l’accusation, a été formulée.

Cette critique est en réalité ancienne. En matière de causalité plus encore qu’ailleurs, on se précipite pour enjoindre aux juristes de mettre en forme juridique ce qui a été pensé et décidé par d’autres. Il faut dire que les juristes sont complices depuis longtemps de cette décérébration du droit, renvoyant toujours la question des fondements ou même du sens du droit soit à une discipline auxiliaire qui serait quant à elle dotée de scientificité (sciences dites « dures », parmi lesquelles se sont glissés avec habileté d’autres savoirs comme l’économie), soit au contraire à l’infinie diversité des subjectivités individuelles.

S’il faut se défendre contre l’accusation formulée et prendre donc la posture de l’avocat, je dirais qu’il est inexact de soutenir que les juristes ne s’intéressent pas aux statistiques et qu’ils ne doivent de toutes les façons pas se laisser dicter la loi par celles-ci. En d’autres termes, le rôle des statistiques en matière de responsabilité civile est nécessairement limité.

Il s’agira ainsi d’examiner d’abord très brièvement la place actuelle des statistiques en droit de la responsabilité civile (I). Quelques remarques épistémologiques sur la causalité (II) seront ensuite nécessaires pour comprendre les limites du pouvoir de justification de l’argument statistique en matière de causalité (III).

I. La place actuelle des statistiques en droit de la responsabilité civile

Quelques précisions terminologiques préalables s’imposent. En toute rigueur, il faudrait en effet distinguer entre statistiques et probabilités.

Les probabilités sont une branche des mathématiques dont l’objet est de mesurer le caractère aléatoire de ce qui pourrait se produire. Calculer une probabilité revient à quantifier la possibilité qu’un événement se produise lors d’une expérience qui découle du hasard, par exemple la probabilité qu’un dé lancé en l’air tombe sur le chiffre 5.

Les statistiques correspondent à la science et aux techniques d’analyses quantitatives de données du « réel », pour tenter de les rendre lisibles, le cas échéant pour effectuer des prévisions. Au départ, il s’agissait d’un outil pour la définition des politiques des États.

Ici, la question est plutôt celle de l’utilisation de statistiques, c’est-à-dire d’outils de représentations du réel, avec précisément les biais inhérents à toute représentation. Les juristes de droit de la responsabilité civile utilisent cependant plus volontiers le terme de probabilité, en ne distinguant donc pas vraiment les deux termes.

Quoi qu’il en soit, les statistiques ou probabilités jouent un rôle très important en droit de la responsabilité civile, et ce dans maints domaines et à maints niveaux. Pour rester plutôt dans la théorie générale, je me concentrerai ici sur le lien de causalité entre le fait générateur et le dommage.

Pour faire un très bref rappel, on sait qu’en droit de la responsabilité civile, la Cour de cassation contrôle la notion de lien de causalité, mais qu’elle a toujours refusé d’en donner une définition précise pour garder une marge d’appréciation. Les notions de faute et de dommage sont beaucoup plus précisément définies, et le flou laissé sur le lien de causalité lui permet alors de garder un outil pour régler les cas difficiles et d’en faire ainsi un instrument de politique jurisprudentielle.

Cela n’a pas empêché la doctrine d’analyser cette jurisprudence et de retenir que deux théories peuvent permettre de l’expliquer : la théorie de l’équivalence des conditions et la théorie de la causalité adéquate.

Dans la théorie de l’équivalence des conditions, il s’agit, par un raisonnement contrefactuel, de se demander ce qui se serait produit si la faute n’avait pas été commise. Il y a causalité si, sans la faute, le dommage ne serait pas survenu. Une telle affirmation démontre en effet que la faute a été une condition sine qua non du dommage.

Dans la théorie de la causalité adéquate, il s’agit de se demander si tel événement, en particulier telle faute, entraîne, « selon le cours normal des choses », le type de préjudice survenu.

Dans les deux cas, il y a donc en réalité place pour un raisonnement probabiliste, plus précisément pour une idée de probabilité de survenance des événements, au sens où Hume avait insisté sur l’idée de répétition des enchaînements permettant de conclure à une connexion nécessaire.

