Rétroactivité in mitius et individuation des normes : Étude d’ontologie au service du juge pénal
I. Introduction
Lex mitior retro agit. C’est l’un des principes élémentaires de l’application de la loi dans le temps : par exception à la règle de non-rétroactivité des lois pénales, la loi la plus douce s’applique rétroactivement. Autrement dit : lorsqu’une infraction de type x a été commise à un moment T et qu’une nouvelle loi traitant de x entre en vigueur à T+1 (aucun jugement définitif n’ayant été rendu entre T et T+1), un jugement rendu à T+2 appliquera la nouvelle loi si et seulement si celle‑ci s’avère plus douce.
Mais que faut-il entendre par « la loi la plus douce » ? La plupart du temps, l’adoucissement s’identifie aisément. Au niveau de l’incrimination, sera dite plus douce la loi qui retient un fait justificatif nouveau, ajoute un élément constitutif à l’infraction, supprime une circonstance aggravante, transforme un crime en délit ou transforme un crime ou un délit en contravention. Au niveau de la pénalité, sera dite plus douce la loi qui réduit le montant de la peine maximale ou de la peine minimale, ou qui remplace une peine privative de liberté par une peine qui ne l’est pas.
Toutefois, les choses se compliquent quand la loi nouvelle est dite « complexe », c’est-à-dire modifie la loi ancienne sur plus d’un point. Que faire, si certaines de ces modifications vont vers plus de douceur et d’autres vers plus de dureté ? Comment évaluer la « douceur » relative d’une telle loi ? La jurisprudence et la doctrine françaises ont élaboré diverses stratégies pour répondre à cette question. Deux théories en particulier se partagent le terrain : la théorie de la prédominance de la disposition principale, et la théorie de l’appréciation globale.
L’objet de cet article est d’apporter un éclairage supplémentaire sur ce problème, en montrant que s’y joue un débat philosophique négligé. Est prise comme point de départ l’analyse d’une décision récente de la Cour Européenne des Droits de l’Homme, Jidic c. Roumanie, où l’application du principe lex mitior s’avère particulièrement malaisée. Cette difficulté révèle une question plus profonde : qu’est-ce qui constitue une loi ? Car avant de pouvoir comparer la douceur relative d’une loi par rapport à une autre, encore faut-il réussir à circonscrire ces lois au niveau pertinent. Or l’exercice est délicat s’agissant des lois complexes. Se pourrait-il que ces lois apparemment uniques (quoique contenant plusieurs dispositions allant dans des sens distincts) ne soient en fait que des sommes de lois différentes ? Et qu’il suffise alors de sélectionner la loi applicable à chaque cas, pour comparer sa sévérité avec celle de son analogon ancien ? L’interprétation et l’application du principe lex mitior requièrent ainsi de se pencher sur un problème assez peu exploré : celui des conditions d’individuation des lois. Après exposition des travaux de Jeremy Bentham et de Joseph Raz sur ce thème, il est montré comment leur lecture peut enrichir l’interprétation du principe lex mitior et faciliter la résolution de cas comme Jidic.
II. Le cas Jidic
La décision Jidic c. Roumanie, rendue par la 4e chambre de la Cour Européenne des Droits de l’Homme le 18 février 2020, aura pourtant fait peu de remous. Bien moins de remous, à vrai dire, que la décision Scoppola c. Italie (no 2) sur laquelle elle s’appuie. C’est en effet par cette dernière que le juge de Strasbourg avait dégagé en 2009 le principe lex mitior de l’article 7 de la Convention, qui pourtant ne le mentionne pas explicitement. Mais Scoppola (no 2) ne faisait finalement que ranimer un débat ancien sur l’éventuel activisme judiciaire de la Cour : Jidic, quant à elle, vient questionner le sens même du principe ainsi dégagé.
Les faits sont les suivants. En juillet 2012, M. Jidic, accompagné d’un ami, conduisait avec plus de 0,8 g d’alcool par litre de sang. Suite à une altercation avec un véhicule voisin, son ami descend et M. Jidic, en mettant sa voiture au point mort, le blesse légèrement. Il est testé puis mis en examen pour conduite en état d’ivresse, avec suspension immédiate de son permis de conduire. La réalité de l’infraction ne fait aucun doute, il ne la nie pas et demande même une procédure accélérée : étant conducteur de métier, il souhaite être ré-autorisé à conduire au plus vite. Une procédure est donc lancée, sur le fondement de l’ordonnance gouvernementale no 195/2002 et du code pénal roumain d’alors (ci-après « l’ancien texte »).
Deux ans plus tard, la procédure n’a pas abouti, mais un nouveau code pénal est entré en vigueur (ci-après « le nouveau texte »), qui établit un nouvel éventail de sanctions pour les infractions de conduite en état d’ivresse. L’office en charge de la procédure décide de requalifier la conduite de M. Jidic à l’aune de ce nouveau texte, le considérant comme « plus doux » pour le requérant. En effet, argue-t-il, celui-ci intègre des options plus douces au spectre des sanctions possibles : alors que l’ancien texte ne prévoit qu’un emprisonnement d’un à cinq ans, le nouveau rend également possible l’imposition d’une amende.
