Ernst Kantorowicz et les mystères du Droit
En 1955, Ernst Kantorowicz publie dans la Harvard Theological Review, le texte d’une conférence présentée lors du congrès joint de l’American Catholic Historical Association et de l’American Historical Association qui s’était tenu à Chicago en 1953. Dans cet article intitulé « Mystères de l’État. Un concept absolutiste et ses origines médiévales », Kantorowicz retrace l’origine et l’application aux monarchies séculières d’un concept « Mystères de l’État » qui participe de la naissance de l’absolutisme dans la construction de l’État moderne. Il fonde en grande partie sa démonstration sur les commentaires de juristes, civilistes et canonistes des derniers siècles du Moyen Âge en soulignant : « que les mystères de l’État furent inséparables de la sphère du droit et de la juridiction est un fait sur lequel il n’est pas nécessaire de revenir. » L’État moderne serait donc le produit des montages juridiques imaginés par les juristes de la tradition romano-canonique au bénéfice d’une mystique du pouvoir comme dignité suprême dont l’une des conséquences sera d’« élever l’État séculier à la sphère du mystère ». Dans cette conférence, Kantorowicz explore une méthode historico-juridique qui constituera, pour les années à venir et ce jusqu’à sa mort, le fil conducteur de ses réflexions sur les origines de la tradition politique occidentale. Sa lecture très personnelle des commentaires médiévaux sur les compilations de droit romain et de droit canonique constitue un moment révélateur dans son œuvre historique en mettant l’accent sur la fonction politique du droit dans la société médiévale. Il contribue ce faisant à la réhabilitation des juristes de la fin du Moyen Âge et de leurs œuvres qui souffraient, depuis plusieurs siècles, des critiques acerbes sur lesquelles l’humanisme juridique avait construit sa légitimité. À ce titre, son œuvre s’inscrit dans le mouvement intellectuel illustré par les travaux de Stephan Kuttner sur le droit canonique et Francesco Calasso sur le « Moyen Âge du droit ».
La démonstration et les conclusions avancées dans cette conférence seront reprises et amplifiées dans son ouvrage sur les deux corps du roi dont la première édition suit deux années plus tard la publication de cet article. Il est donc probable que les arguments présentés lors de la conférence de 1953 participent de la réflexion qui aboutira à la publication des Deux Corps du roi dont Kantorowicz indique, par ailleurs, dans sa préface qu’elle fut incitée dès 1945 par une discussion avec son ami et voisin sur le campus de Berkeley, Max Radin, professeur de droit romain et de droit constitutionnel, auquel il dédiera Les Deux Corps du roi. À vrai dire, dès 1948, dans un article qu’il qualifiera de « scherzo » en raison sans doute de son titre provocateur, « Christus Fiscus », mais qu’il juge lui-même « trop beau pour être ignoré » comme il avouera avec une certaine délectation, Kantorowicz mettait en évidence le rôle de la « pensée juridico-politique médiévale » qu’il associait au « réveil du droit romain » et à la naissance d’« une interprétation scientifique et professionnelle » du droit.