Ainsi, le cours « normal » des choses de la causalité adéquate est le cours probable des choses. Même dans l’équivalence des conditions, il s’agit de s’interroger, de façon rétrospective, sur ce qu’aurait été le cours probable des choses sans cette faute.

En Common law, la définition du lien de causalité est assez similaire. On y utilise notamment le fameux « but for » test, qui revient aussi à se demander ce qui serait survenu sans (but for) la faute. On admet cependant plus ouvertement que la condition sine qua non doit être établie « on the balance of probabilities », c’est-à-dire lorsque le dommage avait au moins 50 % de chances de ne pas se produire en l’absence de l’antécédent considéré.

En France, on ne donne pas officiellement un chiffre, mais on dit que c’est au demandeur, donc à la victime, de prouver l’existence d’un lien de causalité entre la faute et son dommage. Si en théorie il faut que cette preuve soit établie avec certitude, la formulation contrefactuelle des deux définitions du lien de causalité laisse en réalité une marge d’appréciation, et donc une place aux fortes probabilités, l’essentiel étant de convaincre le juge.

Lorsque le lien de causalité est difficile à établir avec certitude, et même lorsque demeure un doute sur cette causalité, les juges ont officiellement admis qu’ils pouvaient se contenter de probabilités, dès lors que celles-ci sont sérieuses.

Il en a été ainsi dans le fameux débat sur les conséquences de la vaccination contre l’hépatite B, et en particulier du point de savoir si celle-ci peut être la cause de l’apparition d’une sclérose en plaques. Les scientifiques ne reconnaissent pas officiellement ce lien de causalité mais, face à la multiplication des cas où, peu de temps après l’administration d’un tel vaccin, et sans aucune autre cause apparente possible (notamment en l’absence de tout antécédent familial), une sclérose en plaques était survenue, la Cour de cassation a admis, dans un célèbre arrêt du 22 mai 2008, que le lien de causalité juridique pouvait être établi sur la seule base d’une probabilité.

L’arrêt est d’ailleurs intéressant à examiner de près car la cour d’appel avait débouté la victime de sa demande au motif « que la preuve scientifique absolue est impossible puisque l’étiologie de la sclérose en plaques n’est pas connue, que personne ne peut actuellement expliquer comment cette vaccination pourrait provoquer l’apparition de cette maladie, que cette constatation interdit de considérer qu’il puisse y avoir une quelconque présomption en l’absence d’autre facteur connu de contamination, qu’à défaut de lien scientifique, aucun lien statistique n’a été démontré et qu’il n’y a pas de probabilité suffisante du lien de causalité entre la maladie dont souffre M. X... et la vaccination contre l’hépatite B ».

La Cour de cassation censure néanmoins cet arrêt au motif que la preuve du lien de causalité peut résulter de présomptions, pourvu qu’elles soient « graves, précises et concordantes ». Elle reproche dès lors à la cour d’appel de s’être référée « à une approche probabiliste déduite exclusivement de l’absence de lien scientifique et statistique entre vaccination et développement de la maladie », sans rechercher s’il n’y avait pas des présomptions graves, précises et concordantes du caractère défectueux du vaccin litigieux, comme du lien de causalité entre un éventuel défaut et le dommage subi par la victime.

Il ne s’agit en réalité pas d’opposer l’analyse probabiliste et statistique de la Cour d’appel à une analyse qui ne le serait pas de la Cour de cassation, car si cette dernière estime que le lien de causalité est présumé, c’est-à-dire établi selon des présomptions graves, précises et concordantes, c’est en réalité que le lien de causalité est probable, car la régularité observée entre la vaccination contre l’hépatite B et la survenance d’une sclérose en plaques permet de ne pas exclure totalement l’idée d’une causalité entre les deux, même si les statistiques officielles (c’est-à-dire en réalité les scientifiques) ne le reconnaissent pas.

