On admet généralement que la Révolution française constitue un véritable – et bref – tournant libéral, humaniste et démocratique (ou égalitariste) en matière d’exercice de la justice, dont l’égalité devant la loi, la légalité et la fixité des peines, l’élection des juges, l’institution des jurys populaires et l’introduction du jugement par intime conviction constituent les réformes emblématiques. Dès 1790, l’Assemblée Nationale décrète en effet le jury populaire, auquel se voit associé en 1791 un système de preuve morale qui rompt avec le vieux système des preuves légales. Ce dernier système, qui visait d’abord à rationaliser la preuve en liant le juge par un calcul de la preuve complète, est communément associé dès la seconde moitié du xviiie siècle à l’arbitraire et à la chicane, dont les écrits de Voltaire incarnent le discrédit. Face à la rigidité désormais incomprise du calcul de la preuve légale, l’Assemblée oppose une nouvelle conception de la preuve morale, qui lie une approche plus égalitariste de l’exercice de la justice fondée sur l’intime conviction des citoyens, que l’on appelle à « [n’écouter] que leur conscience […] avec la fermeté qui [convient] à des hommes libres », et une réflexion sur l’évidence marquée par les sciences modernes.

L’introduction de formes d’exceptions légales, notamment avec l’instauration de tribunaux d’exception, semble néanmoins poser très rapidement les limites de ces réformes d’envergure. En suivant les analyses de Carl Schmitt, qui prend largement appui sur l’étude du droit révolutionnaire pour construire sa pensée de l’état d’exception, on serait même tenté de voir dans le droit d’exception mis en place sous la Révolution le révélateur des limites de la conception rationaliste et libérale de la justice qui se développe au même moment – l’exception produisant l’inversion du rapport entre protection des libertés individuelles et protection de l’ordre, entre vérité (légale) et autorité, en faisant de la preuve morale un modèle voué à être régulièrement restreint, voire écarté. Une étude de la Loi Martiale et des législations contre les attroupements criminels produites entre 1789 et 1790 permet de jeter un regard plus nuancé sur cette « exception légale », dont la signification apparaît plus complexe. Davantage que les limites d’un système de justice libéral et rationaliste, nous verrons que le contexte de création et d’application des législations contre les attroupements invite plutôt à observer, au cœur du nouveau système de justice libéral, la mise en œuvre d’une conception plus diffuse de l’évidence : une « évidence naturelle » constituant un a priori partagé peu discutable. Si celle-ci concurrence apparemment le nouveau système d’administration de la preuve, elle contribue en réalité à construire avec lui un nouvel ordre social.

 

La Loi Martiale ou les limites du rationalisme des Lumières : de l’autorité et de la « vérité » en droit

Bien préparée dès la fin de l’Ancien Régime par le discours critique des réformateurs et par les mécontentements largement exprimés dans les cahiers de doléance à l’encontre du système de justice consacré par l’Ordonnance criminelle de Louis XIV de 1670, la grande « réforme » du système judiciaire s’impose avec la Révolution. Elle marque un tournant à la fois humaniste et libéral (par la douceur et l’individualité des peines, la protection des libertés individuelles qu’elle garantit) et démocratique (notamment en vertu de l’égalité de tous devant la loi, de l’élection des juges et du jury populaire qu’elle instaure). C’est dans ce cadre qu’il convient d’interpréter le renversement du système de preuve légale au profit de la preuve morale. Celle-ci fonde en effet la valeur de l’intime conviction sur l’idée de liberté individuelle, qui rend tout homme capable d’un jugement indépendant et l’associe étroitement à l’instauration du jury populaire. En liant ce nouveau système de preuve morale à l’exigence de motivation de la décision et en inscrivant plus largement la réforme sous le principe de la domination de la loi, on estime en outre avoir étroitement limité les possibilités d’arbitraire. Ces réformes, qui sont d’abord débattues puis votées entre 1790 et 1791, traduisent certainement un nouvel état d’esprit libéral et égalitariste dominant à l’Assemblée. Elles traduisent également, ainsi que Foucault le souligne en relativisant nettement la lecture « progressiste » et humaniste encore très largement admise de ce grand moment historique, un effort de rationalisation et surtout d’homogénéisation dans l’exercice de la justice, que l’on souhaite moins irrégulière pour mieux punir le nombre considérable des petits illégalismes que l’on tolère de moins en moins. Une justice plus humaine et plus libérale donc ; mais une justice plus régulière et plus adaptée au contrôle des illégalismes aussi, à la lumière de quoi il convient d’interpréter la signification de cette nouvelle conception de la preuve, que Foucault interroge moins directement que la forme de vérité produite par le nouveau pouvoir disciplinaire qui se met peu à peu en place.