En 2015, le cas est entendu par le tribunal de première instance, mais le procureur requiert plutôt l’application de l’ancien texte : c’est celui-ci, dit-il, qui est véritablement « plus doux ». Selon lui, l’infraction commise par le requérant étant particulièrement sérieuse, elle ne sera de toute façon pas concernée par cette possibilité d’une simple amende, de sorte que le nouveau texte ne saurait être considéré comme plus doux pour cette raison ; et certaines possibilités d’aménagement de peine offertes par l’ancien texte le rendent au contraire plus doux pour le requérant. Ce dernier, en revanche, réclame l’application du nouveau texte. Le tribunal de première instance le suit, juge que la conduite du requérant, quoique constitutive d’une infraction pénale, est d’une gravité mineure, et applique la sanction prévue par le nouveau texte. Le procureur fait alors appel : pour lui, l’infraction est bien sérieuse et doit donc se voir appliquer l’ancien texte. La Cour d’appel lui donne raison, et impose au requérant une sanction plus sévère sur la base de l’ancien texte. Le requérant porte alors son cas devant la cedh, arguant inter alia d’une violation du principe lex mitior que la décision Scoppola no 2 avait dégagé de l’article 7.
Pourquoi ce cas pose-t-il problème, et que révèle-t-il de l’ambiguïté du principe lex mitior ? Pour le comprendre, il faut distinguer entre trois niveaux de lecture du comportement de M. Jidic. Il existe un certain genre d’infractions, les conduites en état d’ivresse. Ce type se divise en différentes espèces selon différents paramètres listés par le droit roumain (caractère sérieux ou mineur de l’infraction ; caractère de l’individu ; présence d’une circonstance atténuante ou aggravante). Toutes les parties admettent que la conduite individuelle de M. Jidic s’intègre dans ce genre d’infractions ; elles ne s’accordent pas, en revanche, sur la question de son espèce. Surtout, la difficulté est que le nouveau texte semble :
– plus doux en général (i.e. pour le genre d’infractions en cause), en ce qu’il propose un seuil minimum de sanction plus bas, et un seuil maximum identique (§. 90 du jugement).
– plus doux lorsque certains paramètres sont réunis (i.e. pour certaines espèces de l’infraction), en particulier lorsque l’infraction commise est mineure (§. 39 et §. 90).
– moins doux lorsque certains autres paramètres sont réunis (i.e. pour certaines autres espèces), en particulier lorsque l’infraction commise est sérieuse (§. 36 et §. 91)
Dès lors, comment interpréter le principe de rétroactivité de la loi pénale la plus douce ? Requiert-il d’appliquer la loi la plus douce s’agissant du genre d’infractions en cause – auquel cas le nouveau texte s’applique ? Ou faut-il plutôt d’évaluer la douceur de la loi au niveau de l’espèce dans laquelle se range la conduite individuelle de M. Jidic ? Deux niveaux d’analyse se distinguent ainsi : le niveau « spécifique » (distinguant notamment selon le caractère sérieux ou mineur de l’infraction) et le niveau « général » (s’arrêtant au genre d’infraction en jeu).
On a là un problème d’interprétation du principe ; mais il est solidaire d’un problème d’épistémologie judiciaire. Car selon le niveau d’application retenu, le juge sera appelé à opérer un raisonnement très différent :
(1) Pour le niveau général : il lui faudra regarder le genre auquel semble correspondre le cas ; comparer les deux cadres juridiques et identifier celui qui est le plus doux globalement ; l’appliquer au cas. C’est la position soutenue par le requérant (§. 65 du jugement).
(2) Pour le niveau spécifique : il lui faudra commencer par regarder le cas suffisamment dans le détail pour pouvoir établir l’espèce auquel il appartient ; comparer les implications des deux cadres juridiques au regard de cette espèce ; regarder celui qui est le plus doux, toujours au niveau de l’espèce ; l’appliquer au cas. C’est la position du gouvernement roumain (§. 68).
Jidic c. Roumanie révèle ainsi l’ambiguïté foncière du principe lex mitior. Expérience cruciale à la mode juridique, il oblige le juge à prendre position sur une question abstraite, dont la réponse déterminera l’issue du cas. Lex mitior retro agit, certes : mais quelle lex ? Avant d’en évaluer la douceur, comment délimiter ce qui constitue exactement « la loi applicable au cas », et le degré de généralité qui doit être le sien ? Cette question réactive un débat philosophique, autour de l’individuation des lois.
III. De l’individuation des lois
A. Termes généraux du débat
Qu’est-ce qui compte comme une loi ? La question semble classique : elle appelle une réflexion sur les conditions de validité des lois. Mais si on la présente ainsi : qu’est-ce qui compte comme une loi ? Alors soudain le problème devient moins classique, ou en tout cas moins rebattu. C’est le problème de l’individuation des lois, qui n’a plus trait à leurs conditions de validité, mais à leurs conditions d’unité et de complétude. Face à la masse de matière juridique, il faut réussir à déterminer « combien » de cette matière est requise pour former ni plus (unicité), ni moins (complétude) qu’une loi.
Le questionnement suppose bien sûr de distinguer la loi-texte de la loi-entité (en interprétant le mot « loi », dans les deux cas, en un sens très large). Comme l’écrit Bentham :
Qu’est-ce qu’une loi ? Quels en sont les éléments constitutifs ? Il faut remarquer que le sujet de ces questions est l’entité logique, idéale, intellectuelle, et non l’entité physique : la loi (law) et non le texte de loi (statute) […]. Par le terme « loi », on entend en conséquence dans les pages suivantes cet objet idéal dont la partie, le tout, le multiple ou encore un assemblage de parties, de tous ou de multiples sont exposés par un texte de loi, et non le texte de loi qui les expose.
