C’est avec une certaine gêne qu’un Antiquisant aborde l’œuvre d’Ernst Kantorowicz ; il rougit devant le mélange d’ignorance et de contresens qu’elle a suscité chez ses collègues, ou du moins, ressent péniblement l’asymétrie entre la teneur des travaux du médiéviste et sa réception en histoire ancienne.

Kantorowicz s’est passionné pour l’Antiquité, en a lu très attentivement les meilleurs spécialistes, comme Alföldi ou Nock, et s’est donné l’ambition d’intégrer « les questions de cette période dans l’historiographie médiévale », contre la tendance opposée qui tirait le Moyen Âge du côté des époques moderne et contemporaine. La plupart de ses recherches tendent vers une histoire politique au long cours, qui embrasse l’Antiquité grecque et romaine, le Moyen Âge occidental et oriental, et une partie de la Renaissance. Or, quand son travail a essaimé chez les spécialistes des périodes les plus récentes, sa réception antiquisante est à peu près nulle : on connaît le Kantorowicz « miniaturiste » et érudit, mais on passe sous silence les grands articles sur le culte des souverains, les rites de couronnement, les réceptions des rois dans l’Antiquité et le Moyen Âge, le patriotisme, les « mystères » de l’État – bref, tous ces textes qui annoncent ou prolongent les Deux corps du roi. Ce livre, d’ailleurs, n’a fait l’objet que de lectures incomplètes ou fausses. On s’y réfère pour aborder le pouvoir dans sa dimension symbolique – mot n’y apparaissant pas. On s’en revendique pour traiter les aspects cérémoniels – occupant 15 pages du livre. On résume sa leçon à une forme d’organicisme, alors que Kantorowicz estime précisément que les « Deux corps » du roi sont une rupture avec l’organicisme. Les questions juridico-administratives, au cœur du livre, ne sont jamais évoquées, et moins encore traitées. On se concentrera donc sur elles.

Sur ce plan, la lecture de Kantorowicz présente un double intérêt, fonction du style même d’histoire qu’il pratique. Il entremêle une volonté presque maladive de précision et la mise en relation d’énoncés « de provenances diverses et hétérogènes », qui se ressemblent sous un aspect ou un autre. D’un côté, Kantorowicz s’acharne à délimiter la spécificité du régime des « Deux corps » à l’époque des Tudors, qui ne se confond pas avec la royauté liturgique entre les x et xie siècles, avec la royauté fondée sur la loi entre les xii et xiiie siècles ou avec la royauté fondée sur la politie, entre la fin du xiiie et le début du xive siècle. D’un autre côté, il semble considérer tous ces dédoublements comme des variations autour d’un même problème. Devant la représentation d’un Christ dédoublé, il remarque en 1947 que ce genre de phénomène « réapparaît au sujet de toute représentation des deux natures de n’importe quel être humain divinisé », et que des « problèmes de cette nature » étaient déjà connus dans la Grèce et la Rome antique. En 1951, dans un commentaire sur la distinction entre nature et grâce chez l’Anonyme normand, il écrit en note que « c’est la version médiévale de la théorie ultérieure de l’époque Tudor des Deux Corps (naturel et politique) ». Il y fait aussi remonter l’antithèse natura/gratia à un archétype hellénistique opposant physis à mimèsis, qu’il trouve exposé dans quelques traités néopythagoriciens. Cette antithèse serait « l’équivalent chrétien d’un aspect au moins d’une divinisation pré-chrétienne, la divinisation par mimèsis ». Les mêmes idées se retrouvent dans les Deux corps du roi, notamment dans la conclusion où l’auteur, pris d’un doute, affirme que « le concept dichotomique de la souveraineté pourrait avoir des racines dans l’Antiquité classique ». Ces hésitations réitérées laissent donc penser que Kantorowicz est embarrassé par un phénomène général, comme si les constructions de l’époque élisabéthaine n’étaient qu’un exemplaire localisé des figures du double en politique.

En un sens donc, les « Deux corps » ne sont pas applicables à l’Antiquité mais ils le sont en un autre, ouvrant à un double usage. Sous un angle historien, ils ouvrent à comparatisme différenciatif : le détour par le Moyen Âge permet de se débarrasser des fausses proximités véhiculées par des notions comme « organicisme », « corporation » ou « corps politique ». Sous un angle anthropologique néanmoins, ils permettent de réfléchir sur le dédoublement comme figure quasi-universelle du pouvoir. J’essaierai d’appliquer ces deux perspectives à une époque que Kantorowicz juge cruciale dans plusieurs textes, l’époque hellénistique, c’est-à-dire la période qu’on fait communément démarrer à la mort d’Alexandre le Grand, en 323 av. J.-C., et qui voit son Empire démembré entre trois dynasties principales, les Antigonides, les Séleucides et les Lagides. Comme, cependant, ces royaumes héritent d’un type de pouvoir mis en place sous Alexandre, son règne, entre 336 et 323, sera inclus dans le propos.

I. Les royautés hellénistiques à la lumière des Deux corps

Résumant son propos, Kantorowicz écrit au milieu de son livre : « Derrière le concept des “deux corps du roi” s’est caché un problème de continuité » ; c’est un phénomène juridique, qui a émergé à la croisée de trois idées : la perpétuité de la dynastie, le caractère corporatif de la « Couronne » et l’immortalité de la dignité royale. Rien de tout cela ne se retrouve à l’époque hellénistique, et c’est par une série de différenciations que l’on peut cerner le profil particulier des pouvoirs à cette période.

A. Continuité dynastique sans perpétuité de la dynastie

Pour le Moyen Âge, le temps entre la mort du roi et l’élection de son successeur puis le temps entre l’avènement d’un roi et son onction, c’est-à-dire les « grand » et « petit » interrègnes, posent d’inextricables problèmes. Ils ont été résolus, comme le montre Kantorowicz, à la suite d’une série de glissements dans la deuxième moitié du xiiie siècle : dévalorisation de l’onction offerte par le pape, insistance sur la valeur de l’élection et constitution d’un principe dynastique autour de l’idée, venant du droit privé, d’une identité entre le testateur et l’héritier. L’ensemble conspire en un même sens : l’affirmation de la semi-éternité de la dynastie. Elle n’existe pas de tout temps, mais vit dans un temps qui ne s’arrêtera jamais, l’aevum.

