Qui est le souverain ? Carl Schmitt entre le dirigeant exceptionnel et le peuple La démocratie paradoxale de Carl Schmitt
L'œœuvre décisive et sulfureuse du juriste allemand Carl Schmitt n’a plus besoin d’être présentée en France. Alors qu’elle était encore quasiment inconnue à sa mort, en 1985, elle a bénéficié depuis lors d’un grand nombre de traductions ainsi que de commentaires très éclairants, parfois extrêmement fouillés. Elle a été abondamment analysée dans ses multiples dimensions : politique, juridique, théologique, voire même littéraire et psychanalytique. Toutefois, loin d’être épuisée ou émoussée, la puissance de cette pensée peut encore largement nous instruire aujourd’hui, au début du xxie siècle, surtout dans sa portée politique. En effet, l’œuvre du penseur politique Schmitt, qui s’est exposée au drame politique du xxe siècle jusqu’à s’y brûler les ailes, possède la vertu de se confronter directement aux interrogations qui sont encore celles de notre espace démocratique : où se trouve la légitimité du pouvoir politique dans une époque qui a vu l’effondrement de la légitimité traditionnelle, celle des rois ? Faut-il la chercher dans le peuple ou chez l’homme « fort », capable de « décision » ? Ou encore au Parlement, institution-phare des régimes libéraux ? Par sa position au cœur des tourments du politique au xxe siècle, la pensée de Schmitt, qui s’est voulu l’adversaire implacable du libéralisme tout en construisant une théorie singulière de la démocratie, nous éclaire sur l’horizon mais aussi les impasses voire les dérives de l’espace démocratique. Sa réflexion en profondeur sur la configuration qui préside à tout espace politique, et surtout à l’espace démocratique moderne, lequel met face à face les gouvernants et les gouvernés, ou encore le dirigeant et le « peuple » censé être lui-même « souverain », nous tient désormais de leçon sur les dangers encourus par toute démocratie, et peut-être sur sa face sombre, sur laquelle les libéraux voudraient tant se voiler la face. Cette étude se donne pour une réflexion sur le Schmitt des années de Weimar, réflexion qui vise à une meilleure appréhension des enjeux de l’espace démocratique, hier et aujourd’hui.
Nul n’ignore que la réflexion de Carl Schmitt dans les années de Weimar commence avec cette question cruciale : qui doit être le souverain politique ? On connaît la proposition sur le « souverain » sur laquelle s’ouvre l’ouvrage de 1922, Théologie politique. Mais au-delà même de cette célèbre proposition – « Est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle » – l’ensemble des textes des années Weimar de Schmitt tournent autour de la question de la souveraineté, qui rejoint la question, que Schmitt hérite de Max Weber, de la « légitimité ». En effet, le « souverain » est par définition celui qui est « légitimé » à gouverner, à savoir à prendre les décisions qui contraignent l’ensemble des citoyens d’un État donné. Dans la mesure où la théorie politique de Schmitt s’adosse à la typologie établie par Weber entre les « types de domination », il importe de rappeler brièvement la division wébérienne entre trois « types de domination légitime » : traditionnelle, légale et charismatique. Face aux légitimités traditionnelles, celles des Anciens Régimes européens, fondés sur le principe monarchique de la légitimité des dynasties royales, face aussi à la légitimité charismatique, que Weber situait également plutôt dans le passé – légitimité de type « religieux », celle du chamane ou du prophète inspiré des temps antiques, qui était parfois aussi chef de guerre – la légitimité des temps modernes s’incarne dans la « domination légale à direction administrative bureaucratique » :
2. Tout droit est dans son essence un cosmos de règles abstraites, normalement décidées intentionnellement. […] 3. Par conséquent, le détenteur légal type du pouvoir, le « supérieur », lorsqu’il statue, et partant lorsqu’il ordonne, obéit pour sa part à l’ordre impersonnel par lequel il oriente ses dispositions. […] 5. En conformité avec la conception n. 3, les membres du groupement, en obéissant au détenteur du pouvoir, n’obéissent pas à sa personne mais à des règlements impersonnels. Par conséquent, ils ne sont tenus de lui obéir que dans les limites de la compétence objective, rationnellement délimitée, que lesdits règlements fixent.
Weber voyait dans la domination légale, celle des fonctionnaires, la seule forme adéquate à la société moderne qui se voyait soumise de plus en plus à une rationalisation généralisée de tous les domaines de la vie : juridique, politique et économique. Les deux autres formes de « domination légitime » étaient désormais reléguées au passé. La domination traditionnelle avait progressivement perdu son emprise au xixe siècle, au cours de la lente mais inexorable ascension de la démocratie qui va de 1789 à 1914 ; quant à la domination charismatique, elle était également l’apanage d’un passé presque mythique, puisqu’elle reposait sur la croyance en des capacités extraordinaires, parfois surnaturelles ou « magiques » de tel ou tel personnage hors du commun. La description de Weber de ce type de domination recourait à des exemples issus de l’Histoire antique, que ce soit l’Histoire hébraïque – « prophète » ou « sages » – chrétienne, comme les références à « Byzance, au Moyen-Âge », ou encore à des civilisations non-occidentales, qui faisaient confiance à un « chamane », mage souvent sujet aux attaques d’épilepsie. Pour un rationaliste comme Weber, ces deux formes de domination appartiennent irréductiblement à une époque « prérationaliste », comme il l’écrit à la fin de son analyse : « Aux époques prérationalistes, tradition et charisme se partagent à peu près la totalité des orientations de l’action ».
Face à ces trois types, Carl Schmitt prend une position très nette dès le premier chapitre de sa Théologie politique. S’il est d’accord avec Weber pour rejeter la domination traditionnelle, dont il établit souvent au cours de son œuvre la disparition progressive au cours du xixe siècle, et surtout après la Révolution de 1848, il s’élève très vivement contre le privilège accordé par Weber à la légitimité de type administrative bureaucratique. En effet, le souverain « capable de décider de la situation exceptionnelle », est précisément nécessairement une personne, et ne saurait être ce « cosmos de règles abstraites, normalement décidées intentionnellement » par lequel Weber définit l’ordre du droit, de la domination légale. Le recours par Schmitt à ce « souverain » capable de « décider de la situation exceptionnelle » se fait à n’en pas douter contre l’ordre abstrait du droit, dont le juriste Kelsen est selon lui le plus pur représentant. Car qui est ce souverain, sinon un dirigeant fort, courageux, qui n’a pas peur de décréter la « situation exceptionnelle », à savoir la crise qui menace l’État ; l’homme fort sait la surmonter par les décisions qui s’imposent. Et la décision par excellence, c’est précisément l’instauration de l’état d’urgence, lequel suspend la Constitution et donne au souverain les moyens de maîtriser une situation qui risque de conduire à l’anarchie. Dans cette description on aura aisément reconnu la situation de l’Allemagne en 1922, au moment où Schmitt écrit ces lignes. En effet, la République allemande est alors en proie à de nombreuses tentatives de putsch et de soulèvements populaires de droite comme de gauche, tentatives qui, depuis la défaite de 1918, menacent l’ordre public. C’est à n’en pas douter la toile de fond sur laquelle surgit la proposition sur le souverain de Schmitt. Si nous revenons aux catégories de Weber, nous poserons la question : quelle est la légitimité de cet homme fort pour suspendre le droit et décréter la situation exceptionnelle ? Si Schmitt ne répond pas clairement à cette question, elle s’impose d’elle-même : sa légitimité est issue précisément de sa capacité personnelle à prendre une décision. Or, cette capacité ou ce courage nous renvoient au type de domination charismatique analysé par Weber. Car si l’homme charismatique est précisément l’homme doté de capacités extraordinaires, le pouvoir de prendre une décision critique ne fait-il pas partie de ces « capacités extraordinaires » dont seuls se targuent de posséder les prophètes, les héros et les sages ?
Toutefois, dès ce moment, Schmitt semble délaisser la description de ce « souverain » pour s’engager dans une polémique virulente contre les forces qui incarnent selon lui l’obstacle à l’irruption du souverain. Il vise essentiellement deux grandes forces. D’un côté, l’ordre du droit lui-même, la « norme générale telle qu’elle est présentée par la proposition juridique normalement en vigueur » ou encore « l’ordre juridique normalement en vigueur ». L’ensemble du premier chapitre de l’ouvrage déploie une dichotomie systématique entre l’ordre juridique quotidien, « en vigueur », et la situation exceptionnelle, qui exige précisément une « décision » qui suspende cet ordre de la norme. Au fond, ce que vise la critique de Schmitt, c’est tout simplement l’État de droit, comme il l’écrit explicitement :
Dans l’élaboration de l’État de droit moderne, toutes les tendances vont à écarter le souverain en ce sens.
En effet, l’État de droit ne connaît que le règne de la norme juridique, il ne saurait statuer sur la situation exceptionnelle, qui excède par définition toute norme. On comprend pourquoi le souverain ne saurait qu’être une personne : seule une personne peut prendre une décision, suspendre le droit ; les lois, quant à elles, ne connaissent à proprement parler aucune « situation » dans sa particularité, mais seulement des normes générales.