Ce terme d’objet idéal peut sembler participer d’une métaphysique audacieuse : en réalité, il suffit de lire une loi existante pour constater que Bentham a presque trivialement raison. Prenons par exemple la loi no 2003-495 du 12 juin 2003 renforçant la lutte contre la violence routière. Elle propose dans chacun de ses articles la modification d’articles du Code pénal, du Code de procédure pénale et du Code de la route. Cette loi-texte a certes une unité temporelle et une certaine unité téléologique (l’ensemble de ces dispositions vise à réduire les accidents de la route), mais elle mêle des objets très disparates, des détecteurs de radar au permis probatoire, de la répression des atteintes involontaires à la vie au matériel de débridage des cyclomoteurs. Elle semble en fait modifier de nombreuses lois-entités, chacune associable à un objet distinct.
Dès lors, comment délimiter précisément ces lois-entités, qui seraient ainsi présentes en filigrane « derrière » de nombreuses lois-textes ? Sans même s’interroger sur leur mode ontologique d’existence, quelles sont leurs conditions d’individuation ? C’est-à-dire, que faut-il pour faire une et seulement une loi, à la fois complète et unique ?
Cette question présente deux flancs. Sur un premier front, il s’agit de délimiter les lois « horizontalement » : de distinguer la loi sur le débridage des cyclomoteurs de la loi sur la répression de la conduite en état d’ivresse. Mais sur un second front, qui nous intéresse davantage ici, il s’agit aussi de délimiter les lois « verticalement ». D’un côté, « vers le haut » : la loi sur la répression de la conduite en état d’ivresse est-elle bien une loi autonome, ou n’est-elle qu’une sous-partie d’une loi plus générale, par exemple d’une loi contre la mise en danger d’autrui ? De l’autre, « vers le bas » : si des sanctions différentes sont prévues pour différents types de conduite en état d’ivresse, faut-il conclure que chaque type fait l’objet d’une loi différente, ou s’agit-il bien d’une même loi avec différentes branches ?
Cette interrogation peut paraître parfaitement oiseuse, dénuée de toute incidence sur la vie juridique réelle. Dworkin à cet égard ne mâche pas ses mots : pour lui, tenter d’individuer les lois présentes dans un système juridique est aussi absurde que de demander au lecteur d’un long livre de géologie « combien son livre contient de propositions factuelles, et quelle théorie il a utilisé pour les compter ». Mais Jidic parle ici contre Dworkin : car la question qu’il soulève rejoint exactement le débat sur l’individuation. Il appelle donc à s’y replonger, avec comme fil d’Ariane cet enjeu précis : que peut-il apporter à l’interprétation du principe lex mitior dans des cas comme Jidic ?
B. Les penseurs de l’individuation
Deux auteurs ont essentiellement animé ce débat : Bentham et Raz (Kelsen est parfois également ajouté à la liste, et nous expliquerons plus loin nos raisons de l’en exclure). Bentham est probablement le premier à proposer une théorie de l’individuation, et c’est largement par rapport à celle-ci que Raz a construit sa propre position. Raz en effet n’entend pas construire une théorie propre : il propose plutôt une liste de réquisits que toute bonne théorie de l’individuation devra satisfaire, et qui suffisent selon lui à écarter la théorie benthamienne. Notre objectif ici n’est pas de nous prononcer pour Bentham ou pour Raz. Il est plutôt de montrer la chose suivante : rapporté à notre questionnement sur le principe lex mitior, l’arbre benthamien, même sauvagement élagué par le sécateur razien, donne les mêmes fruits ; des fruits utiles aux juges confrontés à un cas tel que Jidic. Après avoir exposé la théorie de Bentham, on regardera donc quels éléments de celle-ci tombent si l’on accepte les prémisses de Raz, puis comment les éléments épargnés – et donc consensuels – suffisent à éclairer notre problème.
Bentham est sans conteste le pionnier du débat. Sa position, complexe, s’inscrit en outre dans une philosophie plus générale : on se bornera toutefois à en exposer les points pertinents pour notre réflexion.
Le premier est très simple : pas de loi sans création de devoir, tout devoir étant nécessairement assorti d’une sanction en cas de violation. C’est un point nodal, et très critiqué, de la philosophie benthamienne. La nature de notre problématique nous permet toutefois d’échapper au moins en partie à ce débat. Interroger l’interprétation de lex mitior nous amène en effet à nous concentrer sur les règles qui prévoient des sanctions, susceptibles d’être adoucies ou aggravées – paradigmatiquement sur le droit pénal spécial. Cette première proposition benthamienne, pour litigieuse qu’elle soit quand appliquée au droit en général, s’applique donc a priori sans encombre à la partie du droit qui nous intéresse. On tient ainsi une première condition de la complétude d’une loi : elle doit comporter de l’obligation et de la sanction.