L’article sur les Mystères de l’État et le livre sur les deux corps du roi qui en développera les arguments dans un style très érudit, se lisent comme un roman, non seulement en raison de la trame romanesque du récit qui est construit sur le modèle d’une chasse au trésor, en l’occurrence, une chasse aux maximes et expressions créées ou recyclées par les juristes à partir des sources juridiques romano-canoniques et des sources théologiques. Ce récit bien enlevé nous transporte à travers les siècles, d’un pays à l’autre et d’un auteur à l’autre, en un va et vient confondant d’érudition entre des œuvres rédigées à des siècles de distance, dans des contextes sociaux et politiques très divers. Récit romanesque aussi dans la distribution des rôles et la personnalité des acteurs qui sont mis en scène dans une interprétation judicieuse et relativement cohérente de leurs déclarations, compte tenu de la disparité spatiale et temporelle des sources utilisées. Ce faisant, Kantorowicz atteint le but qu’il s’était fixé de « produire un texte lisible et de garder l’attention éveillée du lecteur en évitant de l’abandonner dans une jungle bourdonnante de mouches tsé-tsé académiques » (introduction aux Deux Corps du roi). Dans ce scénario, les juristes jouent un rôle de premier plan qui est pour le moins ambigu, à la fois comme fossoyeurs d’un ancien système structuré sur l’image d’une autorité charismatique universelle et comme les hérauts des nouveaux emblèmes d’un pouvoir immortel. Dans les deux cas, ils nous sont présentés comme les acteurs du changement dont ils entendent être aussi les bénéficiaires. L’historien qu’est Kantorowicz est conscient du contexte politique et des circonstances sociales dans lesquels apparait un nouveau groupe de professionnels du droit qui n’hésitent pas à se qualifier de « prêtres de la justice » et de « Chevaliers du droit ». Dans les deux cas, ces deux fonctions sacerdotales et chevaleresques peuvent se comprendre dans une vision totalisante du rôle du juriste au service d’un système juridique né de la confluence, plus que de la juxtaposition, d’un droit naturel d’essence divine et d’un droit civil et coutumier d’essence humaine, comme l’observait Gratien dans la vision du monde qu’il plaçait en exorde de son grand œuvre d’harmonisation du droit de l’Église. Ils assument avec assurance une prééminence justifiée à leurs yeux par leur expertise fondée sur la maîtrise d’un savoir universel lui-même fondé sur l’exégèse du Corpus Iuris Civilis et revendiqué par Accurse dans une glose au digeste vieux. Dans son livre comme dans les articles qui entourent sa publication, les multiples renvois à leurs œuvres marquent autant de coups de théâtres qui scandent le récit du passage non seulement d’un système normatif à un autre mais aussi d’une culture politique à une autre. Cette dimension dramatique des Deux Corps du roi que Karl Shoemaker a récemment décrite comme une lamentation sur l’émergence d’un monde « sans justice et sans grâce » suggère aussi une critique subtile mais ferme du positivisme juridique qui avait, dans la première moitié du vingtième siècle, délivré pour le pire l’État souverain de ses ambiguïtés et de ses ultimes inhibitions.
Pour toutes ces raisons, les lecteurs de Kantorowicz n’ont pas manqué de souligner son intérêt pour le droit ou du moins pour son rôle dans la construction de nouveaux modèles de représentation du pouvoir. C’est pourquoi, outre les sources liturgiques et théologiques, les sources juridiques, en particulier les œuvres des civilistes et canonistes médiévaux, tiennent une place importante dans son œuvre. Au moment de la publication des Deux Corps du roi, cet intérêt pour les sources juridiques savantes n’était pas surprenant chez les historiens dans le milieu académique anglo-américains. Walter Ullmann, émigré autrichien, à Cambridge, Gaines Post à Wisconsin puis Princeton, Brian Tierney, élève d’Ullmann installé à Cornell et John Mundy à Columbia exploitaient les sources juridiques médiévales dans divers ouvrages sur l’histoire des idées politiques et des institutions. Au même moment, la création, à l’instigation de Stephan Kuttner, refugié à l’université catholique de Washington, de l’Institut de droit canonique médiéval, dont Ernst Kantorowicz sera l’un des premiers membres du conseil d’administration, renouvelait l’intérêt pour les sources du droit canonique dans le contexte réactualisé des débats sur la place du droit dans l’Église catholique. Ces débats débuteront lors du second concile du Vatican et seront clos, deux décennies plus tard, avec la promulgation en 1983 du nouveau code de droit canonique par Jean-Paul II qui confirmera la place du droit dans l’Église avec la constitution apostolique Sacrae Disciplinae Leges.
