Survol synthétique de mes idées philosophico-juridiques
Dans les brefs développements qui suivent, je me propose de faire le point à la fois sur ce que je tiens pour les points forts, les plus importants et les plus novateurs, de mes idées philosophico-juridiques et sur la trajectoire de pensée dans laquelle ils se sont inscrits.
Schématiquement – cette schématisation n’est nullement artificielle –, mes idées ont suivi, pour l’essentiel, un parcours en trois étapes.
I.
La première étape s’est appuyée sur les directives méthodologiques de la phénoménologie d’Edmund Husserl. Pour rendre compte de manière satisfaisante du droit et de l’expérience juridique, il m’est apparu nécessaire de commencer par approfondir ce qu’on pourrait appeler « les fondamentaux » en amont des règles juridiques, non pas s’attaquer directement au « juridique », mais d’abord élucider les notions mêmes de « règle » et de « règle de conduite », restées en friche et confuses dans nos esprits, faute pour la théorie générale de l’éthique d’avoir fait son travail de clarification. La méthode phénoménologique m’a semblé particulièrement appropriée pour y procéder. La « méthode phénoménologique » et uniquement elle, abstraction faite des conceptions de fond de Husserl dans le domaine de l’éthique et des valeurs, conceptions qui versent dans la même métaphysique que les courants jusnaturalistes. Et en débarrassant, en outre, cette méthode de l’idée également naturaliste de Husserl d’observation de prétendus objets catégoriels donnés et en la concevant plus exactement comme une réexpérience de notre démarche classificatoire, comme un réexamen systématique de la production de typologies, de classes, catégories ou concepts par notre esprit, à la lueur d’un nouveau regard naïf et sans parti pris sur les choses à classer et sur les éléments de leur constitution qu’elles donnent à classer : c’est ce que Husserl appelle un « retour aux choses mêmes ».
En l’occurrence, ce retour aux choses mêmes m’a amené à relever un travers majeur entachant notre conception des règles, et notamment des règles de conduite : leur réduction au simple logos, à la simple séquence de pensée codée en langage dont elles sont faites, qui constitue leur substance, comme si elles n’étaient que cela, des segments de logos d’un certain type. J’ai qualifié ce travers de « logicisme ». Mon réexamen – ma « re-vision » – m’a conduit à apercevoir que les règles ne sont pas simplement de la pensée, mais des choses, des res ou réalités mentales faites avec de la pensée, mais ne se réduisant pas à cette texture, pas plus – comme l’a bien montré Aristote – que les choses matérielles ne se réduisent à la matière dont elles sont faites.
À partir de là, à partir de cette ouverture, la lumière peut enfin entrer et progresser de proche en proche. L’approfondissement de cette chosité des règles amène, en effet, à dégager, dans l’expérience que nous en avons, leur ustensilité, ce que j’appelle leur « outilité », leur nature typique d’« outils », de choses servant à, chargées par une intention humaine sous-jacente et transcendante à leur substance, donc invisible, qui ne fait pas partie du logos qui les constitue, d’une fonction utilitaire.
Cette vocation utilitaire, commune à toutes les règles de quelque sorte qu’elles soient, se révèle être de donner la mesure du possible : il s’agit d’étalons du possible, calibrant des marges ou degrés de possibilité d’avoir lieu. Les règles utilisent à cet égard les degrés de l’échelle bipolaire du possible :
- le degré 1, soit 100%, de possibilité, qui correspond en même temps au degré 0 d’impossibilité : c’est la figure de l’obligation morale dans le cas des règles juridiques et plus généralement éthiques ;
- le degré 0 de possibilité, qui correspond en même temps au degré 1, soit 100%, d’impossibilité : c’est, dans le cas des règles éthiques, la figure de l’interdiction morale ;
- le degré intermédiaire entre 0 et 1 correspond à une possibilité corrélative d’avoir lieu ou de ne pas avoir lieu : c’est la figure de la permission morale. Ce degré intermédiaire, s’agissant des lois scientifiques probabilistes, donne lieu à une utilisation plus fine de tous les sous-degrés entre 0 et 100% de possibilité et corrélativement entre 100 et 0% d’impossibilité.