La norme juridique n’est que l’une des deux forces incriminées par le juriste allemand. Au quatrième chapitre de son ouvrage, il vise un second adversaire de la décision, plus redoutable encore que l’ordre juridique en vigueur. Cette force s’incarne dans l’institution politique par excellence du libéralisme moderne : le Parlement. C’est le Parlement qui empêche, par sa nature même, la décision du souverain. Schmitt l’explique en se référant à un penseur politique espagnol, totalement oublié au demeurant : Donoso Cortès (1809-1853). Ce dernier, diplomate dans diverses villes européennes, s’oppose violemment au libéralisme et à la classe qui le représente, la bourgeoisie. Il définit la bourgeoisie comme la « classe de la discussion » (clasa discutidora). Or, cette caractéristique ne vaut pour la bourgeoisie que parce qu’elle vaut également pour l’institution politique typique bourgeoise : le Parlement. Le Parlement est le lieu de la parole incessante, de la discussion perpétuelle. Tout sujet y est soumis au débat, à la controverse verbale, controverse qui ne connaît jamais de fin, par définition, puisque les points de vue se multiplient et se déploient à l’infini. Et toute décision est ainsi ajournée, rendue impossible. D’où, pour le penseur espagnol, le recours à la « dictature » pour trancher les questions décisives du temps, qui mettent aux prises d’un côté, la tradition et l’autorité, et de l’autre la révolution anarchiste ou communiste, qui pousse la logique libérale à son point culminant.
L’attaque contre le Parlement constituera l’un des fils directeurs de la pensée politique de Schmitt durant les années de Weimar. Elle est condensée dans La situation culturelle du parlementarisme contemporain, publié immédiatement après Théologie politique. Le titre de la traduction française vise juste : il s’agit à la fois d’une attaque contre le parlementarisme et d’une réflexion en profondeur sur la démocratie dans ses relations avec lui, où Schmitt défend paradoxalement la « démocratie » au sens très précis où il l’entend. Cet ouvrage est essentiel à nos yeux dans la mesure où Schmitt y développe de manière systématique des thèses très tranchées et hautement paradoxales au sujet de l’espace politique moderne comme espace démocratique dominé par la souveraineté du « peuple ». Schmitt y revient notamment aux questions ouvertes par Rousseau par la notion de « volonté générale », questions qui sont au cœur du tourment politique et idéologique du siècle passé, mais aussi du nôtre, qui voit la résurgence d’un certain « populisme ». L’examen attentif de cet ouvrage va nous livrer, à nous qui vivons un siècle après sa parution, certaines clés indispensables à l’élucidation de ce qui est encore notre horizon politique.
En vérité, au lecteur attentif, le passage de Théologie politique à l’ouvrage sur le Parlementarisme, loin d’être lisse, présente même une mutation incontestable. Certes, on reconnaît aisément la critique du parlementarisme amorcée dans Théologie politique. Plus encore, la définition du « Souverain », qui ouvre l’ouvrage de 1922, réapparaît encore dans Parlementarisme et démocratie. Toutefois, par sa ligne générale, l’accent a fondamentalement changé. Si la thèse centrale de Théologie politique semblait affirmer la nécessité du Souverain comme l’homme fort, qui s’incarne dans la personne décidant des situations exceptionnelles, cet homme fort disparaît dans le livre sur le Parlementarisme. Désormais, c’est le peuple qui se tient au centre de l’espace politique. Et avec le peuple, le régime qui fait du peuple le souverain par excellence : la démocratie. Les premières lignes de l’ouvrage sont parfaitement explicites sur le nouveau champ de réflexion ouvert par Schmitt :
Pour le xixe siècle, l’histoire des idées politiques et des idées théoriques sur l’État peut se résumer en une formule : le triomphe de la démocratie.
Cette phrase donne le ton de l’ouvrage dans son ensemble. En effet, la démocratie occupe dorénavant la méditation de Schmitt sur l’espace politique moderne. Or, dans Théologie politique, la démocratie avait été sinon absente, du moins nettement dévalorisée au profit d’une conception de la souveraineté plus conservatrice, nettement autoritaire, où dominait le souverain considéré comme cet « homme fort » capable de décision. Cette position était particulièrement visible au chapitre 3, où Schmitt examinait les conceptions démocratiques à la lumière de sa propre définition de la souveraineté, comme ici :
Chez Rousseau, la volonté générale est identifiée à la volonté du souverain ; mais, dans le même temps, l’idée du général acquiert même dans son sujet une détermination quantitative : en d’autres mots, le peuple devient souverain. L’élément décisionniste et personnaliste de la notion de souveraineté en vigueur jusqu’alors se perd du fait même.
Contre la tradition rousseauiste, Schmitt jugeait le peuple inapte à la souveraineté, puisqu’il se situait du côté de la quantité, de la généralité, tandis que le souverain était nécessairement une personne, seule capable de décision. Plus encore, dans l’ouvrage de 1922, le peuple était décrit le plus souvent avec une pointe de mépris hautain, celui que pouvait éprouver Donoso Cortès pour l’homme en général, l’homme naturel voué inéluctablement au péché. Or, le peuple n’était rien d’autre qu’une assemblée d’hommes « naturels », à savoir « humains trop humains », pour paraphraser Nietzsche.
Dans Parlementarisme et démocratie, cette posture hautaine, voire méprisante vis-à-vis du peuple, a totalement disparu, comme on s’en aperçoit dès les premières pages de l’ouvrage, où Schmitt commence par passer en revue les jugements portés sur le peuple au 19e siècle, au moment du « triomphe de la démocratie ». Il oppose notamment la méfiance de Tocqueville, mû par une « crainte aristocratique envers une humanité embourgeoisée, troupeaux d’animaux industrieux et timides », à la « foi enthousiaste en la bonté naturelle du “peuple” » chez Michelet. Ici, le juriste se garde de prendre clairement position entre les deux. Et pour cause : si dans l’ouvrage de 1922, il prenait clairement parti pour une conception pessimiste, qui vouait le peuple au mépris de l’aristocrate espagnol Cortès, un an plus tard, ce parti-pris est discrètement abandonné. Il s’agit maintenant de penser la démocratie au sens strict, et celle-ci repose incontestablement sur la légitimité populaire. Or pour penser la démocratie dans sa pureté, il faut d’abord la distinguer d’un certain nombre de notions qui viennent recouvrir son sens, et parmi elles, le libéralisme – avec son corollaire incontournable, le « parlementarisme » – vient en première position. En effet, Schmitt n’aura de cesse, dans les années de Weimar, de dégager la démocratie de ses oripeaux libéraux, en affirmant fortement : la démocratie n’est pas nécessairement libérale, elle se distingue même nettement du libéralisme. Selon cette thèse, il y eut certes alliance, au 19e siècle bourgeois, entre démocratie et libéralisme, mais cette alliance ne correspond pas à la vérité de la démocratie, qui repose sur la notion de « peuple », et non d’« individu », comme le veut la représentation libérale. Évoquant les « avancées » conjointes du parlementarisme et de la démocratie au xixe siècle, Schmitt ajoute :
Mais aujourd’hui, après leur commun triomphe, l’opposition apparaît au grand jour, et la différence entre les idées du parlementarisme libéral et celles de la démocratie de masse ne sauraient rester inaperçues plus longtemps.
Cette distinction se tient au cœur de l’argument schmittien : il importe au plus haut point de distinguer, de désintriquer, ce que tous tendent à confondre, le « parlementarisme libéral » et la « démocratie de masse ». L’expression « démocratie de masse » suggère déjà que la démocratie ne saurait se concilier avec une conception libérale, individualiste et bourgeoise. La démocratie, au sens étymologique même, se rapporte au peuple, et non à l’individu singulier. Or, la vision libérale du monde était née des revendications de l’individu moderne, produit conjugué de la Réforme protestante et de la révolution scientifique du 17e siècle, face à l’État monarchique autoritaire. Elle appelait à l’octroi de droits pour l’individu singulier, précisément privé de droits sous le régime féodal de la Monarchie absolue. C’est ainsi que la démocratie s’est confondue avec sa version libérale moderne, telle qu’elle avait été proposée par Spinoza au 17e siècle, par exemple. Or, Schmitt entend penser résolument la démocratie en dehors de sa capture par l’idéologie libérale bourgeoise, estimant que celle-ci la détourne de son véritable sens. Il s’agit donc de revenir à une notion plus épurée de la démocratie, fondée sur l’idée de peuple et non sur celle d’individu. Plus encore : le libéralisme assoit son idéologie sur des catégories institutionnelles, comme la séparation et la balance entre les pouvoirs, chères à Montesquieu, les élections libres, etc. Or, claironne Schmitt, ce sont là des formes modernes, bourgeoises, du politique – et au fond « antipolitiques », finira-t-il par ajouter, puisqu’elles servent l’individu privé contre l’État – qui ne correspondent nullement à la pureté de la démocratie telle qu’elle était apparue dans la Grèce antique. La démocratie du xxe siècle revient au fond à un modèle plus authentique, celui des Anciens. Au cœur de ce retour se tient la notion de « peuple », exhumée par la pensée politique de Rousseau, lui aussi héritier des Anciens.
