« Conflit des facultés » ou : la philosophie du droit existe-t-elle ?
« Philosophie du droit ». Les linguistes traitent une expression de ce type, où l’article indéfini relie deux mots, comme un « syntagme », c’est-à-dire un agencement de termes dépourvus de solidarité préalable. On peut ainsi poser la question dans ces termes : la mise en solidarité de « philosophie » et de « droit » par l’article « du », crée-t-elle une liaison autre que purement verbale ? Les génitifs opèrent parfois entre les choses des mariages clandestins. Admettons donc que, dans notre formulation de départ, le lien entre philosophie et droit est, à tort, tenu pour acquis, ne serait-ce que par l’habitude prise de l’employer. Pourrait-on envisager une formulation plus neutre ? Dans certaines machines à calculer scientifiques, on employait autrefois une notation mathématique dite « polonaise inverse », qui requiert de poser successivement les termes de l’opération puis l’opération effectuée. « 2 + 2 » devient ainsi : « 2, 2, + ». Selon une telle notation, notre problème s’écrirait : philosophie, droit, du. Les « opérandes » seraient posées en premier, isolément, de sorte que, par le jeu de la syntaxe employée, l’opérateur (« du ») ne paraîtrait pas les réunir par une liaison n’ayant que les apparences de la naturalité. Comme dans le registre d’un microprocesseur, les deux données seraient entrées l’une à la suite de l’autre, suivies de l’instruction à réaliser. Pour prendre une autre métaphore, les pièces du puzzle seraient, en quelque sorte, posées séparément sur la table, à charge ensuite pour le joueur de les assembler. L’intérêt de l’exercice de pensée que je propose ici serait que dans l’expression « philosophie du droit », aucun des termes n’irait de soi. Ce serait déjà un peu mieux ainsi. D’ailleurs, on voit l’utilité de traiter la copule « du » comme un opérateur plutôt que comme un article ou une préposition. La forme génitive (le « du ») possède une sorte d’effet ontologisant : elle réalise quelque chose comme l’affirmation d’une existence. La préposition fonctionne sourdement comme une copule. L’expression « philosophie du droit » se comprend ainsi comme une contraction de l’affirmation : « la philosophie du droit est ». Elle est, autrement dit, quelque chose de distinct des deux entités qu’elle solidarise. En traitant l’article « du » comme un opérateur (ou encore, pourraient dire certains, comme un « connecteur ») cet effet ontologisant disparaît au profit de l’idée d’une opération, qui fait voir un certain agir et une certaine transformation effectuée par cet agir. Que se passe-t-il lorsqu’on met en rapport la philosophie et le droit ? Quelque chose de neuf est-il créé ? Les parties constitutives restent-elles intactes, ou sont-elles transformées par l’opération effectuée ?
À ce point est déjà formulée la difficulté à laquelle se confronte la pensée en regard de quelque chose qui ne semble pas lui résister, quelque chose qui semble aller de soi : il y aurait une « philosophie du droit ». L’expression, devenue courante, opère un voilement, une clôture de l’investigation. Pour l’opinion commune, du moins celles des quelques personnes suffisamment informées et intéressées par la question, la philosophie du droit existe. Il y a, sous couvert de cette dénomination, des livres publiés, des cours dispensés, des travaux effectués. C’est en cela que consiste la pierre qu’il nous faut soulever. C’est cela qu’il faut débusquer. Donnons à cela le nom de conflit des facultés. C’est un nom conventionnel, on le sait. Il renvoie à un texte célèbre de l’histoire de la philosophie, dont il sera question un peu plus loin. Mais pour nous, il désigne le nom du problème qui se loge dans la soudure des termes « philosophie » et « droit » au sein du syntagme « philosophie du droit ». Ce que nous dit l’expression « conflit des facultés », c’est que l’expression « philosophie du droit » désigne un problème, non une enquête au programme distinct ou un savoir aux limites consacrées. Cette constatation n’est pas nécessairement empreinte de pessimisme. Elle nous conduit plutôt à dire qu’il n’y a de philosophie du droit que là où il y a conflit des facultés. Il faut donc se placer là où se déploie le labeur de pensée que ce conflit suscite. Il faut se trouver sur le terrain où le problème qu’il désigne est, comme on le dirait d’un volcan, en activité.
À partir de ce point, on pourrait concevoir un programme de travail assez différent de ceux ordinairement conduits sous la dénomination de « philosophie du droit ». Ce programme consisterait en l’étude développée, détaillée, des relations entre droit et philosophie. Ce serait peut-être démesuré, mais peut-être aussi un peu plus adéquat. Le mérite d’un tel programme serait de ne pas présupposer son résultat, à savoir l’existence de la discipline « philosophie du droit ». On serait aussi dispensé d’avoir à prendre parti sur la nature des relations entre philosophie et droit. Dès lors, on aurait posé à nouveaux frais la question de l’existence même de la philosophie du droit.
Deux « intertextes »
Ce problème – la philosophie du droit existe-t-elle ? –, on ne l’abordera pas de front. Il se posera pour nous au prisme de textes. On peut discuter de la composition du corpus devant être mobilisé pour ce faire, mais le fait qu’il soit un socle pour la discussion indique qu’on fait face ici à une tradition de pensée. Il n’y a pas vraiment le choix. En cela pourrait consister la définition même d’une tradition philosophique : quand il n’y a « pas vraiment le choix » de s’appuyer ou non sur certaines sources, sur un certain corpus. C’est le moment du renoncement à la table rase. Un pareil renoncement est toujours coûteux en philosophie, un mode de pensée où l’on s’astreint en principe à penser sans présupposés, de la façon la plus désencombrée possible. Toutefois, reconnaître ainsi la préexistence d’une tradition de pensée ne fait qu’ouvrir un champ des possibles, qui commence avec la composition même du corpus de départ. Nous avons pris le parti de nous appuyer sur deux textes : le Dialogue des Common Laws de Hobbes, et le Conflit des Facultés de Kant. Notre problème – la philosophie du droit existe-t-elle ? –, ces deux textes ne le résolvent pas. Ils ne le soulèvent même pas de manière explicite : la philosophie du droit n’est pas immédiatement leur question. Mais la question de la philosophie du droit est posée par leur existence, qui est par-dessus tout une existence problématique.