Force est de constater, cependant, que chez Kantorowicz, cette familiarité avec les sources de la doctrine romano-canonique ne se solde pas nécessairement par une connaissance équivalente des règles de droit et du raisonnement juridique. Malgré l’importance accordée dans son œuvre aux revendications intellectuelles des juristes, le droit et son rôle dans la mise en place d’un nouvel ordre institutionnel conservent une part de mystère que le recensement érudit des nombreuses formules empruntées au droit romain et aux sources canoniques ne peut entièrement dissiper. Tout se passe comme si, essentiellement préoccupé par la reconstruction généalogique de concepts et d’expressions tirés de sources diverses, Kantorowicz s’abstenait d’évaluer les conséquences normatives et institutionnelles de leur nouvelle autorité. Par ailleurs, comme l’avait observé Yan Thomas, l’accent mis sur les finalités politiques des montages juridiques le conduit à sous-estimer la part des juristes et du raisonnement juridique dans le processus d’élaboration de la règle de droit. Dans cette optique, le renvoi assez général, un peu comme une sorte d’invocation, à « la sphère du droit et de la juridiction » et « au monde des juristes » qui revient sous sa plume ne peut affranchir son œuvre d’une certaine ambivalence non seulement dans l’interprétation des rapports entre la théologie et le droit mais aussi sur la contribution originale de ce dernier aux fondations de ce qui deviendra l’État prémoderne. De quelle sphère du droit s’agit-il ? Quel est ce monde des juristes, manifestement singulier, mais aux contours vaguement définis sur la carte politique des savoirs médiévaux ? Cette indétermination tient en partie, nous semble-t-il, à la difficulté de saisir la différence entre diverses représentations du rapport d’un État embryonnaire avec un droit hybride, partagé entre un ordre de valeurs et un système de règles.
Pour être juste et éviter de lui faire un faux procès observons que, d’une part, Kantorowicz n’a jamais prétendu raisonner en juriste. Il décrit, sans fausse modestie, son incursion dans le droit comme une forme d’intrusion « Trespass » dans une discipline voisine, intrusion dont il prie les juristes « professionnels » de l’excuser. D’autre part, l’originalité des idées et son intelligence de la société médiévale ne suffisent pas à l’immuniser contre la tendance dominante dans les années cinquante de la Reception Geschichte qui depuis Savigny privilégiait, pour diverses raisons qu’il serait hors de propos d’envisager ici, la primatie de Bologne et la prééminence d’un savoir juridique dispensé ex cathedra. Deux prémisses qui présentaient l’avantage, après la tragédie humaine et la crise identitaire de la Seconde Guerre mondiale, de mettre en valeur l’homogénéité de la tradition juridique occidentale et sa permanence à travers les siècles, avec par exemple la référence au ius commune idéalisé comme preuve d’une Europe sub lege romana, dans une idéologie historicisée qui justifie encore de nos jours, chez certains, la nostalgie d’un droit européen romanisant. On comprend dans ces conditions pourquoi les citations scrupuleuses des commentaires romano-canoniques ne révèlent qu’une partie de l’histoire que Kantorowicz nous présente et ce malgré la subtilité de leur interprétation.
Les modalités juridico-théologiques de représentation du pouvoir royal et l’émergence d’une nouvelle culture politique que décrit Kantorowicz, soulèvent plusieurs questions non seulement sur les divers emprunts d’un système normatif à un autre mais aussi sur le rôle des juristes dans ce processus. Pour le comparatiste, le transfert d’une règle de droit ou d’une institution entre des ordres normatifs distincts ou d’une société à une autre évoque le modèle du transplant juridique développé par Alan Watson dans les années 1970. Pour ce dernier le développement d’un système juridique est rarement original. Il s’opère essentiellement par un processus d’imitation plutôt que d’innovation. Cette thèse volontairement provocatrice a suscité de très nombreuses prises de position plus ou moins critiques mais elle a sans aucun doute contraint les comparatistes à identifier avec plus de rigueur les rapports entre différents systèmes juridiques et la nature des emprunts qui en constituent la raison. Pour Watson qui fonde ses conclusions sur ses recherches en droit romain, le rapport entre la société et le droit est infiniment plus complexe que ne le décrit l’opinion selon laquelle le droit n’est autre que le miroir de la société. Les diverses interprétations de la corrélation entre droit et société influencent non seulement l’évaluation de la viabilité de la règle transplantée mais aussi la légitimité du recours à un tel procédé.