On ne peut rien comprendre aux règles si on ne prend pas conscience de cette mathématique du possible qu’elles mettent en œuvre. On la retrouve, comme on le voit, pour les lois scientifiques qui, contrairement aux idées enracinées dans nos esprits, sont aussi des règles-étalons du possible et non de prétendues descriptions du réel (la possibilité est une entité purement logique, sans référent extérieur dans le monde) ; mais elles remplissent une fonction spécifique qui les distingue des règles éthiques : les règles éthiques ou de conduite encadrent l’agissement humain, elles indiquent à leurs destinataires les marges de possibilité fixées à leurs actions ; les lois scientifiques ou règles théoriques encadrent l’entendement humain, lui indiquent pour l’éclairer, pour lui permettre de se repérer dans les flux évènementiels, les marges de possibilité qu’ont tels ou tels types de phénomènes de se produire dans telles ou telles circonstances.
En tant qu’étalons mentaux, les règles devraient relever de la métrologie ou théorie de la mesure, laquelle malheureusement ne s’occupe que des outils de mesure matériels, ce qui est fort dommage. Il serait, en effet, d’un grand intérêt heuristique d’étudier ces étalons mentaux à la lumière justement des étalons matériels et en profitant des données théoriques générales dégagées, en toute clarté et à l’abri d’arrière-pensées idéologiques, par la métrologie. La théorie juridique et éthique aurait notamment évité de se perdre dans de faux problèmes et discussions oiseuses, comme à propos du relativisme des valeurs : la métrologie nous enseigne, comme une donnée élémentaire ne souffrant aucune mise en doute, que la valeur n’est jamais que le rapport entre l’objet évalué et un objet constitué en base de référence ; imaginer un objet doté de par lui-même, absolument, d’une valeur est tout simplement un pur non-sens. Les règles fonctionnent, dans nos circuits mentaux, selon les mêmes principes fondamentaux que les étalons du monde sensible.
On s’aperçoit même qu’elles sont la réplique mentale d’une variété d’étalons matériels, qu’on appelle en métrologie des « étalons de capacité », mais que je préfère dénommer « étalons formels ». Il s’agit, en effet, d’étalons ayant la nature de formes étalonnant une certaine contenance (par exemple, une pinte est un récipient donnant la mesure d’une contenance de 0,93 litre) ; la contenance ainsi calibrée permet d’étalonner à son tour les choses qu’on y fait entrer (les quantités de liquide qu’on y verse, dans le cas des pintes) : elles devront épouser la forme en question, la remplir exactement, ni en-deçà ni au-delà, pour être à la mesure calibrée (pour équivaloir à 0,93 litre dans mon exemple). Ces étalons formels se distinguent des étalons concrets (tels que les prototypes ou les appartements-témoins) qui donnent directement la mesure des choses, qui incarnent leur modèle, la modalité de leur être même. Il est frappant de constater que les règles mettent exactement en œuvre, dans nos circuits mentaux, le même double étalonnage : ainsi les règles de conduite donnent la mesure du possible agir, elles calibrent les marges de possible fixées aux agissements de leurs destinataires, et ces marges permettent ensuite d’étalonner leurs conduites et de leur attribuer une valeur positive ou négative selon qu’elles entrent ou non dans leur espace, – qu’elles y entrent bien sûr logiquement. On voit en même temps qu’à l’instar de tous les étalons formels et à la différence des étalons concrets, les règles n’impliquent pas une conformité-identité ou similitude, mais une conformité-accordance ou adéquation : les conduites qu’on leur rapporte ne doivent pas leur être identiques, mais être en accord avec elles, se mouler à l’intérieur des marges qu’elles fixent. Pour n’avoir pas aperçu cette différence par rapport aux étalons concrets, Kelsen notamment a été amené à des analyses abracadabrantesques avec son étonnante notion de « substrat indifférent au mode ».
