Ce bref récit n’est qu’une réponse à l’invitation qui m’a été faite d’éclairer les circonstances de la traduction en français de The King’s Two Bodies, d’où un ton quelque peu autobiographique que l’on voudra bien excuser. Mon directeur de thèse, Bernard Guenée, m’a demandé en 1979 ou en 1980 si j’étais éventuellement d’accord pour traduire ce texte, tout en me prévenant que cela prendrait beaucoup de temps. Cette demande m’a surpris, car Kantorowicz était encore relativement peu connu en France, du moins des historiens. Je n’avais entendu parler du livre ni au cours de mes études à la Sorbonne, entre 1963 et 1966, ni lors de mon premier séjour à Oxford, mais je l’avais lu au cours du second, pendant l’année universitaire 1968-1969, quand j’avais commencé mon travail de thèse sur les idées sociales et politiques en Angleterre du xive au xve siècle. Au demeurant, mes préoccupations étaient alors tournées vers la recherche de textes encore inconnus, et s’étaient très vite orientées vers une prosopographie des auteurs actifs dans ce que j’appellerai plus tard les champs de l’histoire et du politique. Je n’en avais pas moins mesuré la richesse, mais aussi la complexité de l’ouvrage, et j’ai tout de suite demandé à ma sœur Nicole, agrégée d’anglais, mais également traductrice assidue pour son propre plaisir des romans de Trollope, si elle accepterait de se lancer dans l’entreprise avec moi. Fort de son accord, j’ai répondu à Bernard Guenée que nous étions prêts à essayer de traduire le livre.

Bernard Guenée était en la circonstance le relais de Pierre Nora, que je connaissais déjà pour avoir fait une communication en décembre 1979 à son séminaire de la Fondation nationale des Sciences Politiques et collaboré au Débat. Mais dès notre première entrevue, les choses sont apparues assez compliquées. Pierre Nora m’a expliqué, sur un ton embarrassé, que malgré tout le bien qu’il pensait du livre, la direction de Gallimard était effrayée par sa taille et lui avait demandé de la réduire autant que possible en coupant dans les notes et dans l’index analytique très détaillé de l’édition américaine. La publication récente de ses mémoires révèle qu’en effet tout n’était pas idyllique dans ses relations avec Claude Gallimard et, bien qu’il se présente comme le défenseur acharné des notes en bas de page, il avait sans doute dû avaler cette couleuvre. Incidemment, j’appris l’existence d’une traduction du grand livre de jeunesse de Kantorowicz, sa monographie sur L’empereur Frédéric II, dont la célébrité venait pour une bonne part du fait qu’il avait été l’un des livres de chevet d’Adolf Hitler. Kantorowicz avait d’ailleurs longtemps hésité avant d’autoriser la réédition de sa traduction anglaise en 1957, l’année même de la publication du King’s Two Bodies. Mais ce n’est pas pour des raisons idéologiques que Gallimard s’était abstenu de publier l’excellente traduction française faite quelques années plus tôt par Albert Kohn (que j’avais eu comme professeur d’allemand en khâgne au lycée Louis-le-Grand en 1962-1963), mais justement en raison de sa taille (655 pages dans l’édition finalement publiée en 1987).

Les éditeurs américains du Frédéric II avaient en partie résolu le problème en réduisant en un bref Summary of sources l’exposé des sources, la bibliographie ainsi que les excursus de l’édition allemande qui, pour répondre aux violentes critiques émises sur le texte original, avaient pris une dimension telle qu’ils étaient devenus un volume autonome, un Ergänzungsband, régulièrement réédité en Allemagne depuis 1931. La traduction française reprenait ce bref sommaire, avec une mise à jour supervisée par Henri Bresc. Sans aller jusque-là, je suppose que Pierre Nora avait dans l’idée de faire quelque chose de ce genre, puisque Kantorowicz lui-même l’avait autorisé dans le cas du Frédéric II et que la collection « La Bibliothèque des Histoires » était orientée vers le grand public cultivé, les spécialistes ayant toujours l’opportunité de revenir au texte original. Toujours est-il qu’il obtint un accord conditionnel de Robert Benson (avec qui il en avait parlé lors de son passage en France) et de Ralph Giesey, m’envoyant copie de deux lettres de ce dernier, datées respectivement du 20 juillet et du 25 août 1981. Les deux historiens américains prévenaient qu’ils examineraient précisément les notes résumées avant de donner leur accord formel. Dans l’une de ses lettres, Ralph Giesey précisait que les exécuteurs testamentaires de Kantorowicz étaient ses deux nièces, et que they will likely agree to that we advise. Il suggérait également, en réponse à une suggestion de Pierre Nora, qu’on l’invite à l’École des Hautes Études de Paris pour qu’il puisse – entre autres – communiquer avec moi plus facilement, ce qui fut effectivement fait un peu plus tard.