Comment, dans ce cas, peut-on évaluer la portée des emprunts de concepts et des transferts de règles opérés par les juristes dans les derniers siècles du Moyen Âge ? S’agit-il simplement de transferts pro forma d’une terminologie savante plaquée artificiellement sur une réalité politique différente ou d’un processus d’acculturation juridique soutenu par l’interprétation originale de concepts qui se révèlent en définitive la source d’innovations plus substantielles ? Et dans ce cas, quel rôle jouent les juristes dans ce processus ? Selon la réponse à la première question, la fonction des juristes médiévaux qui, comme l’observe Kantorowicz, « avaient librement recours, sans scrupules ou inhibitions, à des métaphores et à des comparaisons théologiques pour développer leurs points de vue », peut varier de simple colleurs d’affiches, passés maîtres dans l’art du copier-coller, à celle de traducteurs dans le langage du droit de modèles empruntés à d’autres systèmes de pensée ou encore à celle de créateurs de concepts originaux et d’innovations institutionnelles. Dans les Deux Corps du roi et ses articles satellites, ces trois fonctions nous paraissent interchangeables. Elles s’entrecroisent en un seul processus qui brouille la distinction entre la production et la reproduction des normes et occulte en partie leurs conséquences sur la légitimité de leur autorité. En privilégiant quelques formules exemplaires, Kantorowicz prend le risque de séparer artificiellement les juristes médiévaux du soubassement intellectuel qui constitue la base de leur savoir et la source de leur autorité dans leur rapport consubstantiel au texte des leges et des canons. C’est dans le texte et par le texte que ces derniers assoient leur crédibilité. C’est aussi par la mise en ordre des textes qu’ils se proposent de mettre en ordre la société, préfigurant ainsi à quelques siècles de distance le succès de la codification du droit dans la diffusion d’une discipline sociale. Cette observation limite, nous semble-t-il, la valeur descriptive de la déclaration précitée sur l’apparente désinvolture des juristes dans leur utilisation des métaphores théologiques. Quand Accurse, dans la glose précitée, déclare que le juriste est un expert en théologie car tout le savoir est contenu dans le corpus iuris civilis et que rien n’existe en dehors du droit, il ne pense pas à utiliser la « lingua mezza teologica » pour représenter l’institution politico-juridique du pouvoir. En revanche, il intègre la théologie comme une branche du droit et l’interprète en conséquence comme source d’autorité. Dans cette optique, le processus de sécularisation que Kantorowicz met en lumière comprend deux phases concomitantes dans la projection d’un nouvel ordre politique. Il participe, d’une part, d’une sécularisation de la justice avec la transition d’une justice divine à une justice humaine illustrée par l’avènement de multiples traités de procédure romano-canonique qui substituent les garanties procédurales à la référence au divin comme source de vérité. Ce faisant, ce processus d’acculturation juridique de la transcendance qui se manifeste parallèlement dans la redéfinition des rapports entre le droit naturel, le ius gentium et le droit civil, s’appuie sur la fiction de l’autorité de la chose jugée comme parole vraie dans la mise en scène judiciaire de la vérité (Res iudicata pro veritate accipitur). Observons que cette remise à jour médiévale de la part de vérité dans la justice