Je veux encore ajouter que la lumière faite sur la nature d’outils des règles juridiques se projette ensuite tout naturellement sur les activités intellectuelles auxquelles elles donnent lieu de la part de la théorie traditionnelle du droit ou dogmatique juridique : il s’agit non pas, comme on le professe couramment, d’une science, explicative de l’avoir lieu de faits ou phénomènes, mais d’une technologie, d’une activité de rationalisation portant sur la pratique d’objets techniques, qui vise à rationaliser leur fabrication et leur utilisation.
II.
La deuxième étape de mon parcours de pensée a été l’approfondissement de la juridicité des règles de droit, particulièrement à la lueur de la théorie des actes de parole (speech acts theory) du philosophe du langage britannique John Langshaw Austin.
La réduction des règles juridiques, et plus généralement éthiques, à de simples séquences de logos a poussé pendant longtemps la théorie juridique et éthique à se fourvoyer dans des impasses en focalisant sa recherche au niveau de ce logos : les règles de conduite ne seraient que des segments de logos d’un certain type, de la pensée exprimée à l’impératif ou avec des expressions ou « foncteurs normatifs » tels que « on doit », « il faut », « il est interdit de » ; et les règles de conduite juridiques ne seraient elles-mêmes que des segments de logos présentant des caractéristiques plus pointues, énonçant selon la conception la plus répandue des « on doit » ou des « il est interdit de » assortis de sanctions contraignantes à caractère physique.
En reconnaissant aux règles leur vraie nature d’outils à vocation utilitaire, on échappe à ces voies de garage et on peut enfin aiguiller correctement la recherche. De même que les règles de conduite sont des règles ayant reçu la vocation utilitaire spécifique de diriger la conduite de leurs destinataires, les règles juridiques sont des règles de conduite à vocation utilitaire plus pointue, plus particulière : elles servent à gouverner des peuples humains ; il s’agit d’outils par lesquels les autorités placées à la tête des peuples humains, les dirigeants « publics », c’est-à-dire littéralement les dirigeants de « peuples », dirigent, dans une perspective d’ensemble synchronique, les conduites de ceux qui en font partie, c’est-à-dire les citoyens, les membres de la Cité. Je les ai qualifiées en ce sens d’outils de « direction publique des conduites ».
Sur ce point, la théorie austinienne des actes de parole m’a paru offrir aux juristes le salutaire avantage d’échapper à l’univers aplati du logicisme et de restituer tout leur relief, toute leur épaisseur réelle aux actes juridiques, aux actes d’édiction de règles des dirigeants publics. La conception logiciste des règles amenait, en effet, à occulter cette épaisseur, à considérer les actes d’édiction de règles juridiques comme des actes de « dire » des règles, d’émettre, d’extérioriser par des paroles écrites ou prononcées le segment de logos dont elles sont constituées. La théorie d’Austin nous révèle que derrière les paroles, il y a des réalités plus essentielles, des actes sociaux, des agissements vis-à-vis d’autrui qui sont accomplis en parlant, au moyen de paroles ; les paroles ne sont que le matériau à l’aide duquel le locuteur agit socialement, sur le contexte intersubjectif, à certaines fins. En l’occurrence, ces actes d’édiction de règles sont des actes d’autorité par lesquels les dirigeants publics font entrer en vigueur des règles, les mettent en service, les rendent autoritairement applicables par ceux qu’elles visent. Il peut s’agir aussi, d’ailleurs, d’actes de mise hors vigueur, temporaire ou définitive.