De fait, ces deux textes pour nous centraux sont en même temps, dans l’œuvre de leurs auteurs, des documents latéraux et circonstanciels. Ils souffrent d’une certaine opacité philologique. Il n’y a pas grand-chose de clair les concernant. Leur plan, leur projet d’ensemble, ce qui est démontré par eux, rien de tout cela ne va de soi. Ils ont toutefois en commun deux caractères : l’intertextualité et la mise en intrigue. L’intertextualité du Dialogue des Common Laws transparait dans le recours à la forme du dialogue. Le dialogue met en scène deux personnages présentés par le biais de leurs fonctions : le philosophe d’une part, le student d’autre part (celui faisant profession d’étudier le droit, c'est-à-dire le « spécialiste » : celui que Kant appellera le jurisperitus). Le texte global incorpore des fragments d’autres textes, et en particulier différentes sortes d’emprunts, références, citations des Institutes d’Edward Coke, le célèbre common lawyer anglais… Si on nous suit, on concédera donc que la tradition de la philosophie du droit s’inaugure par deux palimpsestes. Il est probablement de bon aloi de se trouver, à titre de sol primitif, face à un sol aussi prompt à se dérober.
Il y a aussi intertextualité parce que la distribution des rôles n’est rien moins que claire. Le philosophe (« phylosopher ») n’est pas Hobbes en personne, et le juriste n’est pas simplement un prête-nom pour Edward Coke. Le philosophe s’emploie parfois à exposer le droit applicable. Inversement, c’est au juriste que l’auteur confie la tâche d’introduire certaines positions philosophiques importantes. Il y aurait beaucoup à dire sur la forme dialogue et son emploi. On a pu ainsi remarquer que le dialogue n’est ici ni un dispositif pédagogique (comme dans le Behemoth) ni un simple collage de textes de deux auteurs dont on cherche à confronter les positions (comme dans d’autres dialogues philosophiques, par exemple les Nouveaux Essais sur l’entendement humain de Leibniz). Il y a enfin intertextualité en raison du sort réservé à l’ouvrage lors de sa publication. Le Dialogue fut considéré par les autorités anglaises comme un « livre de droit » (lawbook) et, à ce titre, soumis à une procédure d’autorisation préalable (licensing) par l’un des principaux juges du pays. Cette autorisation ne semble pas lui avoir été accordée. Pourtant, l’essentiel tient au statut que lui conférait une telle procédure, même si elle devait se terminer par un rejet. Tout ouvrage quelconque exposant le droit, ou prenant le droit pour objet d’une manière quelconque, est ainsi désigné comme un « ouvrage de droit » (lawbook) avec le degré d’officialité, consentie ou non, que cela implique. Hobbes se trouvait donc traité comme un auteur dogmatique, et il n’est pas totalement à exclure qu’il en ait été satisfait.
L’intertextualité à l’œuvre dans le Conflit des facultés de Kant est encore plus flagrante. Elle transparaît dans la facture même de l’ouvrage. Celui-ci fait écho à son livre paru en 1793, La religion dans les limites de la simple raison, dont il peut apparaître comme une sorte de défense. Il fait aussi écho aux griefs contenus dans la lettre du ministre Woellner adressée sur « l’ordre spécial » du roi Frédéric‑Guillaume II reprochant à Kant d’avoir abusé de sa philosophie pour porter atteinte à la religion et méconnu ses devoirs d’enseignant de la jeunesse. Mais la structure de cette réponse, ou de cette défense, est particulière. Kant présente l’ouvrage comme composé de trois traités dont les projets et les circonstances diffèrent, mais auxquels il attribue toutefois une « unité systématique ». Lorsque Kant affirme l’unité systématique d’une démonstration, l’affirmation est à prendre au sérieux. Cela implique l’intervention de la raison elle-même. Rien, donc, ne devrait être plus rationnel, c’est-à-dire élevé à l’unité systématique, que le plan du Conflit des facultés. On le dit avec respect : cela ne va tout de même pas de soi. L’intertextualité jaillit de la visibilité des ourlets, du manque d’étroitesse des coutures entre les trois sections de l’œuvre. L’intertexte kantien résulte du collage de trois documents si hétérogènes que Kant lui-même doit intervenir pour affirmer la systématicité de leur jonction.
L’intertextualité de ces deux grands textes, donc, saute aux yeux. Elle est indissociable du problème auquel nous avons donné pour nom « conflit des facultés ». En même temps, il ne faut pas réduire ces textes à des intertextes. Le danger serait de les dissoudre dans le réseau où ils s’insèrent et qui est, indissociablement, un réseau fabriqué par eux. Le conflit des facultés est la toile tissée par les formidables araignées que sont Hobbes et Kant. Chacun de ces textes, et c’est cela qui le rend canonique, est à l’origine de son propre réseau. Le nœud fait exister le réseau. C’est le texte qui est « intertexte ». Ce n’est pas une intertextualité diffuse – ou disons une inter-contextualité – qui donnerait son être au texte. Penser en termes d’intertextualité – ou, et peut-être préfèrerait-on ce terme, de transtextualité – ne doit pas nous faire oublier, par exemple, que c’est bien Hobbes qui nous a plongés dans le conflit des facultés. C’est bien lui qui a noué le nœud gordien reliant droit et philosophie. De même que Harold Bloom a pu voir en Shakespeare celui dont l’énergie (« les énergies » dit Bloom) « fusionne » la rhétorique, la psychologie et la cosmologie, de même il faut voir en Hobbes celui qui fusionne – avec son incomparable énergie – épistémologie, philosophie morale, philosophie politique, philosophie du droit, et théologie. Pour sa part, Kant est celui qui, dans le Conflit des facultés, noue les fils de la philosophie politique, de la philosophie de l’histoire et de la question du droit (mais aussi de la théologie et de la médecine). Réduire ces auteurs au statut de philosophes du droit, et réduire le Dialogue et le Conflit à des ouvrages de philosophie du droit, serait une incomparable bévue.