Mais dans la multitude des obligations légales assorties de sanctions, où tracer la juste ligne pour obtenir différentes lois ? Bentham fournit le critère d’unicité suivant : « À quelle aune déterminer l’unicité d’une loi ? À l’unicité de la classe d’actes qu’elle prend pour objet ; à l’unicité de l’infraction ». Reste à savoir ce que l’on doit compter comme une « classe d’actes ». Le bon niveau d’analyse, répond Bentham, est de se référer aux distinctions que le législateur a jugé bon d’effectuer. S’il a par exemple estimé que l’exportation du maïs méritait une sanction plus importante que celle du blé, on a là deux infractions différentes, qui sont l’objet de deux lois différentes. Plus délicat : quid des cas où le législateur a érigé un acte en crime, tout en prévoyant des circonstances atténuantes ? Bentham prend l’exemple de l’homicide, et liste sur une demi-page les innombrables circonstances aggravantes ou atténuantes possibles. A-t-on là une infraction unique, ou plusieurs ? Réponse : le législateur a considéré que commettre un meurtre simple et un meurtre avec préméditation méritaient deux sanctions différentes ; il s’agit donc là de différentes classes d’actes. On a ainsi un genre divisé en plusieurs espèces, et chacune fait l’objet d’une loi différente.
Certes, cette approche provoque une inflation du nombre de lois total, ainsi que son incessant changement puisque le législateur peut toujours créer une nouvelle circonstance aggravante ou atténuante. Mais, souligne Bentham, ce nombre est toujours parfaitement déterminable et jamais infini, car l’inflation s’arrête au niveau des plus petites classes d’actes telles qu’isolées par le législateur. Autrement dit, l’unité pertinente n’est pas la classe d’actes indivisible, impossible à découper plus avant ; mais la classe d’actes indivisée, l’espèce que le législateur a choisi pour l’heure de ne pas subdiviser en sous-espèces. Bentham en conclut : « de cette façon, nous pouvons alors parvenir aux monades qui composent le vaste univers de la philosophie du droit (jurisprudence) », le mot « monades » désignant ici « les plus petites lois assignables (narrowest assignable laws) ». Le principe d’identification d’une loi est donc finalement assez simple : une obligation visant une classe d’actions non-subdivisée = est égale à une loi.
Les lois selon Bentham, du fait de son critère d’unicité, sont ainsi fort nombreuses ; mais elles sont aussi, si l’on peut dire, fort « grosses ». Car une loi complète contient de nombreux éléments, parfois complètement dispersés parmi les lois-textes. Toute loi contient ainsi une partie directive, indiquant le contenu de l’obligation (par exemple, ne pas voler), mais aussi une partie incitative, indiquant la sanction attachée au comportement commandé (cette seconde partie pouvant être comminatoire (comminative) ou « invitatoire » (invitative), selon la nature de la sanction attachée – punition ou récompense). Elle contient aussi des éléments d’exposition (« expositive matter »), qui précisent le sens des mots contenus dans les parties directives et incitatives, ainsi que certaines opérations qu’elles impliquent. En outre, tout élément de qualification (« qualificative matter ») apposant des limites ou des exceptions à la partie directive doit aussi être considéré comme faisant partie de la loi elle-même. Ainsi, une loi unique et complète sur le meurtre avec préméditation comprendra non seulement une partie directive commandant de ne pas tuer et une partie incitative y attachant une certaine sanction, mais aussi tous les éléments d’exposition nécessaires à l’interprétation de ces deux parties (qu’est-ce qu’un meurtre, une préméditation…), tous les faits justificatifs généralement reconnus en droit pénal, etc.
Voilà, en quelques traits, la théorie benthamienne de l’individuation. En guise de cas pratique, on peut l’appliquer au début de la section du Code pénal français consacrée au vol :
Article 311-1 – Le vol est la soustraction frauduleuse de la chose d’autrui.
Article 311-3 – Le vol est puni de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende.
Article 311-4 – Le vol est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende : 1o Lorsqu’il est commis par plusieurs personnes agissant en qualité d’auteur ou de complice, sans qu’elles constituent une bande organisée ; 2o Lorsqu’il est commis par une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public, dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de ses fonctions ou de sa mission ; […] ;
Article 311-4-2 – Le vol est puni de sept ans d’emprisonnement et de 100 000 € d’amende lorsqu’il porte sur : 1o Un objet mobilier classé […].
Combien de lois-entités contiennent ces articles, selon Bentham ? Première chose : ils n’en contiennent aucune. En effet, ils requièrent pour leur application la consultation d’autres sections d’autres codes (par exemple pour connaître les conditions d’exonération de la responsabilité pénale) et contiennent de nombreux mots qui sont définis ailleurs (« dépositaire de l’autorité publique », « complice », « bande organisée »). Autant d’éléments d’exposition et de qualification qui, selon Bentham, font partie intégrante d’une loi-entité complète, et interdisent d’en identifier ne serait-ce qu’une seule ici.
Deuxième chose : le vol d’un objet mobilier classé semble n’être qu’une espèce du genre « vol ». De là, il paraîtrait logique de déduire que l’article 311-4-2, qui lui est dédié, est une sous-partie d’une loi plus générale traitant du vol. Mais pour Bentham, ce n’est pas le cas. Dès lors que le vol d’un objet mobilier classé se voit davantage sanctionné que le vol simple, on a affaire à deux lois différentes. Nos articles contiennent ainsi des (bouts de) myriades de lois-entités : l’une sur le vol, l’une sur le vol par plusieurs personnes, l’une sur le vol commis par une personne dépositaire de l’autorité publique, etc.