L’ensemble des législations qui, dès l’été 1789, introduisent progressivement des limites ou des exceptions dans ce nouveau système de justice jette néanmoins un autre éclairage sur ces réformes. Dans les travaux historiques sur la justice, ce sont les tribunaux révolutionnaires et les procès politiques plus tardifs qui incarnent généralement ces limites. Bien avant néanmoins, les législations contre les attroupements criminels, à commencer par la célèbre Loi Martiale de 1789, témoignent de tensions qui, au moment même où le nouveau système de justice commence à être discuté à l’Assemblée, semblent déjà fixer comme préalablement ses limites. Et c’est sans doute pourquoi, à l’encontre d’une lecture libérale et humaniste classique de la réforme qui tend à voir dans l’année 1793 un tournant illibéral, certains auteurs anti-libéraux voient dans l’exception juridique qui s’inscrit d’emblée au cœur du droit bien autre chose qu’une déviance possible du système répressif moderne libéral, tiraillé entre les exigences de l’ordre public et celles d’une protection des libertés individuelles. C’est le cas en particulier de Carl Schmitt, qui fait de la dictature, dont la Loi Martiale constitue à ses yeux l’une des figures, le signe patent des contradictions du droit rationnel-libéral en train de s’affirmer.

 

Promulguée en octobre 1789, la Loi Martiale fait suite à un premier décret sur le rétablissement de la tranquillité publique dans un contexte marqué par les troubles de l’été 1789. Elle est suivie, dès février 1790, par une nouvelle législation visant à compléter la loi, considérée par bien des députés comme insuffisante pour répondre à « l’esprit général d’insurrection » qui souffle dans les provinces françaises durant l’hiver 1789‒1790, où l’on voit se multiplier les émeutes de subsistances ou les attaques visant les symboles du féodalisme et les impôts qui lui sont associés. Ces législations, que l’on peut, sous certaines réserves, considérer comme des législations d’exception ou de circonstance, permettent, schématiquement, de réprimer des attroupements populaires par les armes, tout en s’efforçant d’en encadrer les conditions. En vertu de la Loi Martiale, qui constitue la législation clef de cet arsenal répressif, dans « le cas où la tranquillité publique sera en péril, les officiers municipaux des lieux seront tenus […] de déclarer que la force militaire doit être déployée à l’instant, pour rétablir l’ordre public, à peine d’en répondre personnellement ». À un premier niveau de lecture, que l’on qualifiera de juridique, la Loi Martiale témoigne certainement de nouvelles tensions entre une législation ouvertement répressive contre des attroupements dont la légitimité est souvent difficile à contester d’une part et, d’autre part un effort visant à produire un encadrement formel de ces pouvoirs en vue d’en limiter l’arbitraire. Pour Schmitt néanmoins, la Loi trahit des tensions plus profondes, qui se traduisent en particulier dans son article 3 :

Art. 3. Au signal seul du drapeau [rouge, exposé à la principale fenêtre de la Maison-de-ville et dans les rues et carrefours par les autorités publiques], tous attroupements, avec ou sans armes, deviendront criminels, et devront être dissipés par la force.