La théorie austinienne ouvre, dans ce sillage, la voie à d’autres élucidations, et notamment aux deux suivantes. La première concerne les notions de « jugement de valeur » et de « jugement de validité » qu’on distingue mal, qu’on utilise souvent en pratique comme synonymes. Entendue dans le sens authentique que lui reconnaît la métrologie, une évaluation ou jugement de valeur correspond à un simple constat de conformité ou de non-conformité objective d’un objet à l’étalon auquel on le rapporte, et spécialement, dans le domaine juridique qui nous intéresse, d’une conduite à la règle prise comme référence ; il s’agit d’une simple opération de mesurage d’un objet par rapport à un étalon. Un jugement de validité, lui, est plus complexe. Il implique, comme c’est le cas pour les règles juridiques mises en vigueur, que la règle doit être obligatoirement observée par celui dont on juge la conduite, et donc qu’en cas de non-conformité à cette règle la conduite n’est pas seulement non valable, dépourvue de caractère de correspondance ou équivalence à la règle, mais non valide, dépourvue de validité, entachée d’invalidité, d’infirmité ou incorrection : celui qui a agi a mal agi ; son action est défectueuse, viciée, de mauvaise facture, elle ne correspond pas à ce qui était obligatoirement requis de sa part, elle n’est pas comme elle devrait être, – comme quand ce qui m’est livré par un fournisseur ne correspond pas à ce que je lui ai commandé.
La théorie des actes de parole permet, en second lieu, de faire la lumière à propos des actes d’autorité accomplis en vertu de la réglementation juridique et de lever une ambiguïté dans nos esprits. On a, en effet, tendance à croire que tous les actes d’édiction de règles habilités par le droit sont, de ce fait, automatiquement des actes d’édiction de règles de droit, même s’il s’agit d’actes d’autorité émanant de particuliers ; ces derniers se comporteraient en la circonstance exactement à l’image des autorités publiques et devraient leur être assimilés. C’est une thèse à laquelle, on le sait, Kelsen a consacré les développements les plus aboutis. La théorie austinienne met en évidence que, par-delà la similarité apparente de ces actes de parole, ce qu’il faut prendre en compte, c’est la nature de la compétence même exercée (ce que Austin appelait la « valeur ou fonction illocutoire », ce que le locuteur a voulu faire au travers de ses paroles, le type d’acte social qu’il a entendu accomplir dans le contexte de son acte de parole). En l’occurrence, les actes d’autorité des chefs d’entreprise à l’égard de leurs employés, des maîtres d’école à l’égard de leurs élèves ou encore des parents à l’égard de leurs enfants sont accomplis et reçus à titre de personnes privées, de gouvernés à l’égard d’autres gouvernés, et non à titre de dirigeants publics ; la notion romaine de privatus s’oppose à celle de publicus : c’est ce qui ne touche pas aux affaires publiques. Des particuliers peuvent, certes, agir parfois, selon le droit, en qualité d’autorités publiques occasionnelles, comme par exemple lorsqu’ils participent à un référendum ou encore à titre de substitution exceptionnelle à des autorités publiques patentées ; mais c’est toujours la nature des compétences exercées qui compte, et non le simple fait que ces compétences découlent de règles de droit, sont juridiquement réglementées.
III.
Une troisième étape dans mon parcours de pensée s’est accomplie dans les tous derniers mois : j’ai été amené, en effet, à faire une ultime mise au point à propos de l’idée même de droit – rien que ça ! Mes élucidations avaient porté jusque-là sur les règles de droit, sur leurs données caractéristiques en tant que règles, d’une part, et en tant que règles juridiques, d’autre part. Derrière mes analyses, j’adhérais à une idée qui est de nos jours très largement répandue, à savoir que les règles de droit sont le droit, que le droit est constitué de règles, de règles de conduite d’un certain type : on parle, en ce sens, indistinctement du « droit » ou des « règles ou normes juridiques ». Dans la langue anglaise, le même terme law est employé pour désigner le droit et les lois juridiques. Sans remettre en cause le lien étroit qui unit l’idée de droit à l’idée de règle, il m’est apparu nécessaire d’apporter à ce sujet un bémol, qui me tarabustait depuis quelque temps déjà, et de développer une vue plus nuancée. Cette clarification, on va le voir, ne remet pas en cause les analyses développées autour des règles juridiques ; elle présente un intérêt intellectuel essentiellement formel, celui de faire apparaître en pleine lumière la façon adéquate de nommer les choses qui se cache derrière nos usages linguistiques.