Toutefois, la difficulté apparaît lorsqu’il s’agit de circonscrire cette notion de « peuple », si fugitive, si chargée affectivement par la pensée socialiste et révolutionnaire. Qu’est-ce qu’un peuple ? se demande d’abord le juriste allemand, observant d’abord que la notion de peuple échappe par nature à toute description précise :
Les divers peuples ou les groupes sociaux et économiques qui s’organisent « démocratiquement » n’ont qu’abstraitement le même sujet, appelé « peuple ». Concrètement, les masses sont sociologiquement et psychologiquement hétérogènes. Une démocratie peut être militariste ou pacifiste, absolutiste ou libérale, centraliste ou décentralisée, progressiste ou réactionnaire, et le tout peut être différent à diverses époques, sans cesser d’être démocratie.
Que reste-t-il alors de la démocratie ? Pour sa définition, une série d’identités. Il est de son essence que toutes les décisions qui sont prises n’aient à compter que pour ceux-là mêmes qui décident. […] Même ce point ne change rien à l’idée fondamentale qui veut que tous les arguments démocratiques reposent sur une série d’identités. Entrent dans cette série l’identité des gouvernants et des gouvernés, du dirigeant et des sujets, l’identité du sujet et de l’objet de l’autorité étatique, l’identité du peuple avec sa représentation au Parlement, l’identité entre loi et État, et en dernière instance l’identité du quantitatif (majorité numérique ou unanimité) et du qualitatif (justesse de la loi).
Ces « identités » permettent de saisir la démocratie comme le pouvoir du peuple, puisque c’est lui qui est censé décider de son propre destin, à travers des élections libres où le peuple – les « gouvernés » – nomme ses « gouvernants ». Ces diverses identités reposent « en dernière instance » sur le postulat que la quantité permet d’atteindre le « qualitatif », à savoir la « justesse de la loi ». Dans le sillage de Rousseau, Schmitt revient à une définition stricte de la démocratie comme souveraineté du peuple. Toutefois, cette définition ne nous répond encore pas à la question « Qu’est-ce qu’un peuple ? ». Si elle ne le fait pas, c’est que la question, au fond, est mal posée. En effet, si « les masses sont psychologiquement et sociologiquement hétérogènes », il est sans doute impossible de dégager une définition ou une essence pure du « peuple ». En revanche, il est beaucoup plus judicieux de se poser la question : « Que veut un peuple ? », ou encore : « Que veut tel ou tel peuple ? ». En effet, la théorie moderne de la souveraineté du peuple trouve toujours, derrière le peuple, sa « volonté ». Le peuple s’affirme lui-même par une volonté. C’est ici que, dans une stricte fidélité à la tradition rousseauiste, Schmitt va élaborer une réflexion autour de la « volonté du peuple ». Car poser la question de l’essence ou de la nature du peuple n’a de sens qu’à renvoyer à la question de la volonté qui l’anime, volonté dont il s’agit de suivre la « formation » :
Tout dépend de la façon dont se forme la volonté (wie der Wille gebildet wird : Schmitt souligne le verbe). La dialectique vieille comme le monde présente dans la doctrine de la volonté du peuple n’a toujours pas trouvé de solution : la minorité peut être dépositaire de la volonté véritable du peuple ; le peuple peut être trompé ; on connaît en effet de longue date la technique de la propagande et de la manipulation de l’opinion publique.
En vérité, cette dialectique « vieille comme le monde » est réellement la croix et la bannière de la politique moderne, comme le rappelle Schmitt en évoquant dans ce contexte les débats apparus dès la Révolution anglaise du xviie siècle, et les « premiers démocrates directs des temps modernes, les levellers de la révolution puritaine », dont le chef proclamait que « seuls les gens bien disposés ont le droit de voter ». Cet exemple illustre le paradoxe de la démocratie, que Schmitt formule en disant qu’il « semble donc être du destin de la démocratie de s’autosupprimer dans le problème de la formation de la volonté ». Mais le problème posé par la volonté populaire va plus loin que ce paradoxe entre le formalisme de la démocratie et le contenu concret d’une politique démocratique, éventuellement antidémocratique. La question touche à la notion de « formation » : si tout tient à la volonté du peuple, et si cette volonté est « formée », l’analyse de Schmitt va logiquement se tourner vers le processus de « formation » de la volonté populaire, s’employant à démonter ladite « formation » en dévoilant ce qui se cache réellement derrière l’expression « formation de la volonté ». Il apparaît ici que la volonté du peuple n’est en rien une chose naturelle, qui existerait comme une donnée préexistante qu’il nous faudrait « découvrir ». La formule employée, la « formation de la volonté » est si cruciale pour Schmitt qu’il va réutiliser cette image deux pages plus loin :
la question exclusivement pratique concerne l’identification, et notamment la question : qui dispose des moyens pour former la volonté du peuple, c’est-à-dire des moyens que sont le pouvoir militaire et politique, la propagande, la maîtrise de l’opinion publique grâce à la presse, les organisations partisanes, les rassemblements, l’éducation populaire, l’école ? Le pouvoir politique est particulièrement en mesure de former lui-même, au départ, la volonté du peuple dont il est censé procéder ensuite.
Schmitt reprend le cœur de l’argument rousseauiste : si le peuple doit être souverain, il ne s’ensuit pas nécessairement qu’il voie toujours juste. Il faut alors éduquer les individus, naturellement égoïstes et rebelles, à la citoyenneté, à savoir à la « volonté générale », qui est la volonté commune. D’où la référence explicite de Schmitt au « vieux programme de l’éducation du peuple ». Elle rappelle le recours à la figure du « Législateur », qui doit, selon Rousseau, « instituer un peuple » et « changer, pour ainsi dire, la nature humaine ». On a noté depuis longtemps que ces lignes traçaient par avance le programme des totalitarismes contemporains. En effet, le législateur de Rousseau deviendra rapidement le tyran impitoyable qui entreprendra d’« éduquer » le peuple par la force, car le peuple n’est malheureusement pas toujours aussi docile qu’on le voudrait aux doctrines de son maître et législateur. Schmitt, partant de la démocratie comme souveraineté du peuple, doit lui aussi convenir que la volonté du peuple n’est pas une idée « claire et distincte », qui brillerait dans un quelconque ciel intelligible, mais qu’elle est soumise à une « formation » tangible à travers les mouvements de l’Histoire.
Cette idée, il l’emprunte aux Lumières et à Rousseau, comme on a vu. Toutefois, contrairement aux idéaux quelque peu naïfs des Lumières, que Rousseau reprend ici à son compte, Schmitt ne croit plus à la vertu d’une éducation républicaine à la citoyenneté. La cité de Schmitt n’est en rien la République vertueuse de Rousseau, elle n’est pas non plus l’État fichtéen comme « usine à culture », mais un État cynique et brutal, qui n’éduque plus le peuple, mais manipule « l’opinion publique », laquelle est la traduction sociologique concrète de la « volonté du peuple ». C’est qu’entre Rousseau et Schmitt, il y a un gouffre, marqué par la pensée sociologique désabusée d’un Tocqueville, qui avait démonté la « volonté du peuple » en montrant qu’elle dégénérait facilement en « tyrannie de la majorité », laquelle se traduisait en fait par un pouvoir tyrannique de « l’opinion commune ». À un autre niveau, entre Rousseau et Schmitt nous assistons à la montée, au xixe siècle, de la grande presse, qui s’adresse désormais aux masses nouvellement alphabétisées grâce à l’école obligatoire. Bref, entre Rousseau et Schmitt, nous voyons l’émergence des « foules » de Gustave Le Bon, qui pensent et agissent suivant une logique différente de celle de l’individu. La « presse » à laquelle Schmitt fait référence ici ne cherche ni à éduquer, ni à atteindre la vérité ou la justice. C’est là encore une conception bourgeoise et individualiste de la presse, qui appartient à l’âge libéral. La nouvelle presse d’opinion qui apparaît à la fin du xixe siècle se donne avant tout pour objectif d’influencer, de persuader et de rallier les masses à ses idées. Bref, elle entend former l’opinion publique, la façonner et lui imprimer un certain moule. Les grands journaux sont inféodés à des forces idéologiques, économiques et sociales, qu’elles soient nationalistes, bourgeoises, socialistes, voire révolutionnaires. Mais la phrase de Schmitt se situe encore au-delà de ces débats d’opinions relayés par la presse à grand tirage ; il conçoit un pouvoir suffisamment fort pour mettre au pas l’opinion publique, la manipuler à sa guise de sorte à la diriger où bon lui semble, et ce grâce à ce moyen de « propagande » très efficace qu’est la « presse ». Lorsqu’il écrit ces lignes, en 1922, l’Europe est définitivement entrée dans l’ère de la « démocratie de masse », comme il l’écrit. Le libéralisme bourgeois du xixe siècle, comme les débats d’idées entre les divers courants idéologiques, sont désormais l’apanage du passé. Schmitt en veut pour preuve les dernières révolutions politiques en Europe : le fascisme italien et le bolchévisme soviétique, parvenus au pouvoir dans les années où il écrit. Le peuple y subit de front une « formation de la volonté » qui n’est rien d’autre qu’un endoctrinement idéologique d’une brutalité sans égal. Les illusions de la volonté générale de Rousseau, innocemment citoyenne et républicaine, ont cédé la place aux réalités politiques de la « démocratie de masse », faite de propagande à grande échelle. Or, celle-ci est parfaitement compatible avec « le bolchévisme et le fascisme », comme Schmitt l’écrit dans la « préface – Vorbemerkung » à la seconde édition de l’ouvrage sur le Parlementarisme, en 1926 :
La crise de l’État moderne vient de ce qu’une démocratie de masse et une démocratie de l’humanité sont incapables de réaliser une forme d’État, pas même un État démocratique. En revanche, le bolchevisme et le fascisme sont certes antilibéraux, comme toute dictature, mais pas nécessairement antidémocratiques. Dans l’histoire de la démocratie, il y a de nombreuses dictatures et de nombreux césarismes, et encore bien d’autres exemples de méthodes surprenantes, inhabituelles aux yeux des traditions libérales du siècle dernier, en vue de former la volonté du peuple et de créer une homogénéité. L’idée que le peuple ne pourrait exprimer sa volonté que de la façon suivante : chaque citoyen donne sa voix dans le secret le plus absolu et dans un total isolement, donc sans sortir du privé et de l’irresponsabilité, dans des « installations pour le protéger » et « sans être observé » […], ensuite chaque voix individuelle est enregistrée et l’on dégage une majorité arithmétique : cette idée appartient à l’arsenal des représentations non démocratiques, nées au xixe siècle de l’amalgame avec des principes libéraux.
