Présentation
Le présent volume de Droit & Philosophie contient les actes du colloque organisé le vendredi 4 décembre 2022 par l’Institut Michel Villey. Ce colloque a fait partie des nombreuses manifestations scientifiques reportées à cause de la pandémie de la Covid-19. Il aurait dû avoir lieu en février 2020 et ce report a eu un coût car certains intervenants qui avaient donné initialement leur accord, avec enthousiasme d’ailleurs, pour y participer n’étaient plus libres fin 2022. Le colloque s’est donc réduit à une seule journée, très riche, comme le montrent les actes que nous avons le plaisir de présenter au public.
Avant d’entrer dans cette présentation, il nous est très agréable, d’abord, de remercier, au nom de l’Institut Michel Villey, tous les participants et les auteurs des contributions qui suivent, et d’exprimer toute notre reconnaissance plus particulièrement à Thibault Desmoulins, qui fut non seulement l’un des intervenants à cette Journée, mais aussi la personne qui, en sa qualité de secrétaire général de l’Institut Michel Villey s’est occupé de l’organisation matérielle de ce colloque.
Avant que le lecteur ne prenne connaissance des diverses contributions ici présentées, il n’est pas inutile de leur indiquer pour quelle raison on a cru bon d’intituler ce colloque « Kantorowicz, un historien pour les juristes ? ». Cet intitulé a quelque chose de paradoxal, car comme on le sait, Ernst Kantorowicz n’était pas un juriste, ni a fortiori un historien du droit. Pourtant son œuvre est censée interpeller les juristes, du moins les intéresser car elle traite à sa façon de la question du pouvoir et de sa mise en scène, à partir essentiellement de la pensée médiévale juridico-politique. Or, il semble qu’en France – pays auquel on a limité l’enquête –, son œuvre soit surtout évoquée ou étudiée par les historiens, les philosophes et les essayistes de sorte que les juristes semblaient le plus souvent absents de la discussion de son œuvre, même si l’on verra que les historiens du droit n’ont pas été, évidemment, insensibles à son œuvre. Plus préoccupant, quand certains juristes utilisent Kantorowicz et notamment son concept des « deux corps du roi », ils le plaquent un peu de façon artificielle sur le droit contemporain. C’est particulièrement le cas lorsqu’ils transposent au Président de la Ve République français la figure des deux corps du roi, qui est devenue la « marque de fabrique » Kantorowicz. Une telle application est tellement extensive que la formule ciselée par l’historien allemand devient un slogan trop facilement malléable. C’est en réaction à cette propension à faire dire un peu tout et n’importe quoi à la pensée de Kantorowicz que l’idée de ce colloque a germé en tentant d’organiser une rencontre scientifique, afin de revenir à quelque chose de sérieux qui est l’érudition et à ce qu’elle peut apporter au savoir. Ce souci de l’érudition caractérisait la démarche de l’auteur ici étudié et c’est une façon de lui rendre hommage que d’évaluer son œuvre au regard de cette exigence savante.
I. Retour sur une réception contrastée de l’œuvre de Kantorowicz
Il était donc temps, nous a-t-il semblé, de faire le point sur l’œuvre de Kantorowicz après l’emballement des années 1990, et de le faire de façon dépassionnée en invitant des savants, la plupart juristes, qui avaient, à un moment donné, étudié cet auteur. La plupart sont des historiens du droit, mais pas tous. L’objectif n’était ni apologétique, ni critique, et il nous semble qu’un des intérêts des articles ici rassemblés est justement qu’on y trouve une mise en perspective laissant voir aussi bien les apports d’une telle œuvre que ses limites, ou même les critiques qu’elle peut recevoir. Il est frappant de constater que de nombreux auteurs relèvent fréquemment l’ambiguïté ou l’ambivalence des analyses et des concepts du grand médiéviste.