Par sa formulation lapidaire, que l’on peut considérer d’abord comme un défaut de la loi que les textes ultérieurs d’efforceront de corriger, le texte évite de donner un quelconque critère matériel permettant de définir l’attroupement criminel. Mais plutôt qu’un échec de la loi, l’analyse schmittienne de l’exception invite plutôt à y voir une inversion significative : ce n’est pas la loi qui fixe la définition des attroupements qui pourront être réprimés par l’autorité compétente, mais c’est plutôt la décision de l’autorité « à chaud » qui fait que tous les attroupements deviennent criminels après le signal du drapeau rouge. Certes, en toute rigueur juridique, la loi définit bien l’attroupement criminel et elle semble créer les conditions qui pourraient permettre de juger les émeutiers mais aussi les autorités en charge de la répression. Mais, en réalité, avec la Loi Martiale, la « preuve » que l’attroupement est criminel est donnée comme préalablement dans la déclaration même de la Loi Martiale et le refus de dispersion, lequel est d’ailleurs délicat à évaluer en cas de répression violente. La loi court-circuite donc en amont toute qualification juridique réelle des faits (de l’attroupement criminel), puisque n’importe quel attroupement peut devenir criminel après la levée du drapeau rouge. Par voie de conséquence, la loi court-circuite également toutes les procédures judiciaires qui auraient permis de juger et de prouver a posteriori le caractère abusif de la répression et le bon droit de l’attroupement – ou son caractère non-criminel. Et effectivement, avec la Loi Martiale, il est d’abord admis que « la force des armes sera à l’instant (c’est-à-dire en cas d’actes de violence ou après la troisième sommation non suivie d’effets) déployée contre les séditieux sans que personne soit responsable des événements qui pourraient en résulter » (Article 7). Mais en outre, Schmitt note que « parallèlement à cela, on rencontre déjà des tribunaux spéciaux auxquels, par voie de transfert commissarial, on confie la tâche de rendre la sentence en cas de sédition et autres délits de ce type ». Autrement dit, l’inversion du rapport entre la qualification juridique et l’action exécutive neutralise toute la logique judiciaire de la responsabilité des exécutants comme des émeutiers. Il semble alors presque logique, un peu plus tard, que l’Assemblée ait décidé de soustraire tous les procès touchant des « insurgés » au jugement des jurys populaires, peu à peu accusés d’un excès d’indulgence dans certaines affaires – le système de la preuve morale et du jugement fondé sur le libre arbitre risquant bien de mener au rétablissement d’une qualification matérielle de l’attroupement criminel lors des procès eux-mêmes.

Encore une fois, il est clair pour le juriste allemand que de tels procès ne dérogent pas seulement au nouveau système de justice que l’Assemblée impose progressivement ; ils traduisent plus profondément un renversement sommaire du rapport entre la loi, la preuve et la décision politique, et, plus généralement, ils modifient le rapport de la loi à la « vérité ». La Loi Martiale organise en effet les conditions d’un semblant de qualification légale des faits, où la « qualification et la constatation des faits qui précèdent l’exécution n’ont qu’un caractère purement factuel », de sorte que « l’action [militaire devient] à la fois sentence et exécution ». En d’autres termes, avec la Loi Martiale, la répression précède la preuve ou, pour mieux dire, elle produit la « vérité » du fait en le qualifiant à même l’acte répressif.

Par sa radicalité, le cas exceptionnel peut alors être plus intéressant que la situation normale pour Schmitt, parce qu’il atteint le cœur du nouvel ordre rationaliste et libéral propre aux Lumières. Pour le juriste en effet, le « rationalisme de l’Auflkärung [a] condamné l’exception sous toutes ses formes », ce qui constitue le trait caractéristique de la pensée de l’ordre propre aux Lumières. Et ce rationalisme immanent, qui constitue une négation directe de toute transcendance et de toute irrégularité, s’est traduit aussi bien dans la pensée scientifique que dans le droit. Cette pensée générale de l’ordre affecte directement le statut de la « vérité » en droit, pour Schmitt. En schématisant, on pourrait dire que, par son contenu ou par sa forme, la loi se voit soumise à un principe de rationalité qui détermine la nature de la « vérité légale », laquelle vise de façon centrale à exclure tout arbitraire et à assurer la régularité même de l’ordre légal. Or, en situation d’exception, cette pensée rationaliste de l’ordre se fissure : en situation ordinaire, la décision politique est soumise à la norme ; en situation extraordinaire, elle s’affirme dans la suspension de la norme légitimée par l’objectif de rétablir l’ordre concret qui permet de sauver l’ordre normatif dans sa globalité. En situation ordinaire, la loi se mesure à l’aune d’un principe de rationalité juridique ; en situation extraordinaire, non seulement l’autorité n’est pas soumise à la « vérité » du droit, mais elle fait la vérité, non pas dans la forme de la loi, mais dans celle de la décision arbitraire, purement effective :