La distinction entre « démocratie de masse » et « parlementarisme libéral » trouve ici sa vérité ultime, son illustration la plus paradoxale et subversive. La démocratie s’allie parfaitement avec le bolchevisme et le fascisme parce que dans son essence, elle commande une certaine « formation de la volonté du peuple », et non des institutions libérales comme les élections opérées par des bulletins de vote censés exprimer la volonté de chaque citoyen. Or, le fascisme et le bolchevisme sont des régimes qui visent à « former la volonté du peuple » et à « créer une homogénéité ». En ce sens, s’ils sont totalement antilibéraux, ils sont en revanche parfaitement démocratiques au sens de Schmitt, dans la mesure où ils s’appuient, en dernière instance, sur le peuple lui-même, dont ils entendent « former » la « volonté ». La démocratie est entendue précisément comme le processus de formation de la volonté populaire, de manière à en dégager « l’homogénéité » ; elle se distingue totalement des institutions libérales comme la séparation des pouvoirs ou les élections libres. Ni les fascistes italiens ni les bolcheviques russes n’ont été élus lors d’élections au suffrage universel ; ils n’en sont pas moins démocratiques, clame Schmitt. C’est que l’essentiel de la démocratie ne tient pas aux institutions, mais à une certaine action, qui consiste à former ou à façonner la volonté du peuple, en l’occurrence le peuple italien et russe. Les fascistes et les communistes sont les éducateurs de ces peuples, pourrait-on dire dans le langage encore naïf du xviiie siècle. Dans le langage plus réaliste et plus lucide de Schmitt, les dirigeants fascistes et bolcheviques – sont-ce eux, les « Souverains » de l’ouvrage de 1922 ? – ont su former la volonté populaire au moyen de campagnes de presse efficaces et d’une propagande qui vise à manipuler l’opinion en inculquant les nouveaux principes du gouvernement à l’ensemble du peuple. Voilà la démocratie ramenée à sa pureté, au rebours de tout libéralisme ! Le paragraphe suivant dévoile la conception singulière que Schmitt se fait de la démocratie véritable, celle qui laisse réellement s’exprimer la volonté du peuple. Jusqu’à présent, il nous avait expliqué comment les dirigeants façonnaient la volonté populaire. Voici maintenant comment cette dernière se manifeste concrètement :
Le peuple est une notion de droit public. Le peuple n’existe que dans la sphère de la publicité (Publizität). L’opinion unanime de cent millions de personnes privées n’est ni la volonté du peuple, ni l’opinion du peuple. La volonté du peuple peut s’exprimer par l’acclamation (acclamatio), par sa présence allant de soi et non contestée et par un processus démocratique encore meilleur que l’instrument statistique élaboré avec un soin si minutieux depuis un siècle et demi. Plus est intense la force du sentiment démocratique, plus est garantie la certitude que la démocratie est autre chose qu’un système d’enregistrements de scrutins secrets. Face à une démocratie immédiate au sens non seulement technique mais encore vital, le parlement issu d’une logique de pensée libérale apparaît comme une machinerie artificielle, alors que des méthodes dictatoriales et césaristes peuvent non seulement être portées par l’acclamatio du peuple, mais encore être des expressions immédiates de la substance et de l’énergie démocratiques.
Ce paragraphe est comme le pendant du précédent : tandis que le premier analysait le processus démocratique à partir du point de vue des dirigeants qui façonnaient la volonté du peuple, le second décrit la manière dont cette volonté s’exprime dans les faits. On l’a vu : ce n’est pas au moyen d’élections. Schmitt s’oppose à la représentation courante selon laquelle le peuple s’exprime dans les urnes, par des élections à scrutin secret. Dans de nombreux textes de l’époque de Weimar, il ne cesse de scander que la volonté du peuple ne saurait s’exprimer par des élections, car précisément, au moment des élections, le peuple n’est plus lui-même, mais il est dispersé en une multitude d’individus privés. Or, « le peuple est une notion de droit public ». C’est donc seulement dans l’espace public qu’il s’exprime en tant que peuple, soit dans des grèves – d’où l’intérêt de Schmitt pour le phénomène de la « grève générale », chère à Sorel – soit dans des manifestations de masse. Ce qu’il a en vue à travers ces formes, c’est une sorte de démocratie directe, qui ne passe pas par la « machinerie artificielle » du parlement. Schmitt vise des formes « immédiates » et « vitales » de la démocratie, qui contournent ses aspects « techniques », prônés par la logique libérale. Parmi ces formes, il privilégie ici ce qu’il nomme du terme latin de acclamatio, ou encore l’acclamation. Cette notion est introduite dans la Préface de l’édition de 1926 pour illustrer en quelque sorte l’idée d’une démocratie épurée, « libérée » de toutes les représentations libérales. D’où vient cette idée d’acclamatio à laquelle Schmitt consacrera de nombreuses analyses durant ces années ?
L’idée du peuple rassemblé sur la place publique est aussi ancienne que la démocratie elle-même, puisqu’elle renvoie à la réalité de la démocratie athénienne, où les citoyens étaient réunis en Assemblée sur l’Agora pour s’occuper des affaires de la cité. Mais l’idée d’acclamatio vient de Rome, et non d’Athènes. Dans sa préface à la Théorie de la Constitution, le magnum opus juridique de Schmitt publié en 1928, Olivier Beaud revient sur cette notion, en montrant qu’elle appartient à la fois à la tradition païenne et chrétienne :
Les notions d’ennemi et d’hérétique sont surtout réunies par l’idée d’acclamation clandestinement introduite dans la seconde édition de l’essai sur le Parlementarisme de 1926. D’où vient-elle ? On pourrait la croire inspirée par l’observation de la pratique mussolinienne, mais en réalité, elle est tout simplement un emprunt que Schmitt fait à son ami théologien Erik Peterson. Cette thèse, publiée en 1925, montre que l’acclamation est un emprunt de la chrétienté à une coutume romaine pratiquée pour célébrer l’empereur et les magistrats. Peterson a notamment étudié les différents types d’acclamation que les chefs religieux provoquaient à l’occasion de conciles où se jouaient des questions décisives d’interprétation des dogmes. Or, l’acclamation religieuse apparaît comme dirigée contre l’hérétique car elle est d’abord et avant tout l’anathème prononcé par le peuple assemblé sur la place publique en réponse à une question des chefs religieux. Elle est donc en fait une union mystico-politique provoquée par la foi unanime en un Dieu unique. La leçon de cette pratique religieuse est claire : le peuple rassemblé des fidèles est naturellement porté à anathémiser plutôt qu’à louer. Par analogie, le peuple démocratique est porté à excommunier l’ennemi politique à la suite d’appels que lui lancent les gouvernements.