La dimension « personnelle » des monarchies hellénistiques empêche l’émergence de ce genre de problèmes, et l’on se bornera sur ce point bien connu à trois remarques.

Selon une définition de la royauté dans la Souda, la légitimité des monarchies hellénistiques est fondée sur les qualités personnelles des souverains, notamment en matière militaire. De fait, elles ne peuvent s’appuyer sur la tradition, puisqu’elles sont toutes liées à l’usurpation d’un trône jusque-là monopolisé par les Téménides – le titre de roi n’est ainsi adopté qu’à partir de 307, deux ans après l’assassinat du dernier enfant d’Alexandre le Grand, Alexandre IV. En sens inverse, à partir de cette date au moins, la succession ne relève d’aucune règle juridique : les souverains en place choisissent librement un héritier parmi leurs enfants mâles en fonction des qualités qu’ils leur trouvent.

Pour la même raison, les cérémonies de couronnement ne font pas le roi, mais constituent la reconnaissance de ses qualités préexistantes. Le terme qui les désigne, anadeixis, « montrer quelque chose en l’élevant », renvoie au fait concret d’une première apparition devant les sujets paré des insignes royaux. Par exemple, à Alexandrie en 204, devant une foule réunie au palais, de hauts dignitaires annoncèrent la mort du roi, puis « ceignirent du diadème la tête de l’enfant et le proclamèrent roi (ἀνέδειξαν βασιλέα) ». Le terme peut également être remplacé par des verbes signifiant « proclamer » (aneipô, anagoreuô). C’est le cas dans toutes les dynasties hellénistiques, et jusqu’au romain Marc Antoine qui, avec Cléopâtre, devant une foule assemblée « conféra le titre de rois des rois (βασιλεῖς βασιλέων ἀναγορεύσας) » à ses enfants. Dit autrement, la cérémonie de couronnement n’implique aucun transfert de droit, mais permet simplement de solenniser un avènement.

Dans le même sens, la continuité dynastique n’est traitée que comme un problème pratique et n’a pas nécessité d’élaboration juridique complexe. Il existe certes des formes d’association des princes au pouvoir de leurs pères, permettant d’éviter la vacance du pouvoir, mais comme elles ne sont pas systématiques, ne sont pas liées à la dévolution d’un titre et sont très rarement associées à l’attribution de pouvoirs particuliers, il faut y voir des solutions ad hoc.

En somme et à la limite, on pourrait dire qu’au plan juridique, la royauté meurt avec le roi. En tout cas, on est loin du paysage décrit par Kantorowicz, avec l’indistinction entre les différents titulaires de l’office royal ou bien de la perpétuité de la dynastie. Soit un cas qui n’est problématique qu’en apparence, la succession de Philippe II : en 336, le tout jeune Alexandre le Grand essaie de rallier les Macédoniens à sa cause, notamment par des concessions fiscales, puis s’adresse à eux.

Il déclara en effet que seul le nom du roi avait changé (ὄνομα μόνον διηλλάχθαι βασιλέως), et que les affaires (πράξεις) ne seraient pas plus mal conduites qu’elles ne l’avaient été quand son père les administrait.

Chez Justin, les Macédoniens, en réponse au discours d’Alexandre, s’exclament que c’était le « corps de l’homme qui avait changé, et pas la vertu du roi (corpus hominis, non uirtutem regis mutasse se) ». Ce genre d’idée se rencontre assez peu dans la documentation, où l’on valorise en général une forme de concorde régnant entre les différents membres de la famille royale. Reste que, même dans ce cas, on ne vise guère une entité juridique comme la dynastie ou un corps politique. On affirme simplement une continuité idéelle, en jouant sur une conception abstraite du pouvoir, d’ailleurs immédiatement retraduite dans le fait concret des « affaires » (praxeis). La même chose vaut pour la notion de basileia qui renvoie indifféremment à la royauté et au royaume – c’est-à-dire au fait de l’autorité ou bien au territoire sur lequel cette autorité s’exerce.

B. Le royaume : entre commun et public

Aussi faut-il affirmer qu’il n’existe pas de « corps politique » à l’époque hellénistique ou que parler de « corporation » dans l’Antiquité grecque est un contresens. Kantorowicz a prêté une grande attention à cet aspect des pouvoirs royaux médiévaux : la « Couronne », écrit-il, « à l’opposé de la physis pure du roi et de la physis pure du territoire […] indiquait la metaphysis politique dans laquelle rex et regnum avaient tous deux leur part, ou le corps politique ». « Couronne » désigne une unité qui se distingue du roi, mais ne peut être séparée de lui. Pour la constituer, outre l’idée de perpétuité de la dynastie, il a fallu en passer par plusieurs déplacements à partir du xiiie siècle, comme le montre Kantorowicz dans un article sur l’équivalence entre le Christ et le fisc. Ultimement néanmoins, ces mutations puisent dans les conceptions du droit romain, rapprochant les choses publiques des choses sacrées et les définissant comme res nullius, « chose qui n’appartient à personne ». De là vient le caractère inaliénable de la « Couronne », qui explique le serment que doivent prêter certains rois, comme en Angleterre : ils doivent jurer de ne pas aliéner les biens de la « Couronne », ce qui créera divers paradoxes, puisque le roi peut être accusé d’être traître à lui-même, ou que l’on peut prétendre tuer le roi pour sauver le Roi.