La force juridique de la décision est autre chose que le résultat des arguments qui la fondent. On n’évalue pas à l’aide d’une norme, au contraire : c’est seulement à partir d’un point de référence qu’on définit ce qu’est une norme et ce qu’est la justesse normative.

Par l’exception, Schmitt entend donc renverser le rationalisme des Lumières, qui aura voulu soumettre l’autorité et son arbitraire intrinsèque à la Raison universelle, en fixant le rapport de la loi et de la vérité : en situation d’exception, la décision se soustrait à la norme et l’autorité à toute vérité supérieure ; en situation d’exception, la preuve juridique s’extrait de la logique rationnelle de la loi, pour lui substituer la vérité brutale de la décision. Schmitt résume ce renversement dans la réappropriation ambiguë de la proposition de Hobbes : « Auctoritas non veritas facit legem. (C’est l’autorité, non la vérité, qui fait la loi) ».

Une telle analyse possède pour toute réflexion portant sur la signification de la réforme de la justice et de la preuve morale qui l’accompagne un indéniable intérêt, que l’on pourra situer à deux niveaux. En premier lieu, cette analyse suppose d’interroger la preuve judiciaire en tenant compte des outils juridiques qui court-circuitent en amont les mécanismes ordinaires de production de la preuve – ce que la création de tribunaux d’exception ne fait finalement que confirmer ensuite en aval pour Schmitt. À un second niveau, parce que l’exception atteint le rationalisme libéral des Lumières par son talon d’Achille en permettant d’en identifier les principaux traits – sa rationalité et sa régularité immanente –, la réflexion de Schmitt invite plus largement à penser la manière dont la « vérité » en droit engage une pensée générale de l’ordre socio-politique. Néanmoins, en vertu de son prisme antilibéral et de son approche autoritaire du droit, Schmitt finit par réduire ce rationalisme immanent à un positionnement militant contre toute forme de transcendance et d’arbitraire – à une « contre-théologie politique ». Or, si l’on repart simplement de la Loi Martiale même et des législations contre les attroupements, celles-ci témoignent de bien autre chose que d’une inscription dans le droit d’un principe de disjonction dans sa régularité et sa rationalité.

 