De même dans une affaire où, après trois injections d’un vaccin ORL, un enfant de six ans avait été atteint d’une affection neurologique caractérisée par des convulsions et une épilepsie sévère évoluant vers une dégradation intellectuelle, la Cour de cassation a censuré l’arrêt qui avait exigé une preuve scientifique certaine de la causalité alors que le rôle causal peut résulter de présomptions graves, précises et concordantes, c’est-à-dire peut être établi en cas de fortes probabilités de causalité.

L’existence de présomptions graves, précises et concordantes permettant de retenir que la pathologie était imputable au médicament a encore été retenue dans l’affaire du Mediator.

En présence d’un doute scientifique, la causalité juridique peut donc être retenue si elle apparaît aux juges comme probable dans un cas particulier.

La Cour de justice de l’Union européenne a validé le raisonnement de la Cour de cassation (puisque le régime de responsabilité du fait des produits défectueux résulte d’une directive européenne). Dans un arrêt du 21 juin 2017, elle a admis que, en cas de doute scientifique sur le lien de causalité entre l’absorption d’un produit de santé et tel type de dommage, les juges pouvaient utiliser des présomptions de fait pour retenir malgré tout un lien de causalité juridique. Elle a en revanche refusé que, dans ce cas, soit reconnue officiellement une présomption de droit, à savoir une présomption de causalité irréfragable.

Il faut dire que, si on prend un peu de recul historique, il apparaît que dans plusieurs domaines les scientifiques ont d’abord nié une causalité avant qu’elle ne soit démontrée de façon implacable. Nombre d’expertises scientifiques ont ainsi fait croire pendant longtemps à l’innocuité du tabagisme notamment passif, ou encore à l’absence de causalité entre l’absorption de certains aliments ou de certaines boissons gazeuses et l’obésité, et il se pourrait qu’un jour il soit jugé de même pour les conséquences dommageables du vaccin contre la Covid-19.

On pourrait citer encore le domaine des accidents du travail où les statistiques jouent un grand rôle. La branche « Risques professionnels » est en effet financée différemment de celle de l’Assurance Maladie dans la mesure où les cotisations sont à la charge exclusive des entreprises (les salariés ne versent ainsi aucune part de leur salaire pour l’assurance accidents du travail et maladies professionnelles). Or il y a une corrélation entre les contributions des entreprises et les risques qu’encourent leurs salariés. Le taux de cotisation des employeurs est en effet calculé notamment en fonction de la sinistralité de l’entreprise, c’est-à-dire du coût des accidents du travail et des maladies professionnelles survenus dans l’entreprise pendant la période de référence, souvent trois années. Ce mode de calcul conduit bien sûr les entreprises à vouloir éviter autant que possible cette qualification, avec le soutien, semble-t-il, de l’ordre des médecins. La qualification de maladie professionnelle est aussi présumée lorsqu’elle figure sur une liste établie par décret et qui tient compte aussi des statistiques.

Il est impossible de rendre compte ici de tous les cas où les statistiques sont prises en compte par les juges en droit de la responsabilité civile, en dehors même du seul lien de causalité. Le premier mécanisme qui vient à l’esprit est même relatif au dommage : c’est celui de la perte d’une chance (même si les spécialistes de droit de la responsabilité civile savent que la notion est parfois utilisée pour pallier une incertitude sur l’existence d’un lien de causalité). Lorsqu’une personne a été privée de la possibilité de tenter sa chance (un étudiant a été empêché de participer à un concours ou un cheval à une course hippique, ou encore quand un plaideur n’a pu par la faute de son avocat faire un recours dans les temps), le dommage réparable se calcule en effet en multipliant le gain manqué par la probabilité théorique d’obtention de ce gain.

Il est, pour conclure sur ce premier point, fort inexact de dire que la justice n’a que faire de l’efficacité, et en dehors même de l’analyse économique du droit, dont c’est le principal objectif, il serait trop long de rendre compte ici des innombrables hypothèses où celle-ci est invoquée par les juristes.

II. Quelques remarques épistémologiques sur la causalité

La responsabilité civile a pour objet et pour objectif d’imputer à une personne l’obligation de réparer un dommage survenu. Elle suppose la détermination puis l’application d’une règle juridique énonçant selon quels principes une telle imputation peut se faire.