Ces lignes fortes jettent une lumière crue sur le lien qui rattache certaines pratiques politiques contemporaines, dans les mouvements fascistes par exemple – Beaud évoque ici Mussolini – à des traditions romaines païennes puis chrétiennes. Nous y reviendrons. Notons pour le moment que dans l’acclamation compte moins le contenu lui-même du message – il peut être païen ou chrétien, peu importe – que l’expérience qu’elle met en œuvre. L’acclamation est une expérience collective « d’union mystico-politique » qui trouve sa raison d’être dans la dénonciation d’un ennemi ou un « hérétique ». Cette expérience presque extatique rappelle celle de la « fraternité-terreur » évoquée par Sartre pour décrire les groupes en fusion dans les moments révolutionnaires. Elle consonne aussi avec ces lignes étonnantes de Benny Lévy, en dialogue précisément avec Sartre à la fin de sa vie. Benny Lévy évoque « l’homme juif », qui peut « pressentir sous la foule révolutionnaire la foule pogromiste ». Et il poursuit :
Le Juif sait qu’il est menacé lorsqu’une foule se prend pour un corps mystique. Grâce à son expérience, il ne peut pas faire de la plèbe une instance pure de résistance. Il peut, au contraire, faire la discrimination entre ce qui relève de la vérité fraternelle dans un mouvement révolutionnaire et ce qui relève du sacré et de ses menaces terroristes.
Voilà qui nous mène très près du point obscur de la vie et de l’œuvre de Schmitt, le point le plus controversé de son itinéraire de pensée : son engagement en 1933 aux côtés des Nazis. Or, à suivre la logique de notre analyse, le nazisme ne lui offrait-il pas tous les éléments qu’il cherchait dans ces textes ? La scène de l’acclamation ne trouvait-elle pas là une apothéose moderne ? Au fond, de quoi s’agissait-il dans les grands rassemblements nazis ? De l’acclamation par le peuple « physiquement rassemblé » d’un chef politique « fort » lui demandant d’anathémiser un ennemi « hérétique » : les Juifs. La scène religieuse primitive était certes sécularisée, puisque les hérétiques devenaient, dans la version moderne, des « ennemis de la race » ; mais au-delà du contenu propre à l’acclamation, on assistait encore une fois à « l’union mystico-politique » ou au « corps mystique » de la « foule » galvanisée par son chef, foule qui n’allait pas tarder à devenir « pogromiste », pour reprendre les termes de Benny Lévy. Le fascisme contemporain s’enracine dans une expérience ancestrale où le politique le dispute au religieux pour former une « homogénéité », ou une volonté populaire enfin soudée. Et cela, par la grâce de l’ennemi ! Il n’en demeure pas moins que cette expérience d’union n’est pas l’apanage du seul fascisme. On la retrouve dans les moments historiques de haute intensité – guerres, soulèvements populaires, révolutions – où le peuple généralement divisé en forces antagonistes se rassemble derrière son chef. C’est l’union sacrée enfin retrouvée au début de toutes les grandes guerres. Le peuple et son chef se font face dans une symbiose quasi-fusionnelle, « corps mystique » indivisible et compact.
Cette pensée de l’acclamation populaire marque le point culminant de la conception démocratique si particulière – si paradoxale pourrait-on dire – élaborée par Schmitt durant les années de Weimar. Elle pointe le centre névralgique d’intensité extrême de ces textes. Toutefois, Schmitt reconnaît lui-même, avec un ton parfois acerbe, que la scène de l’acclamation n’est pas fréquente dans l’Histoire des Nations, et encore moins dans la politique moderne ; elle renvoie essentiellement, nous l’avons vu, aux grands moments historiques, ceux des Révolutions et des soulèvements populaires, alors que le peuple se rassemble afin de faire entendre concrètement sa voix et sa volonté. Mais il s’agit toujours de moments rares. Ces moments d’exception, dirions-nous pour paraphraser Schmitt lui-même, ne sont pas représentatifs de la réalité politique moderne dans sa grisaille quotidienne, laquelle se déroule plutôt dans les débats parlementaires ou au sein des diverses commissions du Parlement. Pourtant, ce sont ces moments que le juriste allemand désigne comme les véritables instants démocratiques, puisque c’est alors que le demos se fait réellement entendre, au-delà des élections à scrutin secret, lesquelles font certes entendre les voix des individus isolés, mais non l’opinion du peuple, qui est toujours le « peuple rassemblé ». Ainsi, non seulement le Parlement ne serait pas une institution démocratique, mais il figurerait, aux yeux de Schmitt, la négation de toute véritable démocratie, puisqu’il confisque le pouvoir du peuple – qui n’a de sens que par la présence physique du demos – au profit d’une toute petite minorité de « représentants ». Ainsi, la pensée conservatrice radicale de Schmitt finit par rejoindre certaines idées d’extrême-gauche, anarchiste ou communiste, dans une attaque sans concession des institutions libérales-parlementaires.
Schmitt ne va pas en rester là, à savoir à la scène de l’acclamation populaire. Afin de mieux saisir les enjeux de cette pensée aux riches fluctuations, il importe de la replacer dans ses diverses étapes à partir de 1922. Si Théologie politique avait élaboré une théorie du Souverain sous les traits du dirigeant fort, dans les années suivantes, ce dirigeant capable de prendre des décisions dans les situations d’urgence perd une grande partie de sa signification ; il n’est plus rien s’il n’est pas acclamé par son peuple. Autrement dit, il ne saurait prendre aucune décision si elle ne reçoit pas l’aval du peuple rassemblé. Nous avons dit que sa pensée a changé d’accent depuis 1922 : le chef politique, auquel il accordait ses faveurs dans Théologie politique, ne disparaît pas, mais semble être désormais relégué à l’arrière-plan. Il s’éclipse discrètement pour laisser pénétrer l’acteur politique principal de la modernité : le peuple lui-même. La scène politique de Schmitt met face-à-face le dirigeant politique et le peuple, où le premier vise à façonner la volonté du second. Cette évolution est particulièrement nette dans l’ouvrage qui incarne en quelque sorte la somme de la pensée de Schmitt dans les années de Weimar : la Théorie de la Constitution, qui date de 1928. Il est certes plus difficile de suivre les thèses du juriste dans ce livre plus universitaire et moins engagé que les autres, mais elles se profilent néanmoins derrières les paragraphes plus techniques et érudits se rapportant à l’Histoire du droit constitutionnel. Tentons de suivre quelques fils de ce monument afin de mieux saisir les enjeux de notre questionnement sur la souveraineté, déchirée entre le peuple et l’homme fort.
Le peuple reçoit une place privilégiée dans l’ouvrage de 1928, puisqu’un chapitre important est intitulé « Le peuple et la constitution démocratique » (chapitre 18), chapitre qui s’inscrit dans une réflexion fondamentale sur la « théorie de la démocratie », qui forme le chapitre 17. Or, précisément, affirme Schmitt en revenant sur la notion de « peuple »,
L’égalité démocratique est essentiellement homogénéité, l’homogénéité d’un peuple. La notion essentielle de la démocratie, c’est le peuple et non l’humanité. Si la démocratie doit rester une forme politique, il n’y a que des démocraties de peuples et pas de démocraties de l’humanité.
Schmitt s’élève encore une fois contre l’idée libérale d’humanité, derrière laquelle il vise la notion des Droits de l’Homme. Si l’idée d’humanité n’est pas politique, c’est parce qu’une collectivité politique n’est jamais l’humanité dans son ensemble, mais toujours un peuple bien déterminé. Or, le peuple n’est pas simplement telle ou telle assemblée d’hommes, mais il repose avant tout sur ce que Schmitt nomme une « homogénéité substantielle », à savoir précisément une volonté claire et cohérente. Cette volonté s’exprime, on l’a vu, par l’acclamation d’un chef ou d’une mesure politique quelconque. Notons que le contenu concret de cette volonté n’est jamais très clair dans les années de Weimar, même si Schmitt prend des positions politiques très affirmées, nationalistes et conservatrices, sur un certain nombre de sujets. En 1933, les contenus vont soudain prendre des contours beaucoup plus nets. La figure de « l’ennemi » y devient clairement désignée à travers les divers ennemis du Régime en place : les communistes, les opposants politiques en général, et bien sûr les Juifs, ennemis naturels en quelque sorte. Mais au-delà de telle ou telle prise de position politique, sa pensée politique est toujours inféodée à l’idée de volonté du peuple, qu’il désigne ici à travers le terme d’« homogénéité ». Il commence d’abord par noter la dimension négative du mot « peuple » comme « ceux qui ne gouvernent pas, ne représentent pas, n’exercent pas de fonctions étatiques organisées investies d’autorité ». Le peuple, ce sont toujours les gouvernés, non les gouvernants, à savoir ceux qui sont aux postes de commande et de décision. Toutefois, au-delà de cette dimension négative indéniable, il entrevoit la positivité du peuple dans la jonction entre le « peuple » et la « vie publique » :
Le peuple est une notion qui ne devient existante que dans le domaine de la vie publique : la vie publique est la toute première de ses créations. […] Et c’est même la présence du peuple qui crée la vie publique. Seul le peuple présent, physiquement rassemblé, est peuple et constitue la vie publique.