n’est pas sans conséquence sur l’interprétation de la jurisdictio comme le pouvoir du parler vrai. Force est de reconnaître que la sécularisation des modes de représentation du pouvoir et des références identitaires correspond à un processus de juridicisation qui n’est pas une imitation du système importé mais passe par une réinterprétation de principes qui en réforment la structure et le sens. En d’autres termes, la sécularisation du pouvoir politique par les juristes redéfinit l’essence et les modalités du rapport entre le spirituel et le temporel notamment en jouant sur le lien asymétrique entre légalité et légitimité sur lequel les premiers glossateurs de la constitution justinienne Imperatoriam maiestatem avaient très tôt attiré l’attention. Ce montage ou « tripotage », comme dirait P. Legendre, est rendu possible par la conjonction du savoir du juriste, la jurisprudencia, et de l’autorité du corpus iuris civilis, qui par son « ancienneté et sa dignité » permet de suppléer aux incertitudes et aux erreurs indissociables des institutions nées de la fragilité de la condition humaine et sa nature éphémère. Ainsi le transfert d’un ordre de valeurs à un système de règles s’opère par la reconnaissance de la dualité du statut du juriste, comme prêtre de la justice et chevalier du droit qui n’est autre que le reflet du dualisme du droit comme arme et comme norme pour gouverner dans les règles. La complémentarité de la théologie et du droit subsumée dans le savoir du juriste traduit aussi l’hybridité de la norme juridique qui s’incarne dans les deux corps du roi.
C’est ici que le modèle du transplant comme processus d’imitation de règles juridiques révèle ses limites. D’une part, il sous-estime l’importance des réactions immunitaires aux principes et règles transplantés dans la société et l’ordonnancement juridique qui en sont les récepteurs. D’autre part, il ne permet pas d’évaluer avec précision le rôle des juristes et l’importance de leurs motivations en dehors de l’ambition socio-politique prêtée à une profession dont la présumée homogénéité reste encore à démontrer. Les opinions citées par Kantorowicz dans le recensement sélectif d’œuvres composées sur une période de plusieurs siècles proviennent d’un groupe trop hétérogène pour que l’on puisse y distinguer une motivation commune. De même, faut-il se demander quelle est la part d’innovation dans les emprunts de concepts et dans l’élaboration d’un argumentaire juridique qui se propose de définir un espace normatif homogène recentré sur la personne du prince ? Plusieurs études en sciences sociales ont, au cours des dernières années, souligné l’importance des diverses stratégies suivies dans la diffusion d’innovations d’un système à un autre ou d’une société à une autre. Ces études privilégient une série de questions qui définissent les circonstances et les modalités du processus de diffusion, la substance et la forme des innovations ainsi que le rôle et les intérêts des principaux acteurs du changement. Dans les Deux Corps du roi, Kantorowicz nous révèle la partie la plus spectaculaire de cette diffusion des nouveaux symboles du pouvoir politique et de leur perception dans l’univers normatif médiéval. Mais c’est, sans doute, avec les scrupules de l’intrus, du « trespasser » qu’il s’abstient de poser plus avant son regard, habituellement perspicace, sur les recoins du système de droit où les juristes médiévaux ont construit la structure juridique de l’ordre politique.