Émeutes populaires et domination de la loi

L’historiographie n’a généralement retenu comme moment symbolique de l’application de la Loi Martiale que la fusillade du Champ-de-Mars, le 17 juillet 1791. Sur un plan historique, elle vient signaler un tournant dans le cours de la Révolution. Sur un plan juridique, la fusillade permet le plus souvent de mettre en exergue une législation répressive dont l’application aura été de part en part politique contre le peuple parisien, engagé désormais dans un conflit avec la monarchie. Il convient néanmoins de noter que la Loi Martiale a surtout été créée et massivement appliquée contre les révoltes agraires et les émeutes de subsistance. L’origine précise de la Loi se trouve même dans un événement apparemment anecdotique qui permet pourtant de saisir d’une manière beaucoup plus fine à la fois l’intention de la Loi et ses présupposés. En effet, la Loi s’est vue promulguée par l’Assemblée Constituante et signée par le roi le jour même de l’assassinat par la foule parisienne d’un boulanger, dénommée François, que l’on accuse alors d’être un accapareur – c’est-à-dire, en l’occurrence, de ne pas vendre au petit peuple le pain dont il dispose réellement en vue de le vendre plus cher à d’autres. L’événement n’est en fait pas si anecdotique qu’il y paraît : la figure de l’accapareur est centrale pendant la Révolution, et elle engage une série de problèmes politico-économiques précis. D’abord, parce que les situations de disettes engendrent des troubles politiques que divers acteurs peuvent avoir intérêt à « provoquer » ou à « manipuler », et l’accapareur constitue alors l’une des figures possibles – comme acteur ou comme victime – du complot. Ensuite, et beaucoup plus largement, l’accapareur – comme le spéculateur – incarne une nouvelle « figure économique » : celle du commerçant qui profite de l’instauration d’un marché de subsistances, que l’Assemblée Nationale impose le 29 août 1789 par le vote de la liberté illimitée du commerce du grain. Dans ce cadre, les révoltes agraires et les émeutes de subsistance ne sauraient être interprétées simplement comme l’expression apolitique de la faim : elles traduisent presque toujours l’exigence d’un contrôle politique sur la production et le prix du grain. Selon l’historien E.P. Thompson, qui s’intéresse à des émeutes similaires dans le contexte anglais, ces mouvements

se situaient dans le cadre d’une unanimité populaire qui reconnaissait pour légitimes ou au contraire illégitimes les pratiques du marché, de la meunerie, de la boulangerie, etc. ; unanimité qui s’appuyait elle-même sur une vision traditionnelle et cohérente des normes sociales, des obligations et des fonctions économiques propres des différentes composantes de la communauté, lesquelles, prises ensemble peuvent être interprétées comme constituant l’économie morale du pauvre.

Autrement dit, bien loin de se réduire à des formes de violences apolitiques spasmodiques, les émeutes sont l’expression, dans la conscience populaire, d’une sorte de « code populaire » distinct de la légalité, et qui se revendique en Angleterre d’un modèle économique paternaliste ancré dans la tradition. L’analyse de Thompson s’applique également à la France du xviiie : dans un contexte de développement d’un marché des céréales, que la politique centralisée de l’État absolutiste avait déjà tenté d’imposer peu de temps avant, et d’effacement du vieux modèle nourricier paternaliste, les émeutes frumentaires traduisent aussi l’exigence d’un contrôle politique sur la production et le prix du pain. Et ce contexte soumet la Loi Martiale à un tout autre éclairage.

Comme l’ensemble des législations contre les attroupements criminels, la Loi Martiale a été en effet appliquée massivement contre les émeutes agraires, et c’est au rythme de ces dernières qu’elle s’est vue modifiée par la suite. Or, au regard de ce qui précède, il est clair que la Loi ne vise pas seulement à réprimer des désordres ou des actes plus ou moins illégaux. Les émeutes frumentaires sont des formes d’actions populaires directes complexes et disciplinées, dont la forme généralement réglée s’achève le plus souvent par la vente forcée des denrées à un prix traditionnel ou considéré tel. Autrement dit, par leur prétention à réaliser un « acte de justice » direct, ces émeutes contestent ou fragilisent de fait la conception de la justice que l’Assemblée entreprend progressivement de discuter et d’imposer. De ce point de vue, la Loi Martiale ne constitue pas seulement une réponse dans l’urgence à des désordres plus ou moins grands : elle vise surtout à neutraliser au plus vite une forme concurrente de justice et une forme concurrente de légitimité, qui posent un évident problème à l’Assemblée en pleine « révolution du droit »,et pour cause : à bien des égards, y compris pour les autorités ou les troupes locales, les émeutes paraissent souvent mieux réaliser la justice par une voie directe que ne le fait l’Assemblée par ses lois.