La Souda, évoquée précédemment à propos de la légitimation des monarchies hellénistiques par les qualités du souverain, propose une autre définition de la royauté, curieusement très peu commentée : « la royauté est possession des choses communes, mais les choses publiques ne sont pas les biens de la royauté (ἡ βασιλεία κτῆμα τῶν κοινῶν, ἀλλ' οὐ τὰ δημόσια τῆς βασιλείας κτήματα) ». Explicitée ensuite par un renvoi aux questions fiscales, la définition repose sur une distinction entre deux ordres de choses, ta koina et ta dèmosia, qui a fait l’objet de plusieurs travaux importants ces dernières années. Le commun, pour parler comme P. Schmitt-Pantel, « contient en lui la virtualité du partage » : il s’agit des choses en tant qu’elles sont distribuées à la collectivité. Les choses publiques en revanche désignent des biens qui sont mis en réserve, que Gernet a rapporté au statut de res nullius, désignant dans le droit romain le patrimoine public. Cette catégorie est au cœur des tentatives récentes pour conceptualiser la personnalité juridique des cités grecques. Dit simplement, les droits antiques ne connaissant que des individus ou des pluralités concrètes (la cité, ce sont les citoyens), le fait qu’une collectivité soit titulaire de biens ou de droits est difficilement conceptualisable. Plutôt que de les diviser selon le quantum de citoyens, l’astuce des jurisconsultes romains a été de passer par des formulations négatives en disant que les biens de la communauté sont ceux qui n’appartiennent à personne de sorte que, comme l’écrit Y. Thomas, « la cité n’est qu’un nom qui recouvr[e] l’opération, reconnue comme négative, de mise entre parenthèse des droits singuliers ». En Grèce, si les biens publics ne sont pas appréhendés sur un mode patrimonial, ils n’en sont pas totalement dégagés – un caractère attribué au refus, par les citoyens, de se laisser représenter par un sujet juridique séparé d’eux-mêmes, la cité. Aussi doit-on constater, d’après P. Ismard, que « la conception grecque des biens publics n’a pas débouché sur la construction d’un espace tiers de mise en réserve, pleinement soustrait à la possession individuelle et à la sphère des échanges. Il n’y a pas de “double corps de la cité” ».

Il n’y en a pas davantage dans le cas des royautés hellénistiques. Elles oscillent entre deux opérations, l’une négative, de mise à part, et l’autre, positive de mise en commun.

Les royaumes hellénistiques sont des entités juridiquement plurielles. À leur racine, le « droit de la lance » : la conquête fait partie des fondements légaux de l’appropriation du territoire. Titulaires d’un espace en fonction de leur victoire, les rois peuvent le faire exploiter directement par leurs agents ou les attribuer à un tiers, par des formes variées de redistributions. Ils peuvent inversement concéder à certaines parties de l’espace qu’ils dominent un régime juridique et fiscal particulier, comme le statut de cité, ce qui implique de respecter une forme d’indépendance, l’existence d’institutions et surtout l’érection d’un droit propre. De ce fait, la notion de « royaume » désigne une réalité trouble. Le territoire (chôra) ou la « terre royale » (basilikè chôra) peuvent faire référence aux espaces sur lesquels le roi n’a pas à partager son pouvoir, mais aussi, de manière beaucoup plus large, à la totalité des espaces sur lesquels sa souveraineté s’exerce, y compris les entités auxquelles il a octroyé des privilèges, comme la liberté ou l’autonomie.

En théorie donc, on peut dire que, par un acte de partage, les rois créent une sphère commune, fondée sur le partage et l’appropriation des biens, et une sphère publique, à distance de leur patrimoine. Entre ces dimensions cependant, il y a moins opposition que respiration. Les royaumes se présentent comme un « feuilletage des formes d’appropriation », selon une expression de L. Capdetrey ou encore, puisque c’est une définition possible du « commun », obéissent à un « mode de co-appropriation qui se donne l’abus comme limite ». En effet, les biens qui sont donnés par le roi à des tiers renvoient à des formes variables de cessions, plus ou moins précaires, ne débouchant pas sur une aliénation entière. Il ne s’agit pas d’attributions en pleine propriété, mais plutôt de la dévolution différenciée de faisceaux de pouvoirs exercés sur les choses et les hommes. En sens inverse, même les biens les plus éloignés de l’autorité royale peuvent être récupérés ou touchés par elle, fût-ce indirectement, par conformation aux ordonnances (diagrammata) du souverain.

Au regard de l’oscillation entre des formes de prises et de déprises qu’implique l’écheveau complexe des formes d’appropriation, on doit conclure que la royauté hellénistique n’est pas double. Le raisonnement traine vaguement dans la littérature savante, lorsqu’on dit par exemple que le prince doit vivre du sien, ou qu’il existe une « Maison du roi » concernant le souverain comme individu privé – autant de manière de sous-entendre l’existence d’une caisse distincte du trésor royal (basilikon) ou de postuler l’existence de circuits économiques parallèles. Au-delà de ces clichés cependant, une version articulée de cette théorie a été défendue à propos de la Macédoine. Héritiers d’une brillante tradition de recherche allemande, Hammond ou Hatzopoulos ont jugé que, dans ce territoire, le roi et les Macédoniens en corporation auraient constitué ensemble l’État : « le roi comme l’autorité exécutive et les Makedones comme l’entité continuant “année après année” ». Corollaire : « la propriété des Macédoniens et la propriété du roi étaient distinctes et discrètes ». La thèse peut s’appuyer sur plusieurs textes et inscriptions qui témoignent de paiements ou de dons concernant « les Macédoniens », un collectif qui apparaît comme débiteur ou récipiendaire. Toutefois, ces témoignages ne sont pas pertinents ou renvoient à des collectivités concrètes. Ce sont des Macédoniens particuliers qui sont acteurs de ces échanges, pas une corporation indépendante des individus qui la composent. L’idée même d’un roi comme exécutant d’une entité perpétuelle, à ma connaissance, ne se retrouve nulle part dans les sources et, dans tous les cas, le passage systématiquement allégué pour justifier les droits particuliers des « Macédoniens » ne porte ni sur l’articulation entre le roi et la nation (ethnos), ni ne mentionne de prérogatives économiques. En fait, le seul argument solide en faveur d’une compétence financière des « Macédoniens » provient des monnaies émises en leur nom ou au nom des « districts ». Mais ce sont des émissions dont la date tardive, au dernier quart du iiie siècle av. J.-C., interdit d’en faire l’expression d’un principe juridique propre à la Macédoine, et qu’on ne sait en réalité pas interpréter. En somme, si on écarte la période terminale de la monarchie macédonienne, elle est parfaitement alignée avec les autres : il n’y a pas de distinction de personnalité entre le roi et son fisc, ni de corporation exprimant l’intérêt public dont le souverain serait l’exécutant.