Hobbes
Ces deux grands textes, dont on ne veut donc pas sous-estimer la solitude, l’isolement au milieu même de la toile qu’ils ont tissée, sont en même temps deux mises en intrigue. La forme dialogue se rapproche de la forme tragique. Dans le dialogue, comme dans la tragédie, il y a toujours une action. Le dialogue platonicien peut se comprendre comme le résultat d’un transfert du mode privilégié d’exposition de la vérité. La tragédie eschyléenne ne parvenant plus à représenter le vrai à travers l’action du héros, le philosophe (Socrate) est devenu, dans le dialogue, le « représentant de la vérité ». C’est cela qui a été compris par Leo Strauss à travers sa lecture de certains dialogues platoniciens – en particulier les Lois – comme « argument et action ». Chez Hobbes, il y a dialogue, et le dialogue assure qu’il y ait « argument et action », pour reprendre le titre du dernier livre de Leo Strauss. Dans le Dialogue des Common Laws, il y a « action », au sens où s’effectue une mise en intrigue. Quelque chose se passe depuis l’intériorité du texte lui-même. Un déroulement est identifiable. Le philosophe commence en disant qu’il ne plaide que pour lui-même. Pourtant, il prend son temps avant que de plaider. On pourrait penser que le commencement de la plaidoirie ne vient en vérité qu’avec la cinquième section du dialogue, celle où est entrepris l’examen des rapports entre l’hérésie et le droit anglais. Cette section est en quelque sorte l’apogée du dialogue, le pic de la courbe qu’il dessine. Que fait auparavant le phylosopher, quand il disserte du droit de raison, du pouvoir souverain, des cours de justice ? Déjà, il plaide. Il plaide pour que soit reconnu son droit à plaider. Il revendique pour la philosophie – dont il est le πρόσωπον et en même temps le πρωταγωνιστής – le droit de se mêler des affaires du droit, de pénétrer sur son terrain. Le philosophe a lu, est-il dit, « tous les livres » (comprendre les lawbooks) et il s’est hissé au rang du jurisconsulte. Le légiste, lui, est nettement plus prosopon que protagoniste, c’est-à-dire plutôt le signe d’un argument que le signe d’une action. L’argument dont il est porte-voix subit une mutation, une modification qui s’impose à lui. Il est une parole plus que le sujet de cette parole, une parole qui parle, face à la parole vraie, la parole investie dans un sujet, celle d’un homme, le philosophe, qui plaide pour soi et pour son savoir (sa « faculté ») propre. Thomas Hobbes joue sa vie (l’hérésie dont on l’accuse est punie de mort), mais il n’abjure pas la philosophie. Il exige de rester philosophe. Il réclame de choisir son tribunal, voire – ce qui est un peu fort – de rédiger, en quelque sorte, son propre jugement, d’être juge en sa propre cause. Ce sera toujours la position de la philosophie dans le conflit des facultés : elle ne cessera jamais de vouloir être la cour suprême, le tribunal devant lequel sont déférés les autres savoirs et les autres pratiques. La philosophie érigée en tribunal doit respecter, au moins, les apparences de la justice. C’est pourquoi Hobbes consent, par la forme dialogue, à ce que le jugement rendu par la philosophie au sujet du droit soit rendu contradictoirement. Il faut aussi dire que cette prétention de la philosophie à siéger en qualité de cour suprême se heurte aux réalités de ce monde. Le droit est peut-être, sous la plume de Hobbes, déféré devant le tribunal de la raison. Cependant, dans la vraie vie, c’est le contraire qui se produisit. Thomas Hobbes, l’homme de chair et de sang, risqua d’être accusé d’hérésie et s’alarma que cela ne le conduise au bûcher. Il dût bien se justifier vis-à-vis des puissances terrestres et plaider sa cause sur le terrain du droit applicable. Tout philosophe qu’il était, il n’en restait pas moins soumis aux tribunaux de son pays. Pourtant, le doublet empirico-transcendantal qu’on pourrait appeler « Hobbes‑phylosopher » ne cède pas sur son désir de rester soi, dans sa dualité constitutive de philosophe-plaideur. Il veut rester philosophe jusque dans le prétoire où son sort se décide. Il ne retire pas les oripeaux de la philosophie même lorsque sa vie est en jeu. Il ne se départit pas de la philosophie. Au contraire, il entend ériger celle-ci en tribunal non seulement de sa propre affaire, mais du droit même. Dans le Dialogue des Common Laws, la philosophie est juge en sa propre cause.
C’est ce qu’on appellerait de nos jours une défense de rupture. L’action du dialogue livre ainsi quelque chose de l’ordre d’une ré-estimation en actes des positions respectives de la philosophie et du droit. Avec le dialogue, en lui et par lui, est opérée une mise en situation nouvelle. Le droit se voulait vera philosophia. Voici cependant qu’il commence à perdre de sa superbe et qu’il en vient à dévaler la pente du désenchantement, conduisant à la perte de son propre prestige. Commencent à tomber, comme les écailles d’un animal malade ou les tuiles d’un bâtiment ruiné, les strates d’idéologie qui constituaient son parement métaphysique. Le droit moderne, dont Hobbes est un des accoucheurs, n’est plus gagé en vérité, mais en autorité seule. Le Dialogue des Common Laws enregistre l’une des traces premières de ce glissement du droit sur la pente du désenchantement (un peu à l’image de Hans Castorp, le héros de Thomas Mann lorsqu’il quitte, à la fin du roman éponyme, sa Montagne Magique pour redescendre dans la vallée et prendre part à la guerre…). Il ne peut y avoir de conflit des facultés que parce que le droit est désinvesti, privé de son gage métaphysique et de la sécurité ontologique qui l’accompagnait. Plus jamais on ne saura en quoi consiste l’être du droit, et il deviendra même exclu de poser la question. L’autorité se paye, chez Hobbes, du sacrifice de la vérité dans sa figuration absolue, celle dont parle Locke lorsqu’il s’en prend aux « maîtres des vérités éternelles ». La disqualification de cette forme spécifique de la vérité amène avec soi, non pas la disparition de toute vérité possible, mais la nécessité du conflit au sujet des formes accessibles du vrai, et par suite du juste et de la justice. Cette scission, cette irruption tragique de l’ἀγών, du combat au sort indécis, sur le territoire du juste et de la justice, sont un marqueur très sûr du moment moderne, dans lequel peut se poser la question du conflit des facultés. De ce moment, dire la vérité devient un combat et tout combat possède son moment judiciaire. Dire vrai devient une tâche agonistique, ce qu’elle fut toujours, mais désormais l’accès à une vérité définitive est entravé par l’existence du conflit. On le sait, dans le moment moderne, la promesse d’une vérité purgée de tout conflit n’inspire plus confiance. La seule vérité pouvant apparaître est une vérité judiciaire, comportant en soi, inséparablement, sa scission, sa part de non-vrai, à l’image des vérités dites au terme d’un procès. À l’époque moderne, on renonce certes aux ordalies, c’est-à-dire aux combats judiciaires. Mais c’est précisément parce que ces combats laissaient intacte la question de la vérité ultime. Du moment qu’on ne peut plus établir la vérité au moyen d’un trial by battle, il faut substituer à l’ordalie de complexes procédures d’établissement du vrai dans l’enceinte judiciaire. Ces procédures sont faillibles. Elles seront constamment transformées au cours de notre histoire. Cela traduit le fait que le combat s’est déplacé de la question du fait (quid facti) à la question de ce qui vaut droit (quid juris). Le combat, l’ordalie, oppose désormais le droit et la vérité. Dans l’ordalie, Dieu intervenait pour établir le vrai. Dans le droit moderne, la vérité judiciaire est connue pour être une vérité imparfaite.
