Equity is a roguish thing.

Lorsqu’on se réfère aux ouvrages sur l’histoire de la pensée juridique anglo-américaine, nombre d’entre eux évoquent une « philosophie de la common law ». C’est le cas, par exemple, de Gerald J. Postema dans le Oxford Handbook of Philosophy of Law ou encore de M. Lobban dans son ouvrage History of the Philosophy of Law in the Common Law world 1600-1800. On constate alors que toute histoire de la philosophie de la common law en Angleterre commence nécessairement avec le juriste élisabethain Edward Coke. Certains historiens spécialistes de l’histoire de la pensée juridique, notamment M. Lobban ou H.J. Berman, peuvent certes en identifier « des précurseurs » comme Bracton, J. Fortescue, Ch. St German ou R. Hooker, mais l’histoire particulière de la philosophie de la common law commence bien avec Edward Coke. Or, celui-ci est souvent présenté comme la caricature même du juriste. Le portrait peu flatteur de ce common lawyer fait par Th. Hobbes dans le Dialogue des Common Laws est bien connu . Coke, qui occupa les plus hautes fonctions au sein de la Justice en Angleterre puisqu’il fut d’abord Attorney General, puis Chief Justice de 1606 à 1616 (d’abord de la Cour des Common Pleas, puis du King’s Bench) et également membre du Privy Council à partir de 1613 et siégeant régulièrement aux parlements, est souvent décrit comme un juriste opiniâtre et pugnace, assez obtus et défenseur de la poussiéreuse et archaïque common law médiévale. En outre, il est certain que Coke fut un juriste extrêmement important pour la tradition de common law, mais il n’est en général connu que des juristes. Si Coke est considéré par la plupart des historiens de la pensée juridique comme étant, en quelque sorte, celui qui a formulé le plus clairement une philosophie de la common law, c’est parce qu’il a dû défendre la common law pendant sa carrière. Il l’a fait tout au long de sa vie, de manière souvent assez violente, en s’opposant à ses contemporains et dans le cadre de trois conflits principaux qui ont une dimension philosophique incontestable.

Le premier de ces conflits est celui qui a opposé E. Coke au roi Jacques Ier (Jacques vi d’Écosse) – puis à Charles ier à partir de 1625 – à propos de la raison d’État. C’est l’historien J.H. Baker qui nous éclaire sur les rapports des common lawyers et de Jacques ier au moment de son accession au trône en 1603. Jacques ier a en effet immédiatement suscité la crainte chez les juristes, en particulier chez les juges des Cours de common law dont Coke faisait partie. Par exemple, l’un des premiers actes de Jacques Ier en tant que Roi d’Angleterre, en 1603, a été d’exécuter sommairement un « pick pocket » pris en flagrant délit (21 avril), ce qui était totalement contraire à la Grande Charte. Jacques Ier aurait en outre déclaré immédiatement après son accession au trône, que certaines lois seraient abrogées (expired). Sur la survivance des règles liées à la procédure et à la Grande Charte, Coke a dû se battre contre Jacques ier, les deux archevêques de Canterbury, Ellesmere et Bacon. Ensuite, Jacques ier a également inquiété par son projet d’unification des royaumes d’Angleterre et du Pays de Galles avec le royaume d’Écosse. L’idée du monarque était de créer la Grande-Bretagne, doté d’un seul Parlement et un seul système juridique. Or, seule une conquête pouvait à cette époque justifier la fusion de deux parlements. Là encore, il s’agissait d’une menace pour la common law. Ainsi l’’historien J.H. Baker écrit-t-il que

Cela signifiait que la common law serait abrogée, ou mélangée avec le droit romain, ou imparfaitement codifiée, comme le roi le voudrait. La Grande Charte et les statutes de due process allaient disparaître.

Toute l’argumentation des juristes anglais de common law a alors consisté à établir que le roi avait le droit anglais en héritage et qu’il était roi en vertu de ce droit lui préexistant : il ne pouvait donc pas le changer. Enfin, un autre aspect du « combat » de Coke portait sur la vision jacobéenne de la prérogative dans l’ouvrage The Trew Laws of Free Monarchies. Jacques ier fondait en effet sa conception de l’absolutisme de droit divin sur la prérogative royale. Dans de nombreux débats parlementaires, Coke a cherché à réfuter cette interprétation de la prérogative. Sur ce point encore, J.H. Baker explique que lors de sa nomination comme Attorney General et de sa prestation de serment à Elizabeth, Coke a juré, à la demande de cette dernière, de faire en sorte qu’elle respecte sa prérogative, c’est-à-dire la « prérogative ordinaire », par opposition à la prérogative « extraordinaire », i.e. en dehors du cours de la common law. D’une certaine manière, c’est à cette mission que Coke est resté fidèle toute sa carrière. Mais la loyauté à cette mission a nécessité pour ce juriste de puiser dans de nombreuses ressources intellectuelles et de fonder, précisément, le plus solidement possible, une certaine conception du droit et des juges. Or, cette fondation est un ancrage de nature philosophique.