Ces trois points éloignent du schéma reconstruit par Kantorowicz, où la « Couronne » est une institution inaliénable fondant des droits en même temps qu’elle impose des devoirs. Les royaumes hellénistiques sont au contraire caractérisés par des formes plurielles d’aliénabilité ou de mise en réserve, entre le souverain, les cités, les communautés ou divers individus ; ils renvoient à un enchâssement réglé des prérogatives. Pour le dire de manière ramassée, si la « Couronne » médiévale ou moderne est un bien public, le royaume hellénistique oscille entre les choses publiques et les choses communes.

C. Dissociation : interne ou externe ?

La section que Kantorowicz consacre à la « Dignité », dans les Deux corps du roi, est la plus touffue et la plus déroutante. Il montre comment les juristes de l’époque Tudor ont été amenés à recourir à un langage christologique, tiré des réflexions haut-médiévales, pour se rendre compréhensibles leurs propres échafaudages juridiques. Davantage, dans un excursus sur les dédoublements des souverains lors de leurs funérailles, l’historien fait remonter ces idées au funus imaginarium, une pratique permettant de diviniser les empereurs romains à la charnière du iie siècle. Autrement dit, la situation du xvie siècle fait étroitement écho à celle du xiie siècle, et toutes les deux ont des précédents antiques. Au reste, et Kantorowicz ne pouvait l’ignorer puisqu’il s’appuie sur eux, Schlosser et Bickerman faisaient dériver les doubles funérailles des rois de France et d’Angleterre de l’apothéose des empereurs romains. Pourquoi refuser alors, en conclusion des Deux corps, d’attribuer le schème à l’Antiquité ?

Quelque part, l’historien écrit que c’est « une chose […] de croire en la simultanéité de deux natures, et d’écrire à propos d’elle, ou même d’agir en fonction d’elle ; et c’en est une autre de représenter les deux natures sur une image – sculpture, monnaie, peinture ». De fait, ce sont des choses connues, on repère des assimilations, des formes d’égalisation entre les souverains et les dieux, en tout cas des échanges : certains portraits royaux présentent des attributs divins ; des portraits de dieux sont dotés d’attributs ou de traits propres aux souverains ; des épithètes sont partagées par les uns et les autres ; des effigies de rois et des statues de culte des dieux sont placées côte à côte ou encore des autels accueillent les cultes conjoints pour les uns et les autres. En revanche, il n’existe aucun cas où un souverain a été représenté sous deux aspects différents et où il a été vu simultanément comme relevant de deux natures.

Un cas montre bien l’écart qu’il peut y avoir entre les conceptions antiques et les « Deux corps », d’autant que Kantorowicz, à la suite des travaux d’Eitrem, y a vu une forme inaugurale de duplication – à tort, on va le voir. Le jour de son assassinat, Philippe II organisait une procession (pompè). Au cours de celle-ci, dit Diodore, « s’avançaient en cortège les statues des Douze dieux […]. Avec elles, venait en treizième celle de Philippe lui-même, statue digne d’un dieu (θεοπρεπὲς εἴδωλον), le roi déclarant ainsi siéger lui-même avec les dieux (σύνθρονον ἑαυτὸν ἀποδεικνύντος τοῦ βασιλέως τοῖς δώδεκα θεοῖς) ». Si l’on accepte certaines restitutions, hardies, d’une histoire d’Alexandre conservée sur papyrus, il faudrait même comprendre que Philippe était lui-même assis sur un trône parmi les dieux que l’on portait. Reste que le geste du souverain n’implique pas de dédoublement. Il siège à distance des dieux ou au milieu d’eux mais, dans les deux cas, sa stature plus qu’humaine est assurée par la proximité physique ou le placement matériel. Il est avec eux, c’est-à-dire un peu comme eux : tel est le raisonnement sous-jacent, qui ne repose sur aucune forme de partage ou de dédoublement, mais témoigne d’une stature ambigüe dont on trouvera l’équivalent fonctionnel dans les honneurs que Philippe ou ses successeurs reçoivent des cités, lorsqu’elles les déclarent « égaux aux dieux » (isotheoi) ou bien placent leurs effigies à côté des statues de culte des dieux (synnaoi theoi). Sans doute ne sont-ils pas vraiment des hommes, mais ils ne sont pas non plus des dieux.

Pourquoi n’avoir pas scindé les êtres en deux natures ou parties, et avoir préféré se contenter de ces formes d’ambivalences qui, dans la poésie d’éloge, débouchent sur des inepties mystiques, comme lorsqu’on déclare en somme que tel souverain est le soleil tout en ne l’étant pas ? L’ensemble peut s’expliquer par un régime particulier de divinisation qui, comme l’avaient noté Nock et Kantorowicz à sa suite, est fondé sur l’imitation et non sur l’incarnation. Comme l’imitation est le produit d’une activité, elle entraîne un relâchement du principe d’identité et une dissémination des qualités divines : d’une part, l’identité des dieux intéresse moins que leurs pouvoirs, de sorte qu’ils sont reproductibles (il y a un Asclépios au ciel et un autre ici-bas, qui n’est pas son incarnateur, mais son émule : il reproduit ses qualités) ; d’autre part, comme il s’agit d’apparenter action divine et humaine, un même individu peut être rapproché de plusieurs divinités et selon plusieurs modalités (parallèle, comparaison, métaphore liée à une similarité d’apparence, une coïncidence, une co-présence ou un traitement rituel identique). On se bornera ici à deux remarques sur l’apparition et la mort des souverains hellénistiques, qui relèvent de cette conception particulière de la divinisation.