Bref : pour résumer Bentham en quelques mots, à chaque espèce non-subdivisée d’infraction correspond une « grosse » loi, dont la rédaction complète requerrait d’incorporer de multiples bouts de lois-textes explicitant tous les mots utilisés, toutes les opérations requises et tous les acteurs impliqués, ainsi que toutes les limites et exceptions à l’application de la loi.
Avant d’aborder la critique qu’opère Raz de la théorie benthamienne, un rapide détour par Kelsen s’impose. Guillaume Tusseau, dans une étude comparée de Bentham et de Kelsen, argue en effet que le second a accordé autant d’importance au problème de l’individuation que le premier, et a développé sa propre théorie. À rebours, Raz et Luis Duarte d’Almeida considèrent qu’on ne trouve pas de théorie complète de l’individuation chez Kelsen. Qu’en est-il, et avons-nous raison de nous concentrer ainsi sur deux auteurs seulement ?
Reportons‑nous aux questions qu’une théorie aboutie de l’individuation doit résoudre. Qui veut individuer les lois, disions‑nous, doit construire un critère de leur complétude (c’est-à-dire définir tout ce qu’elles doivent contenir pour être plus qu’une demi-loi, ou qu’un quart de loi), mais aussi un critère de leur unicité (c’est-à-dire ce qu’elles doivent contenir pour ne pas être une loi et quart, une loi et demie, deux lois). Il est vrai que, pour poser ces deux paramètres, nous nous sommes inspirés de Bentham. Est-ce léser Kelsen que de lui imposer des exigences définies par un autre ? En réalité, les deux conditions posées par Bentham semblent se déduire assez naturellement du concept d’individu : une entité qui forme un tout (complétude) et qui, logiquement, représente le terme inférieur de la série des inclusions de classe (unicité). Ce n’est donc pas témoigner d’une allégeance excessive à Bentham que d’exiger d’une théorie de l’individuation qu’elle établisse ces deux critères. Or, le second semble manquer chez Kelsen.
Celui-ci développe assurément un critère de complétude – ou plutôt, pour le dire en ses termes, d’« indépendance » :
Si un ordre juridique contient, figurant par exemple dans une loi votée par le Parlement, une norme qui prescrit telle conduite et une autre norme qui attache une sanction à l’inobservation de la première, la première n’est pas une norme indépendante, elle est au contraire essentiellement liée à la seconde, elle ne fait que déterminer – de façon négative – la condition à laquelle la seconde attache la sanction.
Comme Bentham, Kelsen se refuse à considérer qu’une norme ne créant pas de sanction puisse être une norme au sens plein. Elle dépend d’autres normes pour son existence. Une norme complète sera donc composée, au moins, d’une norme indépendante établissant une sanction et de plusieurs normes dépendantes gravitant, pour ainsi dire, autour d’elle.
Nous avons le « au moins » ; mais pas le « au plus » : Kelsen ne fournit pas de critère de l’unicité de la norme. Pour reprendre notre exemple précédent : dans le système juridique français tel que reconstruit par Kelsen, faut-il distinguer une loi sur le vol simple et une autre sur le vol de mobilier classé ? Ou s’agit-il d’une seule et même loi avec différentes sous-parties ? À notre connaissance, Kelsen ne s’est pas prononcé sur cette question. Ceci justifie, nous semble-t-il, la position de Raz et de Duarte d’Almeida. S’il y a bien chez Kelsen une théorie de l’indépendance ou de la complétude des normes, il n’y a pas de théorie de l’individuation, raison pour laquelle la présente étude se restreint à l’examen de Bentham et de Raz.
Raz, on l’a dit, ne propose pas une théorie concurrente à celle de Bentham. Son objectif est autre :
dans le cadre de cette étude, il n’est pas nécessaire de formuler les principes d’individuation eux-mêmes. Il nous suffit d’établir des directives générales (broad guidelines), sous la forme de réquisits généraux à l’aune desquels on testera l’adéquation de tout ensemble donné de principes d’individuations.
Pas de théorie donc, mais des prolégomènes à toute théorie d’individuation future (et passée) : une liste de réquisits qu’un ensemble de principes d’individuation devra satisfaire pour être considéré comme pertinent.
Ces réquisits sont de deux sortes : les uns, limitatifs, présentent des défauts que la théorie devra éviter. Les autres, aspirationnels (« guiding »), fixent des horizons vers lesquels la théorie devra tendre. Les premiers sont au nombre de trois :
(1) la théorie ne déviera pas sans bonne raison du concept ordinaire de loi ;
(2) les lois une fois individuées ne seront pas excessivement répétitives entre elles (autrement dit n’auront pas trop de matériel en commun) ;
(3) les lois une fois individuées ne seront pas redondantes (Raz reconnaît que ce troisième point fonctionne comme une sous-catégorie du deuxième).
À ceux-ci s’ajoutent quatre réquisits aspirationnels :
(4) les lois une fois individuées doivent être relativement simples ;
(5) les lois une fois individuées doivent être relativement autosuffisantes (« self-contained ») ;
(6) toute performance d’un certain acte par certaines personnes dans certaines circonstances (« every act-situation ») orientée par le système législatif devrait être « the core of a law » ;
(7) les lois une fois individuées doivent mettre en évidence les connexions importantes entre les différentes parties d’un système juridique.