Le deuxième de ces conflits porte sur une autre question de philosophie du droit, qui est celle de la mise en ordre du droit et notamment d’une certaine forme de codification du droit. Cette question a opposé Coke à Bacon : Coke est d’accord avec l’idée qu’il fallait mettre un peu d’ordre dans les statutes, mais sûrement pas dans la common law.

Le troisième de ces conflits philosophiques porte sur l’Equity, cet ordre juridique parallèle à celui de la common law permettant d’en corriger les solutions lorsque celles-ci conduisaient à des conséquences manifestement injustes. Sur cette question, Coke, en tant que Chief Justice d’une cour de common law – le King’s Bench – s’est principalement opposé au Lord Ellesmere (Thomas Egerton), qui, en tant que Chancelier, estimait que le roi était la loi parlante (« Rex est lex loquens ») au détriment de la common law. Coke était en conséquence hostile à l’élargissement de la compétence de la Cour de Chancellerie alors que le baron Ellesmere se considérait comme étant au-dessus du corps des juges. Coke refusait également que les cours d’Equity puissent être une sorte de juridiction d’appel des Cours de common law, notamment en raison de différences procédurales entre la procédure devant les cours de common law et la Chancery au sein de laquelle, par exemple, aucun jury ne siégeait.

En tant qu’ils font partie du camp des défenseurs de l’absolutisme et du Civil Law, Jacques ier, Ellesmere et Bacon sont généralement alliés contre Coke, même si cette opposition n’est pas sans nuances : sur certains points, chacun est prêt à reconnaître les qualités de l’autre. Il n’en demeure pas moins que l’opposition de Coke, quant à elle, est systématique : au civil law, Coke oppose la common law ; à l’absolutisme de droit divin, la préexistence de la common law ; à la juridiction des cours d’Equity, la préexistence de la common law ; et au projet de codification de Bacon, Coke oppose la raison artificielle de la common law.

Autrement dit, pour rester fidèle à la mission qu’il pensait être la sienne, Coke a dû défendre la rationalité de la common law ainsi que sa préexistence contre d’autres formes de rationalités qui étaient incontestablement philosophiques. À cette fin, Coke a mobilisé plusieurs traditions et sources philosophiques. Le juriste a dès lors posé les formulations canoniques de l’idéologie de la common law, idéologie qui n’est bien évidemment pas sans lien avec celle du constitutionnalisme puisque, tout comme ce dernier, elle a pour cible l’exercice arbitraire du pouvoir. Peut-on pour autant considérer qu’il s’agit d’une philosophie à proprement parler ? Coke a-t-il finalement été un philosophe « malgré » lui (mais sans pour autant qu’il estime que droit et philosophie étaient en opposition) ? A-t-il au contraire participé à la cristallisation de deux camps rivaux de philosophes du droit (Common law vs Civil law) en appuyant si fortement ses positions ? S’agit-il en réalité pour Coke d’imposer la common law comme « religion » face au roi devenu chef de l’Église nationale ?

Ces épisodes d’affrontement de l’histoire de la philosophie du droit en Angleterre dans la première moitié du xviie siècle mettent en avant un élément de la problématique du « conflit des facultés » qui est que, avant la fin du xviiie siècle, la revendication de l’autonomie du droit (ici de la common law) par les juristes (ici Coke) par rapport au pouvoir se fait en des termes philosophiques. Il s’agit bien, au fond, pour Coke, de défendre une certaine définition de la justice qui est elle-même conçue, dans les termes de la philosophie médiévale, comme vérité. Cette revendication d’autonomie s’est exprimée le plus clairement lors de ce qui a été identifié plus haut comme étant le troisième conflit, celui qui a opposé les Cours de common law à la Chancery et aux cours d’Equity. Il est souvent mis en avant par les historiens du droit qu’avant et après 1614-1616, la common law et l’Equity cohabitent très bien et que les personnalités impliquées – Coke, Ellesmere, Bacon, Jacques ier – ont été pour beaucoup dans le caractère conflictuel de ces deux ordres juridictionnels dans la première moitié du xviie siècle. Mais les incompatibilités de caractères n’expliquent évidemment pas tout.