Avant de s’attaquer à la traduction proprement dite, il fallait donc faire l’expérience de la réduction des notes. Elle s’est vite révélée un casse-tête et je réalisais rapidement que la réduction pure et simple était une tâche impossible. Je choisis donc de faire une sorte de résumé sommaire, tout en profitant pour mettre à jour la bibliographie si cela semblait nécessaire. Cela impliquait d’ouvrir de véritables dossiers sur des sujets pour lesquels une historiographie renouvelée avait évolué, comme le problème posé par le texte des traités de l’Anonyme Normand qui venait de connaître une nouvelle édition, celle de Karl Pellens, d’ailleurs fortement contestée, ou encore l’œuvre et la personne d’Edmund Plowden. Mais le fait de remplacer, dans certains cas, les références qui témoignaient de l’érudition rigoureuse de Kantorowicz par d’autres qu’il n’avait évidemment pas eu la possibilité de connaître était difficilement admissible, et contreproductif en termes de réduction. Monter ces dossiers de révision était par ailleurs très chronophage, et je n’avais malheureusement pas les compétences indispensables pour traiter les notes portant sur le droit canon ou sur le droit romain. Quoi qu’il en soit, Pierre Nora transmit une série de notes « réduites » à Ralph Giesey qui en fit une critique minutieuse et sans appel. Faisant part de sa sympathie et de sa commisération pour mes efforts inutiles, il concluait :

I am now quite convinced that any effort to reduce the footnote apparatus of the KTB – even by a team of editors – would make a travesty of Kantorowicz’s scholarship, and that augmenting individual notes would show more of the idiosyncrasies of the editor than extend the line of Kantorowicz’s thought. A new bibliographical essay concentrating on works on rulership since the KBT might be useful … Otherwise, I have no positive suggestions to make, short of incorporating the entire original apparatus into the French edition.

Je ne pouvais que souscrire à ce verdict définitif, et Pierre Nora se rendit à l’évidence, sans pour autant renoncer à son désir de mener à bien la traduction des Deux corps du roi.

Sa ténacité a porté ses fruits, et c’est seulement le 27 novembre 1985 qu’il m’écrivit pour m’annoncer « enfin ! enfin ! – qu’une subvention venait de nous être accordée pour la traduction de King’s Two Bodies … ». Un contrat en bonne et due forme entre les Éditions Gallimard et ma sœur Nicole et moi-même fut donc établi et signé le 5 mai 1986. Le travail commença aussitôt, et une noria régulière de textes échangés, relus, corrigés et recorrigés commença bientôt entre nos domiciles respectifs de la rue Fenoux et de l’avenue Parmentier. La traduction proprement dite était assez difficile du fait de l’anglais de Kantorowicz, assez raide, peut-être parce qu’il continuait à penser en allemand, si bien que nous avons parfois été plongés dans une certaine perplexité : mais enfin, il n’y avait rien d’insurmontable, à condition de prendre tout le temps nécessaire, d’autant que nous avons pu bénéficier des conseils amicaux de Ralph Giesey. Contrairement à la suggestion de Giesey de reproduire l’apparatus critique sans le traduire s’il le fallait absolument, Pierre Nora voulut qu’il soit intégralement traduit. Je dois dire que notre collaboration avec les responsables du travail du côté de Gallimard, Louis et Nicole Evrard, fut non seulement extrêmement agréable, mais aussi très instructive : j’ai appris à leur contact beaucoup de choses sur la pratique éditoriale qui m’ont été très utiles par la suite. De même, les éditions Gallimard firent appel à une relectrice professionnelle hors pair, un luxe que je n’ai plus jamais retrouvé depuis, mais dont je mesurais la valeur à la quantité des notes à l’encre rouge qui bariolaient notre texte. Si l’on excepte la disparition de deux notes (la note 32 de la page 453 et la 173 de la page 471) prestement rétablies dans les éditions suivantes, tout se passa fort bien jusqu’ à la sortie du livre.