Une telle exigence suppose de revenir brièvement sur la façon dont l’œuvre de Kantorowicz fut reçue en France. Le thème est ici évoqué de façon exhaustive dans un article, mais partiellement, car il porte uniquement sur les historiens du droit. Or, une telle réception a ceci de particulier qu’elle fut, chronologiquement, l’œuvre de non-juristes, de ce que l’on peut appeler de façon non péjorative les intellectuels français. En effet, sauf erreur de notre part, c’est la revue Le Débat, qui a d’abord attiré l’attention des lecteurs français sur l’œuvre de l’historien. En 1981, Marcel Gauchet y écrit un long article, publié en deux livraisons, sur « Des deux corps du roi au pouvoir sans corps. Christianisme et politique ». Ce travail s’inscrivait dans ses recherches sur Le désenchantement du monde – Une histoire politique de la religion et de la genèse de la démocratie, avec des interrogations sur Tocqueville et Constant, en particulier guidé par les propositions de Claude Lefort sur la démocratie. Il n’est pas inutile de rappeler que, lors de sa fondation en 1980, Le Débat, revue trimestrielle publiée chez Gallimard, avait une grande ambition intellectuelle puisqu’elle entendait présenter à un large public français cultivé de grandes œuvres savantes ignorées. Elle a donc proposé des articles ou des traductions des grands universitaires étrangers méconnus, Kantorowicz en faisait partie tout comme Percy Ernst Schramm. On sait qu’elle a dû abandonner très vite son ambition initiale, mais notre propos vise seulement à signaler que la célébrité soudaine de notre historien atypique dans les années 1980-1990 fut principalement due à la puissance de frappe des éditions Gallimard, et de ses locomotives en matière de sciences humaines, à savoir Pierre Nora et Marcel Gauchet.
Mais si le premier article de Gauchet faisait sortir Kantorowicz de l’orbite des spécialistes de l’histoire médiévale, il n’a pas tout de suite établi la réputation de l’historien allemand, tout comme d’ailleurs la publication de son premier livre traduit en français, Mourir pour la patrie, traduit aux PUF en 1984. Celui-ci est en réalité un recueil d’articles rassemblés et présentés par Pierre Legendre. Sauf erreur de notre part, ce livre n’a pas été recensé dans Le Monde, même si François Furet en a parlé dans le Nouvel Observateur. Le peu d’écho d’un tel ouvrage, malgré la qualité des articles traduits et celle même de la traduction, contraste avec le grand écho suscité quelques années plus tard par la parution, en 1988, de Frédéric II et, en 1989, des Deux Corps du roi, les deux chez Gallimard. Cette fois, Kantorowicz devenait une célébrité en France, et il n’a plus cessé de l’être, comme le prouve la traduction de sa biographie intellectuelle, rédigée chez Gallimard, tant il est rare que des universitaires se voient consacrer une biographie et que des éditeurs français prennent le risque de les traduire. Cet ouvrage, plus centré sur sa vie que sur son œuvre, a d’ailleurs fait l’objet d’une recension élogieuse dans Le Monde et d’un très bon compte-rendu dans la revue mensuelle L’Histoire, rédigé par son traducteur, Jacques Dalarun.
Il semblerait, à étudier la réception de Kantorowicz en France, que le public français a vu dans son œuvre celle d’un historien des idées politiques, ou si l’on veut d’un historien du politique, comme si l’on devait passer par exemple par l’œuvre de Claude Lefort pour l’interpréter. En réalité, comme on l’a souvent dit, il s’agit d’un auteur déroutant, impossible à mettre dans une case, car il lit autant les historiens que les juristes – pas n’importe lesquels, les romanistes et les canonistes –, les théologiens, sans compter qu’il intègre dans sa réflexion les plus grands écrivains et les critiques d’art... Il fait aussi parfois l’objet d’interprétations superficielles desquelles il ressort clairement que, comme tout grand auteur, il est plus souvent cité que lu… Ces actes du colloque invitent, comme on l’a compris, à relire Ernst Kantorowicz.
Peut-on alors penser que les historiens du droit n’auraient pas fait leur travail dans cette histoire de réception ? Ce serait une erreur car, comme on l’a relevé, il y eut de leur part une réception de l’œuvre « kantorowiczienne » autour d’une « histoire politique de l’État » au sein de laquelle notamment les noms de Pierre Legendre et Jacques Krynen émergent. Mais une telle réception juridique fut particulière. Ainsi, apprend-on qu’on ne trouve aucun colloque « organisé » par les historiens du droit autour de son œuvre, ni même aucun article ! Elle fut aussi assez tumultueuse par le seul fait qu’elle eut pour principal promoteur Pierre Legendre, autrement dit le « mouton noir » de la discipline. Guère étonnant alors que certains éminents collègues s’empressèrent de minorer son travail de médiateur qui fut pourtant bien réel. Dans ses cours à l’Université de Paris I à la fin des années 1970 et au début des années 1980, auxquels nous avons eu la chance d’assister, il trouvait scandaleuse une telle ignorance. Il a d’ailleurs poursuivi son travail de médiateur en faisant traduire les Laudes Regia, une étude des acclamations liturgiques et du culte du souverain au Moyen Âge dans sa collection (« Les quarante piliers ») chez Fayard.