Dans une célèbre analyse, Kelsen opposait comme on le sait causalité de la nature (donc causalité scientifique) et causalité juridique, qu’il n’appelait au demeurant pas causalité mais imputation.

Selon lui, toute loi naturelle fait application du principe de causalité : « Ainsi la loi selon laquelle un métal se dilate lorsqu’il est chauffé, établit un rapport de cause à effet entre la chaleur et la dilatation du métal. » Au contraire, disait-il, « d’autres sciences sociales appliquent non pas le principe de causalité, mais celui d’imputation. Elles étudient les comportements des êtres humains non pas tels qu’ils se présentent effectivement dans l’ordre causal de la nature, mais en relation avec des normes prescrivant comment les hommes doivent se comporter. Ce sont donc des sciences normatives, parmi lesquelles nous trouvons l’éthique et la science du droit ».

De nombreux juristes affirment aussi aujourd’hui la nécessaire indépendance du lien de causalité juridique par rapport au lien de causalité scientifique, pour en déduire la nécessité de forger une définition purement juridique de la causalité.

Les liens entre causalité juridique et causalité scientifique sont en réalité plus complexes, et il y a un juste milieu à trouver entre les deux pôles que constituent l’identification sans reste de l’une à l’autre ou au contraire la radicale séparation entre les deux. On comprendra alors en particulier pourquoi la règle de droit ne peut pas et ne doit pas être déduite automatiquement de statistiques, même si celles-ci peuvent bien évidemment être utilisées dans la recherche du lien de causalité juridique.

Un auteur est précieux pour essayer d’approcher ce juste milieu. Il s’agit de Paul Fauconnet, dont l’ouvrage classique et magistral sur La responsabilité vient d’être remarquablement réédité aux Presses Universitaires de France.

L’auteur, qui était un ami proche d’Émile Durkheim et de Marcel Mauss, avait pour ambition d’examiner, en sociologue mais aussi en anthropologue, les divers systèmes de responsabilité, dans le temps et dans l’espace, afin d’identifier s’il est possible d’apercevoir quelques constantes. Il s’agit, comme sociologue, de rechercher comment s’établit le lien entre le crime (Fauconnet ne s’intéresse explicitement qu’au droit pénal, mais ses propos valent en réalité aussi largement pour le droit civil) et celui qui est sanctionné par le système juridique et qu’il appelle le « patient ».

Il remarque d’abord que « toutes les théories connues de la responsabilité s’accordent à soutenir cette opinion de sens commun : que la situation génératrice est toujours, au fond, la relation qui unit l’auteur – responsable – à l’acte sanctionné » et que « cette relation serait un cas particulier du rapport de causalité ». Il soutient cependant que cet axiome selon lequel la responsabilité dériverait de la causalité « ne [lui] semble pas avoir l’évidence ni la clarté qu’on lui prête ».

Certes, « le responsable soutient toujours avec le fait sanctionné une relation immédiate ou médiate », mais cette relation « est beaucoup plus indéterminée que le lien de cause à effet ». En d’autres termes, les différentes formes de responsabilité rencontrées dans le temps mais aussi dans l’espace ne lui semblent pas avoir comme point commun la notion de causalité.

Fauconnet insiste sur le fait que si, dans notre culture, nous sommes incapables de dégager le jugement de responsabilité d’un jugement préalable sur la causalité, il en va différemment dans d’autres cultures où les choses pourraient même être en sens inverse : la causalité ne commanderait pas la responsabilité mais elle pourrait au contraire en résulter. On voit ainsi des systèmes où, ce n’est qu’après avoir décidé d’imputer par exemple un décès à une personne par des raisonnements qui nous semblent très étrangers, voire très étranges, qu’on admet qu’il est l’auteur du décès, donc qu’il l’a causé.

Au terme de son enquête, Fauconnet conclut alors que le jugement d’imputation n’est pas fondamentalement un jugement de causalité, ou plus exactement qu’il n’est pas universellement un jugement de causalité.