Il existe des conceptions messianiques de la royauté, où le souverain est comme un cadeau du ciel ; elles n’impliquent pourtant jamais que l’homme providentiel ait vécu sur des plans d’existences hétérogènes. Par une divine surprise, Démétrios Poliorcète arrive devant Athènes : « Comme les plus grands dieux et les plus aimés, ils se présentent dans la cité ; car la circonstance nous a amené ensemble ici, [Déméter et] Démétrios ; elle, pour accomplir les mystères solennels de Korè, vient ; lui joyeux, comme il convient à un dieu, et beau et riant, il est là ». Le souverain n’est pas un aérolithe tombé du monde des dieux : son apparition, conjointe à celle de Déméter, est traitée sur le mode d’une antithèse, elle d’un côté et lui de l’autre ; leur relation passe par une comparaison ou un parallélisme, qui dépend d’ailleurs sans doute d’un clin d’œil à propos du nom du souverain, signifiant à peu près « qui appartient à Déméter ». Or ces procédés, comme l’a noté Kantorowicz en commentant ce texte, se retrouvent dans la poésie byzantine et médiévale lorsqu’elle parle des entrées royales. Autrement dit, la divinisation par imitation, qui débouche sur ces formes curieuses de co-égalité, n’a rien de spécialement antique ni n’est spécialement liée au polythéisme ; c’est d’une logique particulière qu’il s’agit.

La mort des souverains n’offre pas plus d’occasion de réfléchir sur leur double nature que leur apparition. Il existe ainsi des apothéoses, d’ailleurs concentrées en Égypte. Dans un texte fragmentaire, le poète Callimaque décrit la mort d’Arsinoé II comme un catastérisme : « Jeune épouse, tu es placée désormais sous le char céleste […] enlevée ([κλεπτομέν]α), tu dépasses la lune […] lamentations continues […] cela d’une seule voix […] la reine est partie (βασίλεια φρούδα] ». On trouve le même genre de formules dans le décret de Canope, à propos de la mort de la petite Bérénice qui « s’est en allée vers le monde éternel (μετελθεῖν εἰς τὸν ἀέναον κόσμον) ». Ces apothéoses doivent être comprises sur un mode matériel. L’individu n’est plus ici, donc il est là-bas. Sa montée au ciel se double de sa disparition réelle. Son caractère surhumain n’est pas lié au statut mixte de sa personne, que la mort viendrait délier, mais à un transport intégral auprès des dieux. Et là encore, le thème de la disparition miraculeuse comme preuve de la divinité d’un homme est l’un des thèmes les plus constants de la littérature antique, d’Héraclès disparu sans laisser de trace, au Christ absenté de son tombeau au Golgotha, en passant, peut-être, par la pratique du funus imaginarium à Rome. Il y a, ici encore, une continuité de logique, qui dépasse les lieux et les temps.

Dans tout cela, le décisif est que le schème de l’imitation n’autorise pas de division interne et que, pour cette raison, le schème des « Deux corps » est inapplicable à l’Antiquité. En effet, la séparation ne traverse pas les individus, mais passe toujours à l’extérieur d’eux, entre eux et ce qu’ils imitent. L’ensemble des blagues faites par les souverains au sujet de leur caractère divin montre ainsi combien ils demeuraient peu mélangés. Bossuet peut dire aux rois qu’ils sont des dieux, mais des dieux de chair et de sang, de boue et de poussière ; Alexandre juge au contraire que parce qu’il saigne ou pète, il n’est pas un dieu. Louis II de Bavière vivait intimement la division entre sa personne et le Roi qu’il allait être, se sentant devenir autre à l’approche de son couronnement ; Alexandre distinguait bien entre ceux qui aimaient Alexandre (philalexandros) et ceux qui aimaient le roi (philobasileus), mais il reconnaissait ainsi la dévotion d’un de ses courtisans, pas le partage de son âme. Et quand un Prince se sentira devenir dieu, ce sera pour ricaner devant sa mort prochaine.

Pour résumer, les rois hellénistiques n’avaient qu’un corps. Ils valorisaient la continuité de la dynastie, mais ne la logeaient pas dans une temporalité particulière. Ils étaient à leur royaume dans une relation complexe, mais ne l’attribuaient pas à une fiction juridique telle que la « Couronne ». Ils pouvaient être vus comme des êtres surhumains, pouvaient même se sentir ainsi, mais n’étaient ni ne se pensaient divisés. Dans les trois cas, la royauté demeurait personnelle : le fait dynastique n’a pas effacé la justification par les qualités propres au souverain ; l’existence d’un appareil de gestion du patrimoine royal n’a pas pris le pas sur sa personne ; l’exaltation de ses qualités n’a pas conduit à une dissociation interne d’avec son humanité.

II. Être dissemblable de ses semblables : figures du double

Mais si le corps des rois hellénistiques n’est pas une figure du double, c’est une figure double. Ses rapports avec le divin, relevant d’un schème de l’imitation, conduisent à des ambiguïtés très proches de celles que Kantorowicz a étudiées à propos de la royauté christocentrique, avec un roi humain en un sens et divin en un autre, ou de celles qui illustrent la royauté fondée sur la loi, avec ce souverain infra et supra legem ou major et minor se ipso. Or, ces incertitudes sont extraordinairement répandues.

Dans les années 1940, Georges Dumézil a montré que la souveraineté chez les Indo-européens est toujours divisée selon deux aspects opposés mais complémentaires, participant à la mise en ordre du monde : l’un est distant et l’autre proche, l’un est de ce monde et l’autre d’ailleurs. Mais, loin de se limiter aux Indo-européens, ce schème se retrouve sur la plupart des continents où le pouvoir est incarné par un corps singulier et pourtant double. Les figures varient, mais le principe est identique : le roi est vivant et mort, homme et chose, mâle et femelle, étranger et autochtone, nocturne et diurne, bienfaisant et malfaisant, magique et religieux, hors-norme et pourtant incarnateur de la norme. Les anthropologues, qui les ont étudiées, ont très vite lié ces caractères à une dimension sacrée du pouvoir, comme Evans-Pritchard dans une célèbre conférence :

À mon avis, partout et tout le temps, la royauté a été, dans une certaine mesure, une fonction sacrée. Rex est mixta persona cum sacerdote. Il en va ainsi car un roi symbolise une société entière et ne doit pas être identifié à l’une de ses parties. Il doit être dans la société et pourtant lui être extérieur, et cela n’est possible que si sa fonction est élevée à un plan mystique.