Il faut bien convenir aussi que la façon dont Pierre Legendre reçut son œuvre fut particulière car elle consistait essentiellement à l’utiliser pour justifier sa propre entreprise intellectuelle visant à créer une « anthropologie dogmatique ». On s’en aperçoit dans la Préface à la traduction des Laudes Regia où il interprète cet ouvrage comme étant une contribution de poids à « l’étude de la théologie politique et des sources légendaires de l’État », tout ce que l’histoire traditionnelle en France aurait selon lui longtemps négligé. Plus précisément, il y voit une « œuvre appelée à demeurer » car elle touche « aux confins de la chose humaine – en l’occurrence circonscrire la corporéité institutionnelle, matière de haute teneur anthropologique ». L’étude des acclamations liturgiques permet de regarder le Souverain d’une autre façon, en permettant de déplacer l’étude de la souveraineté vers sa fonction trop peu étudiée, qui serait « la dramatisation du pouvoir ». Étudier les laudes, ce serait donc étudier non seulement « ce théâtre politique » mais aussi le « discours de la légitimation du pouvoir » auquel participent les rituels et ce que Legendre appelle cette « science du cérémonial ». Dans une telle perspective, l’œuvre de Kantorowicz servirait surtout à étayer l’idée legendrienne selon laquelle l’État devrait être pensé surtout comme « le résultat d’un agencement de montages » (ou de fictions) dans lequel le rôle des images serait central, sinon plus important encore que les textes.
La façon particulière dont Kantorowicz faisait de l’histoire explique en partie la raison pour laquelle son œuvre peut servir l’anthropologie dogmatique. Ainsi selon Jean-Philippe Genet, le médiéviste allemand juxtaposait des données historiques, différentes, sans jamais prendre en compte la chronologie – ce qui est à tout le moins singulier pour un historien. À le lire, traiter de textes du xiiie siècle ou bien de ceux du xvie siècle, c’est en réalité la même chose. On devrait alors inférer d’une telle indifférence à la chronologie, l’idée selon laquelle chez Kantorowicz, la structure l’emporte sur le temps, sur la chronologie, ce qui n’est pas sans rappeler la part de structuralisme (hérité de Lacan) qui caractérise « l’anthropologie dogmatique ».
Mais s’il est facile de comprendre que Kantorowicz soit devenu un enjeu interne à la discipline qu’est l’histoire du droit, la question se pose de savoir qui est en réalité le bon Kantorowicz. Les avis sont ici divisés, comme on le perçoit en suivant le débat qui s’est institué sur la façon dont l’historien allemand mobilisait la technique de la fiction à laquelle il a accordé une place décisive dans ses écrits, et à laquelle Yan Thomas est venu se confronter en opposant son point de vue, très nominaliste, reprochant à l’historien allemand d’en avoir une conception trop substantialiste.
II. Que faire de Kantorowicz ?
La question implicitement contenue dans le titre interrogatif de ce colloque sur « Kantorowicz, un historien pour les juristes ? » est celle de savoir si les juristes ont quelque chose à apprendre et à retenir de cet esprit inclassable qui n’était pas un juriste, et qui ne maîtrisait pas nécessairement le droit dans ce qu’il a de discipline pratique et dans le raisonnement juridique. Il est possible de transposer au monde des juristes cette remarque faite par Jacques Dalarun (le traducteur de la biographie de Lerner) à propos du livre le plus fameux de Kantorowicz, Les Deux Corps du roi : « Étrange livre au demeurant, plus cité par les philosophes (et les présidents de la République) que par les historiens, qui ne savent pas toujours quoi faire de cet assemblage : le paradigme des deux corps – le corps naturel et mortel du roi, le corps surnaturel et immortel du royaume – vaut-il pour tout État à partir de la fin du Moyen Âge ou pour la seule Angleterre ? Quel sort réserver aux chapitres apparemment incongrus sur Shakespeare ou sur Dante ? »
Il convient, d’abord et avant tout, de constater que cet historien médiéviste a tout simplement pris au sérieux les constructions et les concepts du droit savant et qu’il les a utilisés, ainsi que d’autres sources, pour démontrer les origines médiévales de l’État moderne ou – la nuance n’est pas mince – du « pouvoir » moderne. On le perçoit notamment en lisant sa Préface aux Deux Corps du roi dans laquelle il indique l’origine de ce livre, c’est-à-dire l’étonnement initial qui fut son moteur. Ce livre, écrit-il, eut pour origine une discussion avec un juriste, Max Radin, dans son bureau à Boalt Hall, bâtiment qui abrite l’École de droit de Berkeley. Il y fut intrigué par un tiré-à-part dont l’éditeur était l’Ordre de Saint-Benoît, Inc. (pour Incorporated). Il apprend donc que, en droit américain, les ordres religieux sont des sociétés (anonymes) à responsabilité limitée, des sociétés donc de droit privé, ce qui fit, écrit-il, dériver la discussion sur les « célèbres études de Maitland sur cette question, la Couronne, abstraite en tant que corporation, la fiction juridique curieuse des « Deux Corps du roi » telle qu’elle s’était développée dans l’Angleterre élisabéthaine ».