Les réactions furent très rapides. Certaines avaient d’ailleurs précédé cette sortie, comme l’entretien que m’avait demandé Judith Miller pour sa revue L’Âne. La traduction des Deux corps du roi donna enfin à l’œuvre de Kantorowicz l’audience qu’il méritait en France grâce aux très nombreux comptes-rendus qu’en donnèrent journaux et revues : Claude Jannoud puis Pierre Chaunu pour Le Figaro, dans un article où ce dernier rend aussi compte de Monarchies et royautés de Roland Mousnier, Laurent Lemire pour La Croix, Louis Arénilla pour La quinzaine littéraire, couplant lui aussi son compte-rendu avec celui d’un autre livre, Régicide et révolution de Michael Walzer, Pierre Bouretz pour Le Nouvel Observateur, Michel Sot pour Le Monde, Alain-Gérard Slama pour Lire, Philippe de Lara pour Pouvoirs locaux, Blandine Barret-Kriegel pour Libération, Michel Grodent pour Le Soir, Emmanuel Le Roy Ladurie pour L’Express, attirant aussi l’attention sur l’essai d’Alain Boureau, Le Simple Corps du roi. L’impossible Sacralité des souverains français, Jean-Michel Palmier pour Le Monde diplomatique, François Trémolières dans un article complémentaire pour l’Encyclopedia Universalis… d’autres sans doute, commentèrent plus ou moins longuement le grand livre de Kantorowicz. Joël Roman lui consacra un article dans Esprit, confrontant ses vues à celles de Carl Schmitt sur le théologico-politique, un problème sur lequel devait aussi revenir plus tard Alain Boureau pour le colloque de 1994 à Francfort, dans une passionnante communication intitulée « Comment penser la théologie politique médiévale 30 ans après Kantorowicz » dont je ne sais si elle a été publiée. Il y eut aussi des émissions de radio, des débats, par exemple avec Éric Laurent et Claudio Ingerflom.

J’aimerais conclure ce bref récit par un regard rétrospectif sur mon expérience de la traduction historique. On l’a vu, même une maison d’édition aussi puissante que Gallimard, un directeur de collection aussi prestigieux que Pierre Nora, ont eu beaucoup de mal à réunir les moyens nécessaires à la publication des Deux corps du roi. C’est une évidence que la traduction des ouvrages de sciences sociales et sciences humaines est très difficile et ce n’est pas seulement dû au coût de l’opération : la traduction est un exercice très chronophage. De ce point de vue, l’alliance entre un spécialiste de la langue et un spécialiste du contexte historique m’a paru être une très bonne solution. Je pense qu’elle a également plu à ma sœur, qui a certes fait seule d’autres travaux de traduction, mais a continué à collaborer avec moi, sur un beau livre de Richard Kaeuper, même pour un travail quasiment bénévole pour traduire la thèse de Michel Jones pour les Presses universitaires de Rennes, ou pour traduire un autre ouvrage de Kantorowicz. La question des moyens, il ne faut pas se le dissimuler, reste déterminante, et j’ai eu toutes les peines du monde à assurer la publication, que j’ai supervisée, de la thèse de Neithard Bulst, un ouvrage pourtant fondamental pour l’historiographie française, dans la mesure où il renouvelle complètement la perception que l’on peut avoir des États généraux à la fin du Moyen Âge. Dans ce dernier cas, Neithard Bulst avait payé de sa poche la traduction, mais le gros travail de révision et de mise aux normes éditoriales françaises du texte a pu être mené à bien dans des conditions professionnelles normales par Pierre Bonnerue, grâce au soutien des Éditions de la Sorbonne et du Laboratoire de médiévistique occidentale de Paris et de sa directrice, Geneviève Bührer-Thierry. Dans ce cas comme dans celui des Deux corps du roi, tout est bien qui finit bien. Il n’en reste pas moins que les historiens devraient placer la traduction des textes de leurs collègues étrangers qu’ils considèrent comme indispensables pour les progrès de la recherche et la culture de leurs étudiants au nombre de leurs responsabilités, fusse en collaborant avec un linguiste traducteur professionnel. C’est l’une des activités les plus utiles pour rompre l’enfermement historiographique des écoles nationales et faciliter l’introduction dans la recherche historique d’une dimension comparative.

Jean-Philippe Genet

LAMOP, CNRS-Paris 1.