Il y a, en revanche, selon lui, une règle véritablement universelle, qui est que, « pour que la peine soit pleinement efficace, il faut qu’elle soit juste ; elle ne l’est que si elle frappe, à défaut du crime lui-même, les êtres qui symbolisent le mieux le crime ».

Ce qui est ainsi partout nécessaire, c’est ce qu’il appelle « une institution de la responsabilité » qui explique pourquoi la peine est juste et donc qui la justifie au regard de la collectivité. Toute société repose en effet sur un système de croyances. Il faut ainsi « qu’un corps de règles, explicites ou non, et proprement morales, commande le choix du patient légitime, c’est-à-dire de l’être qui symbolise vraiment le crime au regard de la conscience morale ou juridique ».

Cette conclusion est à rapprocher de la fameuse thèse qu’Herbert Hart soutiendra une vingtaine d’années plus tard sur la double nature, descriptive mais aussi « ascriptive », de la causalité. Comme le résume très bien Florence G’sell-Macrez dans sa remarquable thèse intitulée Recherches sur la notion de causalité, la causalité est « un principe d’imputation » mais aussi « un principe d’explication ».

Avec un autre auteur anglais, Tony Honoré, ils ont alors tenté d’identifier, dans leur célèbre ouvrage Causation in the Law, « les traits principaux de la notion ordinaire de causalité », c’est-à-dire de la causalité du sens commun (« common sense notion of causation »). L’objectif était double : « identifier, d’une part, les sources d’incertitudes et de confusions qui affectent l’usage du langage causal dans le droit de la responsabilité ; contester, d’autre part, la position sceptique, développée au cours du xxe siècle par le courant américain du Legal Realism, qui fait de la causalité un simple “déguisement” pour faire prévaloir des décisions arbitraires ou fondées sur des considérations de politique jurisprudentielle. »

C’est non seulement la même démarche, mais encore des conclusions très similaires que l’on trouve déjà chez Fauconnet, donc 20 ans avant. Sa thèse est en effet que l’imputation n’est jamais mécanique ; elle est un devoir-être que le droit déduit selon une norme de jugement.

C’est donc surtout le principe d’explication qui l’intéresse, en d’autres termes la question de savoir à quelle condition, à un moment donné et dans un espace donné, le jugement de responsabilité peut être considéré comme légitime. Il s’agit de comprendre « le mécanisme social qui sous-tend une croyance, les conditions dans lesquelles celle-ci cesse d’être bien fondée ». En chaque lieu et à chaque époque, les justifications dépendent des normes collectives, de la conscience collective, ou encore de l’imaginaire social.

Fauconnet s’intéresse alors plus particulièrement à notre culture, et il décrit le mouvement d’évolution qui a conduit, de plus en plus, à orienter la responsabilité vers un patient individuel. Il explique que la morale sociale a alors été de plus en plus intériorisée, au point, comme le résume de façon très éclairante l’éditeur de cette nouvelle parution, « de produire une illusion, celle d’une moralité intrinsèque à l’individu ».

Nos contemporains, se concentrant sur cette moralité intrinsèque, en viennent à penser qu’elle vient uniquement d’eux, sans plus voir l’influence des représentations collectives sur leur propre façon de penser dont ils s’estiment, avec vanité, les seuls créateurs. C’est sans doute le même mouvement qui, projetant sur le juge une même façon d’être et de penser, aboutit au fantasme de l’arbitraire du juge.

Pour résumer, comme tous les autres concepts juridiques, la causalité est une notion construite, qui contient donc une part de fiction, mais qui doit néanmoins avoir un rapport au réel, plus précisément au réel tel qu’il est représenté à un moment donné dans une société donnée.

La recherche des causes est alors typique du « logos » occidental. Dans nos cultures, une justification, c’est-à-dire une explication convaincante et légitime, doit être une explication causale. Platon déjà relevait que « tout ce qui naît, naît nécessairement par l’action d’une cause » car « il est impossible que quoi que ce soit puisse naître sans cause ».

Pour être justifiée, la causalité, même juridique, ne peut donc en réalité se détacher complètement de la causalité scientifique. Le « sens commun de la causalité », pour reprendre l’expression de Hart et Honoré, est dans nos cultures lié à la notion scientifique de causalité.