Alors, dira-t-on, Kantorowicz est-il un historien de la théologie politique médiévale ou bien un historien du droit ? La question mérite d’être posée, ne serait-ce qu’en raison du sous-titre donné au Deux Corps du roi : « un Essai sur la théologie politique au Moyen Âge » [« A Study in Medieveal Political Theology »]. Doit-on voir également, dans son livre de 1957 sur les Deux Corps du roi une visée politique dans cette mesure où la généalogie de l’État moderne ou encore « l’enquête sur les origines de l’État moderne renferme une réflexion sur la généalogie de ses pathologies totalitaires contemporaines », son livre devant être lu comme une critique des « idoles des religions politiques » ?
Si l’on admet que Kantorowicz étudiait un type de discours se situant avant « la scission qui a eu lieu entre droit et théologie », scission d’ailleurs propre à l’Occident, il conviendrait de se demander si son œuvre restait utile et pertinente dans un monde qui serait devenu sécularisé. Il nous semble, à lire les articles ici rassemblés, que la réponse est loin d’être évidente, comme le prouvent les lectures opposées que les auteurs ici sollicités ont pu faire de la « théologie politique ». On peut, comme l’a fait Alain Wijffels, considérer que l’ajout de l’expression de « théologie politique » fonctionne un peu comme un leurre et qu’en réalité, toute l’œuvre de Kantorowicz revient finalement à décrire la promotion des juristes laïcs et à justifier une certaine sécularisation du droit. Mais on peut aussi prendre au sérieux, comme Thibault Desmoulins, dans sa lecture de l’article sur les « Mystères de l’État », cette expression de « théologie politique » afin de mieux faire ressortir le contraste entre l’auteur des Deux Corps du roi et Carl Schmitt.
Quoi qu’il en soit, il nous semble qu’une partie des contributions ici rassemblées tend à montrer qu’une telle pensée a encore une pertinence pour comprendre le passé et notamment la généalogie politique de l’État ou du pouvoir. Mais la grande question reste de savoir si elle a encore une certaine pertinence pour comprendre le présent, le monde actuel. Alain Wijffels ne le pense pas et considère que la pensée de Kantorowicz, étroitement liée à la culture allemande du début du xxe siècle, ne peut pas rendre compte d’une époque qui aurait vu la mort des « corps mystiques » avec la disparition de l’idée du « bien commun » qui fondait le raisonnement des auteurs médiévaux que Kantorowicz a si finement étudiés. La souveraineté déchaînée à laquelle ont recouru les États totalitaires du xxe siècle aurait en quelque sorte définitivement démonétisé cette sorte de pouvoir limité, impliqué par un mode de pensée médiéval.
Arrivé à ce moment de notre présentation, le lecteur pourrait se demander quel rapport entretient l’œuvre de Kantorowicz avec la philosophie du droit qui légitimerait, en fin de compte, une publication dans la revue Droit & Philosophie. Une réponse assez facile consisterait à dire qu’un auteur qui s’est interrogé si longtemps sur les discours, et notamment les discours juridiques, légitimant le pouvoir a bien toute sa place dans une telle revue. Mais on peut aussi ajouter un point justement relevé par Laurent Mayali qui est le fait qu’une partie des écrits de Kantorowicz incluant l’étude des discours juridiques (textes et images) est traversée par une critique feutrée et indirecte du positivisme juridique. Plus exactement, ce qui est frappant, c’est ici sa volonté de redonner une dimension mythologique au droit, ce qui est évidemment aux antipodes de la pensée juridique positiviste, et qui fait tourner sa pensée vers des auteurs tels que Bachofen ou plus anciennement Vico. Ne pourrait-on pas l’inclure dans ce courant un peu marginal et souterrain qui défendrait une conception anti-rationnelle du droit (ce qui ne veut pas forcément dire irrationnelle), sensible à la poésie, au langage, qu’il soit écrit et pictural, auquel on pourrait sans grand risque annexer Carl Savigny et Carl Schmitt ? C’est en tout cas ce genre d’interrogation qu’on peut avoir en lisant les riches actes de ce colloque. C’est un peu cette leçon que l’historien Alain Boureau tirait en observant que « la théologie politique de Kantorowicz définit l’homme comme un être capable d’émettre un langage fondateur, créateur. Le lien social se constitue par la fiction, dans le langage de la rationalité, inspirée du modèle intellectuel et non substantiel, de la religion ». L’œuvre de Kantorowicz devrait plonger les juristes dans une sorte d’abîme dans la mesure où elle ouvre le droit à des questions apparemment non juridiques.