Schmitt reprend dans son ouvrage de droit constitutionnel son idée-phare de « peuple présent » et « physiquement rassemblé ». Ce qui peut paraitre étrange, puisque cette idée ne relève en rien du droit constitutionnel, mais appartient à l’arsenal des idées politique du Schmitt des années de Weimar. Cette idée lui permet de critiquer une fois de plus « la constitution libérale bourgeoise », qui procède par élections secrètes et élimine le peuple rassemblé. Que reste-t-il alors dans la modernité de l’idée de peuple au sens où l’entend Schmitt ? La réponse de Schmitt ne tarde pas : l’opinion publique :
Après ces développements sur le rapport entre peuple et vie publique, il semble justifié de définir la démocratie comme domination de l’opinion publique, « government by public opinion ». Un vote individuel secret suivi de l’addition des opinions de personnes privées isolées ne peut pas produire une opinion publique. […] L’opinion publique est la forme moderne de l’acclamation. C’est peut-être une forme diffuse et le problème qu’elle pose n’est résolu ni sociologiquement ni en droit public. Mais c’est la possibilité de l’interpréter comme acclamation qui lui confère son essence et son importance politique. Il n’y a pas de démocratie et pas d’État sans opinion publique, de même qu’il n’y a pas d’État sans acclamations. L’opinion publique naît et demeure « inorganisée » ; tout comme l’acclamation, elle serait dépouillée de sa nature si elle devenait une sorte de fonction publique. Cela ne veut pas dire qu’elle sort du néant d’une façon mystérieuse. Elle est influencée et même faite par des partis et des groupes. Néanmoins, cela ne peut jamais être officiellement et légalement reconnu, et cela reste toujours en un certain sens incontrôlé. Dans toute démocratie, il y a des orateurs et des démagogues, […], sans compter la presse, le film et d’autres méthodes de la manipulation psychotechnique des grandes masses. Tout ceci se dérobe à une réglementation complète.
Ce développement doit être étudié à la lumière de la critique schmittienne radicale du parlementarisme, qui visait également l’idéal de discussion publique qui le soutenait. Dans l’ouvrage sur le parlementarisme, Schmitt avait en effet vivement critiqué l’idée libérale selon laquelle la publicité des débats parlementaires, relayés par la presse qui les diffusait à l’intention de tous, constituait un progrès de la raison. Comme si la lumière sortait du contact des diverses opinions qui se faisaient jour à l’occasion d’un débat public. Ici, « l’opinion publique » devient la « forme moderne de l’acclamation ». Cette phrase constitue une sorte de retournement positif de l’opinion publique dans l’œuvre de Schmitt. Comme si Schmitt se résignait à cette forme abâtardie d’une pratique démocratique pure, l’acclamation, qui avait perdu une bonne part de son éclat et de sa pertinence à l’ère libérale. Le moderne ne connaît plus réellement d’acclamation, puisque la vie politique se déroule désormais généralement au Parlement, et non – sauf cas exceptionnels - sur la place publique. Qu’importe, il reste encore l’opinion publique, dont on ne peut faire l’économie, et qui est une forme encore « diffuse » de la volonté du peuple. Toutefois, nous revenons toujours au vieux problème qui avait occupé Schmitt dans son livre sur le parlementarisme : comment déterminer la volonté du peuple, qui se trouve derrière l’« opinion publique » ? Ici encore, comme dans des textes antérieurs, il a recours à l’idée d’« influence » politique, issue de « partis » et de « groupes » divers, tout comme à la « manipulation psychotechnique des grandes masses ». Schmitt se refuse à voir le danger de ce type de « manipulations », qui conduiront bientôt l’Allemagne à l’abîme du nazisme. Il semble compter ces manipulations de l’opinion publique au nombre de traits propres à toute démocratie, qu’elle soit moderne ou antique, puisqu’il évoque ici les démagogues de la cité athénienne. Et au fond, il semble accepter ces traits comme une forme irréductible de toute démocratie, puisqu’il faut bien « façonner » d’une manière ou d’une autre la volonté du peuple. L’opinion publique est le dernier avatar de ce « façonnement ». Elle naîtra non pas du « néant », mais des divers jeux d’influences et de manipulations que les Césars modernes, maîtres de la publicité et de la propagande politique, lui auront fait subir. Ce qui terrorisait Tocqueville dans la démocratie moderne, à savoir le règne d’une opinion toute-puissante, tyrannique même, Schmitt s’en accommode comme l’apanage d’un régime réellement populaire, donc véritablement démocratique.
À travers ces lignes, nous butons toujours sur cette question lancinante qui hante la démocratie moderne dans son ensemble : Qu’est-ce qu’un peuple ? Et que veut-il au juste ? Et derrière ces questions monte le soupçon que le peuple n’est qu’un immense fantasme politique, le plus grand mythe politique moderne depuis Rousseau et la « Nation » de la Révolution française, à travers le « prolétariat » de Marx et jusqu’à la fantasmatique « communauté du peuple » des Nazis. Ce mythe possède sa face lumineuse et généreuse – c’est son versant socialiste qui rallie Michelet et Hugo au xixe siècle – mais aussi sa face sombre, avec le peuple ethnique ou racial des fascistes au xxe siècle. C’est à cette face sombre que Schmitt a adhéré pour un temps. En tout cas, ce mythe suscite aujourd’hui le soupçon qu’au fond le peuple en tant que tel n’existe pas, comme l’écrit Jacques Rancière :
Car « le peuple » n’existe pas. Ce qui existe ce sont des figures diverses, voire antagoniques du peuple, des figures construites en privilégiant certains modes de rassemblement, certains traits distinctifs, certaines capacités ou incapacités : peuple ethnique défini par la communauté de la terre ou du sang ; peuple-troupeau veillé par les bons pasteurs ; peuple démocratique mettant en œuvre la compétence de ceux qui n’ont aucune compétence particulière ; peuple ignorant que les oligarques tiennent à distance, etc.
Ces lignes nous auront presque fait oublier le point de départ de Schmitt : sa théorie du Souverain comme « homme fort ». Si cette idée ne disparaît pas dans ses ouvrages ultérieurs, elle prend un tout autre relief, puisqu’elle désormais adossée à l’idée du peuple. En effet, on a vu que depuis 1923, le peuple se place au centre de la réflexion politique de Schmitt. Toutefois, malgré sa souveraineté en démocratie, le peuple connaît une limite infranchissable : il ne saurait gouverner par lui-même, comme le juriste allemand le reconnaît lui-même :
Le peuple peut seulement dire oui ou non, il ne peut ni conseiller, ni délibérer, ni discuter ; il ne peut pas gouverner non plus. Il ne saurait édicter des normes, mais seulement sanctionner par un Oui un projet de normes qui lui est proposé.
Ces lignes énoncent clairement les limites de la souveraineté populaire, puisque le peuple ne peut « ni conseiller, ni délibérer, ni discuter ». Le peuple ne peut que réagir à un appel que lui lance l’autorité politique, réaction qui prend la forme d’une sanction simple : oui ou non. C’est le sens de l’institution du référendum, que Schmitt favorise durant ces années de crise parlementaire récurrente ; c’est aussi le sens des élections au suffrage universel, puisque toute élection en appelle au peuple pour lui demander s’il accepte ou rejette telle ou telle politique, tel ou tel dirigeant. D’où le retour et le recours renouvelé à la figure du Souverain comme homme fort, dans les analyses consacrées à la figure du « Président du Reich ». Cette figure avait une fonction très importante dans la Constitution de Weimar, puisqu’elle se tenait en quelque sorte au-dessus du Parlement, et en face-à-face immédiat avec le peuple qui l’élisait par des élections au suffrage universel direct. Cette fonction permet à Schmitt de remettre à l’honneur la figure de l’homme fort au pouvoir, qui avait été son point de départ en 1922. Le propre de cette figure est de reconduire, au sein d’une représentation politique démocratique, une instance issue de l’Ancien Régime, puisque le « président de la République », en France, ou le « Reichspräsident » de la République de Weimar sont des sortes de substituts de monarques. Il est symptomatique que le paragraphe sur « Le président de l’État dans une constitution républicaine » se place à la fin du chapitre sur la « Théorie de la monarchie » (chapitre 22). Après avoir présenté à grands traits le système politique français issu du compromis libéral entre monarchie et démocratie, Schmitt écrit ce qui suit :
La constitution de Weimar a repris ce système et a introduit dans la constitution des éléments d’un système présidentiel à côté de ceux d’un système purement parlementaire. Le Reichspräsident est élu par l’ensemble du peuple allemand, il a un ensemble de compétences importantes de nature politique comme la représentation du Reich dans les relations internationales (art. 45 RV), la nomination et la révocation des fonctionnaires du Reich et des officiers (art. 46), le commandement suprême de l’ensemble des forces armées du Reich (art. 47), la charge d’exécuter les sanctions du Reich contre un Land (art. 48, al. 1), de prendre les mesures d’état d’exception (art. 48, al. 2), le droit de grâce pour le Reich (art. 50). Ses pouvoirs face au parlement, qui sont censés faire de sa fonction un contrepoids au Reichstag, sont le droit de dissolution (art. 25), et le droit de faire appel à une décision référendaire contre une loi votée par le Reichstag (art. 73).