Au xviie siècle et depuis le xve siècle, il existe en effet à côté des Cours de common law (King’s Bench, Common Pleas) des juridictions qui ne sont pas des cours de common law au sens où elles ne tranchent pas sur le fondement de la common law. Ces cours sont la Star Chamber, (qui était une Cour conciliaire, de prérogative), les cours ecclésiastiques créées par les Tudors, etc. L’une d’entre elles est la Cour de la Chancellerie (Court of Chancery, puis la Court of Request, puis la Court of Exchequer pour les affaires moins importantes), qui s’est formée elle aussi à partir du conseil du roi et dans laquelle la procédure est plus écrite que celle qui a cours devant les cours de common law (writs) et au sein desquelles il n’y a pas de jury. La Cour de la Chancellerie a pour fonction de rendre la justice sur le fondement de l’Equity, qui repose, depuis la séparation de l’Angleterre d’avec l’Église de Rome et selon les juristes de la première moitié du xviie siècle, sur « la Conscience du roi ». Le chancelier a ainsi le pouvoir de corriger l’application du droit positif en appliquant « la loi naturelle et la conscience ». Cette cour avait donc le pouvoir de renverser une décision des cours de common law, ou du moins d’en bouleverser les effets concrets, et les décisions de la Chancellerie ne pouvait être remises en cause, à leur tour, que par la High Court of Parliament. La court of Chancery semblait donc pouvoir revenir sur les jugements rendus en common law et avoir la prééminence sur les cours de common law, ce que Coke n’était pas du tout prêt à accepter. Cinq affaires majeures ont constitué le terrain d’affrontement de la chancellerie et de Coke. Ces conflits datent de la période qui s’étend de 1614 à 1616 et ont finalement été tranchés par un décret (decree) du roi de juin 1616 pris en Chambre Étoilée, décret qui ne retira pas à la Chancellerie la possibilité de renverser un jugement en common law, mais qui ne lui donna pas pour autant le pouvoir de juger en droit. Celle-ci fut contrainte de ne juger qu’en Equity. Ce conflit est bien un conflit philosophique au sens où il s’agit d’une lutte pour le dernier ressort, pour le dernier mot, pour « la dénomination du monde » par les juristes évoquée par Denis Baranger. Le problème était précisément de savoir si l’Equity était absolue (Bacon) ou extraordinaire (Coke). Il s’agissait d’un conflit interne à la justice et d’une lutte pour la définition du droit. Pour expliquer au mieux les ressorts de ce conflit, le plus pertinent est d’approfondir l’exemple du Earl of Oxford’s case (1615), car c’est l’affaire la plus emblématique de cette lutte entre ces deux corps de droit et entre deux philosophies du droit, pour la suprématie. Cette affaire est ainsi considérée comme une « grande affaire » en matière d’Equity. Il s’agit d’un conflit interne à la justice, qui s’incarne à la fois dans des personnages et dans les institutions. Commençons par une présentation de l’affaire (I) afin de montrer qu’il s’agit bien, d’une part, d’une lutte pour le dernier mot et pour la suprématie du droit (II) et, d’autre part, qu’il s’agit pour Coke d’affirmer une philosophie de la common law (III).

I. L’exemple du Earl of Oxford’s case : présentation de l’affaire

Sur le fond, la question était de savoir si une personne ayant construit des maisons sur le terrain appartenant à une autre personne devait être indemnisée sur le fondement de l’Equity, ce qui supposait que la Chancery ait le pouvoir de corriger les effets d’un titre de propriété contraire à la loi. L’application des lois (statutes) quant à elle ne permettait pas une telle indemnisation. Concrètement, était en question des terres qui appartenaient au Magdalen College, institution très désargentée, comprenant une bâtisse et un grand terrain. Afin de relever les finances de l’établissement, la propriété du College avait été transférée à la Reine Elizabeth ire en 1574-1575, qui l’avait transférée à son tour à plusieurs personnes, d’abord à un marchand de Gênes (Benedict Spinola), puis au Comte d’Oxford qui y avait fait construire cent trente logements. Or, toutes ces transactions avaient été conclues en dépit d’une loi (statute) de 1571 (13 Eliz. c 10, abrogé en 1998 !) interdisant que ce type de « transfert » puisse être fait pour plus de 21 ans ou « trois vies ». Cette loi avait été adoptée pour lutter contre les fraudes par les ecclésiastiques. Il n’en demeurait pas moins que l’opération de sauvetage financier avait fonctionné et que les constructions avaient bien évidemment permis au terrain de prendre une valeur considérable. À la mort de la reine Elizabeth ire (1603) et du Comte d’Oxford, Gouge (« Gouche » ou « Goche ») devenu le recteur (Master) du Magdalen College, réaffirma ses droits sur ces biens et contesta le titre des ayants droit du Comte d’Oxford en donnant à bail une partie de la propriété pour six ans à Smith. En 1610, Castillion, un locataire, après avoir été expulsé puis avoir récupéré la jouissance du bien, conclut de son côté un bail sur le même bien avec Warren. En 1611, Warren introduit une action en expulsion (action of ejectment) contre Smith afin que le titre de propriété du bien soit jugé. Évidemment une des questions derrière cette affaire était également de savoir si les biens de la Couronne étaient soumis à leurs propres lois ou s’il fallait au contraire comprendre que la Couronne constituait une exception implicite à l’application de cette loi de 1571. Dans un premier temps, le jury a donné raison à Warren, locataire d’Oxford, lui-même décédé en 1604, et dont l’héritier (Henry de Vere) était mineur à l’époque. L’affaire a alors été portée en appel, par Gouge et Smith, devant le King’s Bench (Cour royale de common law) pour juger du titre du comte d’Oxford de donner à bail l’une des maisons que celui-ci avait fait construire sur le terrain. Le demandeur (plaintiff) était donc Oxford (propriétaire de la maison) et le défendeur (defendent) Doctor Gouge. Le King’s Bench a renversé le verdict du jury et donna raison à Gouge, le défendeur. Le demandeur (Oxford) ainsi qu’un autre locataire, Thomas Wood, portèrent alors l’affaire devant la Chancery. Le défendeur (Gouge) ainsi que son intendant, Smith, ne se présentèrent pas parce qu’ils estimaient qu’il y avait déjà eu un jugement en common law (King’s Bench) et que le titre d’Oxford était nul selon la loi de 1571. Le Master en Chancery ordonna donc au défendeur (Gouge) et à Smith de répondre, ce qu’ils refusèrent de faire. Ils furent donc condamnés à la prison en 1615. Les deux défendeurs demandèrent alors un writ d’Habeas corpus au King’s Bench, le return du writ donna la cause de l’emprisonnement qui était un ordre de la Chancery. Le Serjeant Bawtrey considéra alors que le return n’était pas valable, puisque l’affaire avait été jugée en common law et que la procédure devant la Chancery était contraire au res Judicata Statute de 1403 (4 Hen. 4, c. 23). Celui-ci disposait en effet :