C’est donc seulement dans le moment moderne que peut se poser la question du conflit des facultés. Jamais un penseur de l’antiquité n’aurait pensé les rapports entre droit et philosophie (ou entre phusis et nomos pour un grec) dans ces termes. Le « droit » grec reste, sous ses formes les plus élaborées, un pré-droit. Ses principes de fond n’épousent jamais jusqu’à la complète confusion, comme dans le droit romain puis le droit canon, des formes, des formalités, un formalisme. Surtout, en Grèce, la politique reste souveraine. Le droit n’est jamais autorisé à s’emparer sans reste des affaires humaines. Ce qui est du ressort de la polis, et avant tout la politeia elle-même, se discute depuis le point de vue de la science du politique, non pas depuis ce qu’on appellera ultérieurement la jurisprudence. Un Romain, pour sa part, n’aurait peut-être pas envisagé de rapport dialectique entre le droit et le registre du philosophique. Pour d’autres raisons, un médiéval n’aurait pas non plus posé la question en ces termes. Prenons l’exemple de Saint Thomas d’Aquin. Chez lui, la théologie incorpore son propre moment philosophique, et l’ordre du monde s’appuie sur une hiérarchie des juridicités allant de la loi éternelle à la loi humaine en passant par la loi naturelle. L’idée d’un conflit entre l’acte de dire le monde juridiquement et celui consistant à le dire philosophiquement semble incompatible avec le projet même de Saint Thomas d’Aquin. Elle bafouerait la représentation d’ensemble du monde qui est la sienne et dans laquelle la philosophie doit être la servante d’un ordre du monde voulu par Dieu. L’idée d’une scission entre la juridiction (juris-dictio : dire le monde par le droit, dire le droit qui préside à l’ordre du monde) et la parole philosophique n’est pas acceptable. Nomos et logos doivent rester unis. Tant qu’ils le sont, il n’est pas question de conflit des facultés.
Kant
Cette scission entre nomos et logos, qui est à la racine du conflit des facultés, est en revanche clairement actée avec (et dans) le texte de Kant. Tout texte participe à une intrigue et en même temps l’incorpore, vise à l’effectuer en son sein même. Dans le Conflit des facultés, une certaine action se déroule. Pour le savoir, il faut être au courant de la réception turbulente, chaotique, litigieuse, d’un autre texte de Kant : la Religion dans les limites de la simple raison. Dans le Conflit, Kant se défend d’accusations formulées contre lui. Il y plaide lui aussi sa propre cause, et la dimension de rhétorique judiciaire est bien présente. Mais Kant en profite pour renverser les rôles du juge et de l’accusé. D’abord, il suppose que tout le monde, y compris le ministre accusateur, doit avoir lu toute son œuvre. C’est à partir d’elle qu’il se défend. Les pièces versées au procès, ce sont avant tout les trois Critiques. Et ce qui se joue dans le conflit, c’est le processus par lequel, de simple mis en accusation, Kant devient juge, et où la philosophie, de faculté inférieure, deviendra le tribunal suprême, l’organe des arbitrages supérieurs, ceux dispensés par la raison elle-même. L’inférieur et le supérieur se sont renversés en cours de route. Faculté « inférieure », la faculté de philosophie a gagné au passage la compétence « judiciaire » de « porter un jugement sur tous les autres savoirs » et « soumettre leur vérité à un examen ». Elle devient donc la supérieure des autres disciplines.
Pour le reste, il y a peu qui aille de soi dans le texte de Kant. Les rapprochements posent question, par exemple ceux effectués entre droit, médecine (la faculté la plus souvent négligée par les commentateurs) et théologie. Les oppositions posent problème : pourquoi par exemple examiner la question du progrès moral de l’homme dans l’histoire au prisme d’un conflit entre faculté de philosophie et faculté de droit ? Il n’est d’ailleurs nullement clair que le texte soit le lieu (voire un lieu) d’exposition de la philosophie du droit de Kant. Il faut aller la chercher dans d’autres textes, de la Doctrine du droit au Projet de paix perpétuelle. Mais le conflit des facultés a dit l’essentiel.
*
Ainsi, la tradition qui nous fait penser la philosophie du droit comme un conflit des facultés nous impose, au moins dans un premier temps, de l’envisager comme un problème disciplinaire. C’est comme cela que Kant a lui-même choisi de poser non seulement le problème mais sa solution – c’est-à-dire que lui-même a proposé une institutionnalisation, une sorte de dispositif. La richesse de cette solution, et des questions qu’elle pose à la philosophie, a été entrevue par Jacques Derrida. Derrida rappelle que Kant pose ensemble le thème de la naissance de l’Université comme « proposition de réalisation publique » et comme projet « quasi industriel » (gleichsam fabrikenmässig). Cette rencontre du « public » et de « l’industriel » produit, comme toute intersection du social et du technique, une forme de division du travail (Verteilung der Arbeiten). Cette question disciplinaire est un passage obligé. Comme le dit à juste titre Schmitt,
un conflit est toujours une lutte entre des organisations et des institutions, au sens d’ordres sociaux concrets, une lutte entre des instances et non entre des substances.
C’est peut-être à la fois une bonne et une mauvaise chose. Une bonne chose, car il y a peut-être là quelque chose à penser. Une mauvaise chose, car cela peut aussi constituer une sorte d’impasse. Impasse de la disciplinarisation (le conflit oppose des « facultés »). Impasse créée par le fait même qu’il s’agisse d’un conflit, par la négativité que cela implique. Cette division « technique » et « sociale » du travail, devons-nous l’accepter ? Pourquoi, après tout, nous laisser réduire à cette détermination ? Est-elle selon le (ou les) concept(s) ? Est-elle fonction de la chose même ? Et quelle chose, alors (« droit », « philosophie »), se trouve mise en jeu ?