Dans ce cadre, les législations contre les attroupements possèdent une évidente fonction politico-discursive : elles permettent de qualifier les émeutes en leur attribuant une signification non politique, c’est-à-dire qu’elles « construisent » le concept juridique d’attroupement criminel en neutralisant la signification politique des événements et les prétentions ouvertes de ces émeutes à réaliser des actes de justice. Cette « dépolitisation » – ou cette criminalisation – par la voie du discours juridique peut bien sûr être comprise comme le propre de toute qualification par le droit – ce qui renforce d’autant l’exigence d’en interpréter les significations historiques. Dans ce contexte néanmoins, cette criminalisation ou cette « dépolitisation » des attroupements possède un objectif tout à fait explicite dans les débats parlementaires : il s’agit de rappeler – en réalité d’imposer – la domination inconditionnelle de la loi comme principe fondateur du nouvel ordre juridique. Ainsi, le considérant qui précède la Loi Martiale commence-t-il par proclamer que

la liberté affermit les empires, mais que la licence les détruit ; que, loin d’être le droit de tout faire, la liberté n’existe que par l’obéissance aux lois et que si, dans les temps calmes cette obéissance est suffisamment assurée par l’autorité publique ordinaire, il peut survenir des époques difficiles, où les peuples, agités par des causes souvent criminelles, deviennent l’instrument d’intrigues qu’ils ignorent […].

Certes, l’Assemblée se fait fort de manifester à chaque fois sa compréhension à l’égard des causes des attroupements souvent peu contestables ; mais c’est toujours pour affirmer en même temps le devoir d’obéissance à la loi en tant que préalable à toute réclamation légale. Lors des débats portant sur la loi de février 1790, qui entend répondre aux émeutes de l’hiver contre des impôts que les paysans avaient crus abolis avec la nuit du 4 août, certains députés admettent ainsi la nécessité de réexaminer ces impôts. Mais ce réexamen même demeure toujours soumis au rappel du caractère obligatoire de la loi et de l’impôt. Et peu de députés soulignent alors le rôle que de telles émeutes jouent pourtant très manifestement dans le fait même que l’Assemblée puisse décider d’un tel réexamen des impôts contestés.

On pourrait donc comprendre la Loi Martiale comme une loi générale visant à garantir en toutes circonstances la domination de la loi et le devoir d’obéissance à la loi en tant que préalables à toute réclamation et contestation possibles, dont les formes tolérées ne reviennent qu’à la loi. C’est ce devoir d’obéissance, ou pour mieux dire, de soumission préalable à la domination de la loi, qui explique les éléments caractéristiques des lois de circonstance : l’absence de définition matérielle de l’attroupement criminel, qui permet la décision arbitraire des autorités, la responsabilité qui pèse sur ces autorités et sur les officiers en cas de non répression, la violence déjà justifiée de la troupe et les procès ultérieurs rendus plus ou moins joués d’avance et, finalement, la neutralisation complète du système de preuve morale qui s’installe au même moment. Tous ces éléments fixent en effet le rapport des autorités, des troupes, des populations à la loi : c’est parce que la reconnaissance de la domination de la loi est exigée de façon inconditionnelle et en quelque sorte préalable qu’elle inscrit dans le droit les conditions en amont de l’application ordinaire – et donc aussi extraordinaires – du droit. Les lois contre les attroupements traduisent en somme la manière dont le droit en train de s’imposer prétend se « réaliser » – ou prétend être obéi – c’est-à-dire la manière dont il se rapporte au monde social. C’est pourquoi, pour comprendre l’économie de la preuve, il convient de tenir compte de ce que l’on serait tenté d’appeler « les bordures » du droit, c’est-à-dire l’ensemble des éléments juridiques qui expriment le rapport (historique) du droit au monde social et ne peuvent être compris sans lui, en ce qu’il affecte la signification et la structure du droit.