Qu’il soit ordonné et établi qu’après un jugement rendu par les Cours de notre souverain, les parties et leurs héritiers soient en paix, jusqu’à ce que le jugement soit défait par attaint ou par error[.]

Cette loi avait pour objectif de mettre un terme aux affaires qui, potentiellement, pouvaient être rouvertes à l’infini et précisait que seules deux procédures permettaient de revoir une décision : l’attaint ou l’error. Tombée en désuétude au début du xviie siècle, l’attaint permettait de renverser le verdict d’un jury et ne pouvait porter que sur les faits, tandis que les proceedings in error permettaient de revoir un jugement uniquement à la condition qu’une erreur manifeste ressorte de l’analyse de la transcription de l’affaire dans les recueils ou qu’un nouveau fait justifie de rejuger l’affaire. N’était donc pas prévu par cette loi l’appel d’une décision de justice devant la Chancellerie. C’est pourquoi le King’s Bench était en faveur de la libération de Gouge et de Smith. Mais Ellesmere (1540-1617, Lord Chancellor) fit de toute manière machine arrière et, en conséquence, Gouge et Smith furent relâchés le 30 novembre 1615 en échange des garanties qu’ils seraient présents devant la Cour de la Chancellerie. Deux solutions opposées aboutissant à deux vérités elles aussi opposées étaient possibles : en common law et par application de la loi, le bail de Warren était nul, car le transfert de propriété de la Reine à Oxford de 1574-1575 était nul. Oxford n’avait donc pas à être indemnisé du fait que les logements construits et les investissements qu’il avait faits profitent à un autre. Son titre était nul. En Equity, au contraire, Henry d’Oxford devait pouvoir retirer les fruits de son investissement, ce qui impliquait que le bail de Warren devait être considéré comme valable. Le jugement (decree) de la Chancellerie a été rendu par Ellesmere le 6 mai 1616, en faveur d’Oxford. En réalité, cette affaire a connu des prolongements assez considérables. En 1619, Jacques ier en fut en effet saisi par Gouge. Ce dernier, avec l’aide du Chancelier de l’époque, F. Bacon, confirma le jugement de la Chancellerie. C’est alors que Gouge décida de saisir le Parlement d’un bill afin de passer outre le jugement (decree) de la Chancellerie, une première fois en 1621, une seconde fois en 1624. Oxford, de son côté, introduisit également un bill devant la Chambre des Lords. Selon D. Ibbetson, le fait qu’aucune des deux procédures n’a abouti mit fin de fait à cette affaire qui dura au total plus de 15 ans (de 1608 à 1624).

II. Les arguments en présence : une lutte pour la suprématie du droit

Techniquement, le point de droit soulevé par cette affaire a été tranché assez tôt en common law : il s’agissait de savoir si le titre de propriété d’Oxford qui lui avait été cédé par le marchand génois B. Spinola, qui tenait lui-même son titre de la Reine, était valable ou non. Sur le fond, cela revenait à demander, en common law, si la Couronne avait pu valablement considérer que l’interdiction qui pesait sur les ecclésiastiques d’aliéner leurs biens ne s’appliquait pas aux transactions qu’elle pouvait conclure. Cette question précise a été tranchée par le King’s Bench dans le Magdalen College’case en 1615 (Easter Term) : la réponse donnée fut que la loi de 1571 s’appliquait à toutes les transactions, y compris celles de la Couronne. Sur ce point précis, le débat aurait pu s’arrêter à cette solution du King’s Bench. En revanche, un désaccord profond, entre Gouge et Oxford, ainsi qu’entre Coke, Chief Justice au King’s Bench à l’époque et Ellesmere, portait sur la question de savoir si cette solution devait ou non constituer le point final à cette affaire. C’est sur cela que s’exprime, comme l’a écrit notamment M. Fortier, un désaccord « sur les idées ». Il ne s’agissait pas vraiment de revenir sur cette solution de common law, mais, pour le comte d’Oxford, d’obtenir une compensation de la perte de revenus liée au fait que grâce à lui et, avant lui, grâce à Spinola et à ses investissements, le domaine de l’établissement avait pris beaucoup de valeur et profitait des fruits de ces investissements. La solution en common law et une solution en Equity auraient pu coexister sans aucun problème. Ce n’est toutefois pas ainsi que Coke l’a compris. Pour lui, en effet, il s’agissait d’un affront « radical » à la common law et d’une remise en cause du jugement d’une Cour royale. C’est sans aucun doute la radicalité de cette compréhension par Coke du recours de Gouge et de Smith devant la Chancery qui ont fait de cette affaire une affaire aux enjeux philosophiques : l’Equity devait se justifier en raison, et il en allait de même pour la common law.