Sur le fond, je ne retiendrai que deux exemples pris parmi d’autres. Le premier exemple porte sur la notion d’obligation dans un texte que cite Kantorowicz pour souligner les pouvoirs supérieurs de l’empereur qui ne s’oblige que devant Dieu et devant personne d’autre. Le commentaire en question dû à la plume de Baldus de Ubaldis, maître de l’utrumque ius dans la seconde moitié du quatorzième siècle, sur une décrétale du pape Honorius III adressée à l’archevêque de Colorz en juillet 1220. La décrétale Intellecto fut insérée dans le Liber Extra (X. 2. 24 33) sous le titre consacré au serment. Dans sa réponse à la question posée par l’archevêque, Honorius III confirmait que le roi de Hongrie ne pouvait pas briser le serment, prêté lors de son couronnement, de préserver les droits du royaume et de sauvegarder les biens de la couronne. Toute aliénation faite après son couronnement devait donc être annulée même si elle avait été confirmée par un second serment de ne pas la révoquer. Avec cette décrétale, Honorius III condamnait la validité d’un serment prêté pour une mauvaise raison en même temps qu’il confirmait la prohibition pour le roi d’aliéner tout ou partie des droits du royaume et de l’honor de la couronne. Jusqu’à la fin du Moyen Âge, les divers exégètes de cette décrétale font porter l’essentiel de leurs remarques sur la force irréfragable du serment prêté lors du couronnement tout en justifiant l’interdiction d’aliéner par la nécessité de préserver la dignité royale et l’intégrité de l’honor qui en constituait le fondement. Il était cependant admis, suivant l’opinion des décrétalistes Hostiensis et Sinibalde Fieschi, le futur pape Innocent IV, que cette prohibition ne s’appliquait que dans les cas d’une donation suffisamment importante pour causer un préjudice au royaume. Le roi était donc libre de récompenser ses sujets par des donations de moindre importance comme le confirment encore au quinzième siècle, Pierre d’Ancarano et le Panormitain. Seul Balde dont Kantorowicz retient en partie l’opinion, se distingue de cette tradition doctrinale par l’attention particulière qu’il accorde aux limites du pouvoir royal en cette circonstance. Le roi, nous dit-il, est le tuteur du royaume qu’il ne doit pas dépeupler ni dilapider, car ajoute-t-il, il doit veiller au salut de la res publica. Mais, force était de reconnaître pour Balde que cette affirmation souffrait cependant une exception historique avec l’exemple de la donation, qu’il qualifie de « miraculeuse », de l’empereur Constantin au pape Sylvestre consentie, ajoute-t-il, pour la défense de la foi catholique. Nous savons comment ce faux, forgé quelques siècles auparavant, fut exploité au Moyen Âge pour affirmer la suprématie du pouvoir pontifical et l’autorité de l’Église. Pour Balde, la donation de la partie occidentale de l’empire romain faite à l’Église n’est pas invalidée par le principe de l’inaliénabilité des biens et des droits impériaux car elle résulte avant tout d’un engagement de l’empereur devant Dieu. D’où l’affirmation, exploitée par Kantorowicz, que l’empereur ne s’oblige devant personne si ce n’est devant Dieu. En revanche, observe encore Balde, la situation est différente dans la société féodale où le roi et son vassal s’obligent mutuellement (pariter in vicem obligantur).
L’intérêt de Balde pour le droit féodal n’est pas surprenant comme en témoigne le succès de sa Lectura super usibus feudorum écrite en 1393 lors de son enseignement à Pavie. Il faut souligner ici combien son argumentation sur le pouvoir royal repose sur un vocabulaire très technique de droit privé avec l’emploi des termes tutor, salus rei publicae et obligatio et dont Kantorowicz s’abstient d’interpréter le sens. À chacun de ces termes correspond une signification juridique précise que Balde n’ignore pas. À la responsabilité du roi d’agir comme tuteur du royaume fait écho la notion d’obligation comme un lien de droit (iuris vinculum) qui lie le roi et ses sujets car comme le notait déjà le canoniste Bernard de Parme dans son exégèse du Liber Extra, promulgué par le pape Grégoire IX en 1234, « personne ne peut s’obliger sans la volonté de s’obliger ». Il est donc clair pour Balde que la force de l’obligation réciproque entre le roi et son vassal est l’expression d’une volonté manifeste. Dans