Le pouvoir du Reichspräsident est loin d’être purement honorifique, comme l’était celui du Président sous la Troisième République. En vérité, ses pouvoirs, qu’il a hérité de l’empereur allemand déchu en 1919 – « Le Reichpräsident reprend le pouvoir de l’empereur »– s’étendent au pouvoir sur les armées en cas de guerre, à la capacité de dissoudre le parlement et à l’instauration de « l’état d’exception ». Sous ce dernier pouvoir, nous reconnaissons la définition schmittienne du Souverain qu’il avait placée en tête de Théologie politique. Il semble donc que le Reichspräsident soit le véritable souverain dans cette République de Weimar qui conserve encore les termes de l’Ancien Régime, notamment la notion de Reich, à savoir l’Empire. À ce stade de notre recherche, nous pourrions poser la question : qui donc est le Souverain dans la pensée de Schmitt dans les années de Weimar ? Est-ce le peuple, comme le veut le régime démocratique, ou cet homme fort qu’il mettait en avant en 1922, Souverain-personne issu d’une représentation monarchique du pouvoir ? Un bout de phrase de la Théorie de la Constitution laisse planer le mystère sur cette question pourtant décisive entre toutes :
Car l’organisation de la démocratie telle qu’elle se présente dans les Etats à constitution libérale bourgeoise aboutit justement à ignorer le peuple rassemblé en tant que tel parce que – comme nous avons déjà eu déjà l’occasion de le souligner – la spécificité de la constitution libérale bourgeoise est d’ignorer le souverain, que celui-ci soit en fait le monarque ou le peuple.
Le petit bout de phrase qui clôt ces lignes doit être interrogé, tant il étonne pour les lecteurs avertis de Carl Schmitt. Comment comprendre cette hésitation entre les deux « souverains » ? Schmitt, l’apôtre du souverain comme maître de la « décision », semble curieusement indécis entre deux souverains ! Face à cette énigme, deux explications s’offrent à nous. Soit le juriste note simplement, en pur observateur neutre des diverses constitutions, que le souverain peut être désigné comme le monarque ou comme le peuple. Dans ce cas, il n’engage pas par là sa propre position sur la question. Soit ce bout de phrase est le symptôme de sa propre indécision quant au souverain, puisqu’il élabore une pensée où le Souverain qui s’incarne dans l’homme fort (1922) côtoie sans cesse, durant ces années, une représentation démocratique épurée où le Souverain est le « peuple rassemblé ». Dans ce dernier cas, cette hésitation d’apparence anodine illustre la profonde ambivalence de Schmitt, dans les années vingt, concernant le Souverain. Parti d’une conception autoritaire de la politique, à coloration monarchiste et hiérarchique, il se tourne vers une théorie de la démocratie directe où le peuple rassemblé et acclamant son chef se tient au centre de la scène politique. Le chef, le dirigeant charismatique, ne disparaît donc jamais entièrement de sa pensée, y compris après son tournant « démocratique ». On comprendra pourquoi même après ce tournant, il ne peut se résoudre à abandonner totalement sa conception originelle d’un souverain s’incarnant dans la personne du dirigeant fort, capable de prendre les décisions qui s’imposent face aux « situations exceptionnelles ». D’où son éloge du « Reichspräsident », substitut du monarque à l’ère de la légitimité démocratique.
Cette étude a pour but de réexaminer à nouveau l’espace démocratique moderne qui nous accompagne depuis plus de deux siècles. L’interrogation porte d’abord sur la notion si insaisissable de « peuple », dont Schmitt fait le « peuple rassemblé ». Tout d’abord, si le peuple doit toujours être rassemblé en un lieu quelconque – disons : la place où se déroule la manifestation ou le soulèvement – comment peut-on dire qu’il s’agit du peuple dans son ensemble ? Car il va de soi que bon nombre de citoyens ne se trouvent pas rassemblés au lieu et au moment de la manifestation. Pourquoi sont-ce justement ceux qui sont présents ici-et-maintenant qui incarnent le « peuple » ? Schmitt dirait : parce qu’il s’agit de la frange la plus engagée, la plus active politiquement de l’ensemble de la population. C’est donc elle qui fait entendre la voix du peuple, tandis que la majorité est indifférente, et reste silencieuse. Mais qu’en est-il lorsque deux grandes manifestations se font face en même temps, comme, pour prendre un exemple de l’époque de Weimar, lorsque les troupes fascistes et communistes s’affrontent sur la place publique ? Comment les départager pour savoir qui incarne véritablement le peuple ? Ces questions touchent à l’idée schmittienne de « l’homogénéité du peuple », idée qui choque l’esprit libéral, puisqu’elle contredit précisément le principe fondamental du libéralisme politique, à savoir la pluralité irréductible des opinions et des courants d’idées. Schmitt s’inscrit en faux contre ce principe, en visant un point au-delà de toute pluralité. Selon lui, toute démocratie présuppose une homogénéité de l’ensemble du peuple. Ceux qui résistent à cette homogénéité ou s’y opposent sont les « ennemis ». D’où l’affinité de cette pensée avec un régime de type totalitaire, qui entend éliminer toute opposition.
Mais au-delà de ces questions sur la nature du « peuple » demeurent de nombreuses interrogations concernant le souverain en tant que détenteur de la décision : qui décide en dernière instance dans l’espace politique démocratique ? Est-ce le dirigeant fort que Schmitt a décrit sous le terme de « souverain » ? Ou le peuple lui-même ? Et le dirigeant n’est-il pas sans cesse en butte aux pressions de l’opinion publique, pressions qui se font sentir à travers les élections, les manifestations ou les grèves, autant de moyens par lesquels le peuple exprime son « opinion » ? Et si le dirigeant a constamment besoin de l’accord du peuple, comment sera-t-il en mesure de prendre les décisions qui s’imposent, décisions souvent courageuses et impopulaires ? Ce sont là des questions qui accompagnent toute démocratie quelle qu’elle soit.
Parvenus au terme de ce parcours, nous sommes mieux à mêmes de mesurer les enjeux de l’œuvre politique de Schmitt, qui se déploie essentiellement dans les années de Weimar. Ces enjeux sont, pour une part, encore les nôtres, même si nous sommes certainement sortis, après 1945, de l’ère des idéologies qui est la toile de fond de la vie et de l’œuvre de Schmitt. En effet, comme Schmitt, notre configuration politique met essentiellement en scène trois acteurs majeurs : les dirigeants politiques, le Parlement et le peuple. La critique radicale que Schmitt fait du Parlement reste souvent encore pertinente : culte de la discussion infinie et parfois vaine, impuissance à décider, médiocrité des parlementaires, partis fondés sur des intérêts étroits et non sur une réelle idéologie, enfin instabilité des coalitions et difficulté de les fonder, voilà des traits qui caractérisent, encore aujourd’hui, de nombreux Parlements dans le monde. Face à l’impéritie du Parlement, Schmitt se tourne vers les deux autres acteurs du champ politique, les dirigeants et le peuple. Dans la scène politique qu’il construit, le dirigeant se tient face au peuple sur la place publique. S’il est acclamé, c’est que le peuple est en phase avec son dirigeant, que les deux partagent la même « volonté » au même moment, sans doute parce que le dirigeant a su bien employer les moyens dont il dispose – presse, radios, films, affiches, etc. – pour « façonner » cette volonté. En revanche, si le dirigeant est hué, c’est qu’il n’a pas compris la volonté du peuple, ses intérêts du moment, et il doit en tirer les conséquences. Dans ces années, Schmitt semble hésiter entre les deux forces politiques en présence, le dirigeant et le peuple. Tantôt, c’est le dirigeant qui l’emporte, et tantôt le peuple. L’idéologie fasciste, qui accède au pouvoir en Allemagne en 1933, lui permet enfin de trouver la combinaison parfaite des deux.
Reste l’énigme de cette relation complexe et fusionnelle entre le dirigeant et le peuple, qui a fasciné les observateurs du fascisme. Comment comprendre cette symbiose si particulière ? D’où est-elle née ? Si nous revenons au début de notre recherche, nous dirions que ce n’est pas le charisme du dirigeant qui se trouve au cœur de cette symbiose, mais sa volonté, qui adhère à celle du peuple. Le peuple s’identifie parfaitement à son dirigeant. Est-ce parce que le dirigeant a su « façonner » la volonté populaire à son image – comme semble le croire Schmitt dans certains textes – ou au contraire parce qu’il a su capter « l’air du temps » ou son « esprit » – le Zeitgeist – la volonté du peuple à un moment donné ? Il est difficile de répondre à cette question. La volonté du peuple, cette insaisissable « opinion publique », se trouve toujours là, et le dirigeant fasciste la suit de près, il doit presque la « flairer » en suivant les méandres sinueux de l’esprit du temps. Et s’il est attentif à cette volonté qui sourd du peuple, c’est que le dirigeant fasciste est lui-même souvent issu de ce même peuple, comme l’exemple de Hitler en est la parfaite illustration. Et si ce n’est pas le cas, il doit du moins se présenter lui-même comme provenant du peuple, comme s’identifiant avec lui. Nous nous souvenons que Schmitt avait évoqué « les Césars et les dictateurs », qui entendaient « former la volonté du peuple et créer une homogénéité ». On pourrait se demander si c’est là le modèle réellement démocratique, ou plutôt une influence des tendances plus « monarchistes » d’inspiration que Schmitt avait adoptées au début de son itinéraire. Car dans l’espace démocratique, qui s’est retourné au xxe siècle en fascisme, le dirigeant ne vient pas d’en-haut, mais d’en bas, à savoir du peuple lui-même, qu’il connaît de l’intérieur. De là cette capacité extraordinaire de lui parler à sa hauteur, de lui tenir son propre langage.