Or, dit Raz, la théorie de Bentham ne remplit pas ce cahier des charges. Le concept de loi auquel il aboutit est très peu intuitif (1). Les lois benthamiennes sont extrêmement répétitives entre elles, puisqu’un grand nombre d’éléments d’exposition et de qualification s’y voient à chaque fois réitérés (2). Loin de constituer de petites unités facilitant l’exposition et l’analyse du droit, elles sont peu maniables, presque pachydermiques (3). Enfin, si Bentham remplit effectivement assez bien les objectifs (5) et (6), c’est au prix de ce pachydermisme, qui annule les gains obtenus.
Serait-il possible, en restant benthamien, de corriger la théorie benthamienne de l’individuation afin qu’elle satisfasse les réquisits fixés par Raz ? Ce dernier ne le pense pas : les défauts de la théorie découlent en effet irrémédiablement de deux postulats fondamentaux (et selon lui problématiques) de Bentham. Le premier est cette idée selon laquelle toute loi doit comporter une obligation. C’est ce point, par ailleurs éhontément erroné selon Raz, qui le conduit à mettre tant de matériel dans ses lois. Dès lors que toute loi doit comporter une obligation, les éléments non-obligatoires (d’exposition, de qualification) ne peuvent subsister seuls : le théoricien doit donc nécessairement les rapatrier dans les lois sources d’obligation, les démultipliant au passage. C’est ainsi que chaque loi pénale, sur chaque espèce d’infraction, mentionne le fait justificatif de la légitime défense. Bentham se retrouve donc nécessairement avec des lois « énormes » et répétitives, alors qu’il serait si simple (selon Raz) de considérer que la loi sur la légitime défense est une loi à part.
Le second problème fondamental, dit Raz, est que Bentham ne peut admettre l’idée que deux lois entrent en conflit. De fait, cette possibilité n’existe pas dans le système benthamien : chaque classe d’acte n’étant visé que par une et une seule loi, rien ne peut la contredire. Le meurtre en situation de légitime défense est une classe d’acte visée par une loi, le meurtre simple une autre classe d’acte visée par une autre loi : on évite ainsi le problème d’une loi sur la légitime défense contredisant la loi sur le meurtre. Or, pour Raz, non seulement ce problème du conflit n’en est pas un, mais il est évité au prix bien trop élevé, là encore, d’une énorme enflure des lois. Autrement dit, Bentham prend un peu trop au sérieux les objectifs (5) et (6), au point de complètement perdre de vue les réquisits (2) et (4). L’un dans l’autre, en accordant trop d’importance à l’obligation et à l’absence de conflit, Bentham ne peut que produire une mauvaise théorie, en tout cas au regard des exigences de Raz.
On remarquera que, si Raz ne produit pas de théorie propre, il s’en dessine pourtant bien une en creux de sa critique. Loin d’être peuplé de pachydermes indépendants (ou de monades, pour reprendre le terme de Bentham), le système juridique razien regorge de lois à la fois plus simples et plus connectées les unes aux autres (en cohérence, d’ailleurs, avec le concept même de système). La loi sur la légitime défense est ainsi séparée de toutes les lois créatrices d’infractions, mais fonctionne nécessairement en solidarité avec elle. Autre conséquence, une même situation (« act-situation », pour reprendre son terme) pourra faire l’objet de plusieurs lois à la fois – deux, par exemple, dans le cas de quelqu’un ayant commis un meurtre en légitime défense.
Que penser de cette critique ? Les exigences de Raz sont-elles justifiées, ce qu’il identifie comme des faiblesses de la théorie de Bentham en sont-elles vraiment ? Il y aurait beaucoup à dire là-dessus ; mais en réalité, peu nous importe ici. Ce qui doit retenir notre attention, c’est que sur les cas comme Jidic, Bentham et Raz peuvent proposer une solution convergente. Étant donné notre objet, c’est là le seul point d’importance, que nous allons maintenant tenter d’établir en montrant, d’une part, que Bentham et Raz tombent en réalité d’accord sur le critère d’unicité des lois et, d’autre part, que ce dénominateur commun est riche d’implications pour l’interprétation du principe lex mitior.
Commençons par le premier point. Nous venons de voir ce que Raz disait des lois établissant des faits justificatifs : elles constituent des lois indépendantes, à convoquer occasionnellement en sus des lois-infractions sur le meurtre, le vol, etc. Ceci le conduit à invalider le critère benthamien de complétude des lois. Mais que dirait-il des lois établissant des circonstances aggravantes ? Serait-il prêt à accepter le critère benthamien d’unicité, et à distinguer deux lois là où se voient distinguées deux nuances d’une infraction ? Sauf erreur, il ne s’est pas prononcé explicitement sur ce sujet : on peut toutefois tenter de supputer sa réponse, en s’appuyant sur les critères qu’il a lui‑même fournis pour bâtir une bonne théorie de l’individuation.
Imaginons une loi-texte établissant que le vol avec arme doit être puni de manière plus sévère que le vol simple. Trois lectures sont possibles :
(a) Cette loi crée une nouvelle loi-entité autonome, une loi sur le vol à main armée ;
(b) Cette loi crée une loi-entité d’un autre type, étiquetée « circonstance atténuante en cas de vol ». En cas de vol à main armée, il faudra appliquer la loi sur le vol, plus cette loi nouvelle ;
(c) Cette loi appelle à appliquer aux cas de vol une loi-entité déjà existante, qui fait de la présence d’une arme une circonstance aggravante générale (le fait d’avoir une arme pouvant être une circonstance aggravante pour d’autres infractions que le vol).