Provinces désunies
John Austin avait voulu déterminer la province de la philosophie du droit (The Province of Jurisprudence Determined). Puisque nous avons deux territoires à agencer, plaçons-nous aux frontières, préférablement en cartographes plutôt qu’en agents des douanes. Demandons-nous alors quel est le ressort de la philosophie ? De quel territoire est-elle ? Quelle est sa terre ? Est-elle plutôt la « terre sans limite » dont il est question dans le Rêve d’un visionnaire, une pensée, en tout cas, qui ne se soumet ni au cartographe ni au douanier, car elle n’admet pas qu’on lui assigne d’avance un territoire quelconque ? La philosophie est-elle la pensée qui ne s’implante pas ? Qui refuse de se voir attribuer une terre qui lui appartienne en propre, son petit lopin disciplinaire, parce qu’elle n’est à l’aise ni avec l’enracinement, ni avec l’idée d’une origine ? Avec le Dialogue hobbesien se présente pour la philosophie le péril de l’individuation. La défense de la philosophie passe par la prise de parole d’un individu, le philosophe du dialogue. Celui-ci fait-il véritablement œuvre de philosophie ? Ne défend-il pas aussi ce que Kant aurait appelé des intérêts empiriques ? Un philosophe a-t-il vocation à plaider ? Ne devrait-il pas respecter le monopole professionnel des avocats ? On le dit en souriant, mais est posée, à travers la figure de la prosopopée, la question de l’extrême ambiguïté de ce philosophe-avocat ou philosophe-professeur de droit, rhéteur au milieu des rhéteurs, que l’on trouve dans le Dialogue des Common Laws. Chez Kant, il y a le danger encore plus grand de l’incorporation, à savoir celui consistant à : faire de la philosophie un corps constitué. La philosophie se contenterait alors de son lopin de terre bien à elle et, dessus, elle construirait sa maison. À la lecture du Conflit des Facultés, des schèmes architecturaux s’emparent de l’imagination. En refermant l’opuscule de Kant, on concevrait aisément la faculté de philosophie comme le bâtiment central posé au centre d’un campus américain imaginaire, ou au milieu d’une cité néo-classique de Ledoux. On imagine les professeurs de droit, de théologie, de médecine, sortant de leurs bâtiments périphériques pour venir respectueusement, les uns déposer leurs draft papers dans une boîte-aux-lettres à l’entrée, les autres attendant, à la sortie, devant une sorte de guichet, de recevoir leur œuvre munie du précieux tampon apposé par la faculté supérieure (« lu et approuvé par la philosophie », « conforme à la raison »…).
En voulons-nous vraiment, de cette philosophie-là ? Est-ce à cette philosophie là qu’aspirent les philosophes eux-mêmes ? Il se peut bien que ce soit le cas, et que la réponse contemporaine à la question du conflit des facultés soit une affirmation de la puissance normative de la philosophie, de son autorité sur le droit tel qu’il doit être. Nous nous sommes ainsi accoutumés à l’idée d’une philosophie normative, intervenant dans la vie publique avec plein droit de cité, pour dire ce qui doit être, presque pour légiférer, même si ce n’est pas de la façon officielle. Pourtant cela ne va pas de soi. Il n’est pas acquis que la philosophie puisse directement parler ainsi, que le philosophe puisse poser sans crainte le pied sur le terrain de la vie publique. Dans son commentaire des Lois de Platon, Leo Strauss dit en passant une chose que les acteurs du dialogue platonicien ne disent pas explicitement : « la vie juste au sens strict est la vie philosophique et la vie philosophique n’est pas un sujet approprié pour une conversation avec Kleinias et Megillos », autrement dit pour la conversation sur le meilleur régime, les bonnes lois, le bon gouvernant. Dans le monde politique réel, il ne va pas de soi que la philosophie puisse intervenir en restant elle-même. C’est le sens que Strauss attribue à ce « silence » de Platon « sur la philosophie » qu’on rencontre dans Les Lois et qu’il n’a « transgressé que subrepticement ».
Par ailleurs, il ne va nullement de soi que, si on recherche la position la plus rigoureuse du problème, le philosophe puisse et doive être législateur. N’y a-t-il pas là un péril ? La philosophie ne devient-elle pas alors la chose des savants et des professeurs, qui sont peut-être un « peuple savant », mais qui ne sont plus le peuple, c’est-à-dire qui ne sont plus des hommes parmi les hommes mais un groupement spécialisé, porteur d’un langage hautement formalisé mais ayant aussi basculé dans l’incommunicable ?
De l’autre côté de la frontière des disciplines, on pourrait aussi questionner le droit. Quelle est sa province ? Le droit est-il la sorte de pensée qui, à rebours, envisage avant tout les limites, les confins, et se donne pour visée de les poser ? S’il est possible de dire que « la philosophie grecque tout entière se caractérisait par l’oscillation entre un idéal de vie contemplative et un idéal de vie politique », on ne peut pas en dire autant du droit. Le droit, lui, n’oscille pas. Il est enraciné dans la vie pratique et ne peut pas s’en extirper, sauf à signer son arrêt de mort. Sa prétention à être « philosophie » est donc nécessairement bridée. Du fait de sa prétention pratique, le droit tend à la positivité. Il pose. Il établit. Il dessine les frontières. Le droit est-il ce savoir en bonne entente avec tout ce qui met mal à l’aise la philosophie : les fondations, les constitutions, les sources, les frontières ? C’est peut-être parce que le droit s’efforce en permanence de poser, de fixer la vérité – vérité judiciaire, vérité légale –, et par là de la rendre imparfaite. La vérité judiciaire n’est pas la vérité définitive, la vérité légale n’a pour elle que l’autorité du législateur… C’est à cette fixation de la vérité, socialement nécessaire mais porteuse en même temps de non vrai, d’injuste, de falsificateur, que s’en prend sans cesse la philosophie.
L’objet est-il commun ?
Le prétendu conflit des facultés ne peut pas être réellement un conflit, parce qu’il n’y a pas vraiment de confrontation possible. La philosophie ne devient jamais réellement pratique. Elle tend vers le pratique comme elle tend vers le concret, mais il n’y a là qu’une orientation, une tension. Le droit, lui, ne s’élève jamais jusqu’à une pensée spéculative du rang de la philosophie. Quand la philosophie prend en charge le droit, est-ce là le même objet que celui appelé de la même façon par les juristes ?
Mikhaïl Xifaras a relevé que, entre les facultés de droit et de philosophie, « il est bien souvent moins question de conflit que d’indifférence polie » du fait de « l’intuition » partagée « d’avoir des objets distincts ». Il relevait pourtant aussitôt la prétention commune des deux disciplines d’avoir « le droit pour objet ». La difficulté peut être résolue, et l’est en pratique, par une division du travail dans laquelle la philosophie revendique le pouvoir de porter « un jugement en légitimité des règles de droit positif » tandis que la science juridique « s’enorgueillit de n’avoir que ces dernières pour objet à l’exclusion des questions de justice […] ». Est posée là la question plus générale du statut de la philosophie politique normative contemporaine. Prenons par exemple deux œuvres importantes de John Rawls, la Théorie de la Justice et Political Liberalism. Leur auteur y fait-il encore œuvre de philosophie ? Ne s’agit-il pas plutôt d’une forme de discours social prescriptif adressé aux législateurs et aux juges, voire à toutes les autorités sociales concernées ? N’est-il pas là question, autrement dit, d’une sorte de méta-droit ?