Les dédoublements sont ainsi fonction d’un problème intrinsèque au fait du pouvoir. Qu’est-ce que se donner un souverain en effet, sinon faire d’un homme l’autre du reste des hommes ? Les figures du double ne sont que l’expression de cette difficulté logique : il s’agit d’assigner un ensemble à l’une de ses parties, de générer un individu qui ne soit que pour le groupe, c’est-à-dire une figure assise sur la contradiction, de l’ordre du même et du différent. Comme cette difficulté est insurmontable, il est aisé de comprendre que les dédoublements se retrouvent un peu partout et avec une physionomie comparable : le problème étant partout le même, les solutions sont partout équivalentes. On voudrait alors illustrer ce point à partir de quelques textes concernant l’apparence des rois hellénistiques.

A. Être aimable et effrayant

Le portrait le plus détaillé d’un souverain hellénistique provient de Hiéronymos de Cardia, contemporain de celui qu’il décrit, Démétrios Poliorcète.

Démétrios, bien qu’il fût grand, avait une taille moindre que celle de son père, mais son apparence physique et les traits de son visage étaient d’une beauté si merveilleuse et extraordinaire que jamais un sculpteur ou un peintre n’attrapa sa ressemblance. Son physique possédait en même temps le charme et la pesanteur, la crainte et la sollicitude ; à sa jeunesse et son effronterie étaient jointes une apparence héroïque et une noblesse royale difficile à imiter. Son caractère offrait le même contraste : il tendait à faire naître l’épouvante en même temps que la gratitude des hommes. En compagnie, il était très agréable ; en loisir, pour les beuveries, les occasions de débauche et les habitudes de vie, il était le plus sophistiqué des rois ; pour les actions, il montrait une vigueur, une énergie, une persévérance et une efficacité de tout premier ordre.

Grand (megetos), beau (kalos), agréable et doux (hèdus, praos), Démétrios est en même temps plein d’emphase (baros), ce que les sources qualifient ailleurs d’enflure ou de lourdeur tragique, et il inspire la peur (phobos). Procédant par une série de dédoublements, Hiéronymos dépeint un physique indiscernable : le souverain est une chose et son contraire, ni vraiment l’une, ni vraiment l’autre. Or, cette hésitation entre des pôles opposés, qui fait de l’apparence royale un mystère, n’est pas un fait isolé. La formule a des précédents, comme Alexandre, et des successeurs, comme Trajan ; elle s’inscrit également dans un ordre d’opinions plus général au sujet des rois, résumé par un anthropologue lorsqu’il écrit que « l’énigme de sa personne est au principe même de son autorité ». On n’a d’ailleurs pas à voyager très loin ni à demeurer si sérieux. Il suffit d’ouvrir Michelet, à propos de Louis XVI : « L’air myope, l’indécision, l’insignifiance, lui donnaient justement ce vague qui permet tout à la légende. »

Aussi peut-on, sans doute, essayer d’expliquer ce portrait historiquement : le corps du roi est double parce que le métier de roi est vu comme double. Le physique de Démétrios ne fait que répercuter les devoirs des souverains, balançant entre vie civile et guerre, ou séduction et terreur. C’est le cas chez Hérodote. Dans le Hiéron, de même, Xénophon imagine un tyran qui cherche à trouver un équilibre entre l’amour qu’il veut inspirer à ses sujets et la peur que, nécessairement, il doit susciter. Isocrate propose une synthèse tout aussi instable dans son discours À Nicoclès, où le souverain ne doit pas simplement se montrer doux et humain, mais aussi savoir se montrer redoutable et se mettre en colère quand il faut. Le portrait double de Démétrios Poliorcète est donc fonction de l’amphibologie du métier de roi dans l’Antiquité. Il est séduisant et terrifiant dans la mesure où son rôle l’oblige à alterner les travaux de la guerre et ceux de la paix. L’énigme de son physique s’explique alors simplement par les problèmes liés à l’incarnation d’une logique modale. On a exprimé comme un état ce qui n’était en réalité qu’une virtualité : on dit qu’il est une chose et son contraire pour dire qu’il peut faire l’une ou l’autre. La capacité du souverain à faire peur ou plaisir selon qu’il choisit de faire la guerre ou la paix devient ainsi un physique énigmatiquement ambigu – mystère qui tient à la confusion entre actuel et potentiel.

En même temps, cette explication historique ne vaut qu’en regard d’un jeu de permutations structurales qui lui échappe très largement. Dans les textes qu’on vient de mentionner, notamment Xénophon et Isocrate, la pluralité indéfinie des activités du souverain est toujours réduite à un raisonnement binaire. On ne trace jamais rigidement une ligne de conduite aux monarques, mais on dépeint plutôt des écueils opposés entre lesquels il faut naviguer selon les opportunités. Il y a une économie de l’hésitation qui est bien illustrée dans le discours À Nicoclès, dont le portrait est tout en balancements.

Sois raffiné (τρύφα) dans le choix de tes vêtements et des ornements de ta personne ; par contre sois modéré (καρτέρει) dans tes habitudes de vie comme il convient à un roi, afin que ceux qui peuvent te voir (οἱ μὲν ὁρῶντες) jugent par le spectacle qu’ils ont sous les yeux que tu es digne du pouvoir et que ceux qui vivent dans ton intimité (οἱ δὲ συνόντες) aient la même opinion en raison de ta force morale. Surveille toujours (Ἐπισκόπει ἀεὶ) tes propos et tes actions afin de commettre le moins possible de fautes. Le plus avantageux, c’est de profiter des circonstances (τῶν καιρῶν) au moment où elles offrent le maximum de perspectives ; mais le pressentir est difficile ; mieux vaut donc rester en arrière que de dépasser la mesure : la moyenne est dans l’insuffisance plutôt que dans l’excès. Efforce-toi d’être agréable et majestueux : la première des qualités convient à la souveraineté, et la seconde accompagne la vie en société (Ἀστεῖος εἶναι πειρῶ καὶ σεμνός·τὸ μὲν γὰρ τῇ τυραννίδι πρέπει, τὸ δὲ πρὸς τὰς συνουσίας ἁρμόττει).