Du côté de l’Equity, cette justification a été très largement formulée par Lord Ellesmere dans différentes sources liées à l’affaire. Concernant d’abord les rapports entre la Chancellerie elle-même et les Cours de common law, Ellesmere s’inscrit clairement dans le sillage des théories absolutistes de Jacques Ier, puisque l’un de ses arguments dans le Earl of Oxford’s case a été d’affirmer que

Le Chancelier siège en Chancellerie et a un pouvoir absolu et illimité et doit juger selon ce qui est allégué et prouvé, alors que les juges de common law doivent juger selon un pouvoir restreint et ordinaire (limité).

Le chancelier va jusqu’à dire : « L’Equity parle comme parle la Loi de Dieu. Mais vous voulez la réduire au silence ». S’en prendre à l’Equity, c’était donc s’en prendre directement à Dieu.

Ensuite, pour Lord Ellesmere, l’Equity a pour fonction de redresser des consciences trop « sévères », trop « dures » ou corrompues. L’idée n’est pas réellement de corriger la solution juridique obtenue en common law, mais de faire cesser une injustice entre les consciences. L’Equity présuppose en conséquence que la justice a une dimension intérieure, une dimension morale. Ellesmere l’exprime à différents moments de l’épisode du Earl of Oxford’s case. C’est le cas par exemple dans le bill de la Chancellerie de 1615 : « l’entreprise des Parlements n’a jamais été de redresser des consciences ainsi corrompues et de pallier les défauts du droit ». Ou, encore plus clairement, dans son « Breviate or Direccion for the Kinges Learned Councell » :

Pour interpréter cette loi, la procédure judiciaire ordinaire devant la Chancellerie en vertu de la conscience et de l’équité, n’a pas pour objectif de perturber ou de retarder la justice commune (common right). Il s’agit au contraire d’accomplir le Juste et [de rendre] la Justice dans les affaires où la common law n’est d’aucune aide : car le juste commun ne se tient pas seulement dans le juste entendu strictement ou dans l’extrême sévérité du droit (car souvent Summum Ius est summa iniuria), mais consiste plutôt dans l’accomplissement du juste conformément à la conscience.

On retrouve ici le point qui a coûté à Coke sa place de Chief Justice à l’issue de cette affaire. En effet, le Lord Chancellor Ellesmere affirme ici qu’il existe un « juste commun » en dehors de la common law, une justice « conforme à la Conscience ». Or, comme nous le verrons plus bas, pour Coke, il n’y a qu’un « juste commun » et c’est précisément la common law. Est ici en tension exactement la même idée que lorsque Coke a expliqué à Jacques ier qu’il était certes doté d’une raison naturelle excellente, mais qu’il ne maîtrisait pas la raison artificielle des juristes de common law et ne pouvait donc pas prétendre juger « à la place » des juges : on rejoint la question des sources du droit. Pour Coke, il ne peut y avoir qu’une source du droit, c’est le monopole de la common law, alors que pour le baron Ellesmere, il y a différentes sources du droit : le Droit de Dieu (Law of God), celui de la raison (Law of Reason) et le droit du pays (Law of the Land).

En outre, pour le Lord Ellesmere, le caractère supérieur et « extraordinaire » - au sens littéral - de l’Equity se répercute techniquement de deux manières. La première est que ce qui vaut pour la common law ne vaut pas pour l’Equity. Pour contrer l’argument déjà exposé de l’existence de la loi sur les Choses Jugées (Res Judicata) de 1403, le chancelier explique dans son argumentation au sein du Earl of Oxford’s case que

cette loi n’a jamais eu l’intention de restreindre le pouvoir de la Chancellerie en matière d’Equity, son but était de limiter les pouvoirs du Chancelier et des juges de common law, uniquement pour les questions relevant du droit dans des procédures juridiques et non au sein des procédures en Equity[.]

La deuxième est que, de toute manière, les juges interprètent déjà les lois (statutes) en Equity. Edward Coke, selon le Lord Ellesmere, l’a affirmé lui-même dans le Bonham’s case de 1610 :

Il semble que dans les Reports de Coke sur le Dr Bonham’s case, les (lois) statutes ne soient pas si sacrées qu’elles ne puissent être examinées sous l’angle de l’Equity. Car, dit-il, dans de nombreux cas, la « common law a la prérogative, de contrôler les lois du Parlement et de les tenir pour nuls, s’ils sont contre le Juste commun, la raison, qu’ils y sont réticents, ou impossibles à appliquer ». Or, les livres de droit disent que seul le Parlement peut renverser une loi du Parlement.