III. Kantorowicz, penseur de l’institution ?
Pour notre part, et l’on finira par cette sorte de confession, l’intérêt majeur de la pensée de Kantorowicz nous parait résider dans la manière assez fascinante avec laquelle il pense la question du pouvoir et de l’État (lato sensu). Une grande partie des contributions ici rassemblées souligne l’importance structurale de cette pensée pour comprendre les entités collectives, la façon dont elles sont représentées et dont elles agissent. Certains articles mettent en avant le point décisif de la temporalité dans son œuvre tandis que d’autres soulignent le fait que son œuvre a réussi à montrer comment les divers discours médiévaux (des juristes et des théologiens) réussissaient à penser la continuité du pouvoir au profit des gouvernants. En réalité, si cet auteur s’était borné à mettre en avant la scission chez un individu entre la fonction et le titulaire, il n’aurait pas été très original. Ce qui est original et puissant dans sa démonstration, principalement dans Les Deux Corps du roi, tient dans sa manière de rendre compte de l’institutionnalisation du pouvoir dans la durée. Il le fait en mettant à jour les mécanismes symboliques ou les fictions qui font croire à cette institutionnalisation du pouvoir et qui aussi, le « civilisent » au sens où ils le rationalisent en un sens. Il nous semble que c’est un pan de la réflexion du pouvoir et sur l’État que la pensée sur la souveraineté était incapable de saisir.
En d’autres termes, il nous semble très clair que c’est plutôt en se référant à cette seconde acception de l’État, l’État comme institution, que Kantorowicz apportait au juriste de droit public des matériaux remarquables pour penser, d’une part, la représentation de l’État, et d’autre part, la continuité du pouvoir. C’est d’autant plus remarquable qu’il a effectué cette démonstration à propos d’un corpus, celui des auteurs anglais de la période élisabéthaine, qui ont davantage réfléchi à la notion de Couronne qu’à celle de l’État.
On voudrait, pour clore cette présentation, prolonger cette remarque par l’évocation d’un épisode de la vie de Kantorowicz au cours duquel il a su mettre en relation sa conception de l’institutionnalisation du pouvoir et des entités collectives avec les contingences de sa vie professionnelle. Ces dernières ont pris la forme de l’épisode biographique resté fameux de son combat contre les dirigeants de son Université de Berkeley, qui voulurent imposer aux professeurs de prêter un serment anticommuniste en 1950, au beau milieu du maccarthysme. Alors que Kelsen, qui était à l’époque un de ses collègues, signait ce serment apparemment sans états d’âme, Kantorowicz a refusé jusqu’au bout de le faire. Pour cette raison, il fut licencié, comme ses collègues réfractaires, par son université et trouva refuge à Princeton où il finit sa carrière académique et sa vie. C’est lors de cette affaire que, comme l’ont relevé tour à tour Alain Boureau en 1990 et son autre biographe, Richard Lerner, il a invoqué et a transposé à l’universitaire la dignité, cette notion de Dignitas si centrale dans un chapitre des Deux Corps du roi. Certains ont relevé que son refus de prêter le serment de Berkeley provenait de sa « conception quasi mystique de la liberté académique ». Doit-on en déduire qu’il se faisait de l’université une conception mystique également, comme de toute institution ? Sans trancher, on peut néanmoins ouvrir un nouveau thème de discussion – l’institution et l’université – sur la façon dont Kantorowicz percevait les entités collectives. Ce point ne nous semble pas assez relevé pour ne pas le signaler en conclusion de cette trop longue Présentation des actes de ce colloque.
Olivier Beaud
Professeur de droit public à l’Université Paris Panthéon-Assas
Directeur-adjoint de l’Institut Michel Villey
A récemment publié : Le pacte fédératif (Paris, Dalloz, 2022), Le savoir en danger (Paris, PUF, 2021).