Quelques propos sur le droit, la connaissance et l’intérêt public
Quand j’ai, le 23 octobre 2022, envoyé à mon ami Olivier Beaud, à titre strictement privé, une petite réflexion sur les relations entre approche probabiliste d’un phénomène complexe et imputation juridique de responsabilités, je n’avais aucunement l’intention que ce propos soit publié et n’imaginais pas qu’il puisse faire l’objet d’une discussion par d’éminents juristes. Olivier Beaud a jugé mon propos suffisamment intéressant pour qu’il soit repris sur le blog de Jus Politicum sous la forme d’un entretien entre nous et cette publication a retenu l’attention de juristes qui ont souhaité la discuter. Il s’ensuivit un débat public qui s’est tenu le 27 juin 2023 et a alimenté l’ensemble des communications rassemblées dans ce dossier. Olivier Beaud m’a aimablement (pour se conformer à la volonté de leurs auteurs) demandé d’y réagir. Il importe de préciser que, si la réaction qui va suivre est alimentée par la teneur générale des débats du 27 juin, je ne répondrai ici nommément qu’à Anne Jacquemet-Gauché et à Muriel Fabre-Magnan, les autres textes ne m’ayant pas été transmis (pour se conformer à la volonté de leurs auteurs).
I. Retour sur le probabilisme, la tradition juridique et la « raison des choses »
Ma réflexion première faisait suite à la publication, dans le journal Le Monde daté des 23 et 24 octobre 2022, d’un article relatif aux statistiques comparées de surmortalité liée à l’épidémie de la Covid dans divers pays européens. Ces statistiques mettaient en évidence la bonne réussite relative de la France en la matière, ce qui me conduisait à conclure que, bon an, mal an, nos autorités politiques et sanitaires avaient agi de manière relativement efficace (en comparaison de celles de niveau de développement similaire), ce qui contrastait avec les actions en justice qui les visaient. Je m’interrogeais donc sur le profit que pourrait tirer le Droit d’une plus grande intégration dans ses principes du raisonnement probabiliste.
Il faut s’entendre sur cette notion et sur l’usage que j’en fais ici, dans la poursuite de la pensée du grand mathématicien, philosophe et économiste français Augustin Cournot (1801-1877). Celui-ci distingue épistémologiquement les « causes efficientes » des phénomènes, soit ce qui les produit de façon déterministe, et ce qu’il appelle la « raison des choses », qui est au cœur de la pensée scientifique moderne. Ce n’est pas parce que nous accédons rarement aux causes efficientes et surtout à leurs combinaisons complexes que nous ne pouvons pas déterminer ce que l’on appelle généralement des « liens de cause à effet », c’est-à-dire des régularités que l’on désigne comme des « lois scientifiques ». Cournot illustre cette question par le modèle le plus basique qui soit : le jeu de « pile ou face » :
Lorsqu’au jeu de croix ou pile une longue suite de coups montre l’inégalité des chances en faveur de l’apparition de l’une ou l’autre des faces de la pièce projetée, cette inégalité accuse dans la pièce un défaut de symétrie ou une irrégularité de structure. Le fait observé, consistant dans la plus grande apparition de l’une des faces, a pour raison l’inégalité de structure ; mais cette raison [nous soulignons] ne ressemble d’ailleurs en rien à une cause proprement dite ou à une cause efficiente, bien que dans le langage ordinaire on n’hésite pas à dire que l’irrégularité de structure est la cause de la plus grande apparition d’une des faces… À chaque jet l’apparition d’une face déterminée est le résultat de causes actives, dont le mode d’action est variable, d’un jet à l’autre : ce qu’on exprime en les qualifiant de causes fortuites, et en disant qu’à chaque coup l’apparition d’une face déterminée est un effet du hasard. La répétition des coups en grand nombre a pour objet […] d’arriver à un résultat sensiblement affranchi de l’effet du hasard ou des causes fortuites qui, seules, jouent un rôle actif pour chaque coup particulier…
Autrement dit, il est des conclusions rationnelles qui s’imposent dans un univers probabiliste, celui de « la loi des grands nombres », lequel constitue le cadre dans lequel sont plongées nos vies et la nature même. La plupart de nos connaissances reposent sur de telles lois qui ne cherchent pas à remonter à la source « efficiente » des phénomènes, mais se contentent de considérer la régularité des observations. Citons encore Cournot : « Je ne sais pas suivant quelles lois s’écoulent le sable ou l’eau qui sortent de la clepsydre ; je ne puis avoir aucune idée des causes physiques de cet écoulement, de la structure des grains de sable ou des gouttes d’eau ; mais j’affirme que, si toutes les circonstances sont les mêmes, la clepsydre se videra toujours dans le même temps, parce qu’il n’y aurait aucune raison pour que l’accomplissement du même phénomène exigeât tantôt une portion de la durée, tantôt une autre. »
C’est tout simplement une analyse de ce type que j’ai appliquée à la question du traitement de l’épidémie de la Covid par les autorités sanitaires et politiques françaises. Le droit ne pourrait-il pas intégrer de telles analyses dans ses raisonnements et ses jugements ? Ne pourrait-il en tirer profit et la société avec lui ? En posant cette question, avec une naïveté que j’assume, je n’imaginais pas susciter des réponses aussi vives de mes collègues juristes. Je ne suis pas juriste et ne prétends pas l’être et il est donc facile de me critiquer en prenant appui sur les maladresses de mon expression et sur ma connaissance imparfaite du droit et de la jurisprudence. Mais je crois que toutes les critiques qui ont pu m’être faites n’invalident pas le fond de mon questionnement qui mériterait d’être saisi dans ses intentions et non par ses faiblesses.