Le souverain doit osciller entre des polarités opposées sans se fixer sur l’une d’elles. Il doit être raffiné mais en même temps modéré, être poli sans cesser d’en imposer. La phrase finale résume la logique de l’ensemble : le travail du roi se déploie entre affabilité et majesté (asteiotès/semnotès), entre la vie en société et la position du pouvoir (sunousia/turannis). Le souverain n’est pas tout à fait intérieur et pas tout à fait extérieur à la communauté humaine ; il hésite entre distance et proximité.

B. Être majestueux et sociable

La chose peut être étendue à l’ensemble des monarques de l’époque hellénistique. Comme le note Plutarque, leur avènement a été lié à un accroissement du décorum :

Ce [nouveau nom de roi] ne fut pas seulement un ajout de titre et un changement d’apparence (σχήματος), mais il excita l’arrogance de ces hommes et exalta leur esprit, mit dans leurs manières de vivre (τοῖς βίοις) et leurs rapports avec autrui (ταῖς ὁμιλίαις) une enflure et une pesanteur (ὄγκον καὶ βαρύτητα) pareille aux acteurs tragiques […] De tout cela, ils devinrent en effet plus violents dans les jugements (περὶ τὰς δικαιώσεις βιαιότεροι), ayant fait disparaître l’ancienne dissimulation de leur pouvoir (τὴν πρότερον εἰρωνείαν τῆς ἐξουσίας), qui les rendait, à beaucoup d’égards, bien plus tolérables et tendres (ἐλαφροτέρους καὶ μαλακωτέρους) auprès de leurs sujets.

À bien lire ce texte, les rois hellénistiques ont moins été des rois absolus qu’ils n’ont assumé la dimension absolutiste du pouvoir, auparavant masquée par des dehors avenants, en revêtant des costumes majestueux. La dureté, l’enflure, la pesanteur ou plus généralement la majesté révèlent la nature de l’autorité ; c’est dans ses vêtements qu’elle se donne à nu.

Ce lien entre le pouvoir et les costumes se retrouve dans un passage de Douris de Samos, qui l’inscrit dans une sorte de processus inexorable :

Pausanias, le roi de Sparte, ayant abandonné le grossier manteau traditionnel, a revêtu la robe perse. Denys, le tyran sicilien, portait la longue robe et la couronne d’or sur agrafe (?) typique des acteurs tragiques. Alexandre, comme il s’était rendu maître de l’Asie, se mit à porter des robes perses. Mais Démétrios les surpassait tous ; il possédait en effet des chaussures qu’il avait fait faire à grand renfort de dépenses. Par la forme, elles étaient proches d’un houseau, et le feutre portait la pourpre la plus chère. Sur elles, les artisans avaient placé une broderie très bigarrée d’or, devant et derrière. Ses manteaux étaient faits d’un gris rougeoyant, dont la surface était lustrée, et tout l’univers était brodé, avec les astres d’or et les douze signes du zodiaque. Sa mitre était brodée d’or, laquelle liait un chapeau de pourpre, et les extrémités de celle-ci chutaient jusque sur le dos [de Démétrios].

Autour de 330, Alexandre a réformé l’étiquette de sa cour : des huissiers asiatiques contrôlent l’accès à sa personne, un « chambellan » (eisangeleus) administre ses audiences et leurs lieux sont remaniés. Au même moment, il se compose un costume bigarré, incluant à sa mise des parures dont, de l’Antiquité jusqu’à nos jours, on a jugé qu’elles étaient ethniquement marquées : Alexandre aurait adopté une partie du costume des rois perses, sinon dans le cadre d’une politique de « fusion des races » (Berve) ou d’« union de l’humanité » (Tarn), en tout cas pour mener une opération de communication à destination des Iraniens (Bosworth) ; bref, il aurait voulu se présenter comme un nouveau roi achéménide. Une série de hiatus curieux invalide cependant cette idée, et il vaut mieux comprendre ces réformes comme une tentative pour fonder une monarchie absolue, dépassant autant les Perses que les Macédoniens, sur lesquels Alexandre exerce son autorité.

Du moins, ces costumes font retomber dans les antinomies liées au fait du pouvoir : il faut être majestueux, tout en demeurant simple ; être distant, mais en demeurant proche ; être dans et hors les communautés qu’on dirige. Il suffit pour le voir de relire les textes en écartant le mirage d’une opération de communication, car ils insistent tous sur des éléments de compromis dont les critères ne sont pas tant ethniques que politiques. D’après Ératosthène, Alexandre rejetait le style « étrange et tragique (ἔξαλλα καὶ τραγικὰ) » de certaines parures barbares. Diodore de Sicile, s’il note qu’Alexandre s’inspirait de la magnificence perse, précise en même temps qu’il « ne suivait que rarement ces usages et demeurait le plus possible attaché aux pratiques antérieures, par crainte de choquer les Macédoniens (φοβούμενος τὸ προσκόπτειν τοῖς Μακεδόσιν) ». Plutarque remarque qu’Alexandre n’a pas adopté le costume des Mèdes, mais fit « un judicieux mélange, qui tenait le milieu entre l’habillement des Perses et celui des Mèdes, moins fastueux que ce dernier, et plus majestueux que l’autre (ἀτυφοτέρανμὲν ἐκείνης, ταύτης δὲ σοβαρωτέραν οὖσαν) ». Fondant une autorité nouvelle, il s’agit d’augmenter l’éclat du souverain par une série de parures sans pour autant choquer, d’affirmer une différence sans qu’elle sépare, bref, de trouver un point d’équilibre entre le trop et le trop peu comme le signale le jeu des comparatifs.