ce contexte juridico-politique, l’emploi de ce terme n’est pas neutre. Il participe d’une réinterprétation juridique de la société politique dans un discours de légalité. La définition romaine du terme est résumée aux Institutes de Justinien qui définit l’obligation comme « un lien de droit par lequel sous sa nécessité nous sommes astreints à chose selon les droits de notre cité ». Pierre Legendre a bien montré comment ce lien de droit est essentiel dans la construction du système politique. Balde, par ailleurs, n’ignore pas la règle de droit romain reprise au dernier titre du Sexte selon laquelle « à l’impossible nul n’est tenu de s’obliger ». Chez lui, le lien de l’obligation comme fondement juridique d’une alliance politique appartient au domaine du possible. Il définit les rapports entre le roi et son vassal qui, en retour, s’oblige à « protéger la jurisdictio universelle et la potestas de son seigneur ». Cette obligation réciproque permet, fait-il encore remarquer, au roi et à son vassal « de marcher d’un même pas sans claudiquer ». Observons en outre que cette interprétation de l’obligation comme engagement réciproque permet au juriste d’éviter de contredire la tradition doctrinale qui affirmait que le roi ne reconnaissait aucun supérieur. Ainsi le légalisme politique appréhendé par Kantorowicz dans un trait d’intuition remarquable prend ses racines autant dans le « libre » emprunt de maximes et d’images aux autres savoirs qu’il identifie dans ses recherches sur les Deux Corps du roi qu’à l’application par ces mêmes juristes de principes du droit privé pour exprimer la nature juridique de la dignité royale. C’est pourquoi, pour Balde, l’empereur Constantin ne peut que s’obliger devant Dieu pour que la donation soit juridiquement valide. C’est l’existence de ce lien de droit qui représente son animus obligandi.
Le second exemple nous est donné par le droit public et le concept de la jurisdictio auquel Kantorowicz se contente de renvoyer assez vaguement bien qu’il occupe une place importante dans l’idée de la justice à laquelle il associe à juste titre une nouvelle définition du pouvoir royal. Depuis les travaux de Pietro Costa et de Jesús Vallejo qui ont considérablement révisé les travaux de Walther Kaempfe publiés au siècle précédent, nous savons comment et pourquoi le concept plurisémique de iurisdictio résume dans la doctrine romano-canonique médiévale les attributs du pouvoir normatif dans ses fonctions de justice et de gouvernement au sein d’un ordre juridique conforme au plan divin. Tout au long du Moyen Âge, les générations successives de civilistes et canonistes se transmettent la définition mise en exergue par Irnerius au début du douzième siècle, amplifiée par Rogerius puis résumée par Accurse dans la glose ordinaire : « La juridiction est un pouvoir avec la force publique de dire le droit et de statuer en équité. » En d’autres termes, dans cette nouvelle culture politique que décrit Pietro Costa, la jurisdictio transforme un pouvoir d’agir en un droit de dire en joignant ainsi le geste et la parole dans un système normatif où opèrent les juristes, mi-prêtres de la justice et mi-chevaliers du droit. Dans cette optique, la jurisdictio ne peut se réduire au pouvoir de légiférer. Elle est aussi un acte de langage qui authentifie la parole du prince comme source de justice et de vérité. Elle exprime ainsi la force de la plena potestas dans le lien authentique qui unit le droit (ius) et la justice (ius-ticia). C’est au cœur de cette articulation qu’il convient d’identifier l’hybridité du pouvoir politique que les juristes médiévaux placent au croisement de ce qui est juste (juste statuere) et de ce qui est conforme à la règle de droit (recte gubernare). Fort heureusement, la théâtralité de la démonstration des Deux Corps du roi ne nous dissimule pas les ressorts juridiques et institutionnels du montage politique qui annonce l’État moderne. Un processus que Kantorowicz met brillamment en évidence même si pour lui le droit comporte une part de mystère qu’il ne s’aventure pas à nous dévoiler. Mais les juristes lui seront reconnaissants de leur donner ainsi l’occasion de repenser la dimension mythologique du droit et l’hybridité normative des règles qui le structurent.
Laurent Mayali
Berkeley Law. University of California.