Je suis frappé en effet de ce que mes critiques reposent, selon la forme canonique de la dissertation de droit, sur deux énoncés en opposition :
Il n’est pas vrai que les juristes ignorent les probabilités et de nombreux exemples très instructifs sont présentés à l’appui de cette thèse.
Le probabilisme, en ce qu’il mettrait en cause le principe de responsabilité, attaque les fondements du droit dans sa dimension morale.
Je donne volontiers crédit à mes contradicteurs sur le premier point et j’ai beaucoup appris sur la façon dont les jugements peuvent intégrer un raisonnement probabiliste. Je suis toutefois un peu étonné qu’Anne Jacquemet-Gauché écrive de façon brutale : « En ce sens, il faut exprimer un désaccord avec François Vatin, lorsqu’il énonce à brûle-pourpoint que “les juristes peinent à intégrer dans leur façon de penser le raisonnement probabiliste” », pour reprendre quelque part plus loin à son compte une remarque de T. Olson : « Il est vrai que la culture du juge administratif ne le porte pas spontanément vers le calcul probabiliste. » Ai-je donc si tort que cela et si le verre est « à moitié plein, à moitié vide », ne faut-il pas, pour me répondre de façon constructive, prendre d’abord en considération le vide, évoqué par T. Olson, pour montrer ensuite comment il tend à se remplir dans la pratique jurisprudentielle ? En somme, je n’aurais pas tort sur la tradition juridique, mais, précisément, celle-ci est en train d’évoluer. Si ce constat est avéré, c’est une façon de reconnaître que ma question est pertinente.
Mais surtout, si cette évolution de la jurisprudence est avérée et féconde, car aucun des juristes présents n’a dénoncé cette tendance à introduire des calculs probabilistes dans les jugements, ce qu’ils auraient pu faire, alors, pourquoi le probabilisme serait-il à ce point dangereux pour l’esprit du droit, comme tous les intervenants semblent en être convaincus ? Autrement dit, pourquoi une telle virulence dans les réactions à mes propos ? J’ai l’impression que l’on a voulu m’attribuer une posture qui n’est pas la mienne : celle consistant à nier l’autonomie du droit au profit d’un seul jugement d’efficacité promue par le courant « Law and economics » en vertu duquel le principe de responsabilité juridique n’aurait plus aucune valeur intrinsèque et devrait être soumis au principe d’utilité. Mais ai-je jamais dit de telles choses ? Je regrette que les juristes qui me discutent adoptent pour l’essentiel une posture défensive en s’abritant derrière une doctrine qu’ils maîtrisent assurément mieux que moi, au lieu de penser la question épistémologique que je soulève à propos de laquelle nous sommes à égalité. Et cette question, bien au-delà de ma personne — sans grande importance en la matière —, engage la relation du droit et de la société.