La première lecture est évidemment celle de Bentham. Cette loi-texte, empruntant au passage de nombreux éléments d’exposition, de qualification, etc., crée pour lui une nouvelle loi-entité, une loi sur le vol à main armée. En cas de vol à main armée, une seule loi s’applique donc, celle-ci. Raz pourrait-il rejoindre ici Bentham, ou préfèrerait-il les options (b) ou (c) ?
Il rechignerait certainement à embrasser la deuxième option. En effet, pour ainsi dire, Raz n’a pas intérêt à voir errer dans son système juridique une loi étique, signalant seulement que la présence d’une arme en cas de vol doit valoir telle sur-peine à son auteur. Entre autres problèmes, cela ne serait guère conforme au concept ordinaire de loi (violation du réquisit (1)), et créerait une loi fort peu autosuffisante (réquisit (5)).
Quid de l’option (c) ? Raz ne dirait-il pas qu’il existe une loi-entité indépendante sur la circonstance aggravante « arme » ? Et qu’il y a dès lors bien deux lois s’appliquant à un cas de vol à main armée, l’autre sur le vol, l’autre sur la circonstance aggravante « arme » ? Cette position est certes défendable, mais présente la faille suivante. Que dirait cette loi autonome sur la circonstance aggravante « arme » ? Que pour telle, telle et telle infraction, il faudrait songer à aggraver la peine en cas d’usage d’une arme ? Une telle loi serait passablement inutile : elle ne dirait pas de combien la peine devrait être augmentée. Où cette information figurerait-elle alors ? Dans les lois-infractions spécifiques initiales ? Mais on aurait alors un jeu de ping-pong idéel absurde, où le juge consulterait successivement la loi sur le vol, la loi établissant la circonstance aggravante « arme », puis de nouveau la loi sur le vol pour savoir à quelle sur-peine cette circonstance doit donner lieu. Cela, assurément, serait aussi irrationnel qu’éloigné de la conception commune – et donc irrespectueux du réquisit (1). Cette information figurerait-elle alors dans une troisième loi également séparée, qui se bornerait à dire : « en cas de vol (mentionné dans une première loi) avec circonstance aggravante (mentionné dans une deuxième loi), ajouter telle sur-peine » ? L’idée n’est pas moins absurde, et violerait également le réquisit (1).
Dès lors, à l’aune même des exigences de Raz, il semble bien qu’il choisirait de se rabattre sur la vue de Bentham et de considérer que les infractions de vol, de vol à main armée, d’extorsion, d’extorsion avec arme, etc., font toutes l’objet de lois distinctes.
Si cela est vrai, alors il est au moins une thèse de Bentham qui, en tout état de cause, survit à la critique de Raz : le bon niveau d’identification d’une loi-infraction est celui de la classe d’actes non-encore-subdivisée par le législateur. Peu importe, pour ce qui nous concerne, que le critère de complétude établi par Bentham vole potentiellement en éclat sous la critique de Raz ; peu importe que ces lois-infractions contiennent ou non des dizaines d’éléments d’exposition et de qualification. L’essentiel est que nous tenions toujours un critère d’unicité de la loi-infraction : c’est tout ce qu’il nous faut, comme on va le voir, pour notre problématique spécifique.
Un caveat toutefois. Bien évidemment, le fait que ce critère d’unicité ait été proposé par Bentham et non-rejeté par Raz n’assure pas de sa perfection. Quand deux penseurs antagonistes dominent un champ de discussion, qu’ils s’entendent sur une proposition p ne saurait assurer de la vérité de p. Mais c’est un signe non-négligeable en faveur de p : en l’occurrence, c’est un signe fort (quoique non-décisif) en faveur de l’idée que le bon niveau d’individuation de la loi est le niveau de l’espèce.
IV. Implications pour le principe lex mitior
Quelles implications, dès lors, pour l’interprétation du principe lex mitior ? Revenons à un Jidic un peu simplifié et prenons d’abord l’ancien texte, tel que résumé par la cedh. Le texte prévoit 1 à 5 ans de prison pour quiconque aura conduit avec plus de 0,8 g d’alcool par litre de sang, et invite les juges à choisir dans ce spectre en fonction de différents paramètres : caractère sérieux de l’offense, caractère du requérant, éventuelles circonstances aggravantes ou atténuantes. Davantage, en s’appuyant sur les mêmes critères, les juges ont aussi la possibilité d’ordonner plutôt des sanctions alternatives, incluant la possibilité de substituer à l’emprisonnement une période probatoire plus longue.
Combien cela fait-il de lois, en termes benthamiens ? Rappelons-nous : une sanction, une classe d’actes, une loi (étant entendu que « voler un meuble » et « voler un objet mobilier classé » sont deux infractions différentes). Indéniablement, le fait que le droit roumain fonctionne par « éventails » de sanction, où piocher selon une certaine liste de paramètres, ne rend pas l’utilisation des catégories benthamiennes très aisée. Mais l’on peut toutefois s’y essayer. En s’en tenant aux deux premiers paramètres (caractère sérieux de l’offense, caractère du requérant), et en imaginant qu’ils ne se déclinent qu’en deux possibilités chacun (sérieux ou mineur, de bonnes mœurs ou de mauvaises mœurs), on a déjà quatre combinaisons possibles, quatre sanctions à situer quelque part sur le spectre entre 1 et 5 ans et dans l’éventail des sanctions alternatives. Cela donnerait, en termes benthamiens, quatre lois. Mais en réalité, bien sûr, rien que ces deux premiers paramètres se déclinent en bien plus de deux possibilités chacun, faisant exploser le nombre de combinaisons possibles, le nombre de sanctions assorties et, partant, le nombre de lois.