Selon Ellesmere, les juges eux-mêmes interprètent donc les statutes en Equity. Ici le chancelier retourne clairement ce passage des Reports contre Coke : dans ce Bonham’s case, le common lawyer cherchait en effet à affirmer la supériorité de la common law et son autonomie, et non celle, bien évidemment, de l’Equity.

Coke a répondu à ces arguments à plusieurs reprises, mais les éléments principaux de la riposte se trouvent dans la retranscription du case The King and Doctor Gouge qui correspond à la décision du King’s Bench sur l’Habeas Corpus introduite par le Master Gouge et par Smith. Coke explique en effet :

Nous avons donné notre jugement, et un writ of error a été délivré, [qui a débouché] sur une injonction de rester (en faveur de Smith), cela est juste. S’ils ne produisent pas un autre bill entre cette solution et vendredi prochain, alors je devrais faire selon ma conscience, et dans ce laps de temps, nous le lui conférerons tous, et après nous ferons tous selon nos consciences. Si quelqu’un me prend ma terre, et construit une maison sur cette terre, j’aurai un jugement pour cela et ce n’est pas devant la chancellerie qu’il y est remédié, pas plus que lui [Gouge] ne doit aller chercher la solution devant la Chancellerie [puisque] nous avons une règle de droit pour cela[.]

En jouant sur le terme de « conscience », Coke refuse en réalité à l’Equity le statut de corps de droit en réduisant l’Equity à son fondement d’origine qui était la « Conscience », c’est-à-dire à ce qu’il considère comme étant l’expression d’un arbitraire (d’où l’ironie). Or, l’Equity n’est pas censée être l’expression d’un arbitraire, du moins dans sa théorisation la plus aboutie, c’est-à-dire telle qu’elle ressort du Doctor and Student de Christopher St German. En outre, comme l’explique J.H. Baker dans son introduction to English Legal History, entre le xve et le xviie siècle, le passage de la « conscience » à l’Equity s’est opéré. À l’origine, la conscience désignait la justice du chancelier qui consistait, non à appliquer des règles générales de droit à des faits préétablis par un jury, mais à tirer des règles de droit des circonstances de l’espèce, à « chercher » dans ces faits (Baker), à tirer le bien fondé des faits, sans se référer au droit positif. Au xvie siècle et avec la rupture avec Rome, cette justice se structure et devient l’Equity (celle d’Aristote : celle qui a pour objectif de corriger la trop grande dureté de la loi ou les solutions injustes obtenues en raison de l’application trop rigide de la common law). J.H. Baker précise que cela supposait d’avoir un pouvoir sur l’établissement des faits, ce que les juges de common law n’avaient pas. C’est la raison pour laquelle l’Equity était administrée par les cours ecclésiastiques et non par les cours de common law. En réalité, selon J.H. Baker, la Cour of Chancery cesse d’être une cour extraordinaire à la fin du xvie siècle et est devenue dans les faits une cour produisant un corps de droit cohérent, avec des recours stables et identifiés. Ce que Coke refuse dans la décision the King and Doctor Gouge, c’est tout simplement de reconnaître que l’Equity est un corps de droit, au même titre que la common law. Et la raison pour laquelle il le refuse tient en grande partie à cette « conscience » qui autorisait les cours administrant l’Equity de fonder leur décision tant sur le droit naturel que sur le droit canonique et la théologie, ce qui leur valait d’être considérées comme ayant des prérogatives tout à fait exclusives et particulières. Dans notre affaire, Lord Ellesmere applique ainsi par exemple le Deutéronome :

Selon le droit de Dieu, celui qui construit une maison doit l’habiter ; et celui qui plante une vigne doit en recueillir les fruits ; construire des maisons pour ne pas y vivre, et planter des vignes pour ne pas en recueillir les fruits est une malédiction prononcée à l’encore du Méchant.

Reste la question qui avait déjà été posée devant les juridictions au siècle précédent, c’est-à-dire celle de savoir si la possibilité de porter une affaire déjà jugée par les Cours de common law devant une cour d’Equity était conforme au statute law. La loi de 1403 a déjà été évoquée. Il faut y ajouter la question du statute de Praemunire (1353) qui disposait que toute personne qui portait une affaire ayant été jugée par les Cours du Roi devant une cour extérieure à celles du Royaume devait répondre personnellement de son outrage devant le roi. Sur ce point, la réponse de la common law fut donnée par J. Dodderidge dans the King and doctor Gouge :

Selon les lois de Praemunire et sur les Res Judicata, cela entrainerait la ruine de la common law, si les jugements rendus ici devaient être remis en question dans les Cours d’Equity.