Il y a à mon sens deux expressions qu’il faudrait absolument bannir de la langue juridique : celle de « causalité juridique » et celle de « vérité judiciaire ». La causalité comme la vérité ne se divisent pas et aucune discipline ne saurait s’en approprier une fraction. Il y a un principe d’« imputation juridique de responsabilités » et un principe de « respect de la chose jugée » et je ne dénie aucunement l’importance de l’un et l’autre pour la vie sociale. Mais ce n’est pas parce que le juriste imputera des responsabilités qu’il aura déterminé des causes, et la question de la vérité pourra continuer à être légitimement posée, épistémiquement, en dépit d’un jugement judiciairement confirmé. L’autonomie de l’ordre juridique, qui constitue un principe social nécessaire dans un État de droit, ne saurait être hypostasiée en un principe épistémique, comme si les juristes avaient, en vertu du mandat social qui leur est confié, le monopole de la connaissance vraie. Au contraire, du fait même de ce mandat, qui confie aux juges la capacité de traduire leurs énoncés en faits, pouvoir performatif dont ne dispose aucune autre discipline, je pense que les juristes devraient faire preuve d’une grande modestie épistémique. Ils devraient toujours garder présente à l’esprit la faillibilité de leurs jugements qui, en dépit des cadres stricts dans lesquels ils sont émis, du caractère en général collégial des décisions et de la hiérarchie des instances judiciaires, qui autorise des recours, restent des jugements humains.
J’ai déjà eu cette discussion sur les rapports entre les catégories juridiques et celles des sciences sociales avec mes collègues spécialistes de droit du travail à Nanterre. Ceux-ci, qui m’avaient invité à discuter autour de mon approche de la notion de « travail », m’en avaient reproché le caractère nébuleux à leurs yeux, quand celle sanctionnée par le droit leur paraissait plus rigoureuse. Mais la notion de travail n’appartient pas aux juristes. La rigueur dont les juristes se prévalent est liée au caractère performatif du droit qui permet de trancher, en pratique, des contentieux, comme lors de la requalification d’un contrat de travail. Je ne récuse aucunement cet ordre juridique nécessaire à l’État de droit. Je n’entends pour autant pas transformer ce pouvoir matériel des juges en pouvoir épistémique susceptible d’atteindre des vérités transcendantales. Quand je dis que la dureté de la pierre d’un trottoir sur laquelle sera tombé un quidam poussé par un autre sur la chaussée est tout autant « cause » de sa mort que le geste, volontaire ou involontaire, de celui qui l’aura poussé, je me situe à un niveau épistémologique. Je n’invite pas à la mise en procès du rebord de trottoir, même si je note que parfois on recherchera des « responsabilités » de la part de celui qui aura conçu ou choisi son matériau.
II. À propos d’Émile Durkheim, de Paul Fauconnet et de la sociologie du droit
En raison de ce qui précède, je dois avouer ne pas comprendre pourquoi Muriel Fabre-Magnan oppose ma pensée à celle de Paul Fauconnet sur la notion de « responsabilité », puisque nous disons précisément la même chose : la responsabilité juridique n’est pas la cause scientifique. Cette confusion n’est pas la mienne ; elle est celle des juristes quand ils introduisent inutilement la notion de causalité avec l’expression de « causalité juridique ». Revenons-en donc à la pensée de ce sociologue, qui procède directement de celle de son maître Émile Durkheim développée en 1893 dans la Division du travail social, puisque l’ouvrage de Paul Fauconnet sur La Responsabilité, achevé en 1914, mais seulement publié en 1920, développe le cours de Durkheim sur la Théorie des sanctions, fait à la Faculté de Bordeaux en 1894.
L’idée de Fauconnet reprise à Durkheim est que l’attribution de responsabilités pénales (il se limite à celles-ci) a une fonction sociale : ressouder la société dans un processus de restauration symbolique. Il montre comment dans d’autres sociétés on a pu déclarer « responsables » des aliénés, des animaux et même des choses, ce qui heurte notre conscience moderne. Poussant loin l’analyse, avec la radicalité théorique qu’on lui connaît, Durkheim n’imagine pas une société où le crime aurait disparu, tellement ce rappel à l’ordre social que constitue la sanction lui paraît nécessaire à l’être social : « Imaginez une, société de saints, un cloître exemplaire et parfait. Les crimes proprement dits y seront inconnus mais les fautes qui paraissent vénielles au vulgaire y soulèveront le même scandale que fait le délit ordinaire auprès des consciences ordinaires. Si donc cette société se trouve armée du pouvoir de juger et de punir, elle qualifiera ces actes de criminels et les traitera comme tels. » Pour Durkheim, « c’est donc bien la nature des sentiments collectifs qui rend compte de la peine et, par conséquent, du crime ». À rebours du sens commun, Durkheim remonte ainsi de la peine au crime et du crime à l’indignation collective.