S’agissant plus précisément des statistiques, ce qui compte alors est leur pouvoir de justification.

C’est là que le bât blesse…

III. Les limites du pouvoir de justification de l’argument statistique en matière de causalité

Les théories probabilistes ou statistiques font partie des principales théories philosophiques contemporaines de la causalité. Plusieurs auteurs ont tenté de définir et de justifier la causalité par des corrélations statistiques, toujours au prétendu motif qu’il s’agirait de la seule conception scientifique possible de la causalité.

Si les statistiques sont, comme nous l’avons vu, prises en compte, plusieurs arguments permettent de voir les limites de leur pouvoir de justification : il y a d’une part des incertitudes inhérentes aux statistiques (A) et d’autre part des illusions sur l’objectivité des statistiques (B).

A. Les incertitudes inhérentes aux statistiques

Comme l’ont récemment rappelé Cristian Calude et Giuseppe Longo, les meilleurs épistémologues des sciences ont établi depuis longtemps qu’une corrélation statistique n’implique pas une causalité et ne renseigne même pas nécessairement sur la cause sous-jacente d’une relation. Ces deux grands mathématiciens ont même démontré que plus il y a de données, en particulier avec le désormais dénommé big data, et plus les corrélations qui seront mises en évidence seront arbitraires, sans signification et inutiles. Ils concluent ainsi que le slogan ou la « philosophie » déclarant que la corrélation supplante la causalité et la théorisation est mathématiquement erroné.

Il en va ainsi a fortiori en droit où, ainsi qu’il a été dit, l’opération d’imputation juridique d’une responsabilité ne s’identifie pas absolument avec la détermination d’une causalité scientifique. Les statistiques peuvent alors jouer comme une présomption, mais ne permettent jamais d’affirmer avec certitude un lien de causalité.

Supposons un produit, par exemple un médicament, qui entraîne des effets secondaires dans un certain pourcentage de cas ; à supposer qu’un tel effet secondaire se produise, quand pourrait-on retenir de façon mécanique la causalité ? Si ces effets secondaires se réalisent dans 100 % des cas ? Dans 60 % ? Dans 20 % ? Même si l’effet secondaire a été observé dans 2 % des cas, ne peut-on pas prouver que, dans le cas particulier, il y a bien un lien de causalité ? À l’inverse, même si les effets secondaires se réalisent dans 70 % des cas, il se peut qu’en l’espèce il ait été causé par autre chose.

De même encore, si les statistiques disent qu’un fumeur a plus de risques de développer un cancer du poumon, cela ne veut ni dire que tout fumeur aura un cancer du poumon ni qu’un non-fumeur ne peut pas mourir d’un cancer du poumon.

Enfin encore, à supposer même que le taux de suicides qui a eu lieu à France Télécom pendant la période mise en cause était le même que dans la population globale, cela n’exonère en rien le chef d’entreprise qui, par des méthodes de management répréhensibles, aurait conduit certains de ses salariés à accomplir ce geste définitif.

Les juges ont pour rôle de trancher les litiges en fonction des seuls faits réels et particuliers survenus dans l’espèce. Ils doivent statuer sur les cas précis qui leur sont soumis et non sur les cas généraux tels qu’appréciés par des statistiques globales. Dans chaque cas particulier, ils doivent alors essayer de reconstituer l’enchaînement causal le plus probable. Ils doivent pour cela tenir compte de l’état des connaissances scientifiques dont les statistiques sont une représentation, mais les données concrètes du litige doivent conforter ces statistiques et les rendre plausibles dans l’espèce considérée.

C’est ainsi que dans un récent arrêt du 8 février 2023, la Cour de cassation a reproché aux juges du fond d’avoir retenu un lien de causalité en se fondant seulement sur des données statistiques, sans avoir mis en évidence des indices sérieux tirés des données cliniques concrètes et des éléments décrits au cours de l’intervention.