Cette pratique ambivalente de l’autorité se retrouve chez Démétrios, dont le costume était extraordinaire et participait à lui construire une position distancée. D’autres textes démontrent pourtant une propension à l’attitude inverse. Phylarque note que le monarque aimait à rire (φιλόγελως) et les Athéniens le disent gai (ἱλαρός). Ils louaient même sa « bienveillance envers tous (τῇ πρὸς πάντας φιλανθρωπίᾳ) », d’après Démocharès. Ces notions, hilarité et bienveillance, renvoient à une même propension à la sociabilité. Plutarque contraste ainsi Cléomène, un roi spartiate du iiie siècle av. J.-C., et les rois hellénistiques :

Mais lorsqu’on approchait Cléomène, qui était roi pourtant et qui portait ce titre, on ne voyait autour de lui ni pourpre, ni manteau délicat, ni étalage de lits et de litières. Au lieu de régler les affaires de mauvaises grâces et à grand-peine, en s’entourant d’une foule de messagers et d’huissiers, ou par l’intermédiaire de secrétaires, il s’avançait en personne, vêtu du premier manteau venu, à la rencontre des visiteurs, leur tendait la main, s’entretenait avec eux et prenait tout son temps, écoutant leurs demandes avec enjouement et humanité (ἱλαρῶς καὶ φιλανθρώπως).

Autrement dit, si le costume de Démétrios pouvait le séparer de ses sujets, sa conduite, joyeuse et bienveillante, pouvait l’en rapprocher. Tout est une question de dosage entre des dimensions opposées dans lesquelles tout pouvoir est pris. Il faut être distant, mais rester proche ; être majestueux, mais rester sociable ; en montrer un peu, mais pas trop et ainsi de suite.

C. Être soi-même et un autre

Cette hésitation entre des pôles opposés débouche sur une forme de brouillage. Au fond, on ne saurait dire ce qu’est le monarque, ni même qui il est, comme on peut le voir à partir d’un passage très problématique où Alexandre le Grand apparaît, si l’on peut dire, comme la première des drag queen :

Alexandre avait coutume de porter les vêtements sacrés dans les beuveries, tantôt celui d’Ammon, la pourpre, les sandales et les cornes comme le dieu, tantôt celui d’Artémis, qu’il portait souvent sur le chariot, ayant la robe perse, montrant au-dessus de ses épaules l’arc et la lance de chasse, tantôt le costume d’Hermès ; autrement et quotidiennement, il avait un manteau pourpre, une tunique rayée de blanc et la kausia portant le diadème royal ; en société, il portait les sandales et le chapeau sur la tête, et le caducée à la main : et souvent il portait la peau de lion et le gourdin comme Héraklès.

Pour l’essentiel, on a vu ces costumes comme des revendications d’une parenté divine. Les hypothèses avancées n’ont cependant que de faibles fondements dans les documents et, surtout, ne parviennent pas à expliquer le costume en Artémis. Il suppose en effet un travestissement en femme et renvoie à une divinité avec laquelle Alexandre n’a aucun lien. Dès lors, tout doit être repris. Pourquoi se déguiser en femme et pourquoi se déguiser en dieu ?

Les costumes sont portés « dans les beuveries (ἐν τοῖς δείπνοις) » ou « en société (ἐν δὲ τῆι συνουσίαι) », c’est-à-dire dans des banquets. Or, le port de costumes théomorphes fait partie des amusements classiques dans ces moments, et n’implique aucune prétention à la divinisation ; c’est un simple élément ludique. Reste que le travestissement en Artémis, explicitement porté en public, échappe à cette explication. Il se trouve que d’autres monarques, à Rome surtout, se sont travestis en public. Or, leur problème n’était pas d’être un dieu tel ou tel, ou un homme, ou une femme, mais simplement d’être à part en n’étant ni vraiment l’un ni vraiment l’autre. L’empereur Caligula, par exemple, était Jupiter et Neptune, Hercule, Bacchus, Apollon ou Junon, Diane et Vénus selon les jours, tantôt mâle, tantôt femelle suivant les heures : « il voulait, dit Dion Cassius, paraître tout autre chose qu’un humain (πάντα μᾶλλον ἢ ἄνθρωπος δοκεῖν εἶναι ἤθελε) ». Autrement dit, la multiplication des costumes sert à rendre le souverain insaisissable. Variant ses visages il est pour ainsi dire sans visage.

S’il ne s’inscrit pas dans un ensemble de pratiques ludiques, le théomorphisme d’Alexandre ne fait donc que refléter la différence fonctionnelle qu’exige tout pouvoir. Il fait partie des recettes innombrables que les hommes ont inventé pour faire passer un individu du côté de l’autorité. Leur maxime : il ne doit pas être comme nous, mais il ne doit pas non plus être quelque chose d’autre que nous. Aussi le souverain est-il condamné à demeurer dans l’indéfinition, ou plus précisément à hésiter entre différents pôles identitaires.

Conclusion

L’œuvre de Kantorowicz présente donc un double intérêt. Elle sert l’esprit historien en ouvrant à un comparatif différenciatif qui permet de se prémunir contre les fausses continuités, et sans doute cet aspect correspond-il à l’intention du médiéviste et de ses élèves les plus proches, comme Giesey. En même temps, il est clair que, dans une sorte de demi-conscience, Kantorowicz est tombé sur une dimension quasi universelle du pouvoir, les figures du double. Cet aspect explique la fortune de l’œuvre aussi bien que les contestations, explicites ou non, qu’on a pu faire à sa limitation du schème des « Deux corps » à la Chrétienté médiévale. Tout se passe comme si, pour passer du côté du pouvoir, il fallait mourir à l’humanité commune ou encore comme si, pour produire un souverain, il fallait le produire comme différent, sans pour autant le faire être quelque chose de particulier. Les « Deux corps » apparaissent alors comme une illustration, certes localisée dans le temps et dans l’espace, de ce problème plus général : la nécessité de se fabriquer un « être génériquement indéterminable », le souverain, devant lequel on ne peut ensuite que broder autour du mystère qu’il représente.

 

Paul Cournarie

Professeur d’Histoire-Géographie dans l’académie de Grenoble. Dernières parutions : avec P. Montlahuc (dir.), Comment Paul Veyne écrit l’histoire. Un roman vrai, Paris, PUF, 2023 et « L’effort du vrai. À propos de la franchise (parrhèsia) », Genèses, Sciences sociales et histoire, 131, 2023, p. 10-31.