Mais, le même Durkheim insiste, dans De la division du travail social – et c’en est la thèse centrale –, sur la tendance, dans le développement de l’humanité, à passer d’une domination du droit pénal, caractéristique de ce qu’il appelle les sociétés à « solidarité mécanique », où l’unité du corps social repose sur le respect strict de règles communes, à une domination par le droit des contrats où se développe une « solidarité organique » reposant au contraire sur la différentiation sociale. Il y a là, d’une certaine manière, l’idée d’un passage d’une société dominée par le droit à une société dominée par l’économie.
Comprenons bien la posture de Durkheim dans cet ouvrage, écrit à bien des égards « contre » les économistes. À la manière de tous les fondateurs de la sociologie – et on peut le comparer à cet égard à Comte, dont il procède, mais aussi à Marx ou à Cournot –, Durkheim critique la naturalisation des catégories économiques, ce que Marx appelle le « fétichisme de la marchandise ». Mais c’est bien pour revenir, par d’autres moyens, à la compréhension des ressorts d’une société dominée par ce que l’on appelle communément l’économie. Sans doute, tout n’est pas soluble dans l’économie et Durkheim accorde une grande importance à l’instance juridique, mais elle ne constitue pas pour autant pour lui l’alpha et l’oméga de l’ordre social. Jean Carbonnier, dont le nom a été cité lors de la séance du 27 juin, lequel a beaucoup contribué à L’Année sociologique, la revue fondée par Durkheim, m’apparaît à cet égard dans la droite ligne du fondateur de la sociologie française.
Si l’on en croit Durkheim, les sociétés modernes auraient donc, pour se réassurer, moins besoin de droit pénal. Peut-être était-il en la matière trop optimiste… Toujours est-il que si l’on ne peut, et s’il n’est probablement pas souhaitable, d’éradiquer ce besoin de la société à s’affirmer par la désignation de coupables et l’imposition consécutive de sanctions, au risque de la constitution de « boucs émissaires », il n’est pas interdit, en suivant Durkheim, de penser d’autres modes de régulation sociale. C’est pourquoi j’ai évoqué, sans me faire comprendre apparemment, l’usage dans les entreprises de dispositifs visant, après un accident, non à rechercher des « responsabilités », mais à élaborer des « arbres des causes », visant à retracer la combinaison des nombreuses conditions et actes à l’origine de l’événement fâcheux, et ceci dans le but de déterminer des leviers d’action pertinents en faveur de la sécurité collective.
Les deux démarches (la recherche pénale de responsables) et la détermination des enchaînements de causalité ne sont en théorie pas contradictoires et elles peuvent être combinées en pratique. Mais il faut bien dire qu’elles se gênent souvent. Le juriste aura tendance à considérer la recherche dépersonnalisée des « causes » comme un procédé « dilatoire » tendant à minorer la responsabilité des coupables. Mais c’est bien là leur fonction, quand il faudra continuer à travailler avec les « coupables ». C’est justement en dépénalisant la question que l’on pourra libérer la parole et aller au fond des problèmes, au risque de transformer des « fautes » en simples « erreurs ». Je partage avec Olivier Beaud l’idée que la configuration est la même en matière d’action publique qui a vu apparaître la criminalisation de la responsabilité des gouvernants. La pénalisation systématique est contre-productive. Comme dans une industrie à haut risque, elle ne peut que tétaniser l’action, car on sera toujours plus facilement déclaré coupable pour avoir fait que pour n’avoir pas fait.
Faut-il donc se priver de jugements globaux sur l’efficacité de l’action ? Notre société a-t-elle tellement besoin de « coupables » pour se réassurer, qu’il faille faire primer la recherche de responsables sur celle de l’amélioration collective des pratiques ? Anne Jacquemet-Gauché insiste, pour ce qui concerne le droit administratif (son domaine d’investigation), sur la présence « d’un choix juridictionnel, dicté par des considérations sociales (et aussi parce qu’il est peu coûteux pour les deniers publics) : engager la responsabilité permet de préserver une certaine confiance dans l’action de la personne publique en considérant que le risque s’étant malheureusement réalisé, le minimum est de soutenir la victime dans sa déconvenue ». L’analyse est sûrement pertinente, mais elle témoigne plutôt à mon sens d’une dérive de nos sociétés vers une politique compassionnelle un peu vaine. Il y aura toujours des drames individuels. Au risque de paraître un utilitariste benthamien indécrottable, je considère qu’il serait plus pertinent que la société investisse dans des dispositifs visant à en réduire autant que possible la fréquence, plutôt qu’à chercher des responsabilités pour apaiser la douleur des victimes. Ne pensons, en la matière, qu’à tout ce qui touche au domaine de la santé. Il y a toujours eu, et il y aura toujours, des erreurs médicales. Le risque pénal qui pèse sur le corps médical ne favorise pas leur réduction. Il conduit à privilégier le respect strict des procédures, ce qui n’est pas toujours la meilleure solution, et à encombrer nos institutions médicales d’une bureaucratie étouffante.