Autre question, qui n’est pas de surface, et qui est infiniment plus difficile à formuler : « que se passe-t-il lorsque la philosophie se fait juridique » au sens où « elle-même, comme telle, s’instituerait, se déterminerait et s’exposerait selon le concept et dans la forme d’un discours (d’une pratique) juridique ». Jean-Luc Nancy, à qui l’on doit cette formulation, dit encore : « au sens où […] la philosophie se légitimerait de manière juridique ». Il ne faut pas sous-estimer la difficulté même du fait de poser cette question. Mais pour la poser correctement, ne faut-il pas faire un pas de plus et dire : au sens où la philosophie en tant qu’elle est elle-même, où elle ne cherche pas à se spécialiser ou à prendre une autre figure, se veut être le droit lui-même ?
Car n’est-ce pas ultimement une prétention de cette sorte qui sourd dans l’activité philosophique, voire dans la prétention de la philosophie à être ? Dans le mouvement de sa propre réalisation, la philosophie possède une prétention (qu’on pourrait dire impérialiste) à exprimer la légitimité la plus élevée, qui provient du rapport à la chose même, du fait d’être par excellence le discours qui est en amitié avec la vérité ? C’est la puissance légitimante, instituante, de la philosophie. Quand elle mobilise cette prétention, elle se réclame d’un droit, d’une position de droit et qui est dite en termes juridiques. Elle répond positivement à la question : Quid juris ? On sait que telle est la question qui inaugure, dans la Critique de la raison pure, le traitement (au sein de l’analytique transcendantale) de la question de la déduction des concepts purs de l’entendement. Mais on peut supposer que la question gît dans d’autres origines et par exemple, tout simplement, dans le geste fondateur (pour la philosophie) de la séparation entre νομός et φύσις. Distinguer la nature et la convention, l’immuable et l’accord entre les hommes pour opérer les partages (nomos), c’est le geste philosophique premier, mais c’est aussi un geste de droit. Le nomos, c’est le geste conventionnel de séparation qui rend possible les partages. Il y aura ensuite, nécessairement, un juste selon la nature et un juste selon la convention. Avant toute distribution du mien et du tien, du meum et tuum, il faut une pensée du geste de la distribution, de la séparation, donc une pensée du nomos.
Quel droit des philosophes ?
Venons-en aux questions pratiques. Que devient le droit dans l’atelier du philosophe ? Comment les philosophies prennent-elles le droit en charge, du moment qu’elles le font ? Pourquoi, d’ailleurs, certaines philosophies incluent-elles le droit dans leur visée pratique tandis que d’autres semblent ne pas le faire ? Qu’est-ce que le « droit » dont il est alors question ? L’importance du Dialogue des Common Laws tient au fait que Hobbes y accepte, ou se voit contraint, de passer de la question de ce qu’est le droit à la question de ce que sont, ici et maintenant, les lois de l’Angleterre. Par rapport, notamment, au chapitre 26 du Leviathan, il change de question et il le fait en ouvrant un dialogue. La forme prise par la solution est quelque peu différente chez Kant. Par exemple, le « concept pur du droit » qui fait l’objet de la doctrine du droit kantienne obéit-il à la même définition que le droit empirique, celui que les législateurs positifs appliquent aux cas de l’expérience « dans les codes publiquement proclamés » ? Pourquoi certaines autres philosophies, qui ont tout autant un projet ultime de nature pratique, ne prennent-elles pas le droit pour thème ?
Le problème ne va nullement de soi. Son amplitude est même extrême. Il ne s’agit pas seulement ici de parler en toute liberté de questions juridiques, par exemple lorsqu’il s’agit pour Kant de disserter du mariage en se demandant si la raison condamne ou non l’institution juridique de la polygamie. La question est celle de la prise en charge par la philosophie de « tout ce qu’il faut », de tout l’équipement intellectuel nécessaire en vue de régir les affaires humaines par le droit. À défaut de se doter de cet outillage, la philosophie n’a encore rien fait. Elle n’a même pas commencé à appréhender le droit, sans parler même de l’arraisonner, c’est-à-dire d’exercer sur lui un empire rationnel (un « imperium rationis », dit Hobbes). Mais comment la philosophie s’y prend-elle ? Par une étude empirique ? Par exemple, la vaste enquête conduite par Montesquieu dans L’Esprit des Lois est-elle une enquête philosophique ? Et les conclusions du même auteur sont-elles à un titre ou à un autre juridiques ? Montesquieu, qui se méfie des hommes de lois, a-t-il pour autant rejoint le camp des philosophes ? Et chez d’autres, comment la même opération s’effectue-t-elle ? Par des appropriations (plus ou moins) subreptices ? La philosophie veut s’incorporer le droit, mais sans être toujours capable d’avoir à ce sujet son propre vocabulaire, ses propres concepts. Ainsi de ce que fait Hobbes à propos de la liberté, qu’il envisage au moyen de concepts venus du droit romain et anglais. Ainsi de ce que fait Kant lorsqu’il introduit (non moins subrepticement) des catégories issues d’un système positif (le droit romain) dans une déduction censée être « pure », c’est-à-dire exempte de tout contenu d’origine empirique :
[D]ans la Doctrine du droit, Kant […] importe systématiquement les catégories essentielles des pandectes, en leur assignant le statut d’éléments métaphysiques de toute législation positive. […] Comment expliquer que Kant s’autorise […] à recourir aux catégories d’usage (usus), d’abus (abusus) de prestation ou de droit réel ? Toutes ces notions, et les dizaines d’autres qui constituent toute la matière de la doctrine du droit ne sont évidemment pas pensables à partir des seules déterminations a priori du pur concept de droit.
Il faut au contraire faire le diagnostic d’une « intrusion massive du vocabulaire du droit romain ».
Comment le droit philosophe-t-il ?
Retournons maintenant la question et passons sur l’autre rive : celle du droit. Le droit peut-il revendiquer d’être une philosophie ? Partons de l’idée, devenue courante, selon laquelle le droit est en charge du devoir-être (le Sollen kelsénien). Si on pense le droit comme sphère du devoir-être, on perd de vue une grande partie des médiations au moyen desquelles il opère. Si le droit est savoir du devoir être, il est possible de montrer qu’il n’accomplit cette prétention qu’en rendant possibles des énoncés relatifs à ce même devoir-être. Or, les rendre possibles, c’est les rendre à la fois pensables et réalisables. Cela suppose donc les ancrer dans l’être. Une conduite rendue obligatoire par une norme doit être dicible, exprimable, comme conduite concrète. Il faut pour cela les mots de l’être, ou plus exactement le vocabulaire de l’étant.