Je me suis rendu compte finalement que l’idée ou concept de droit correspond fondamentalement dans nos esprits, par-delà nos manières courantes de nous exprimer, non pas exactement à une certaine catégorie de règles de conduite, mais au contenu des règles de cette catégorie, à leur teneur, au segment de pensée ou dispositif qu’elles portent en elles, au régime qu’elles déclinent. Plus précisément, le droit me paraît être ce à quoi ont respectivement droit les citoyens, les membres de la Cité, c’est-à-dire les marges du possible de leur agir dans leurs relations entre eux. Ces marges sont officiellement fixées et étalonnées, en pratique, par les règles mises en vigueur par les pouvoirs publics qui gouvernent la Cité, mais ces règles ne sont pas le droit lui-même : ce sont les étalons du droit, les outils qui le calibrent. On devrait parler, pour plus de clarté, non pas de « règles de droit », mais de « règles – ou d’un réglage – du droit ». Les règles juridiques ne sont pas davantage le droit que, dans le monde sensible, les règles ou les équerres ne s’identifient à la droiture, à la rectilinéarité ou à la rectangularité qu’elles étalonnent, dont elles donnent la mesure.
Cette analyse trouve une confirmation parfaite dans les idées romaines originaires à partir desquelles s’est formée notre pensée du droit et dont notre vocabulaire même porte de multiples traces, à commencer par le terme « juridique ». Le concept latin de jus, on le sait, s’est historiquement dégagé dans le contexte d’institutions et pratiques sociales à caractère essentiellement religieux ; il a correspondu, dans son sens primitif, et pour reprendre la formule consacrée par les linguistes et historiens (E. Benveniste, G. Dumézil, M. Meslin…), à l’idée d’« une aire d’action et de prétention maxima » revenant respectivement à chacun dans ses rapports avec les autres, fixée au terme d’un rituel officiel. Le jus, les jura, initialement, ce sont les marges de ce que chacun peut faire en fonction de sa situation sociale, de la place qu’il occupe dans la communauté, les rayons à l’intérieur desquels ses activités et prétentions peuvent pleinement et légitimement s’épanouir. S’éclaire par-là la célèbre formule d’Ulpien qui figure dans les Institutes de Justinien et qui définit la fonction de « dire le droit » (jus dicere) des autorités sociales : « suum cuique tribuere », attribuer à chacun le sien.
Et notre terme même de « droit » continue bien, en définitive, de porter fondamentalement le même sens que jus et de signifier de par sa lettre même ce que les citoyens ont le droit de faire. C’est par extension que ce mot en est venu à désigner couramment les règles qui fixent ces droits, qui étalonnent les latitudes ou marges de possibilité imparties à chacun. S’est répandue, en d’autres termes, dans l’usage terminologique, ce qu’on appelle en rhétorique une métonymie, c’est-à-dire une pratique langagière par laquelle on exprime une entité conceptuelle au moyen d’un terme désignant une autre entité qui est en lien avec elle. L’un des cas les plus fréquents de cette sorte de glissement de sens consiste à désigner un contenant par son contenu (comme lorsque l’on dit, par exemple, « boire un verre » ou « avaler une bouteille »). C’est justement ce cas de figure qu’illustre l’emploi du terme « droit » pour désigner, non pas ce à quoi ont droit les membres de la Cité, mais les règles en vigueur par lesquelles les autorités publiques fixent ces marges de manœuvre respectives.