III. Le « mensonge statistique » : le cas du suicide de travail
C’est ici que j’en reviens à la question des probabilités à propos de ces statistiques, si décriées… Que n’a-t-on pas répété ce bon mot de Benjamin Disraeli selon lequel il y aurait trois sortes de mensonges : « Le mensonge, le gros mensonge et la statistique », façon érudite d’exprimer la conviction populaire : « on fait dire tout ce qu’on veut aux statistiques », laquelle s’exprime aussi en termes savants : « corrélation n’est pas raison ». Oui, sans doute, il y a de mauvaises statistiques, il y en a des usages erronés, voire pervers. Mais ne pourrait-on aussi bien le dire du Droit ? Les régimes les plus pervers et les plus dictatoriaux ne manquent pas de faire usage, aussi, du Droit. Donc, au lieu de décrier les statistiques ou le Droit, essayons de faire de bonnes statistiques et du bon Droit, un bon usage des statistiques et un bon usage du Droit.
Muriel Fabre-Magnan met ainsi en cause mon constat selon lequel il n’y a pas eu plus de suicides à France Télécom que dans une population comparable pendant la période incriminée par l’action en justice qui a conduit à la condamnation d’un certain nombre de responsables de l’entreprise. Mais les faits sont là. Je les ai mis à la disposition du public. Jeter le doute sur mes résultats sans faire l’effort de les considérer n’est pas, aux yeux du sociologue que je suis, une attitude très scientifique. Elle m’évoque la réaction du journaliste du Monde Frédéric Lemaître, qui, après voir rendu compte des études mettant en évidence, l’absence de sur-suicidité à France Télécom écrit : « Si l’on ne peut exclure un délire du corps social, la probabilité est non nulle que cette polémique donne raison à Benjamin Disraeli. »
Il faudra toujours porter un regard critique, prendre garde aux pièges, moins liés aux chiffres eux-mêmes d’ailleurs qu’à leur présentation, tant la pertinence statistique repose moins sur les chiffres bruts que sur les rapports, mais la mise en doute de principe du travail du statisticien, comme celle de toute autorité « savante » est la porte ouverte au populisme. Muriel Fabre-Magnan rappelle que la « science » a pu se tromper et les savants se contredire et affirme « sans vouloir ici polémiquer » (sic), qu’« il se pourrait qu’un jour il soit jugé de même pour les conséquences dommageables du vaccin contre la Covid-19 ». Ne prend-elle pas peut-être ici le risque d’agiter les polémiques désastreuses qu’a connues le pays lors de l’épidémie ? Ne voit-elle pas que la mise en doute de l’autorité scientifique qui s’est manifestée dans ce contexte est corrélative à la mise en doute de toute parole « autorisée » et la première d’entre elles est celle du Droit. Les juristes seraient-ils les seuls infaillibles ? Jouer le Droit contre la Science me paraît une posture bien dangereuse.
Soyons donc plus précis à propos de la question du suicide dit « de travail », car c’est bien sur la précision, non des chiffres mais de leur pertinence, que repose la bonne statistique. Aucune étude n’a jamais pu démontrer un quelconque lien entre une configuration particulière de travail salarié et un taux de suicide « anormal ». On peut montrer en revanche que les chômeurs et, dans une moindre mesure les indépendants, se suicident plus que les salariés. Cela ne veut pas dire que certaines configurations de travail ne seraient pas suicidogènes, mais rien, en la matière, ne peut être démontré qui passerait la barre de la pertinence statistique. Le bon usage des statistiques, c’est accepter de se taire quand on ne peut rien dire. Cela veut-il dire que le management de France Télécom n’aurait pas été coupable et n’aurait pas mérité des sanctions pénales ? Aucunement. Il était possible (et sûrement légitime) de poursuivre la direction et les cadres concernés pour les actes délictueux commis dans le cadre de leurs fonctions : harcèlement, intimidation, abus au regard du droit du travail, etc. Il était arbitraire, en revanche, de leur attribuer la responsabilité des suicides, dont la survenue est, quant à elle, indiscutablement avérée. C’est ici que nous retrouvons la question des probabilités croisée avec la pensée durkheimienne.
Dans son grand ouvrage de sociologie sur Le Suicide, publié cinq ans après De la division du travail social, Émile Durkheim refuse radicalement de classer les suicides par causes. En effet, le suicide est toujours multifactoriel. Prenons les salariés de France Télécom. Soumis au même management, tous (fort heureusement) ne se sont pas suicidés. Pourquoi ? Parce que les conditions de travail subies à France Télécom se sont combinées dans l’acte avec de nombreuses autres « causes » : constitution psychique, situation familiale, etc. Un psychanalyste pourrait expliquer que, pour certains, une situation de tension avec un supérieur hiérarchique réactiverait un conflit œdipien. Qui était donc responsable : le supérieur hiérarchique ou le père au comportement abusif ? La recherche des « causes efficientes » pour déterminer des « responsabilités » est un piège qui conduit à des régressions infinies.
C’est pourquoi, Durkheim, en bon lecteur de Cournot qu’il a médité, même s’il ne le cite pas dans cet ouvrage, a utilisé une autre méthode, celle de la « raison des choses » en cherchant à dégager des facteurs suicidogènes par la comparaison des taux de suicide : les hommes se suicident plus que les femmes, le taux de suicide augmente avec l’âge, etc. Il s’agit, loin de chercher à caractériser (cause perdue selon lui) chaque suicide, de mettre en évidence des « variations concomitantes », on dirait aujourd’hui des « corrélations », entre le suicide et certaines configurations sociales. Il intègre cela dans une théorie générale mettant en évidence, pour la forme la plus fréquente selon lui de suicide qu’il appelle le « suicide égoïste », une faiblesse dans la socialisation, qui se manifeste plus chez les hommes que chez les femmes et chez les vieux que chez les jeunes. Cette théorie de Durkheim est finalement confirmée quand on croise suicide et travail, puisque l’on observe que le salariat, par son caractère socialisateur, « protège » du suicide.
Il ne s’agit donc pas de « faire dire ce qu’on veut » aux statistiques, mais de leur faire dire ce qu’elles peuvent et pas plus qu’elles ne peuvent, en mettant en évidence, non des causes efficientes, mais des « raisons » au sens de Cournot. L’imputation pénale du suicide à des tiers est une pente dangereuse. Va-t-on systématiquement rechercher les responsabilités dans l’entourage familial, amical… ? L’enjeu, en matière de droit du travail, était l’accès à des indemnisations analogues à celles dont bénéficient les accidentés du travail. Mais faut-il rappeler que, comme l’avait montré François Ewald, le droit du travail est précisément né de la loi sur les accidents du travail de 1898 qui, en imposant le principe de la responsabilité civile de l’employeur en cas d’accident, avait conduit à « l’assurancialisation » du dommage en lieu et place d’une recherche de « responsabilités », laquelle pouvait facilement se retourner contre le salarié. Le débat autour des suicides de travail est symptomatique d’une crise du débat social, car c’est une problématique fondamentalement individualisante qui témoigne de l’affaiblissement syndical en France ; loin de renforcer l’action syndicale, il n’a pu que l’affaiblir, comme je l’ai souligné dans les colonnes du journal de la CGT Ensemble.
IV. Regrets et espoirs pour conclure
Si j’ai un regret, au terme de ces échanges avec mes collègues juristes, ce n’est pas d’avoir pu tenir des propos maladroits, voire erronés, car j’ose espérer qu’on les pardonnera au profane ; c’est de ne pas avoir pu plus faire avancer la cause d’un dialogue entre le droit et les sciences sociales. Je comprends parfaitement la nécessaire autonomie de la sphère juridique et, notamment, le refus des juristes de se soumettre à l’ordre économique que je crois, par ailleurs, souvent mal compris, y compris par les économistes. Pour autant – et c’est paradoxalement vrai aussi pour l’économie –, le droit appartient à tout le monde, parce qu’il s’impose à tout le monde. Il me semble donc que l’intervention, si maladroite soit-elle, d’un profane, mérite mieux qu’une réaction défensive. Au-delà des maladresses, elle peut en effet porter des questions profondes : « aux innocents les mains pleines ». C’est ainsi que j’avais compris la sollicitation initiale d’Olivier Beaud.
François Vatin
Professeur de sociologie à l’Université Paris-Nanterre