C’est dans cet ancrage dans l’être (ou plus exactement dans l’étant) que consiste une bonne part de la rationalité du droit. Il ne suffit donc pas d’opposer le domaine de la question « que puis-je savoir ? » à celui de la question « que dois-je faire ? ». Il s’agit plutôt de se demander comment il est question de s’y prendre pour énoncer ce qui est à faire (poser des impératifs, des interdictions, dire le licite et l’illicite, etc.). Je ne peux accéder à la formulation de ce que je dois faire qu’au moyen d’énoncés relatifs à ce qui est, ce qui relève de la connaissance théorique du monde tel qu’il est. À la science du devoir-être, il faut une grammaire de l’être.
Les juristes classiques revendiquaient haut et fort pour le droit la capacité, pour ne pas dire la prérogative, d’organiser le monde terrestre et le monde supra-terrestre ; le droit était comme « knowledge of things human and divine », sapientia, vera philosophia, et avant tout connaissance de soi-même (« law is its own encyclopedia »). Cette prétention très énergique mériterait d’être examinée de près. Son poids, sa force propre, ne sont pas à sous-estimer. Je dirais seulement ici qu’avec cette phrase, et la vérité qu’elle porte peut-être, c'est-à-dire ce qui dépasserait en elle la seule manifestation d’orgueil d’une corporation professionnelle, la connexion entre le droit et la philosophie devient indéniable. On ne peut plus dire du droit : « nihil cum philosophia habet ». Si cette séparation – ce « rien à voir » – était avérée, il n’y aurait plus à faire que de la théorie du droit. Tant qu’on rétablit une quelconque médiation entre l’étant et le devoir-être, cela laisse au contraire un espace à la philosophie du droit. D’un autre côté, la formule des juristes classiques contenait aussi une prétention à l’autosuffisance du droit vis-à-vis de la philosophie. Cette autarcie, cette suffisance à soi du droit a disparu. Le cas typique est celui de la prise en charge de la question substantielle de la justice par la philosophie politique normative. Mais par-delà même cette déperdition, cette confiscation de la substance de laquelle le droit des juristes se trouve divorcé, le droit est impensable autrement que comme pratique théorisée ou comme rationalité en actes.
On peut le voir sous deux points de vue. Le premier est celui du droit comme processus de dénomination du monde. Le droit œuvre à la mise en catégories – la « catégorisation » – des choses du monde. On se souvient que « catégorie » vient d’une racine grecque qui renvoie à l’idée d’accusation (κατηγορία). Derrière le sens juridique se trouvent aussi des traces de sens plus profondes encore et qui touchent à l’anthropologie politique : accuser, c’est parler contre et c’est parler en public. Donc categorein, c’est encore politeuein. Accuser, mais aussi découper le monde en catégorie, c’est encore faire acte de citoyen.
Cette fonction de dénomination est à l’œuvre dans les catégories fondamentales du droit romain. Ainsi, la trilogie personnes/choses/actions est-elle considérée par certains comme la « fondation métaphysique de la science du droit ». On la voit aussi dans certains des plus grands coups de serpe opérés par le Code civil de 1804, par exemple quand il est dit à son article 516 que : « Tous les biens sont meubles ou immeubles ».
Selon un second angle de vue, le droit se présente comme étant porteur d’une théorie de l’action. On trouvera sans peine dans le droit positif des régimes théoriques de causalité (comme dans le cas évident des régimes de responsabilité civile, pénale, ou administrative) ; d’agentivité (on peut prendre l’exemple de la théorie de la personnalité juridique), d’imputation (attribuer un acte à un agent) et de responsabilité (attribuer des effets à un acte). Le droit procède aussi en permanence à des contextualisations de l’action (temps, espace, identification d’intention, de conséquences, etc.). Ce ne sont là que des exemples. Ils permettent d’entrevoir qu’il n’est pas raisonnablement question d’écarter la pensée philosophique du questionnement juridique proprement dit, sauf à multiplier les impensés, ou à commettre la faute de catégorie consistant à demander à l’autorité (le législateur, par exemple) de déterminer le sens des concepts qu’elle a employés ou qui sont impliqués dans sa manifestation de volonté. Cette méthode-là, si courante pourtant, « ne marche pas ». Le droit des juristes, celui des questions les plus concrètes, se doit de continuer à faire de la philosophie. Ses concepts ne sont jamais pleinement investis de sens par ses sources. Ses sources, justement, ne sont jamais pleinement investies d’autorité avant que soit intervenue une reconnaissance par la communauté des juristes. Sa mise en ordre est également dépendante du travail de ses interprètes officiels et non officiels. Autrement dit : sa vérité n’est jamais entièrement donnée dans ses manifestations d’autorité. Attendre du souverain, ou de l’autorité compétente habilitée par lui, qu’il soit le « sujet supposé savoir » de tout le droit est une opération intellectuellement vouée à l’échec, sans parler de son potentiel tyrannique. Dans la pensée inaugurale de la souveraineté, il y avait déjà une limitation tenant au fait que le souverain monopolise certes la production du droit, mais qu’il ne monopolise, si l’on peut dire, que cela. Hobbes dit d’ailleurs que l’autorité, et non la vérité, fait le droit. Il ne dit pas que l’Autorité est le droit ou que le droit est autorité. Or, la production du droit n’est pas tout le droit. « Faire » le droit, au sens d’un geste premier de donation (Lawgiving, Gesetzgebung) ou de position, d’établissement, n’est pas tout. Encore faut-il l’appliquer, le concrétiser, l’interpréter. Dans cette scission interne du concept de droit (car appliquer, interpréter, concrétiser, ce n’est pas faire le droit au sens de légiférer, mais c’est encore tout de même faire le droit) se trouve la limite à la souveraineté. Le souverain, n’en déplaise à Hobbes, échoue toujours à être son propre interprète. Ajoutons : la pure manifestation d’autorité échoue à faire entièrement le droit. Celui-ci suppose, pour s’accomplir (par exemple pour déterminer des conduites) une philosophie, au sens d’un savoir de l’être et des choses relevant de l’étant.
Une gigantomachie autour de l’être et du devoir-être ?
Nous portons avec nous, en tant que modernes, une distinction opératoire entre le domaine de la connaissance et le domaine de l’action. On peut poser une certaine coopération entre les deux qui est en même temps un certain partage des rôles, une certaine démarcation des fonctions épistémiques qui passent par la frontière séparant être et devoir-être :
L’important n’est pas ou pas seulement de légitimer des énoncés dénotatifs, relevant du vrai, comme la terre tourne autour du soleil mais des énoncés prescriptifs relevant du juste comme « il faut détruire Carthage » ou « il faut fixer le salaire minimum à x francs ». Dans cette perspective, le savoir positif n’a pas d’autre rôle que d’informer le sujet pratique de la réalité dans laquelle l’exécution de la prescription doit s’inscrire. Il lui permet de circonscrire l’exécutable, ce qu’on peut faire. Mais l’exécutoire, ce qu’on doit faire, ne lui appartient pas. […] Le savoir n’est plus le sujet. Il est à son service : sa seule légitimité, c’est de permettre à la moralité de devenir réalité. Ainsi s’introduit une relation du savoir à la société et à son État qui est en principe celle de moyen à fin.