En outre, cette question n’était pas inédite puisque deux « précédents » existaient, l’un datant de 1465 (Cobb v. Nore), l’autre de 1597 (Throckmorton v. Finch). Le Chancelier Ellesmere savait très bien que la coexistence common law/Equity entrainerait la disparition de la common law, puisque l’Equity était plus clémente et d’une certaine manière plus « moderne » que la common law. C’est l’ensemble des juristes de common law de l’époque qui étaient hostiles à l’Equity. Plus généralement, l’opposition des deux camps peut être illustrée de manière synthétique par la confrontation des deux points de vue suivants : Anthony Ben (Recorder of London en 1617-1618) a déclaré à propos de l’Equity : « La justice est l’âme du droit et l’Equity est la vie de la Justice », alors que Coke affirmait, dans une autre affaire : 

La cour ecclésiastique est comme une source d’eau douce qui rafraîchit la terre, mais si la source ne se tient pas entre ses deux rives, elle déborde sur les pays bas (lower lands). La politique de cet État a toujours été que la common law devait être le « malotru » (« bounder ») devant la remettre dans le droit chemin quand elle déborde.

 

Si l’on souhaite schématiser les exemples d’opposition terme à terme exposées ici, il est possible de le faire dans le tableau ci-dessous :

 

 

Lord Ellesmere

(Thomas Egerton)

Edward Coke

Conscience

Corps de droit = Equity, forgé à partir du droit canonique et de la théologie

Arbitraire

« Juste commun »

Accomplissement du droit selon la « conscience »

La Common law

La plus haute fonction du droit/justice

Morale : redresser les consciences, s’adresse aux consciences

Découvrir/appliquer la common law

Unicité de l’origine du droit

Non : plusieurs sources, coexistence Equity/common law avec supériorité Equity

Oui : fondée sur la supériorité de la common law, y compris procédurale (Habeas corpus)

 

 

La controverse s’est ensuite aggravée, Ellesmere et Bacon ont décidé de faire payer à Coke son attitude, même si ce dernier avait fait profil bas après notre affaire. Francis Bacon et Lord Ellesmere ont demandé à Jacques Ier de trancher les affaires pendantes et de révoquer Coke de ses fonctions. Ce fut chose faite en juillet 1616. Ellesmere fut remplacé dans ses fonctions par Bacon, Coke (Chief Justice) par Montaigu. Dans son décret, Jacques Ier précise que Dieu a placé le monarque au-dessus du peuple et qu’il a laissé au Roi « le soin et le devoir princiers de juger “par-dessus” tous les juges » et de trancher les questions de compétences entre les juridictions.

III. L’affirmation par Coke d’une philosophie du droit

Coke, et de manière particulièrement aiguë dans cette affaire opposant le comte d’Oxford au recteur du Magdalen College, se trouve face à un corps de droit ayant un fondement et un ancrage philosophiques très profonds. L’Equity est en effet assise sur une philosophie du droit très largement inspirée de théologie et de droit canonique s’adressant à la conscience individuelle, la justice devant corriger les consciences corrompues. L’Equity est structurée et s’enseigne dans les universités et les Inns of Chancery. Elle a donc tout d’une concurrente sérieuse à la common law. La philosophie de l’Equity renvoie aux formes de droit naturel religieux que l’on trouve chez Christopher St German évoquant la syndérèse, les Stoïciens, Cicéron, etc. St German écrit par exemple dans son Doctor and Student (1532) :

[L]a loi de la raison n’est rien d’autre que la participation ou la connaissance de la loi éternelle dans une créature rationnelle, révélée à elle par la lumière naturelle de la raison, par laquelle elle a une inclinaison naturelle à agir comme il faut et pour une fin « due ». […] Et comme c’est écrit dans leur cœur (celui des sujets), on ne peut pas leur enlever, cela ne peut jamais changer ni selon le lieu, ni selon l’époque[.] [L]es droits naturels sont immuables, la raison de cette immuabilité est que ces droits prennent leur fondement dans la nature d’une chose qui est partout et tout le temps la même[.] Donc, la prescription dans les statutes et la coutume ne peut pas prévaloir sur eux et si jamais on les oppose à eux, ce sont des choses nulles et contre la justice.

Selon J.H. Langbein, Christopher Saint German a tenté de théoriser l’Equity, mais, déjà à son époque, cela ne correspondait pas à la réalité de la pratique. Il a cherché à théoriser l’Equity, non à la décrire. Tout se passe comme si le baron Ellesmere, en 1615, cherchait à faire prévaloir la supériorité philosophique de l’Equity sur la common law et non sa pratique, précisément. Pour répondre à cela, Coke travaille nettement à la formation d’une philosophie du droit « nationale », une philosophie de la common law, sans pour autant qu’il ne le revendique comme étant une philosophie. Coke répond donc à la philosophie de l’Equity, par la philosophie de la common law. Pour ce faire, le common lawyer n’avait pas une infinité de fondements possibles. Il s’est efforcé de fonder une common law autonome du pouvoir monarchique et commune aux sujets : Coke a fait ressortir les aspects philosophiques d’un droit plutôt qu’ancrer ce corps de droit à une philosophie préexistante.