Prenons maintenant le nouveau texte. Structurellement, il fonctionne de la même manière que le premier, ajoutant simplement quelques paramètres à prendre en considération. Le spectre des sanctions possibles est légèrement modifié, ajoutant (à l’extrémité « douce » du spectre) la possibilité de l’amende. Sans entrer plus avant dans le détail du nouveau texte, on voit qu’on obtient la même inflation du nombre de lois, chacune correspondant à une certaine combinaison des paramètres pertinents (caractère sérieux de l’infraction, caractère du requérant, présence d’une circonstance atténuante/aggravante, etc.).
Comment, dès lors, Bentham inviterait-il le juge à appliquer le principe lex mitior ? La réponse est vraisemblablement la suivante. Même avant la publication du nouveau code, il ne suffisait pas de consulter l’ancien texte pour savoir quelle était la loi-entité applicable au cas : car ce texte, on l’a dit, contient en fait de très nombreuses lois (ou bouts de loi, si l’on suit Bentham plutôt que Raz – mais la chose n’importe pas ici). Déjà à ce moment-là il fallait donc, avant d’appliquer la bonne loi‑entité, entrer dans le détail du cas, et établir le caractère sérieux ou mineur de l’infraction, le caractère du requérant, etc. Ce n’était qu’une fois ce travail d’analyse fait que le juge savait quelle loi il devait appliquer. Une fois le nouveau code entré en vigueur, le même travail doit être opéré : il faut « extraire » du texte la loi idoine, celle qui correspond à l’espèce la plus fine à laquelle appartient le cas individuel du requérant. Du texte ancien et du texte nouveau, deux lois-entités s’extraient ainsi, qui s’appliquent parfaitement à l’espèce à laquelle appartient le cas du requérant, et qui ne proposent qu’une sanction chacune. Il revient alors au juge d’identifier celle qui, entre les deux, est la loi plus douce. Une ultime étape certes loin d’être évidente et appelant bien des analyses supplémentaires – mais qui dépasseraient le cadre de cet article.
V. Conclusion
Déroulons à présent le fil d’Ariane, pour récapitulation. Partis du principe lex mitior, nous avions entrevu que son application était délicate dans le cas de nouveaux textes complexes, modifiant plus d’une disposition des textes anciens. Le cas Jidic c. Roumanie, récemment traité par la Cour Européenne des Droits de l’Homme, a confirmé ce soupçon et permis de circonscrire en partie notre réflexion. Simplifiée, la problématique est la suivante : lorsqu’un texte retouche une infraction au point d’être plus doux en général, plus doux pour les versions mineures de l’infractions, mais plus sévère pour les versions sérieuses, comment appliquer le principe lex mitior ? Faut-il comparer les douceurs respectives des textes au niveau du genre d’infraction en cause ? Ou faut-il vérifier d’abord si l’infraction commise par le requérant est sérieuse ou mineure, et ensuite comparer les textes anciens et nouveaux au niveau de l’espèce idoine de l’infraction ? On a ici un double problème d’interprétation du principe lex mitior et du choix du raisonnement judiciaire qui doit lui être appliqué.
Nous avons ensuite parié que la réflexion sur ce point bénéficierait d’une plongée dans une question apparemment fort éloignée des considérations pratiques des juges : celle des conditions d’individuation des lois. Sans attaquer le problème ex nihilo, nous avons fait se confronter la théorie de Bentham et sa critique par Raz. Un élément de la théorie passait le tamis de la critique : le critère benthamien de l’unicité d’une loi pénale. Peu important ici les conditions de sa complétude, une loi pour être unique doit attacher une obligation à une classe d’actions non-subdivisées par le législateur (i.e. n’étant pas elle-même le genre d’autres espèces). Pour des cas du type Jidic, ceci implique que les versions sérieuses et les versions mineures d’une infraction font en fait l’objet de deux lois distinctes, puisque le législateur a jugé utile de les séparer et de leur attacher des sanctions différentes. Dès lors, le principe lex mitior demande bien de comparer les textes au niveau des espèces de l’infraction. Le raisonnement à opérer est le suivant : observer les circonstances du cas ; déterminer si l’infraction est sérieuse ou mineure ; si elle est sérieuse, comparer la douceur des deux lois (ancienne et nouvelle) relatives à cette espèce d’infractions, sans même regarder ce qu’il en est du côté des infractions mineures.
Qu’en conclure ? Que Dworkin avait tort, et raison. Il avait tort de penser, dans sa réponse à Raz et indirectement à Bentham, que la question de l’individuation des lois ne présentait aucun intérêt. Mais il avait raison lorsqu’il écrivait, dans Prendre les droits au sérieux, que certaines questions de philosophie du droit ne sont pas « des puzzles à sortir du placard pour se divertir les jours de pluie » : même des débats aussi apparemment abstraits que celui de l’individuation peuvent avoir un enjeu légal réel. On aura tenté, en tout cas, de montrer ici son apport s’agissant de l’interprétation et de l’application pratique du principe lex mitior.
Cécile Degiovanni
Ancienne élève de l’École Normale Supérieure de Paris, doctorante à l’université d’Oxford.