Les écrits de Schmitt présupposent deux types de dirigeants politiques. Le premier est l’homme fort qui impose au peuple sa volonté, d’après le modèle du Législateur du Contrat social. Le second, quant à lui, est issu du sein du peuple. Si l’on prend comme modèle le premier type, nous dirons que la volonté du peuple n’est pas déterminée à l’avance, mais que c’est au Législateur/Éducateur, le grand dirigeant, de la créer quasiment du Néant, comme un artiste sculpte sa statue. En revanche, si l’on part du second modèle, plus démocratique, on dira alors que le dirigeant ne crée pas la volonté du peuple, mais ne fait que lui donner forme. Il lui permet de se cristalliser en quelque sorte en exprimant à voix haute ce que le peuple pense à demi-mots, parce qu’il se trouve au fond de son inconscient collectif. Ce dirigeant sait lire dans l’esprit du temps et lui donner son expression politique. Il semble que l’ère démocratique donne la préférence au second type de dirigeant. Dans sa Théologie politique, Schmitt demeure encore fidèle au premier type, celui du dirigeant autoritaire, dont il tire le modèle des fondateurs du Second Reich allemand, Bismarck et l’Empereur Guillaume ier. A partir de 1923, Schmitt se rapproche d’une conception politique qui prend en compte la volonté du peuple lui-même, telle qu’elle s’exprime dans l’opinion publique. Certes, cette opinion est amorphe, elle échappe à tout contrôle strict, mais on ne saurait désormais l’ignorer ou la contourner, puisqu’elle se tient au cœur de l’espace démocratique. Ella va parfois jusqu’à imposer au dirigeant ses décisions.
La pensée politique de Schmitt possède une qualité indéniable : elle sait charmer ses lecteurs. Ce charme provient, selon nous, de la clarté de son expression, de la pureté de ses concepts et de ses formulations, aiguisées à la perfection. Son style sait séduire et convaincre. Toutefois, cette théorie n’est pas dénuée de certaines faiblesses. Sa faiblesse principale tient dans une certaine absence de réalisme. Certes, Schmitt connaît parfaitement l’Histoire politique moderne et contemporaine, mais il se limite souvent, dans ses idées, à un modèle bien précis du politique, celui de la crise, de la situation exceptionnelle. Écrivant en des temps orageux, Schmitt est certainement le philosophe politique de la crise, des bouleversements historiques. Il pense dans un temps de « guerre civile mondiale », comme il l’écrit lui-même. Ainsi, la scène qui se trouve au cœur de sa pensée des années de Weimar, le peuple se tenant sur la place publique et acclamant son chef, n’est ni commune ni fréquente dans l’Histoire mondiale. Il s’agit d’une scène typique des crises historiques, comme les guerres et les révolutions, alors que le peuple acclame le chef militaire auréolé de gloire, le révolutionnaire ou le tribun. C’était en effet le contexte de la vie de Schmitt dans les années de Weimar, où l’on sortait d’une guerre mondiale et où s’affrontaient régulièrement des groupes soudés autour d’une idéologie révolutionnaire, de droite comme de gauche. On pourrait dire, en d’autres termes, que Schmitt pense en termes plus historiques que politiques. En effet, dans des temps plus « calmes », moins historiques, la vie politique ne se déroule pas sur ce mode paroxystique ni avec une telle intensité. Les questions qui s’imposent alors sont les suivantes : comment se prennent alors les décisions ? Et comment choisir les dirigeants politiques censés décider ? À la lumière de ces questions, la solution des élections à suffrage universel semble être la plus rationnelle et la plus équitable d’un point de vue démocratique. La critique schmittienne des élections est certes argumentée et profonde, mais elle ne propose pas une véritable alternative réaliste à leur place. Le plébiscite est certainement une idée valable, et proche en vérité des élections, mais dans un État moderne, on ne saurait appeler le peuple à un plébiscite très souvent, et la question d’une véritable démocratie directe n’est pas résolue pour autant. La leçon politique de Carl Schmitt suscite des questions pertinentes, mais dans son ensemble, elle est plus convaincante dans ses critiques que dans ce qu’elle propose concrètement. Sa pensée aborde le politique à partir d’une perspective originale, différente de l’ordinaire, et lui accorde un statut élevé, statut qu’elle a perdu dans les démocraties libérales modernes. En ce sens, elle n’est pas sans rappeler la réhabilitation du politique dans l’œuvre de Hannah Arendt, malgré le fossé évident qui sépare ces deux pensées. Mais les deux ont en commun d’en appeler à une démocratie active, « participative », qui encourage l’engagement au quotidien du peuple dans l’espace public, au-delà du rituel somme toute limité des élections. Aujourd’hui, on pourrait traduire cet appel à la participation par des événements comme des actes de contestation divers : manifestations, grèves, voire, dans des cas extrêmes, soulèvements populaires.
Les écrits de Schmitt à l’époque de Weimar portent avec eux un message politique et historique de première importance. Le lecteur ne peut s’empêcher de les lire à partir d’une approche rétrospective : il semble parfois que Schmitt « prophétise » quelques années avant l’arrivée au pouvoir de Hitler, qui a vu le peuple accéder à l’espace public dans des rassemblements où il acclamait son « chef ». En lisant Schmitt, nous voyons irrésistiblement défiler les images des foules à Nuremberg ou ailleurs. Mais au-delà des sentiments désagréables que cette pensée suscite, il convient de lui adresser une question plus radicale : Schmitt ne révèle-t-il pas le lien indissociable entre l’idée démocratique comme gouvernement du peuple et les régimes totalitaires du xxe siècle ? En effet, ces régimes se considèrent aussi « démocratiques », voir plus démocratiques encore, que les régimes libéraux/parlementaires nés des révolutions bourgeoises du xviie et xviiie siècle en France et en Angleterre. Car les régimes totalitaires, sans exception, ont tous fondé leur autorité sur l’idée de la souveraineté du peuple, sur la volonté populaire, dont le dictateur qui se tenait à leur tête se voulait le parfait représentant. Accusant même les dirigeants libéraux d’avoir usurpé la volonté populaire à leur profit !
L’itinéraire singulier de Schmitt nous permet de mettre en lumière une dérive qui menace en permanence l’espace démocratique occidental : le retournement de la démocratie en régime totalitaire, à partir de la matrice de la souveraineté du peuple. Schmitt explore le nouvel espace démocratique né dans la modernité de Weimar, espace qu’il qualifie, à la suite de Max Weber, comme « démocratie de masse », lequel est venu détrôner la démocratie libérale chère au xixe siècle bourgeois. Observateur subtil des bouleversements historiques, Schmitt a perçu que le libéralisme a perdu de son autorité à partir du moment où les masses sont entrées dans l’espace politique. Car le libéralisme est adapté à une classe cultivée, prête à accepter les règles du débat rationnel ; il ne l’est plus à une foule en délire, qui s’identifie à ses chefs par des pulsions et des désirs politiques s’incarnant dans des idéologies comme le nationalisme ou le communisme. Schmitt soutenait sans réserve la légitimité démocratique, mais cette légitimité puisait sa force du peuple. On pourrait dire qu’il a tiré les conclusions les plus extrêmes de la logique de l’espace démocratique. Son œuvre révèle l’abîme qui menace en permanence l’espace démocratique en tant qu’il repose sur l’idée de souveraineté du peuple.
Rony Klein
Docteur en philosophie et diplômé en études juives, a enseigné à l’Université Hébraïque de Jérusalem et enseigne actuellement la philosophie et la pensée juive à l’Université de Tel Aviv et à l’Institut Schechter à Jérusalem. Chercheur franco-israélien, il publie aussi bien en hébreu qu’en français. Ses recherches sont situées à la convergence de la philosophie politique contemporaine, de la théorie littéraire et des études juives. Parmi ses publications : Lettre, corps, communauté – Entre pensée juive et philosophie française contemporaine (Hermann, 2018), Présences du messianisme juif – La lumière du messie (L’Harmattan, 2020), La démocratie et ses ennemis – L’opinion, le peuple, la souveraineté (Resling, en hébreu, 2021). Il prépare actuellement un livre qui fera la synthèse sur ses recherches en philosophie politique et en études juives.