Il est par exemple assez certain que si Coke redéfinit la common law comme étant la « law of the land » « le droit du pays », le due process of law, « l’héritage de tous les sujets », c’est pour aller contre cette idée de « sources » de droit avancée par Ellesmere. On peut lire en ce sens le passage suivant des débats de 1627 dans lequel Coke explique :

La question est : qu’est-ce que la lex terrae ? À ce propos, les opinions divergent. Si jamais [il y a] une loi, la lex terrae (law of the land) est la common law.

Il est également possible de citer cette assertion très connue de Coke : « La Grande Charte est une compagne qui ne connaîtra pas de souverain ». Pour Coke, le droit est autonome, il n’a pas de source, car nous en avons oublié les origines qui sont hors de portée de la mémoire (time out of mind). Refuser de reconnaître une possibilité de recours des décisions de common law devant une Cour d’Equity revient à croire en une profonde unité de la common law, en son « indivisibilité ». Elle connaît différentes formes d’expression, mais ce ne sont pas des sources.

Pour affirmer l’autonomie d’un droit, il faut également affirmer l’autonomie de la raison du droit. L’autonomie du droit est fondamentalement liée à l’autonomie de cette raison comme le montre l’échange ici bien connu entre Coke et Jacques Ier :

Alors le roi dit qu’il pensait que le droit était fondé sur la raison, et que lui et les autres avaient une raison, tout comme les juges : […] j’ai répondu que certes, Dieu avait doté sa Majesté d’une science excellente et de grands dons naturels mais que sa Majesté n’avait pas connaissance des Lois de ce royaume d’Angleterre, et des causes affectant la vie, l’héritage, les biens ou les fortunes de ses sujets.

Cette raison propre aux juristes qui s’oppose à la raison naturelle est bien sûr ce que l’on appelle aujourd’hui, dans le sillage de Hobbes, la « raison artificielle ». Il ressort d’écrits d’autres juristes contemporains de Coke comme J. Dodderidge que cette raison artificielle peut être lue comme une mise en œuvre de l’humanisme juridique et de la philosophie morale qui lui est liée. J. Dodderidge a par exemple écrit :

Le droit est un discours de raison qui nécessite d’identifier, de comprendre et d’appliquer de nombreuses maximes et principes, le droit doit en conséquence s’étendre aux arts et sciences libéraux, en particulier la philosophie morale qui donne son fondement et sa logique, qui est l’art du raisonnement.

Selon M.D. Walters, un auteur comme Dodderidge a pour ambition d’utiliser le ramisme pour mettre en œuvre le projet de la common law, méthode à laquelle s’est très fortement opposé Francis Bacon par exemple. Or, bien qu’il ne s’y réfère jamais, il est certain que Coke est attaché à une définition médiévale de la vérité, c’est-à-dire une vérité entendue comme « conformité à une norme ».

Enfin, la conception cokéenne du droit ou, plus largement, la « philosophie de la common law » repose sur une philosophie de l’histoire, sur ce que H.J. Berman appelle « l’école historique de la théorie du droit », ou du moins une certaine conception du temps (coutume). Le fait que le droit soit ici conçu comme un lien juridique au passé ou l’idée selon laquelle le passé est normatif a été magistralement démontré et illustré par J.G.A. Pocock. H.J. Berman affirme quant à lui :

[Coke] établit dans le contexte anglais le premier principe de l’école historique de la pensée juridique, qui fut plus amplement développé par ses successeurs en Angleterre […] et qui finit par constituer une théorie générale du droit […]. Ce premier principe consistait à considérer le droit d’une nation avant tout comme le produit de l’histoire de cette nation : non seulement d’après l’évidence sociologique selon laquelle les institutions prévalant à un moment donné découlent des institutions préexistantes, mais également dans le sens philosophique que l’histoire du droit d’une nation a et doit avoir une signification normative pour son développement présent et futur.

En luttant contre le chancelier Ellesmere, Coke a donné à la common law son autonomie, mais, pour ce faire, il a eu très souvent besoin d’emprunter le langage de ses ennemis et sa dimension morale et religieuse. C’est Coke qui est le principal bâtisseur de ce pont entre common law et philosophie, et il a sans doute réinvesti une partie de l’héritage humaniste propre aux common lawyers. Avant la confrontation de la science et de la vieille common law, il y a ce moment de conflit interne à la justice entre droit naturel (Ellesmere) et droit positif (Coke) dont il ressort une philosophie du droit « du droit positif » ou comme l’écrit Berman, « une théorie du droit anglais ayant d’importantes implications philosophiques ». La théorie générale du droit doit donc beaucoup à Coke et surtout à sa pugnacité : M. Lobban explique en effet que, dans la quatrième partie de ses Institutes, de plus de vingt ans postérieure à cet épisode de 1616 puisqu’elle a été publiée en 1644, Coke écrivait que, certes, la Chancery existait depuis Alfred (c’est-à-dire depuis le ixe siècle), mais que sa compétence en matière d’Equity s’était développée bien après. Coke refusait ainsi encore une ultime fois la supériorité de l’Equity sur la common law.

Céline Roynier

Professeure de droit public à CY Cergy Paris université, CPJP (EA 2530), Institut Universitaire de France (membre junior)