En pratique, cet usage linguistique s’est spontanément développé sans que l’on prenne bien conscience de sa nature métonymique ; laquelle ne retient guère l’attention, elle reste pour ainsi dire transparente dans nos esprits, un peu à l’instar de ce qu’on appelle depuis Ricoeur et Derrida les métaphores « blanches » ou « démonétisées », c’est-à-dire dont l’image qu’elles portent s’est estompée dans les consciences. L’on pourrait, d’ailleurs, penser qu’une clarification sur ce point ne présente pas un grand intérêt. Appeler « droit » les règles qui l’étalonnent, paraît soulever une simple question d’étiquetage ne remettant pas en cause les vues théoriques développées par les juristes : le périmètre du droit reste le même qu’on le ramène aux règles ou à leur teneur, aux espaces de possibilité d’agir qu’elles délimitent ; les analyses des règles juridiques ne sont pas non plus affectées par le fait qu’elles sont mal dénommées.
Il n’empêche que le glissement de sens que représente une métonymie est, dans son principe même, quelles que soient les vertus pragmatiques ou poétiques qui peuvent s’y attacher par ailleurs, une espèce d’abus de langage qui n’est pas sans conséquence : « mal nommer les choses, disait Albert Camus, c’est ajouter au malheur de ce monde ». En l’occurrence, l’usage métonymique en cause emporte des effets non négligeables. Le premier, c’est justement de faire passer à la trappe dans nos consciences ce qu’est véritablement le droit, qui ne se confond pas avec les règles de droit qu’on lui substitue et qui viennent le masquer à nos yeux. En reprendre résolument et pleinement possession revient à purifier notre regard et permet, en même temps, de renouer avec les origines, de retrouver en toute clarté la tradition matricielle de la pensée romaine du droit. Et c’est aussi nous mettre d’accord avec nous-mêmes, car l’idée de droit authentique est toujours présente, même voilée, dans nos esprits : on le voit, par exemple, lorsque, à propos d’un cas particulier, on se pose la question « quel est exactement le droit en la matière ? », « qui a droit à quoi ? » – « quid juris ? », comme disait Kant ; ou encore lorsque les juges, qui n’ont pas en principe le pouvoir d’édicter les règles juridiques qu’ils appliquent, nous apparaissent « dire le droit », dire ce à quoi ont droit les parties. En revanche, c’est une conception incohérente, schizophrénique du droit que nous nourrissons, sans bien nous en rendre compte, lorsque nous prétendons distinguer le « droit subjectif », c’est-à-dire ce à quoi a droit le citoyen, et le « droit objectif » désignant les règles en vigueur : ce binôme est devenu classique chez les juristes en dépit de son caractère manifestement bancal puisqu’il prête simultanément deux identités différentes au droit.
Ce qui est surtout intéressant à souligner, c’est que la conception logiciste dominante des règles de droit a sans doute joué un rôle majeur derrière la métonymie en usage. Si l’on a été amené à appeler « droit » les règles juridiques au lieu de leur teneur, n’est-ce pas, en effet, parce que les vues logicistes habitant les esprits réduisent justement les règles à leur teneur ? Autrement dit, derrière l’usage métonymique, il y a à l’œuvre, me semble-t-il, plus essentiellement qu’un simple procédé langagier, une réelle confusion conceptuelle. En fin de compte, je suis tenté de dire que le logicisme a bien été, à tous égards et tous azimuts, l’ennemi public numéro un de la pensée juridique et, plus généralement, éthique ; ma plus grande fierté serait de contribuer à le mettre définitivement hors d’état de nuire.
Paul Amselek
Professeur Émérite à l’Université Panthéon-Assas (Paris II), Ancien directeur du Centre de Philosophie du Droit. Il est notamment l’auteur de : Méthode phénoménologique et théorie du droit, LGDJ, 1964 ; Science et déterminisme, éthique et liberté, PUF, 1988, avant-propos de Georges Vedel, préface de Jean Hamburger ; Cheminements philosophiques dans le monde du droit et des règles en général, 2e éd., Éditions Panthéon-Assas, 2022 ; De l’art de raconter n’importe quoi en philosophie, Dalloz, 2019 ; Écrits de philosophie du droit, Éditions Panthéon-Assas, 2020.