Cette distinction est très ancrée dans notre culture, mais faisons l’hypothèse qu’elle possède quelque chose de faux, d’inadéquat. Ce quelque chose, on le rencontre précisément au sujet du droit. On y rencontre les limites mêmes du positivisme. Le problème même du conflit des facultés tient au fait qu’on exige dans l’épistémologie positiviste moderne que la science soit purement non axiomatique, purement factuelle. Cette exigence s’est transposée au droit qui ne doit contenir, lui, que des normes. Donc l’idée d’un droit porteur de sa propre philosophie, par exemple de sa propre théorie de la justice, est devenue inacceptable et a été enfouie, étouffée. Sur cette base, pourtant, reste irrésolue la question de savoir comment articuler la « faculté » porteuse du corpus normatif validé socialement (le droit) et la « faculté » porteuse de prétentions à la normativité sociale (par exemple les philosophes formulant des théories de la justice).
Le fait est pourtant que si l’on pense à fond ces prétentions croisées de la philosophie à dire le droit du monde (à répondre pour le monde à la question « quid juris ? » et à dire, par-là, que cette réponse doit provenir de la philosophie) et du droit à être vraie philosophie, on doit accepter la remise en question de la distinction, si commode par aspects, entre une philosophie première, préoccupée de l’être, et une philosophie pratique, dont la philosophie du droit serait l’un des lieux. Le combat autour de « qui pourra dire le devoir-être » devient un combat pour l’être, en tant que l’être comporte une division entre ce qui est (l’étant) et ce qui doit être. On se trouve alors dans le noyau même de la question métaphysique en tant qu’elle est comme discours « qui décide de la scission de l’être en visible et invisible » ou discours qui porte sur « la structure de base de l’étant dans son entier, dans la mesure où ce dernier est divisé en monde sensible et monde suprasensible, et où celui-ci détermine celui-là ».
En admettant, à la suite de l’auteur de ces phrases, que la métaphysique est « l’histoire cachée de l’Occident », comment ne pas entrevoir aussi qu’elle est en même temps au cœur de l’histoire du droit, c’est-à-dire de ses mutations fondamentales, de ses tournants les plus difficiles à négocier (mutations du jusnaturalisme ancien en droit naturel moderne, triomphe du normativisme et du formalisme, question des droits de l’homme et mutations internes vers l’hypersubjectivité, etc.). On touche donc ici en même temps à l’historicité de la question du conflit des facultés. Plus exactement : à la question du conflit des facultés en tant qu’elle nous livre(rait) l’historicité de l’histoire du droit, la raison de la succession des paradigmes de rationalité dans l’histoire juridique. Là encore, l’idée d’examiner les transferts entre philosophie et droit (histoire de la métaphysique et histoire du droit) n’est pas sans séduction. D’un côté, on pourrait relire l’histoire générale de la métaphysique comme consistant dans l’engendrement de paradigmes commandant l’articulation du couple être/devoir-être. Dans chacun de ces paradigmes, comme dans une sorte de comptabilité en partie double, chaque opération effectuée dans la colonne de l’être (par exemple la mutation de la pensée des catégories) est doublée d’une autre opération qui s’effectue pour sa part dans la colonne de la vie pratique et de ses structures profondes.
D’un autre côté, on pourrait entreprendre une histoire des référencements métaphysiques du droit. Ce serait là un moyen de redonner vie à la discipline désormais endormie de l’histoire du droit. Reprenant la phrase connue de Sartre à propos de Faulkner, on pourrait prendre comme hypothèse que « la technique [du droit] » réfère toujours à « la métaphysique du [juriste] ». Et là où un critique littéraire avait pu se demander : « comment les métaphysiques entrent-elles dans la littérature et qu’arrive-t-il lorsqu’elles parviennent jusque-là », nous pourrions, en conservant le pluriel à « métaphysiques », nous poser la même question quant aux juristes : les techniques du droit nous renvoient-t-elle à des métaphysiques du droit ? Ou aux métaphysiques personnelles des juristes ? Cette question, bien sûr, n’est neuve ni dans le domaine politico-moral ni ailleurs. C’est celle-là même que posait Schmitt dans la Théologie politique quand il énonçait que « l’image métaphysique qu’un âge se fait du monde a la même structure que ce qui lui paraît l’évidence même en matière d’organisation politique et de droit ». Il faudrait par exemple questionner l’ontologie implicite de la méthode juridique classique. Comment les juristes classiques prétendaient-ils accéder à la justice, à la définition du juste ? La même question pourrait être posée au droit moderne, par exemple en interrogeant les grandes déclarations de droit des commencements de l’ère du constitutionnalisme. Plus près de nous, encore, ne pourrait-on pas comprendre un grand système de théorie du droit comme le normativisme kelsénien comme une tentative pour ramener le droit sous les grands principes des métaphysiques classiques, en particulier le principe de raison suffisante (pour toute norme, il y a une raison/une cause : la norme supérieure) et le principe de non-contradiction (la norme inférieure est celle qui ne peut pas contredire la norme supérieure) ? Serait-ce un moyen de reconstituer la métaphysique implicite gisant dans les positions antimétaphysiques qui dominent la théorie contemporaine du droit ?
Conclusion : vers un traité de paix ?
Quels seraient les voies et moyens d’une résolution du conflit des facultés ? Un traité de paix s’impose-t-il ? Est-il souhaitable ? Autrement dit, le conflit des facultés est-il une mauvaise chose ? Ne doit-on pas voir une dimension productive, créatrice, à cette opposition entre la philosophie et le droit ? De même qu’on a pu dire que ce qui a donné le jour à la philosophie politique n’est autre que « le conflit entre la polis et les philosophes », de même la philosophie du droit, et à bien des égards des pans entiers du droit lui-même, ne sont-ils pas nés de ce conflit insoluble ? En allant à leur conflit, droit et philosophie n’ont-ils pas également fait l’effort de se rapprocher l’un de l’autre ? Puisque le présent texte se voulait être seulement une amorce pour une discussion, il lui est permis, sur ce sujet comme sur les autres, de s’abstenir de toute conclusion.
Denis Baranger
Denis Baranger est professeur de droit public à l’Université Panthéon-Assas. Derniers ouvrages parus : Penser la loi (Gallimard, 2018) et La constitution. Sources, interprétations, raisonnements (Dalloz, 2022).