Les juristes et les sociologues ne parlent donc pas de la même chose, ou plus exactement les juges et les sociologues. Le jugement en matière de responsabilité civile se fonde en effet sur la reconstitution de la causalité réelle telle qu’elle est survenue dans un cas particulier, même si celui-ci a donné à voir un enchaînement causal exceptionnel. En revanche en matière de politiques publiques, le législateur ou le gouvernement s’inspirent bien plus volontiers d’enquêtes sociologiques diverses et donc de statistiques, qui peuvent effectivement donner un éclairage précieux sur les choix législatifs à opérer, même s’ils ne doivent pas davantage se laisser dicter la loi par les faits.

B. Les illusions de l’objectivité des statistiques

Si le recours même à la causalité est, comme l’a montré Fauconnet, typique de nos cultures, l’identification de cette causalité aux statistiques est révélatrice d’une évolution plus contemporaine, marquée par les illusions de ce qu’un auteur a pu appeler la « gouvernance par les nombres ». Elle est symptomatique d’une époque où l’on rêve d’un monde prétendument objectif où les bigs datas pourraient tenir lieu de politique. Elle est marquée aussi par une certaine idéologie, et c’est ainsi que, comme on a pu le relever, « dans les pays de Common Law, l’approche probabiliste de la causalité juridique est principalement défendue par les économistes du droit ».

En réalité, loin d’être purement objectives, les statistiques sont une représentation du réel qui n’est évidemment pas neutre et qui charrie avec elle des biais et des idéologies. Elles supposent en effet d’effectuer de nombreuses opérations qualitatives préalables, car « on ne peut quantifier que ce que l’on a d’abord qualifié ». Le grand spécialiste français de l’histoire des statistiques, Alain Desrosières, a ainsi montré comment se construisent les données et la part nécessaire de conventions dans leur élaboration. Par exemple dans le cas des suicides à France Telecom, par quel calcul est-on arrivé à la conclusion que le taux de suicide serait le même que dans la population globale ? Le calcul peut en effet changer du tout au tout en fonction du choix du quotient, en particulier selon que l’on prend toute l’entreprise ou seulement un service où le management a été particulièrement pathogène. La façon dont les statistiques ont été établies doit ainsi pouvoir être discutée, y compris par les juristes, et il ne s’agit précisément pas de considérer qu’elles énonceraient une vérité absolue devant laquelle tout le monde (y compris les juristes) devrait s’incliner.

Le choix même des statistiques n’est pas anodin. Vouloir exonérer les dirigeants de toute responsabilité à l’égard de la gestion de la crise du Covid-19 au seul motif que les chiffres de perte d’espérance de vie n’ont pas été si dramatiques en France pendant la période ne peut ainsi suffire, dès lors que ces chiffres peuvent être dus à maints autres facteurs, par exemple au fait qu’il y ait eu moins de morts d’autres maladies pendant la période (par exemple de la grippe). Bettino Craxi, ancien président du parti socialiste italien, avait quant à lui invoqué, pour se défendre lors des opérations « Mani pulite » (ou « Tangentopoli »), le caractère systémique de la corruption et le fait que les statistiques ne donnaient pas à voir une augmentation significative durant sa mandature

La relativité de la construction des statistiques et donc leur fiabilité se donne à voir en droit du travail en matière de preuve des discriminations indirectes. Il y a discrimination indirecte lorsqu’une disposition, un critère ou une pratique neutre en apparence est susceptible d’entraîner, pour un motif discriminatoire, un désavantage particulier pour des personnes par rapport à d’autres personnes. Ainsi, un syndicaliste peut démontrer qu’à diplôme égal et à ancienneté égale, il a moins progressé dans la carrière que la moyenne des salariés n’ayant pas eu d’activité syndicale. La question de savoir avec quels salariés il est pertinent de comparer est alors cruciale mais la Chambre sociale de la Cour de cassation décide pourtant que « la pertinence du panel de comparaison est appréciée souverainement par les juges du fond ».

En définitive, si les statistiques sont souvent utiles pour les juristes, et à nouveau nous avons vu qu’ils s’en servent fréquemment, elles ne permettent pas de cesser de penser, en particulier de penser le droit de la responsabilité civile, ce dont on ne peut que se réjouir.

Muriel Fabre-Magnan
Professeure à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne