What the logic of the Aristotelian school was to physical science, that science to which for near 2000 years it officiated as a substitute; such are the sciences of morals and legislation, as taught by the application of these verbal principles, to the same sciences as taught by applications made by the principle of utility; by reference, unceasing reference, to experience – experience of pain and pleasure.

J. Bentham, Rationale of Judicial Evidence, 1827

 

Si bizarres que soient les 3000 pages des cinq volumes du Rationale of Judicial Evidence, par l’originalité de leurs recherches, par les résultats qu’elles obtiennent, par leur écriture dans laquelle Bentham, qui est censé être leur auteur, mêle pourtant sa rédaction à celle de l’éditeur qui rédige des notes et parfois reconstitue ou reconstruit des chapitres entiers à partir de brouillons laissés par le concepteur, si monstrueuses soient-elles par les analyses poussées à un détail extrême et la redondance de certaines d’entre elles, si fascinants que soient leurs aperçus qui font rupture avec l’âge classique et les Lumières, cet ouvrage publié à Londres, chez Hunt et Clarke en 1822, n’en est pas moins un joyau de la littérature juridique et philosophique à peu près totalement méconnu, ou n’est connu que d’un petit groupe de chercheurs qui, sur ce front du moins, s’ignorent les uns les autres. Cette méconnaissance est telle que, non seulement le livre est à peu près introuvable, mais que, lorsque, il y a une ou deux décennies, j’ai voulu le lire à la Bibliothèque Nationale de France, il a d’abord fallu demander aux bibliothécaires d’en découper la plupart des pages : fait rarissime qui prouve au moins que, en presque deux siècles, aucun chercheur français ou venu de quelque point du monde à Paris pour travailler Bentham n’a lu in extenso l’ouvrage entre les murs de cette grande bibliothèque. On expliquera peut-être la désaffection des lecteurs, entre autres raisons, par l’incertitude même du texte ; et il est vrai que nous attendons avec beaucoup d’impatience, le travail que pourra faire dans l’avenir le Bentham Project de Londres sur cet ouvrage de Bentham en reprenant sur de tout autres principes sa publication. Mais le lecteur familier de Bentham, même s’il souhaite une édition plus parfaite, reconnaît aussitôt, à de nombreux traits, les positions déjà adoptées par ailleurs ou repérées dans d’autres livres de l’auteur, et il peut saisir des avancées benthamiennes qui ne vont pas sans faire écho à des ouvrages antérieurs, comme, par exemple, Not Paul, But Jesus, écrit et publié au cours de la même décennie.

Nous enquêtons ici sur la nature, l’usage et les règles d’usage de la force de ce qui prouve en droit, en nous appuyant sur le Rationale et en prenant, comme l’ouvrage le fait lui-même, les procès de justice comme terrain favori pour explorer la nature de la probative force, de la force probatoire, comme nous choisissons de traduire l’expression de l’anglais en français. Et déjà nous rencontrons un problème, bien pointé par l’auteur du Rationale : non seulement les vocabulaires de la preuve sont disparates au sein de chacune des deux langues – l’anglaise et la française –, mais ils sont disjoints d’une langue à l’autre et traduire « probative » par « probatoire » relève plus d’une décision que d’un acte raisonné de l’entendement. Car « probatoire » a de tout autres connotations que ce qui appartient à la preuve ou ce qui est de l’ordre de la preuve, qui est pourtant le sens que nous accorderons ici à « probatoire » (alors même qu’il existe « probatory » en anglais). Mais, comme nous le suggérions, les difficultés sont aussi internes à chaque langue et elles deviennent plus aiguës à partir de l’âge classique quand la notion de probabilité prend un sens mathématique et calculatoire qu’elle n’avait pas au même degré auparavant. La notion de probabilité fait entendre la notion de preuve puisque, à la lettre, elle semble vouloir désigner ce qui est susceptible de preuve – la probabilité – et indiquer ce qui est probant, ce qui fait preuve ; toutefois, le sens nouvellement mathématique – car il existait auparavant sous d’autres formes, adjectives ou adverbiales, et prenait une forme logique, par exemple – et qui désigne, d’une part, ce qui est de l’ordre de la chance et du degré de chance, d’autre part, ce à quoi on peut accorder une fraction plus ou moins grande de certitude, interfère constamment avec le vocabulaire de la probation. L’équivoque vient de ce qu’une proposition pourrait être probante sans que l’on s’avise de calculer son degré de probabilité ou ses chances d’avoir raison ou d’avoir tort en la défendant.

À ce premier ensemble d’équivoques en correspond un autre, lequel, cette fois, touche à la notion de « force », que le français ne rend que par ce seul mot, alors que l’anglais dispose des deux mots de « force » et de « strength ». La philosophie naturelle, avec ses premiers essais de dynamique rationnelle (je veux dire : galiléenne, cartésienne, newtonienne et leibnizienne), venait d’ébranler profondément les acceptions anciennes, grosso modo aristotéliciennes, de la notion, déplaçant ses obscurités plutôt que les résolvant, et les remplaçant par un certain symbolisme qui se rapporte au temps, à l’espace, aux masses, et qui les met en relation entre elles. Or la question s’est vite posée de traiter du psychisme et des affaires psychiques – linguistiques, représentationnelles, imaginatives, affectives – en termes de force ou de strength, sous-tendant les significations de ces actes ou groupes d’actes. La force peut-elle prendre des acceptions recevables quand elle traite de questions psychiques ? Sa notion permet-elle de résoudre des difficultés ou n’introduit-elle pas les siennes propres et tout particulièrement celles qu’avaient soulevées les dynamiciens des siècles précédents : la notion de force résout-elle le relativisme spatio-temporel de la physique classique ou est-elle elle-même une notion relative ? La transposition de ces questions de philosophie naturelle à notre sujet des preuves juridiques n’est que trop évidente : de quel point de vue faut-il ordonner les forces pour les rendre commensurables entre elles ? La réponse de Bentham sera qu’il faut le faire du point de vue du juge qui occupe la place centrale du « panoptique » judiciaire.

Mais le problème dynamique, s’il est déjà délicat en physique où il s’agit d’articuler des forces sans doute très différentes les unes des autres, bute en droit sur un point que n’avait pas lieu de rencontrer le philosophe de la nature. Dans le domaine du droit, la force n’est pas seulement factuelle et destinée à rendre raison de phénomènes que l’on met en ordre ; elle est aussi de l’ordre du devoir et de la norme : quelle force faut-il accorder, dans un procès de justice, à tel argument, à tel témoignage ? Quelle doit être son autorité ? On ne parlerait pas de l’autorité de la gravité ou de celle de l’inertie. Toutefois, en voulant faire la dynamique de l’argumentation et des témoignages en droit, ne risquons-nous pas de mêler l’être et le devoir être ? Poser le problème ainsi en écartant l’un de l’autre et en protestant quand ils sont confondus, c’est déjà le biaiser et ne pas comprendre la nature du savoir pratique qui se développe dans le droit. Le devoir, comme l’a bien montré G. Moore au début du xxe siècle, ne se pose pas forcément dans les termes kantiens. Il vaudrait mieux faire ressortir que les vérités dont il s’agit en droit sont des vérités pratiques et que le problème est alors de savoir sur quoi on a prise plus que de prétendre connaître la nature des choses. Il s’agit de comprendre qu’un savoir pratique n’a pas les mêmes propriétés qu’un savoir purement théorique, si tant est qu’il puisse en exister ; ce qui ne le rend nullement inférieur, tout au contraire. Bentham est nourri d’une tradition de réflexion sur les probabilités, ce qui le met en porte-à-faux avec ceux qui les ignorent radicalement dans leurs discours juridiques. Aujourd’hui encore : le principe de précaution, qui ignore les probabilités et leur calcul, fait attention à tout sauf à lui-même et à ses propres dégâts.

Enfin, nous ne pouvons pas nous embarquer dans la question de la nature des preuves en droit sans signaler un fil rouge qui va courir d’un bout à l’autre de notre propos. Le Rationale est, de part en part, une variation sur le thème des fictions, même s’il n’en est pas explicitement question à toutes les pages. La fiction est impliquée sous toutes ses formes et sous toutes ses acceptions dans cette réflexion sur la preuve ; pas seulement pour être dénoncée, mais aussi pour y jouer un irremplaçable rôle rationnel. Nous allons voir comment l’inspection de la notion de preuve, que le droit partage avec les sciences mais sur un mode tout à fait autonome, infléchit la théorie des fictions que l’auteur avait déjà rodée dans le domaine des affaires juridiques, des questions scientifiques, et qu’il a mise au point, dans la même décennie où il écrit le Rationale, dans les questions religieuses. Il nous appartiendra de considérer non seulement comment la théorie des fictions s’immisce dans le domaine de la preuve, mais comment la réflexion sur la preuve change la théorie sur des points essentiels et ne se contente pas de l’accompagner ou d’en être accompagnée.

 

I. La rationalité des témoignages

La matière même des procès de justice consiste en témoignages. Sans doute, au procès, est-il possible de convier des témoins qui ont été des témoins directs, mais le juge et ceux qui sont présents pour l’assister n’ont jamais été les témoins directs du fait qui va les amener à décider si l’inculpé est coupable ou ne l’est pas. C’est à travers des récits, parfois convergents, parfois contradictoires entre eux, que le procès constitue le fait qui est définitivement passé et qui, à jamais, n’existe plus s’il a pu exister.

Sans doute existe-t-il, rarement, des preuves directes ; et quand elles existent, elles ne le restent pas longtemps, puisque ce qui est vu ou entendu devient presque aussitôt souvenir de ce qui a été vu ou entendu et souvenir de plus en plus lointain ; ces preuves directes sont fugitives : il faut un récit pour les porter et les vivifier ; bref : prouver sa preuve, chercher des éléments probants pour la chose à prouver, prendre un fait pour se rapporter à un autre fait, à la façon dont un signifiant se rapporte à un signifié. Du coup, pour prouver le fait qui aimante tout le processus des preuves, il faut produire et collecter d’autres faits, soit aussi volatils que lui, soit un peu plus stables, mais toujours indirects. Et indirects à plusieurs degrés, c’est-à-dire se rapportant les uns aux autres – comme des preuves de preuves – en une construction qui, loin de se renforcer, risque parfois, par cette accumulation de médiations, de s’affaiblir.

Il en résulte plusieurs conséquences. La première – et la plus évidente – est que le régime de vérité d’un témoignage ne saurait être le même que celui d’une preuve directe. Autant du second type de vérité, on peut dire qu’il est directement conforme ou non conforme aux faits (dans le cas où l’on voit mal ou dans le cas où, par une sorte de dénégation, l’on ne veut pas voir ce qu’on voit), autant la vérité du premier type ne saurait plus être directement celle du fait lui-même, mais indirectement en dépendant de la qualité ou/et des déficiences du récit lequel peut être mensonger, trompeur, mal rapporté par quelqu’un qui s’est trompé en croyant avoir vu ou entendu ce qu’il n’a pas vu ou entendu ou dont l’émotion a rempli, sans qu’il s’en aperçoive, les failles des perceptions ; cette dernière vérité ne peut plus se rapporter directement au fait sans faire un détour par la valeur intrinsèque du témoignage, le verum n’étant plus alors adaequatio rei et intellectus, mais index sui dont le rapport transcendant à l’objet fait problème. Ou, plus exactement, l’adéquation du discours à la chose ou de l’intelligence à la chose est inférée à partir de récits dont il faut apprécier la valeur. C’est de l’appréciation de leur valeur intrinsèque que les discours vont gagner, par leur concours ou par la mise en scène de leur concurrence entre eux, l’équivalent d’une transcendance, d’une sortie à l’extérieur d’eux-mêmes vers la chose, comme s’il se fût agi d’un discours sur la chose elle-même ; alors que l’on sait pertinemment que la chose n’est pas possible.

Le problème n’est pas d’avoir vu : il est sûr que ceux qui statuent sur une culpabilité, sur la détermination d’une peine ou sur une innocence, n’ont jamais été témoins directs des faits qui occasionnent la décision. Il est celui du crédit que l’on peut faire au récit du témoin qui a vu ou qui prétend avoir vu. Peut-on faire confiance au témoin ? Tel témoin est-il plus fiable que tel autre quand l’un rapporte autre chose que l’autre ? Est-il plus raisonnable, moins passionné, plus instruit, moins partial ? Ce qu’il dit est-il davantage conforme aux lois généralement admises comme étant celles de la nature que ce que dit celui qui s’oppose à lui ? Contient-il des contradictions internes ? Des impossibilités ? De fortes improbabilités ? Est-il poussé par l’intérêt à dire ce qu’il dit ? N’est-ce pas la haine de l’accusé qui l’inspire ? Ou l’horreur des faits qui lui fait projeter la culpabilité sur un auteur, quel qu’il soit ? Bref, on voit que, si toutes ces considérations ont un rapport, plus ou moins lointain mais indispensable, avec le fait qu’il s’agit de juger, aucun n’est en rapport direct avec le fait ; aucun ne peut se substituer à lui et il est entièrement reconstruit. Les yeux du juge sont les yeux des témoins ; plus exactement, c’est son imagination qui, sous le contrôle critique de son entendement et de sa volonté, fantasme ce qu’il n’a pas pu voir, reconstitue en l’équivalent d’une scène complète ce qui lui est livré par fragments et selon des perspectives dont la limitation est plus indépassable encore qu’elle l’est chez le percevant ordinaire qui se projette de toutes sortes de façons dans le spectacle qui l’entoure et qui a toujours l’illusion de pouvoir se figurer savoir comment il verrait les choses s’il était situé en un autre point pour les voir. Le juge doit se contenter de ce qu’on lui dit et de ce qu’il arrache par le discours. Ce qui ne veut pas dire que le juge soit plus mal placé que le percevant d’un spectacle ordinaire pour décider de ce qu’il voit. Celui qui, à loisir, peut saturer sa perception de points de vue qu’il pourrait prendre, peut être victime d’illusions plus graves que celles du juge dont la vision est un archipel sporadique de visions et une construction dont il n’est pas dupe, d’autant que, pour peser ce qu’on lui dit avoir vu, il faut toujours faire contrepoids avec la possibilité que d’autres aient vu tout autre chose ou quelque chose d’incompatible avec ce qu’on prétend avoir vu.

Pour conclure ce premier ensemble de conséquences, on remarquera comment la fiction entre dans le jeu des témoignages : tout se passe comme si leur complémentarité, mais aussi leur disparité, permettaient plus ou moins l’équivalent de la position d’un fait, dont on n’aura jamais la certitude. La balance interne de discours concernant un fait paraît autoriser la position plus ou moins probable du dit fait.

Mais il faut prendre en compte une seconde conséquence. On a répété, tout le long du xviiie siècle, puisque Craig en a même conçu une loi, reprise ou peut-être inspirée par Locke qui est l’un des premiers grands philosophes des probabilités, que la valeur des témoignages tendait inexorablement vers un amenuisement jusqu’à une perte totale de vérité. Par une sorte de préjugé sensualiste, on estimait que le maximum de vivacité se trouvait dans la contemporanéité avec l’événement auquel on avait assisté, et que le passage de témoins en témoins, surtout par voie orale – puisque la voie écrite ralentissait un peu le processus –, quand bien même il eût été effectué, à chaque fois, avec le même degré de fiabilité, et quand bien même ce degré fût élevé, connaissait un affaiblissement inéluctable de valeur. Bentham reprend cette loi, non sans la relativiser radicalement ni sans lui adresser une critique décisive inspirée de la théorie berkeleyenne de la perception : la perception est, elle aussi, pleine d’illusions et la position d’objets hors des impressions que nous en avons est la principale d’entre elles. En d’autres termes : l’existence d’une réalité transcendante d’objets au-delà de nos sensations ou de nos impressions est usurpée et elle n’est pas plus sûre que ne sont certains récits que nous en faisons, en accumulant leurs strates comme autant de niveaux de fiction. L’inférence des faits comme s’ils étaient des choses existant au-delà des perceptions que nous en avons ne peut guère gagner un autre statut que celui d’une fiction. D’ailleurs, dans la théorie berkeleyenne de la perception comme dans la théorie benthamienne des fictions, le langage joue une partie décisive qui permet au percevant de croire qu’il a affaire à des objets hors de lui, et à celui qui utilise des entités fictives de poser une transcendance aux objets dont il parle. Dès lors, pourquoi l’observation dite « directe » serait-elle plus fiable et devrait-elle jouir de plus de réalité que les inférences des preuves dites « circonstancielles » ? Est-elle une preuve moins inférentielle pour se croire plus immédiate que les preuves qui se donnent d’emblée comme inférentielles ? La distinction des preuves directes et indirectes risque alors d’être plus rhétorique que réelle, en dépit d’un certain nombre de déclarations de Bentham lui-même. En termes husserliens qui parlent peut-être plus à nos contemporains, on pourrait bien faire valoir un déclin de toutes les perceptions en souvenirs, comme dans le fameux diagramme des Abschattungen des Leçons sur la conscience intime du temps ; mais les points vifs ou supposés vifs censés être les points de départ des Abschattungen sont eux-mêmes des inférences. Et l’on voit alors s’infléchir et presque s’inverser le sens dans lequel la preuve pourrait être fictionnelle : l’entité réelle n’est pas aussi irréversible que le supposait Craig. La notion de fiction implique une espèce de réversibilité que le premier type de conséquences niait trop rapidement. Ce à partir de quoi on prétend que les récits dérivent en fictions de divers ordres n’est pas moins fictif que ces strates de récits mêmes.

Est-il possible de tenir les deux conséquences en même temps ? Le fait qu’il faille s’appuyer sur les récits pour viser quelque chose de réel, qui serait le « fait-socle » à partir duquel se déploie le jeu des fictions, peut bien impliquer une certaine réversibilité entre ce qui est tenu pour réel et ce qui est tenu pour fictif ; il n’empêche que le mouvement se déploie sur fond d’irréversibilité, puisque le factum probandi n’est pas le factum probans. C’est bien autour de l’axe de visée de ce qui est à prouver que se déploie la preuve. Une téléologie aspire tout le mouvement de la preuve pour le faire fonctionner en vue de l’établissement d’un fait qui a disparu et dont plus personne ne sera le témoin direct.

Il semble toutefois assez difficile d’éviter une antinomie sur ce point : si, dans la thèse comme dans l’antithèse, on ramène ce qui se passe pour les preuves circonstancielles à ce qui se passe pour les preuves directes, on ne le fait pas pour les mêmes raisons mais pour des raisons croisées. Ainsi, dans le vol. III du Rationale, Bentham fait valoir la thèse que la preuve directe ne requiert pas d’inférence, tandis que la preuve indirecte ou circonstancielle se compose d’inférences, avec le risque que, parmi elles, s’en glisse une qui soit fallacieuse. Après avoir dit que la preuve directe ne pouvait pas mentir, et que, dès qu’elle est écrite, elle relevait de la « supposed real evidence », alors qu’il est à la portée de tout le monde de déformer en sa faveur une preuve circonstancielle, il ajoute que, « en réalité, il n’est pas plus facile pour les preuves circonstancielles d’être fallacieuses et mensongères, parce qu’elles sont diverses, qu’elles émanent de nombreux témoins qui ne sont pas situés de la même façon par rapport à l’événement rapporté ». Du coup, il y a peu de risques qu’elles nous trompent, car il faudrait un très improbable « complot des témoins ». Ainsi, le sort de la preuve circonstancielle est ramené à celui de la preuve directe dont la fausseté n’est pas facile. Mais, à rebours, l’antithèse, dont nous venons de voir le contenu berkeleyen, insiste sur le caractère fallacieux de la preuve directe et montre qu’elle partage ce trait avec les preuves circonstancielles. Cette antinomie n’est pas exhibée dans le texte, mais il est clair que c’est – comme nous le verrons – à un autre usage de la fiction qu’il faudra recourir pour la résoudre, car elle n’est pas résolue à la manière kantienne, ni laissée béante sans solution.

 

II. Les divers types de preuves. La place des preuves juridiques parmi elles

Mais avant de résoudre cette antinomie dans le cadre de la théorie des fictions que Bentham met en œuvre tout le long de son immense travail, dès le début de sa vie jusqu’à sa fin, il nous faut regarder comment, en droit, les preuves tiennent au langage. Car la preuve n’a pas exactement les mêmes propriétés en logique, en mathématiques, en physique et en droit : on ne prouve pas en sciences, comme on prouve en droit ; et on ne prouve pas dans une science empirique comme dans une science qui ne l’est pas, même si toute preuve se rattache intimement aux entrailles du langage. Encore que le rattachement intime de toutes les preuves au langage leur donne un certain nombre de traits communs. C’est ainsi que le langage, qu’il soit symbolique ou vernaculaire, qu’il serve une science a priori ou une science empirique, objective ce dont il parle et paraît le détacher, lui donner une transcendance, se posant en rapport de description à son égard et masquant qu’il l’a constitué. En mathématiques, le langage paraît s’installer comme décrivant et déterminant des objets, alors même qu’il n’y a pas d’objets mathématiques et que 2 + 2 = 4 ne fait qu’énoncer une propriété des mots pour le dire, sans aucune transcendance, en dépit du désir que l’on a d’en poser le contenu en dehors de la proposition qui l’énonce. Les propositions mathématiques, loin de faire une synthèse entre le discours et quelque chose d’autre, ne font qu’énoncer des propriétés du langage. Les propositions empiriques fonctionnent différemment. D’abord, comme chez Hume, il est clair qu’elles n’expliquent rien des phénomènes qu’elles considèrent mais qu’elles ne font que les déterminer plus ou moins, avec plus ou moins de précision, mais sans jamais dire ce qu’en est l’essence – si d’ailleurs il y a lieu d’en chercher une, car le langage est dupe de lui-même dans l’expérience, même sensible : il constitue, le plus souvent sans le savoir, dans la sensibilité même, comme objet, ce qu’il structure. Il y a donc, à l’intérieur du langage, dans sa sémantique, dans sa syntaxique, des forces dont le jeu intime est susceptible d’expulser, comme à l’extérieur de lui- même, les objets dont il paraît faire état comme s’il ne les avait pas constitués.

Sans doute n’y a-t-il aucune raison pour qu’il en aille autrement en droit. Bentham s’arrête longuement sur la fameuse phrase de Locke, selon laquelle, il n’y a pas de propriété avant que le droit ne la définisse et ne la détermine. Si le droit feint de décrire une propriété qui le précède et paraît délimiter ou définir ses usages, en réalité il instaure et structure des modes de comportement qu’il paraît poser à l’extérieur de lui alors qu’ils ne font qu’en dépendre intimement. Si l’on venait à en douter, il suffirait de considérer la pluralité des droits qui est plus grande encore que la pluralité des langues. Il ne s’agit donc pas de contester que c’est le jeu intime des forces au sein des diverses langues et parfois même au sein de chaque langue, qui contribue à confectionner la consistance des notions juridiques comme si elles avaient une teneur et une substantialité par elles-mêmes. Mais, connaissant la gamme des attachements des preuves au langage, et n’ignorant pas qu’il est particulièrement difficile – lorsqu’on sort des définitions in abstracto – de distinguer les preuves qui sont intimes au langage des preuves qui sont plus extérieures, Bentham décide de s’intéresser, dans le texte du Rationale, plutôt aux forces qui sont les moins intérieures ou les plus extérieures. Encore une fois, ce n’est pas que les forces intérieures de la preuve n’existent pas, mais elles n’intéressent pas Bentham dans ce texte. Certes, on compte sur le langage pour créer la faute, laquelle, d’ailleurs, n’a pas forcément lieu de la même façon dans le droit français et dans le droit anglais, par exemple. Mais les questions linguistiques, quand bien même elles seraient importantes, n’épuisent pas les questions de force posées par le Rationale.

Ce n’est pas exactement un point de rupture avec Locke, même s’il déclare fermement :

Of moral science, the only true and useful foundations are propositions enunciative, not, like that of Locke, of the import of words, but of facts.

Il est certain que le langage constitue des faits par l’acte de narrer. Mais c’est, ici, la disposition des éléments de narration qui intéresse Bentham. La force probatoire (probative force) n’est pas seulement une force linguistique, même si celle-ci est importante dans la constitution des faits – car il est sûr qu’aucune langue ne constitue des faits comme une autre – ; mais cette constitution a aussi d’autres principes : comment répartir les forces du point de vue du juge ? Quel est l’éloignement de tel élément de preuve par rapport au projet global de s’assurer d’un fait ? Car il est rarissime que l’on s’assure d’un fait par un seul élément de preuve. Comment rattacher les éléments les uns aux autres ? Comment évoluent-ils dans la constitution du dossier jusqu’au procès ? Au cours du procès ? Que se passe-t-il pour l’ensemble de ces articles au moment de la décision ? Il est clair que le langage n’est pas la seule instance qui explique les questions précédentes, les rendît-il possibles. Une stratégie logique, mathématique, affective, psychologique, ne saurait se réduire à des stratégies linguistiques même si elle les suppose de part en part.

C’est ainsi qu’il ne faut pas dire « impossible » là où « improbable » est le mot qui convient. L’impossible est une catégorie qui affecte la possibilité même du discours : il est impossible que « 2 + 2 » fasse autre chose que 4 ; ce qui n’empêche pas l’impossibilité de paraître affecter les objets mêmes. Même si c’est à tort, car c’est à tort que l’impossible paraît imposer sa loi aux choses, il paraît néanmoins pouvoir se décréter sur le monde ou sur le compte des objets sans sortir du langage. En revanche, l’improbable (qu’un événement se produise ou qu’il ne se produise pas), même lorsqu’il est de degré extrêmement élevé, est toujours susceptible d’un accroissement, si infime soit-il. Si l’improbabilité n’a de sens que par le langage – comme nous le verrons –, il lui faut, pour être établi, viser, du point de vue du langage, quelque chose qui n’est pas de l’ordre du langage : « The improbability of an alleged fact consists in its deviation from the established, and (as supposed) unvaried and invariable, course of nature ». Certes, le cours de la nature n’est qu’une construction, une inférence, effectuée à partir de faits semblables établis par la répétition d’expériences – qu’elles soient faites par nous ou par d’autres – qui, sans faille, paraissent donner le même résultat ; mais l’expérience reste ouverte et rien n’empêche qu’un résultat vienne diverger ou ait divergé par rapport au résultat qu’on a pris l’habitude d’attendre. Il n’y a, en ce sens, jamais de « violation de loi de la nature », comme Hume a osé l’écrire à propos du miracle en pleine contradiction avec sa propre philosophie ; car toute loi est ouverte à des événements et des phénomènes qui pourraient la contredire.

L’importance de la différence entre l’impossibilité et l’improbabilité est décisive dans un procès de justice. Autant on ne peut invoquer une impossibilité devant un tribunal, que ce soit à titre de preuve ou de contre-preuve, autant il est possible – même s’il n’est pas toujours très convaincant – d’invoquer l’improbable ; en particulier pour se défendre, car il serait incroyablement difficile de jouer une accusation sur un trop fort degré d’improbabilité ou sur une probabilité trop faible. Invoquer un fait improbable ne peut servir qu’à semer le doute, qu’à corriger une certitude entière pour montrer qu’on ne saurait l’invoquer. Ainsi, la structure de l’impossible est très différente de la structure de l’improbable ; et ils ont beau tous deux être des produits du langage qui n’auraient pas de sens sans lui, il faut, dans le cas de l’improbabilité, le rapport à une autre expérience que celle du langage.

Dans le Rationale, Bentham analyse les modes complexes et composites selon lesquels le témoignage est avancé pour accuser ou pour se défendre. Tels sont l’interrogatoire, le contre-interrogatoire, au cours desquels on peut faire que celui qui leur est soumis se rappelle les événements, confesse son implication partielle ou entière dans un fait, avoue sa faute ou son crime, jure qu’il n’est pas impliqué dans telle ou telle affaire, invoque un alibi, se montre convaincant ou hésitant dans son discours. Certes, tous ces actes sont des actes du langage qui, du moins, ne sauraient être envisagés sans lui, mais il serait très insuffisant de s’en tenir là parce que le langage dans une confession, un aveu, un alibi, n’a de sens que dans des circonstances données dont chacune des classes où on les situe a sa structure : le rapport au fait, ce qu’on imagine su par les autorités policières ou administratives, la façon dont on va avancer le discours, les raisons psychologiques qui poussent à cette façon plutôt qu’à telle autre, la psychologie que l’on imagine être celle de l’interrogateur, celle que l’interrogateur imagine de celui qu’il interroge. Une analyse montrerait même que, outre les raisons psychologiques qui peuvent jouer en tous sens, une grande partie de l’efficacité de l’alibi tient à ce qu’il s’arc-boute sur des lois physiques. Si je parviens, par exemple, à montrer que j’étais très éloigné du point auprès duquel, à telle heure, je suis censé avoir commis un délit, je puis, par là, convaincre de mon innocence. Le droit n’a jamais affaire à des actes qui seraient purement logiques ou purement linguistiques ; ces actes sont nécessairement impurs, mêlés de calculs, de physique, de psychologie, de moralité, de considérations éthiques, de valeurs de toutes sortes, extrêmement variables et dont l’enquêteur n’a parfois aucune idée ni aucune expérience propres. Ce qui fait toute la difficulté du rapport de ces actes au langage, qui est à la fois intégral – lorsqu’il s’agit d’actes qui font « performation », comme jurer, confesser, avouer et radicalement insuffisant, c’est que ce que dit Cavaillès de la science – savoir que les expériences auxquelles se rapporte une théorie lui sont à la fois radicalement internes et externes comme dans un espace riemannien – est aussi vrai du droit. Les preuves sont à la fois constamment tendues vers des faits extérieurs et n’obéissent qu’à une loi interne : celle de la recherche de ce qui s’est passé au niveau du fait qui donne lieu au jugement.

Ce qui fait la difficulté particulière de la preuve en droit, c’est qu’elle doit rationnellement prendre en compte des éléments qui n’ont rien de rationnel. Si un alibi, pour compter, a intérêt à l’être, si un aveu, pour être pris au sérieux, doit être complet et cohérent, en revanche, pour expliquer un fait ou pour l’éclairer, on peut être amené à prendre en compte des croyances qui ne sont pas toutes rationnelles. Les croyances qui doivent être prises en compte ne sont pas toutes du type de celles que requièrent les lois physiques. Dans une psychologie de la croyance qui n’est pas sans rappeler celle qui résonnera encore, à l’autre bout du siècle, chez Nietzsche, Bentham note que le croyant peut se faire un mérite de croire quelque chose d’absurde : c’est même de cela seul qu’il peut se faire mérite. On ne se fait guère un mérite de croire en la régularité du cours du monde ; mais : moins quelque chose est crédible, plus on peut se faire un mérite du sacrifice de son intellect. Ce sacrifice est une façon, pour l’ignorant, de s’arroger du pouvoir par rapport au savant, à celui qui est plus instruit que lui, et devant lequel, par une sorte de sublimation dévoyée, il refuse de s’incliner – ce qui abaisse devenant ainsi une suprême force. Par un étrange tour de la raison, il faut que la raison tienne compte de ce qu’il y a de plus irrationnel dans la croyance qu’elle pèse.

C’est bien ce qui distingue les faits psychologiques des faits physiques : ils sont beaucoup moins faciles à observer. La notion de conformité n’a à peu près aucun sens pour ce qui les concerne et, s’il faut discerner des lois qui règlent les phénomènes psychiques, on ne peut se contenter, à leur égard, que de considérations statistiques qui ne donnent aucune indication individuelle et rendent les prévisions et les supputations très incertaines.

Reste le problème : comment s’organise cette surface riemannienne où l’intérieur et l’extérieur sont indécidables ? Qu’est-ce qui fait la cohérence des éléments hétérogènes qui consistent à inculper ou à innocenter telle ou telle personne dans une pesée qui se veut juste et rationnelle ?

 

III. La rationalité de l’articulation des témoignages

Nous commençons à comprendre que les éléments de preuve dont se sert le juge pour apprécier le fait principal à partir duquel il prendra la décision de punir ou d’innocenter fonctionnent, en dépit de leur hétérogénéité, comme les articles d’une langue. C’est d’ailleurs par le mot « articles » que ces éléments sont désignés en anglais. Mais comment cette hétérogénéité – logique, linguistique, psychologique, physique – que nous avons constatée n’est-elle pas un obstacle décisif dans la constitution de ce fait majeur à laquelle tous les autres faits invoqués servent de moyens ? Nous savons déjà que chaque élément de preuve fonctionne comme un signe, chaque fait étant une sorte de signifiant pour un signifié qui vise le fait principal. Mais comment ces signes s’agrègent-ils pour constituer les éléments d’une langue susceptible de donner forme au récit qui inculpera ou disculpera telle ou telle personne, tel ou tel groupe impliqués dans une affaire ? C’est bien cette transformation des faits en signes d’une langue qui présente quelque homogénéité pour qu’advienne une parole qu’il s’agit d’expliquer.

Bentham recourt parfois aux expressions « masse de faits » ou « masse de preuves », qu’il faut se garder d’entendre comme relevant du discours de la force que nous verrons bientôt et qui s’en distingue, comme la physique classique avait appris à distinguer la « masse » du « poids ». La masse est l’agrégat des éléments, hétérogènes certes, mais qui, se rapportant tous au même fait central, gagnent par là une homogénéité. Bentham le répète tout le long de ces cinq volumes : les éléments d’un procès de justice s’unifient du point de vue du juge qui occupe l’un des foyers de tous les éléments qui gravitent, que l’on fait graviter et qu’il fait graviter autour de lui-même. Mais alors, c’est par le jeu des forces que la masse se cohère ; par leur gravitation autour de ce foyer qu’il occupe, les éléments gagnent la cohérence qui permet de les attribuer à une masse ou de leur conférer une masse. Il est clair que Bentham pense à un modèle képlérien ou newtonien pour l’organisation de la preuve en matière de justice. Les éléments peuvent être divers ; ils n’en dépendent pas moins d’une unique législation qui leur donne une certaine unité de fonctionnement.

On ne saurait mieux comparer cette unification de la diversité des éléments, même si Bentham, à notre connaissance, ne le fait pas lui-même, au jeu de la perspective dans un tableau. Ce n’est toutefois pas pour rien que Bentham se réfère à De Piles. Un tableau est une section dans un volume ovoïde ; les éléments peuvent bien être très divers, de diverses couleurs et de diverses formes, et traités chacun en chaque point différemment, ils répondent tous à des lignes de force qui sillonnent et partagent cet ovoïde, soit au sol, soit au ciel, et qui les soumettent tous aux mêmes lois. De plus, cet ovoïde de la perspective, même s’il est vu sous la forme d’un tableau par le spectateur qui le pose devant lui ou qui l’estime posé devant lui, ne peut se concevoir sans une projection de ce spectateur à l’un des foyers du volume : celui des foyers qui paraît le plus proche du point d’où le spectateur paraît regarder le tableau. Ce foyer désigne la place du juge dans un procès de justice ; pas plus que le spectateur n’a fabriqué lui-même les lois de la perspective auxquelles il se soumet, presque sans y prendre garde quand il regarde le tableau, le juge n’a fait les lois. Il organise tous les éléments dont il dispose – et sans qu’il n’en exclue un seul –, selon les lois que le législateur a faites en fonction de ce qu’il juge être l’utilité. À un esprit qui ne connaît pas le principe d’unification des lois, le travail du juge peut sembler disparate, comme le jeu des règles de la perspective peut sembler s’appliquer fort inégalement dans les diverses parties du tableau, alors qu’en réalité la même loi s’applique aux nuages du ciel, aux arbres qui semblent s’étager jusqu’à la ligne de fuite, à l’intérieur du triangle formé par le point de fuite et la ligne de terre comme à l’extérieur de ce triangle où pourtant les choses ne paraissent plus que s’étayer lorsqu’on va vers les bords verticaux du tableau. N. Goodman a essayé de montrer – non sans brio – le caractère hétéroclite des règles de la perspective ; mais il a tort et les clés de l’ensemble du processus paraissent lui échapper, car c’est la structure entière de l’ovoïde qu’il ne voit pas. Si le juge dit et installe la loi en chacun des points de l’ovoïde, c’est parce que le législateur en a pensé l’ensemble et qu’il fait le travail que le législateur ferait s’il était à sa place. L’espace que nous avons appelé ovoïde n’a pas, à proprement parler, de dehors ; et s’il paraît constamment tourné vers un dehors qui est partout, il ne connaît toutefois que des lois internes qui font que le droit, comme la perspective, – et peut-être pas sans danger – ne connaît que cette logique interne. Il semble que Bentham, mieux qu’un grand nombre de ses contemporains, ait été conscient de ce danger de réduire le réel juridique au caractère implacable de la procédure, comme un certain nombre de savants ne voient l’essentiel de la science que dans l’application sans faille ni concession d’une méthode. On sait que la peinture baroque, en réaction contre le règne classique de la perspective, introduira de brusques entorses à sa méthode et cherchera des saillies irrécupérables selon les règles classiques, cherchant le réel plus dans une inassimilable articulation des méthodes que dans la méthode même.

Et c’est bien du côté de l’articulation des méthodes que nous découvrons l’essentiel de la théorie des fictions, comme nous l’avons pressenti quand nous avons exposé une certaine structure antithétique des propositions benthamiennes. Jusqu’à présent, nous avons vu la fiction dans trois fonctions, plus séparées que conjointes : celle de ramener les rapports de faits à des rapports de signifiants et de signifiés ; celle de distinguer dans un processus, l’entité réelle d’où se développerait le jeu des fictions de divers ordres, avec une certaine irréversibilité qui est celle même de la parole ; et celle, au contraire, de mettre en scène une invincible réversibilité entre les entités réelles et les entités fictives, les unes pouvant toujours devenir, en un échange de statuts, la réalité ou la fiction des autres. Cela ne signifie pas que cette réversibilité va de soi et qu’elle est toute simple à traiter, car il en va d’elle comme de l’opposition de ces problèmes que les mathématiciens appellent directs ou inverses et qui ne se résolvent pas de la même façon.

Nous allons voir désormais une quatrième fonction de la fiction : et c’est moins, cette fois, ses fonctions d’irréversibilité ou de réversibilité qui vont retenir notre attention que la fonction de « pli » qu’elle organise, c’est-à-dire le fait qu’elle synthétise en une opération plusieurs opérations qu’elle articule. Ce n’est pas un hasard si le Rationale cite les Axiomes de pathologie. Car, à l’époque même où il publie le Rationale, Bentham cherche les Axiomes de pathologie qui clôturent le Pannomion, et dans lesquels il montre que, loin de négliger les éléments affectifs – que l’on avait quelque raison de croire écartés depuis l’article sur les Hume’s Virtues de la Deontology – et de les tenir entre parenthèses dans les situations économiques, sociales, historiques, il faut, au contraire, les prendre en compte en les articulant avec ce que l’on peut penser être plus réel : l’intérêt, par exemple. Ainsi, Bentham établit la nécessité d’un double chaînage et d’une double lecture qu’il cherche à corroborer et à articuler les uns aux autres. Si, par exemple, aux yeux de l’utilitariste qu’il est, il est nécessaire de mettre en œuvre une politique de redistribution de la richesse nationale par l’impôt, il faut en même temps tenir compte du rapport de mécontentement de ceux à qui l’on prélève une partie de ce qu’ils ont gagné pour le donner en partage à des gens qui auront peut-être moins de contentement à la recevoir que ceux sur qui on la prélève de déplaisir à la céder. Autrement dit, la fraction de somme ΔS que l’on cède ou que l’on reçoit à partir d’une somme S (qui représente ce que nous possédons déjà) peut bien s’exprimer par le même rapport ΔS / S, mais la lecture « affective » de ΔS / S, selon que l’on prélève ou que l’on donne le ΔS est évidemment très différente. Sans entrer trop dans le détail, Bentham indique une ligne de lecture affective des faits dont il traite et qui ne sauraient exister isolément, mais seulement en relation les uns avec les autres. Cette ligne est irremplaçable et elle a son importance puisqu’elle a des conséquences graves si on la saute dans les calculs économiques. Cette nécessité de double lecture des rapports de type ΔS / S qui nous servent ici de schèmes est très exactement ce que nous appelons un « pli ». Il permet de « couder » des réalités hétérogènes en les faisant entrer sans confusion dans les mêmes opérations, sans que l’une des lectures doive l’emporter sur l’autre.

On comprend que cette pensée et cette technique qu’est la théorie des fictions est probablement la meilleure méthode susceptible de résoudre des antinomies qu’elle peut ramener aux deux versants d’un pli, lesquels ne sont pas forcément directement homogènes. Cette homogénéité n’est pas nécessaire pour que nous opérions simultanément sur des notions hétérogènes. Or, c’est exactement ce qui se passe en droit où aucune preuve ne peut être purement logique ou seulement psychologique ou exclusivement linguistique ; il n’y a aucune pureté possible des preuves en droit et c’est même la raison pour laquelle se pose la possibilité de ce type de calcul. Il semble que, si Bentham a intéressé nos contemporains, ce ne soit pas en raison du seul panoptique dont nous avons vu l’importance symbolique dans le développement d’une affaire autour du juge, pour qu’elle gagne sa masse cohérente ; mais que ce soit aussi pour une autre raison que Lacan, en admirateur de Bentham, a parfaitement indiquée. Lacan a bien vu, dès le début de son Séminaire où il met au point, sous la forme d’un tétraèdre, les trois dimensions du RSI (Réel/Symbolique/Imaginaire), l’inspection de ses arêtes ou de ses plis, pour articuler entre elles des entités très différentes. Il voit, par exemple, que la haine est à la pliure de l’imaginaire et du réel ; que l’amour est à la pliure de l’imaginaire et du symbolique ; que la volonté d’ignorer ou de ne pas savoir est à la pliure entre le symbolique et le réel. Notre problème n’est pas ici d’expliquer Lacan, mais de montrer que cette façon d’articuler des domaines différents pouvait s’inspirer de l’utilitarisme benthamien dont l’objectif, dans son livre sur les preuves, est de tenter de rendre commensurables des éléments de preuves très différents, sans en exclure aucun et sans tomber dans le scepticisme zénonien qui fait que les sphères qui cohabitent n’ont pas de contact entre elles, dès lors que le temps et l’espace de l’une ne se comptent pas dans le temps et l’espace de l’autre. Comment créer une commensurabilité qui ait quelque valeur pour qu’on puisse se fonder sur elle ? À quelles opérations et à quel calcul peut-elle conduire, si nous savons qu’elle peut prendre en mathématique l’allure de rapports ou de relations en arithmétique et en algèbre, et celle d’arêtes de volumes en géométrie ?

Il nous suffira, ici, de prendre trois exemples de ces opérations composées ou coudées.

Dans un chapitre intitulé Of Fear, De la crainte, très probablement incomplet, mais aussi très intéressant en dépit de son inachèvement, Bentham développe, dans le sillage de remarques déjà faites dans le chapitre III de la Quatrième partie de l’Ars conjectandi de Bernoulli, un usage des passions que, d’une part, le Hume’s Virtues n’aurait pu laisser prévoir et que, d’autre part, si les passions sont des fictions fallacieuses, on aurait pu croire qu’il fallût les laisser complètement entre parenthèses. Or, c’est tout le contraire qui se produit dans le Rationale lorsque son auteur montre combien les passions sont importantes à recueillir à partir de signes émis, la plupart du temps involontairement, devant le juge ou devant l’enquêteur qui peuvent aisément supputer, quoique non sans ambiguïté, l’existence d’un malaise, qu’il n’est pas très difficile de relier à l’affaire qui est en question et peut-être au souvenir très vif d’un acte qui risque de coûter cher à celui qui l’a commis si sonnait l’heure d’une découverte et d’une punition. Ainsi, alors que les passions semblent les effets évanescents d’une situation où la seule chose qui compte, c’est de savoir qui a commis le délit ou le crime, on peut se mettre à lire le pli à l’envers : les passions peuvent émettre des signes (trembler, soupirer, sangloter, transpirer, avoir besoin de marcher, etc.) qu’il s’agit de lire pour découvrir la culpabilité ou l’innocence ; on peut les considérer comme réelles dans les circonstances d’une interrogation, qu’elle soit effectuée par la police ou par un juge. De circonstances indirectes et en quelque sorte fictives par rapport au fait dont il s’agit de s’instruire, elles peuvent, du point de vue de l’interrogateur, devenir des preuves directes à partir desquelles on peut inférer le fait qui est à prouver.

Dans un autre passage, Bentham montre combien il est important de prendre en compte les passions pour comprendre un renforcement de persuasion. Si, étant persuadé de quelque chose, je ne rencontre qu’indifférence autour de moi, je vais me faire un mérite de conserver cette persuasion à contre-courant et peut-être de militer pour que les autres finissent par la partager.

Enfin, n’oublions pas que Bentham est profondément « subjectiviste » dans sa conception des probabilités ; nous oserions parler de son « bayesianisme » s’il l’avait délibérément évoqué quelque part. La probabilité est pour lui une mesure de la persuasion : le sentiment de persuasion qui porte à un certain type d’action se symbolise et se mesure selon toutes les gradations envisageables de probabilité. En d’autres termes, la probabilité est agencée chez Bentham, comme chez Bayes, sur le mode d’une assignation du degré de probabilité qu’une action que l’on se propose de faire réussisse ; c’est ainsi que l’imaginaire de l’action, sa projection, se symbolise et se mesure à l’aune d’une sorte de principe de réalité. On peut se fixer des actions de portée ambitieuse, qui seraient très utiles, mais que le réel risque de refuser ; ou d’autres actions plus modestes, moins utiles, mais que le réel risque moins de refuser. Il faut se garder de projeter sur les choses mêmes ce que l’on souhaite ou espère faire ou voir réussir ; en revanche, on ne peut éviter de fixer des espérances et d’accepter qu’elles soient jugées par le réel. Le domaine des probabilités offre peut-être un des meilleurs terrains pour mettre en œuvre cette structure de pli dont nous avons parlé. La probabilité est plutôt une chance d’avoir raison en décidant telle ou telle chose qu’une caractérisation des choses mêmes. Peut-être les probabilités sont-elles plus calculables que les passions qui, elles-mêmes, sont des calculs ; en tout cas, sont-elles, les unes et les autres, dans la même situation par rapport au réel, avec les mêmes risques de projection et la même nécessité de contrôler ces risques.

Il est étonnant que la prise sur le monde passe par des notions aussi fictives ; mais c’est bien l’originalité de la réflexion benthamienne sur les probabilités d’essayer de l’établir.

 

IV. Un remarquable penseur de la probabilité

Même si Bentham se montre parfois sceptique sur la possibilité d’utiliser les mathématiques pour assigner des degrés à la persuasion et pour les rapporter à une échelle qui peut en comporter une infinité, alors qu’il est le plus souvent impossible d’expliquer, même à grands traits pourquoi tel témoignage est plus convaincant que tel autre et absolument impossible de dire dans quelle mesure il l’est, il n’en est pas moins fondamentalement « bayesien » par plusieurs traits.

D’abord parce qu’il reconnaît que les mathématiques seraient les seules habilitées à mesurer la persuasion, encore qu’elles n’y parviennent pas dans les faits – que leur complication contraint celui qui les considère à s’en tenir à la langue vernaculaire. Ensuite, parce que son « subjectivisme » dans les questions de probabilités est radical. Quand la tentation de rapporter les probabilités aux choses serait grande, elle n’en serait pas moins une illusion. Bentham en donne une preuve décisive en affirmant que les choses sont ou ne sont pas, mais qu’il ne peut y avoir de degrés entre l’existence d’une chose et son inexistence ; or la probabilité admet des degrés : elle ne saurait donc qualifier directement les choses et elle ne peut concerner qu’un esprit ou des esprits qui engagent des paris (wagers), lorsqu’ils évaluent les chances pour une action de réussir dans une situation. Ainsi, Bentham, qui traite la probabilité comme un savoir pratique dans le même sens où Platon et Aristote parlaient d’orthodoxa, considère la probabilité dans un rapport tripartite entre quelque but que l’on s’assigne, la marge de manœuvre que l’on se donne pour l’atteindre, et ce qu’on pourrait appeler la sanction des choses, qui est rarement immédiate et que l’on ne connaîtra que plus tard. Rappelons ici le fonctionnement en pli du calcul bayesien qui se rapporte toujours à l’évaluation de la chance d’avoir raison quand, dans une situation donnée, on s’octroie la probabilité d’un événement entre deux degrés. Toute la subtilité de la règle de Bayes est dans la tension entre la liberté d’agir que l’acteur se donne de prendre des risques et les chances plus ou moins grandes d’avoir raison ou d’avoir eu raison de les prendre. Bentham souligne ce lien quand il dit, à sa façon, que c’est la force probatoire qui probabilise le fait. On comprend que la responsabilité du décideur soit au cœur du système, que cette responsabilité ouvre constamment la possibilité, pour ce décideur, d’être puni pour ce qu’il a mal fait, mais aussi que cette responsabilité doive être protégée, c’est-à-dire estimée dans les conditions mêmes où elle s’est exercée et non pas compte tenu des faits qui seront développés par la suite. Ainsi, il serait injuste que le décideur soit systématiquement puni en cas d’échec.

On voit ici que le schème est le même et on peut le suivre dans le détail, et sinon dans le calcul même, du moins – ce qui est souvent le cas chez Bentham – dans les prémisses d’un calcul. En d’autres termes, Bentham pense que le droit ne dépassera pas la symbolique de la langue vernaculaire, qu’il n’a pas lieu d’aller jusqu’à une mathématisation plus poussée ; mais la structure bayesienne de l’argumentation peut demeurer. Avec la probabilité, qu’elle soit commune ou sophistiquée, on n’a jamais affaire qu’à un être qui n’existe que par le langage et qui n’a pas même le vis-à-vis que peuvent avoir les mots « arbre » ou « maison », lesquels paraissent renvoyer à des objets qui ont une existence propre, indépendante du mot, et pouvoir, en quelque sorte, sanctionner sa correction. On parle de fiction dans le cas de la probabilité, non pas pour la dénoncer comme fallacieuse, mais pour cette raison même que la notion ne peut absolument pas se soutenir sans mots. Toutefois, quand on dit d’un événement qu’il est impossible ou improbable, ou de tel ou tel degré, ou certain, ou nécessaire, on ne peut pas tirer ces qualificatifs uniquement du langage, mais d’actes qui, s’ils se déroulent dans l’élément du langage, n’existent que par certains autres actes lesquels, certes, sont exprimés par le langage et même ne sauraient être exprimés que par le langage, mais aussi sans pouvoir se résoudre uniquement dans les actes du langage.

Outre les caractéristiques que nous venons d’énoncer, nous pouvons relever quatre traits bayesiens des probabilités selon Bentham. Le premier est de situer l’action dans un encadrement au-delà duquel on sur-évaluerait l’importance d’un témoignage ou, en deçà duquel on la sous-évaluerait. Certes, on prend toujours des risques en évaluant un témoignage et jamais le réel ne nous offrira la possibilité d’une confrontation qui nous donnera raison ou tort ; du moins au moment où l’on prend sa décision, il est généralement impossible d’avoir ce loisir. Il nous importe donc de prendre des risques en sachant les évaluer. Avec la difficulté particulière dans les procès de justice que la victime d’une prise de risque ne saurait lui avoir donné son assentiment alors que, ailleurs, le patient a pu le faire en médecine, le partenaire a pu le faire dans une affaire commerciale et dans de multiples autres occasions. Qui accepterait d’être puni pour une faute qu’il n’a pas commise ?

Le second est que la nécessité où l’on est de prendre des décisions ne laisse pas le loisir de rester passif. Rester passif est encore prendre une décision, mais de la pire sorte puisqu’on laisse les choses agir à sa place. Ainsi, en toute action, il faut non seulement regarder ce qui peut se passer si l’on agit, mais encore ce qui se passerait si on n’agissait pas. Cette balance est déjà chez Bernoulli, même si la loi à laquelle aboutit la quatrième partie de son Ars conjectandi, dite « des grands nombres », n’a pas la finesse de la règle bayesienne qui est comme la résolution du problème inverse de celui que pose et résout J. Bernoulli.

Le troisième est dans l’instance de tenir compte de tous les éléments dont on dispose pour prendre une décision dans des circonstances données, sans en laisser aucun de côté, pourvu qu’ils soient tous intelligemment pris en compte, critiqués et pesés pour permettre la décision. Certes, quand une décision est prise à un moment où il est impossible de tout savoir, mais où il faut tout de même qu’elle soit prise, on ne saurait tenir grief au décideur – au juge, en particulier – de ne pas tout savoir, mais il est possible de lui reprocher de n’avoir pas pris en compte, s’il se trompe dans son évaluation, tel élément dont il aurait pu et dû tenir compte. C’est pourquoi Bentham est radicalement hostile au système juridique dans lequel on écarterait tel ou tel témoignage qui pourrait être éclairant sous prétexte que le témoin qui le rapporte a des liens d’amitié, de famille, d’affaire, d’intérêt, avec l’inculpé. C’est à l’évaluateur de prêter la plus grande attention à cet aspect des choses au moment de le peser ; mais il serait absurde de négliger par principe des témoignages sous prétexte qu’ils sont intéressés. Le calcul des autres témoignages en serait irrémédiablement gâché ; et la décision qui en résulte absolument faussée.

Les positions tranchées de la morale sont dangereuses en ce qu’elles ne font aucun cas des degrés de probabilité, là où il est absolument nécessaire d’en tenir compte. Il en va de même des positions qui se croient prudentes parce qu’elles refusent les conséquences d’une action qui peut mal tourner, faute de peser celles qui consisteraient à ne rien faire et dont les conséquences pourraient être pires. Il est de prétendues précautions qui sont pires que des décisions audacieuses. Il est vrai que le droit, surtout dans sa partie judiciaire, ne peut se permettre les audaces que d’autres disciplines peuvent avoir avec moins de scrupules ; mais, si l’on croyait, par exemple, que soumettre quelqu’un à un interrogatoire fausse ses souvenirs, il faudrait immédiatement ajouter que si ces souvenirs manquaient à son témoignage, ce déficit risquerait de le rendre mensonger et de compromettre les chances d’un innocent.

Le quatrième, enfin, consiste à se garder de passer, sans extrêmes précautions, de considérations générales à des cas particuliers et à ne jamais perdre de vue la particularité ou la singularité des cas que l’on prend en compte. Bernoulli avait déjà donné ce conseil de prudence ; Bayes l’a poussé jusqu’à en faire une règle mathématique : 4/5 d’un grand nombre de cas d’individus auxquels dans une situation donnée, il arrive telle issue, tandis que l’issue contraire arrive au cinquième restant, n’équivalent pas à quatre chances sur cinq pour tel individu, pris au hasard, de partager le sort des 4/5 du grand nombre, en dépit de l’illusion qu’on en peut avoir. En d’autres termes, il faut se garder de croire que les statistiques, si précieuses soient-elles, donnent directement les chances de ce qui peut arriver à un individu. Cette erreur mathématique, si facile à commettre par ceux qui ne sont pas attentifs à la spécificité des problèmes inverses et précisément au travail de Bayes, risque d’intimer des erreurs de soin et de graves fautes d’éthique.

Il faut encore compléter cette esquisse par une dernière remarque sur ce que Bentham appelle la « verity » des preuves. Certes, il ne saurait s’agir d’une vérité de conformité ; ce qui rendrait absurde le déploiement de calculs, même approximatifs, de probabilité. À la différence d’un bon nombre de ses contemporains, Bentham ne s’est jamais satisfait d’une condamnabilité pour établir une culpabilité en vue de prononcer la peine correspondante. Même si la procédure est un axe essentiel du droit, le système juridique deviendrait alors assez cynique pour se préférer lui-même à l’utilité des justiciables : Bentham juge inacceptable cette préférence. C’est pourquoi, la verity étant elle-même index sui, le principe est que, à tout témoignage, il oppose un contre-témoignage ; à toute expertise, une contre-expertise ; à tout interrogatoire, un contre-interrogatoire ; et que, si les éléments dont on dispose à un moment donné inclinent à la probabilité d’une culpabilité ou d’une innocence, c’est sous condition que le dossier puisse être réouvert et que puisse être changée leur appréciation. La clé de cette attitude se trouve dans une réflexion sur la force probatoire.

 

V. Pouvons-nous essayer de définir ce que c’est que la force probatoire ?

Depuis très longtemps, la question des forces est une question éristique dans les sciences ; elle a toujours fait difficulté en physique. Si certains auteurs usent de la notion de force sans trop de scrupule, même si les vis-à-vis des symboles qu’ils utilisent pour les signifier sont très obscurs, d’autres, comme l’a fait ressortir Carnap, cherchent à les remplacer par des espaces-temps appropriés. En psychologie – et tout particulièrement en psychanalyse –, on trouve le même dilemme : si Freud avait tenu la dynamique pour l’essentiel de la science qu’il cherchait, Lacan tient la notion de force pour obscure et préfère travailler avec la langue, comme si la réduction des problèmes à la langue permettait de les résoudre tous ; et comme si la linguistique n’était pas, elle aussi, divisée sur l’emploi qu’il convient de faire de la force. La répugnance de la pensée à se traiter dynamiquement elle-même tient au fait qu’elle se pense volontiers comme opposée à la force. « C’est une longue guerre, comme le dit Pascal, que celle où la violence essaie d’opprimer la vérité ». Or, il y a une force de la pensée : des pensées – des idées, des impressions – peuvent être plus fortes que d’autres. Mais il faut bien reconnaître que ceux qui veulent faire des dynamiques de la pensée et qui voient dans cette entreprise une tâche essentielle ne vont jamais très loin dans leur réalisation. Ils rêvent plutôt leur recherche qu’ils ne la font.

Comme l’espace, comme le temps, comme la probabilité, la force n’est qu’une relation ; elle n’existe pas en soi. Et si, parmi les autres forces, on peut distinguer la force probatoire, un argument ou un raisonnement ne détiennent pas en soi de force probatoire ; ils ne la détiennent que relativement en se rapportant à d’autres arguments ou à d’autres raisonnements. De la même façon qu’en physique, cette force ne prend son sens qu’à titre de fiction, dans un discours. Comme en physique aussi – Hume l’avait bien fait ressortir pour cette dernière science –, les forces que l’on place sous ce même mot de « force », auquel l’anglais ajoute celui de « strength », sont, en réalité, en dynamique psychique, aussi diverses et disparates qu’elles le sont en philosophie naturelle.

Ainsi, comme en physique newtonienne ou leibnizienne, la masse se distingue de la force ou du poids. La masse est un amalgame d’éléments ou d’articles ; certes, il faut, pour que cet amalgame ait un sens, leur trouver une homogénéité, fussent-ils par ailleurs hétérogènes les uns par rapport aux autres. Il faut que les éléments soient réunis par un rapport à l’affaire et que l’affaire ait des contours de telle sorte que l’on ait conscience de ce qui en fait partie et de ce qui n’en fait pas partie. À vrai dire, il est moins important que cet amalgame qu’est la masse probante prenne sens à partir du juge – ou à partir de quiconque s’intéresse à l’affaire pour participer même indirectement à la décision –, que lorsqu’il s’agit de la considération des forces. Les articles ou les éléments sont comme les lettres d’un mot ; ce mot a des limites, mais on ne sait en le considérant en lui-même à peu près rien de sa sémantique et de sa syntaxique. C’est seulement en acquérant une force que le mot prend un sens et une fonction syntaxique différenciés parmi d’autres mots dont il se distingue et auxquels il s’oppose. Et cette fois, chaque élément d’une preuve qui vise la culpabilité ou la non-culpabilité (l’innocence) de l’auteur d’un acte est lié à une dynamique qui sollicite la subjectivité du juge. Il est essentiel à la force probatoire qu’elle soit distribuée par rapport au juge qui assigne à chaque élément une proximité ou un éloignement différenciés et, à chaque fois une intensité particulière. À la différence de la somme qui donne lieu au repérage d’une masse probatoire, laquelle est de nature arithmétique, la somme des éléments qui donnent lieu au repérage des forces est une intégrale, une sommation qui différencie les éléments qu’elle somme et qui connaît leur ordre par rapport à un centre occupé par le juge ; il importe que l’un des foyers de l’édifice procédural d’un jugement soit l’affaire de celui qui décide. D’ailleurs, il arrive à Bentham de dire qu’une fois cet édifice dynamique constitué, la décision est quasiment prise.

Sur le point de la dynamique psychique – dont il est peut-être l’inventeur de l’expression –, Bentham a pu s’inspirer du travail de Hume sur les passions ; il le reconnaît volontiers dans les Hume’s Virtues. Dans le domaine psychique, la dynamique ressemble à ce qu’elle était déjà en passe de devenir avec Leibniz et deviendra très vite au xixe siècle : un calcul vectoriel. Deux cas de figures se présentent constamment. Soit le biais (bias) qui dévie, dévoie, une force qui suivait une certaine trajectoire. D’autres forces viennent se composer avec cette dernière et change son intensité et sa direction. Soit, la direction restant la même pour les forces considérées, leur opposition de sens est telle que la force principale se voit érodée voire contrecarrée par le jeu de la force contraire. C’est le moment des alibis, des témoignages contraires au témoignage qui est globalement accablant ou qui est globalement disculpant. Comment, là encore, ne pas penser à la façon dont Hume joue sur les paramètres d’une unité passionnelle pour expliquer comment elle glisse dans une autre, ou pour montrer que le passage d’une passion vers une autre est plus facile ou plus difficile dans un sens que dans un autre ? Évidemment, le calcul des passions se fait, au moins dans le Traité, par expériences de pensées, en changeant le sujet, l’objet, les causes, physiques et finales, et les diverses modalités et qualités de chacune de ces catégories ; en revanche, en droit, les opérations sur les paramètres sont toutes susceptibles de devenir réelles. C’est ainsi que, examinant le nœud des paramètres et le jeu sur les paramètres que l’on ajoute et retranche, il s’intéresse dans le vocabulaire spécifique de la justice à ce qu’on peut faire de légal (interroger, expertiser, contre-expertiser, confronter) ou d’illégal (intercepter, suborner, fabriquer des faux, etc.) pour modifier soit tel ou tel article, soit la masse entière de preuves. Encore une fois, non seulement ce qu’on fait en droit a une portée réelle, mais toute prise de risque y est plus dangereuse encore qu’en médecine, puisque, à la différence de ce qui se passe quand l’assentiment du patient protège en grande partie le médecin qui prend un risque, il n’est guère question de recueillir l’assentiment de l’inculpé pour l’accuser et le punir.

Si l’on voulait se rapprocher d’une définition benthamienne de la force probatoire, on n’en trouverait guère l’équivalent que dans ce que l’auteur appelle souvent la « trustworthiness », que l’on pourrait traduire par « fiabilité ». Une preuve est forte lorsqu’elle est fiable, c’est-à-dire non pas quand elle est au maximum de ce que l’on rêverait d’obtenir, mais lorsqu’on est conscient du degré de probabilité, que l’on a pu obtenir et que l’on peut lui accorder, du rapport qu’elle entretient avec les autres preuves et de sa relation avec ce qu’il s’agit au bout du compte d’établir ; bref quand on sait à quoi s’en tenir à son égard. Elle n’a donc pas de valeur en soi, mais dans une action de justice et elle changerait d’importance si elle devait faire partie d’une autre affaire ou si l’affaire devait prendre une autre tournure. La force probatoire est dans ce pouvoir technique que nous avons de l’utiliser dans une direction ou dans une autre, dans un sens ou dans un autre.

Il n’y a pas d’essence de cette force ; et, de ce point de vue encore, Bentham est en accord avec ce que Hume déclare dans l’Enquête sur l’entendement humain : il est encore moins question de substantialiser les forces psychiques que les forces physiques : elles n’ont de sens que par un repérage symbolique – linguistique en l’occurrence – et elles sont peut-être, plus que les forces physiques, de l’ordre de l’autorité, c’est-à-dire d’un changement des intelligences et des volontés par d’autres intelligences et d’autres volontés – ce qui ne les empêche pas de se différencier les unes des autres. Il est au moins trois types de forces qui jouent entre elles dans le Rationale : celles qui lient les mots les uns aux autres (celles de la syntaxe ou celles de la grammaticalisation) ; celles qui paraissent propulser le langage vers des objets qui lui sont transcendants ; celles enfin qui, s’appuyant sur les deux précédentes, mais sans rien leur devoir d’autre que des conditions de possibilité, sont de nature logique. Car, pour distribuer des arguments du point de vue du juge, il faut travailler le langage d’une certaine façon ; il est indiscutable que « it is in language, and in language only, that the supposed catalogue of facts universally agreed to be incredible, would be expressed », mais il resterait langage, travaillé de toutes sortes d’autres façons. La distribution des arguments suppose les forces du langage, mais ce ne sont pas elles qui, ultimement, disposent de celle-là. Certes toutes ces forces ne sont pas dissociables aussi facilement qu’on peut les distinguer in abstracto, mais on peut tout de même donner sens à ces trois grands types de force, en ajoutant que, dans le présent article, c’est au troisième type de forces que nous nous sommes particulièrement attachés. Au fond, il en va de même en physique, comme Hume le faisait voir volontiers dans ses Dialogues sur la religion naturelle.

Quiconque a lu quelques ouvrages de Lacan – qu’il s’agisse des Écrits ou des Séminaires – ne peut manquer d’être frappé, lorsqu’il lit des textes de Bentham, par l’adéquation de la recherche lacanienne que l’on peut inscrire dans le système de coordonnées RSI avec la recherche benthamienne qui, un siècle et demi auparavant, s’inscrit dans un système comparable, passe les œuvres des autres auteurs au même crible quand il les critique ou quand il les conteste, pratique constamment l’inversion de ce qui est tenu pour réel et de ce qui est tenu pour fictif, de ce qui est symbolique et de ce qui est imaginaire, etc. Même relativisation – pour ne pas dire mépris – du système des passions. Le langage devient la trame essentielle de tout ce qui est psychique. Mais il y a une différence considérable de l’un à l’autre qui est peut-être à l’avantage de Bentham, à moins que l’on y voie un reste de philosophie humienne : le primat des discussions dynamiques sur les autres, sémantiques, herméneutiques – j’entends par là les discussions qui mettent en jeu les forces, celles de la loi, celles des jugements, etc. Lacan a récusé cet aspect des choses en pensant que le jeu des signifiants suffisait. Au contraire, dans le sillage de Hume, Bentham le valorise. L’insistance sur le langage ne lui a pas paru un argument suffisant pour dévaluer radicalement la dynamique. Le Rationale est une réflexion sur la force des preuves ; leur nature, leur agencement. Cette originalité est peut-être ce qui a valu à cette œuvre d’être très peu lue, car ce genre de recherche est ordinairement disqualifié de tout côté.

 

VI. Conclusions

1. Le texte du Rationale, s’il a vieilli par bien des côtés, s’il est lié intimement au combat que Bentham mène, à la charnière des xviiie et xixe siècles, contre le droit anglais de common law, peut nous intéresser encore aujourd’hui où l’on hésite dans certains droits à introduire des considérations probabilistes et où l’on entend souvent défendre, comme un principe éthique fondamental, le principe de précaution censé dissuader le décideur de prendre des risques à notre sens trop facilement jugés comme inconsidérés. De la même façon que R.M. Hare aimait introduire et opposer des personnages à des moments-clés de son raisonnement, comme l’archange et le prolo dans Moral Thinking, on voit les éditeurs du premier volume du Rationale, Hunt et Clarke, opposer le sage et l’imprudent, the wise and the foolish, à propos du projet benthamien de demander aux témoins d’évaluer par des chiffres le degré de persuasion qu’ils ont dans leur témoignage. Ils citent Dumont qui, dans le Traité des Preuves Judiciaires, avait présenté le projet en ces termes :

Si on adoptait cette échelle, je craindrais que l’autorité du témoignage ne fût souvent en raison inverse de la sagesse des témoins. Les hommes réservés, ceux qui savent douter, aimeraient mieux, en plusieurs cas, se placer aux numéros inférieurs qu’au plus haut, tandis que ceux qui ont une disposition affirmative et présomptueuse, et surtout les hommes passionnés, croiraient presque se faire injure à eux-mêmes s’ils ne se portaient pas tout de suite au degré supérieur. Ainsi, les hommes les plus sages tendant à diminuer leur pouvoir, leur influence sur la décision du juge, et les moins sages tendant à l’augmenter, il pourrait résulter de cette échelle un effet contraire à celui qui est attendu par l’auteur.

Comme s’il s’agissait pour le juge de prendre pour argent comptant le chiffrage que le sage et le fol imprudent assignent à leurs témoignages respectifs ! N’est-il pas possible au juge de faire une correction de l’exagération de prudence et de l’excessive imprudence ? Le refus des degrés sous prétexte qu’on peut les exagérer ou les sous-estimer n’est-il pas pire que ces exagérations elles-mêmes, qu’elles soient en « hyper » et en « hypo » ? En empêchant le jeu des probabilités, ne devient-il pas, sous prétexte de précaution, l’un des principes les plus erronés qui soient ? Ne faudrait-il pas que le principe de précaution s’applique à lui-même et nous conduise à prendre nos précautions contre lui-même ?

2. Une deuxième conclusion, assez liée à cette première, concerne la mise en question du juge au nom de l’informatique qui pourrait en disqualifier la fonction en ce qu’elle pourrait traiter les éléments d’information et leur assigner une valeur beaucoup mieux déterminée que ce que pourrait faire le juge le mieux disposé, le plus instruit et dont le jugement est le plus subtil. Ne pourrions-nous pas nous orienter dans les prochaines années ou décennies vers la suppression de la fonction du juge, puisqu’elle pourrait être supplantée par le calcul ? Certes, Bentham n’y a jamais pensé ; mais, précisément, son modèle « panoptique » de la force probatoire n’est-il pas devenu profondément archaïque et la distribution des forces ne suit-elle pas désormais des principes radicalement différents ? Plutôt qu’à un remplacement du juge, nous pensons à l’enveloppement du juge – comme des autres hommes, du reste – par des machines intelligentes qui changent la nature de son métier comme elles changent aujourd’hui radicalement celle de la plupart des métiers, à commencer par ceux que l’on estimait être essentiellement liés à l’activité du jugement.

3. Enfin, et le point a pu surprendre les lecteurs peu familiers des œuvres de Bentham : la théorie des fictions est la véritable instance critique de la réflexion benthamienne sur les preuves. Elle l’est même, comme nous l’avons vu, en divers sens. Cela pose un problème de cohérence, qu’elle est pourtant – si on l’en croit – censée résoudre. La compatibilité qu’elle recherche et que, jusqu’à un certain point, elle permet, entre les éléments logiques, psychologiques, physiques, ne se trouve-t-elle pas fragilisée et rendue ambiguë par le fait que la fiction est elle-même susceptible de diverses significations à propos desquelles se pose aussi un problème de compatibilité ? L’unification de l’utilitarisme benthamien par la théorie des fictions est-elle rhétorique ou permet-elle une consistance supérieure ?

Il nous frappe que, dans le Rationale, la théorie des fictions est, une fois de plus, conviée en un sens qui tient compte de besoins nouveaux ; nous savons que, dès le premier ouvrage publié en 1789, l’Introduction aux principes de la morale et de la législation, Bentham faisait usage de cette théorie en droit. Le développement de son œuvre au cours des quatre décennies qui ont suivi a montré le déplacement de sa théorie quand elle s’est ouverte sur les sciences, sur les mathématiques, sur les techniques, sur l’enseignement, sur une nouvelle façon d’envisager la critique religieuse, et donc, presque conjointement dans ce Rationale qui nous a paru ouvrir un champ original aux Axiomes de pathologie. Le problème qui se pose est de savoir si cette théorie, si adaptable, si ployable, si ductile, fait, par là, la preuve de son efficacité ou si, au contraire, cette adaptabilité n’est pas aussi suspecte que celle des mathématiques telle que l’envisage Hume. Si la théorie des fictions est un leitmotiv, un fil rouge, en quelque domaine que son œuvre travaille, si elle n’est évidemment pas disposée de la même façon quand elle est destinée à rendre compte du renversement paulinien du christianisme de Jésus et de ses apôtres historiques et quand il s’agit de rendre compte de la force probative des arguments juridiques, cette polyvalence de la théorie des fictions n’est-elle pas un danger ? En d’autres termes, si la théorie des fictions résout les contradictions mieux que Kant et Hegel ne résolvent les leurs, on peut convenir qu’elle unifie l’œuvre à quelque domaine qu’elle s’ouvre, mais unifie-t-elle, à chaque fois et mieux que rhétoriquement, le savoir auquel s’intéresse cette œuvre ?

 

Jean-Pierre Cléro

Jean-Pierre Cléro est Professeur émérite de philosophie à l’Université de Rouen ; il est membre du Centre Bentham à Sciences Po – Paris. Il a contribué à la traduction et à l’édition de l’Introduction aux Principes de Morale et de Législation. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur l’utilitarisme classique (comme Bentham, philosophe de l’utilité) ou écrits dans une perspective utilitariste (Calcul moral ou comment raisonner en éthique). Il a traduit plusieurs autres ouvrages de Bentham, de Stuart Mill, de Moore et de Harsanyi. Le fil conducteur de son travail en éthique, mais aussi en philosophie de la politique et du droit, qui fut d’abord celui d’une philosophie des passions, en particulier chez Hume, s’est graduellement infléchi dans le sens d’une philosophie des fictions, envisagée dans ses implications en toutes sortes de secteurs, tant de l’art que des sciences, des techniques et des pratiques. Au sujet des questions éthiques, il a publié dans diverses revues (Revue Française d’Éthique appliquée, Cahiers de l’espace éthique de l’université Paris Sud) et enseigné dans diverses universités et CHU. Son activité n’est pas purement théorique. Il est membre de plusieurs « espaces éthiques » où il s’agit de donner son avis sur diverses questions éthiques telles qu’elles se posent aujourd’hui. Il n’envisage pas comme séparables ses activités d’enseignement et d’écriture, d’une part, et ses activités de conseil dans les questions éthiques – le plus souvent médicales – à Rouen (au CHU et en psychiatrie au CHR) et à l’étranger (à Bucarest et à Québec, dont les universités sont liées à celles de Rouen).