 

La Loi Martiale, la nécessité et l’évidence

Si la Loi Martiale soutient ainsi l’affirmation du principe de domination de la loi, elle en éclaire pour cette raison aussi la signification. Bien loin de pouvoir se résumer à n’être qu’un outil de combat contre l’arbitraire, le principe de domination de la loi semble effectivement bien d’abord devoir être pris au mot : il impose une soumission universelle et en quelque sorte préalable au droit. On peut le lier, de ce point de vue, à cette exigence de régularité et de mesure du pouvoir répressif identifiée par Foucault comme le principal trait du nouveau système punitif, et qui marque un tournant eu égard à la masse des illégalismes encore tolérés sous l’Ancien Régime. De façon apparemment paradoxale, la « domination de la loi » et la réalisation d’un ordre légal rationnel et régulier s’imposent ici avec des « lois d’exception » ou des législations de circonstances. Mais le paradoxe n’en est un, en réalité, que tant que l’on s’en tient précisément à une « lecture schmittienne » de ces législations, lecture qui ignore complètement la manière dont la loi a pu être produite. Les débats parlementaires traduisent pourtant une tout autre manière de penser le rapport du droit et de sa réalisation au monde social, quand. la lecture décisionniste de Schmitt tend à ne considérer que le caractère irrationnel, irrégulier, arbitraire de « l’état d’exception » rendu possible par la Loi Martiale, et qui contredit directement l’ordre libéral-rationnel que l’Assemblée Constituante incarne. Contre cette lecture partielle, il convient de souligner que, dans les débats parlementaires, le discours de l’exception ou le caractère circonstanciel des lois permet surtout à la majorité des députés d’invoquer le principe d’une évidence partagée, une évidence des faits, qui fonde la nécessité objective et justifie l’emploi de mesures extraordinaires. Autrement dit, Schmitt tire ces législations dites d’exception du côté du décisionnisme contre le rationalisme libéral, là où les débats parlementaires revendiquent un principe d’évidence commun qui soumet somme toutes l’exception à l’évidence la plus naturelle et disons même ordinaire.

En effet, l’ensemble des débats portant sur les lois contre les attroupements criminels témoigne d’abord de l’idée implicite mais omniprésente que certaines situations, certains faits, imposent d’eux-mêmes une réaction immédiate des autorités publiques en vertu de l’évidence de certains crimes, et du caractère naturel des droits et des principes qu’ils atteignent. Ainsi, lorsqu’en février 1790 les émeutes contre des symboles du féodalisme et contre la perception des impôts se multiplient avec une force de contagion extraordinaire, l’Assemblée projette de voter une nouvelle loi contre les attroupements en discutant des insuffisances de la Loi Martiale. Dans ce contexte, certains députés radicalisent l’idée d’une évidence des faits, qui constitue selon eux le véritable fondement de ces pouvoirs. Le député Dupont de Nemours s’irrite par exemple des « trop grandes idées » déployées autour de la loi. Selon lui, la répression des attroupements ne relève que

d’un devoir très naturel et très impérieux de tout homme et à plus forte raison de tout homme brave et armé, qui voit commettre un délit et assassiner ou piller son semblable. Il oblige sa conscience, devant Dieu, devant les hommes et sans attendre l’ordre d’aucune autorité, de courir au secours.

La répression des attroupements criminels est alors comparée à un cas de flagrant délit, dans lequel l’acte de violence commis est si manifeste qu’il autorise quiconque à prêter assistance aux personnes attaquées et, a fortiori, autorise une intervention des troupes sans le recours d’aucune autorité publique. Ce raisonnement, qui associe le cas de nécessité et le cas de flagrant délit, permet non seulement de construire la catégorie d’attroupement criminel en tant que « pur » fait de violence, c’est-à-dire, ainsi que nous l’avons vu précédemment, en tant que fait de violence séparé de son motif politique, mais, ce faisant, il entérine surtout avec l’évidence de « la simplicité naturelle » le caractère inviolable des propriétés existantes et des droits qui leur sont associés, ainsi que celui de la liberté de commerce, qui sont plus ou moins directement visés par les attroupements.

L’argument et son ambivalence se retrouvent dans un certain nombre de discours. Chez les partisans du roi, le raisonnement prend ouvertement appui sur le vieux discours de la nécessité, qui continue à asseoir la défense de la prérogative royale. Mais les débats qui accompagnent toutes ces législations trahissent désormais, et souvent bien au-delà des oppositions par ailleurs bien réelles, une nouvelle préoccupation centrale suffisamment partagée par les députés pour n’être pas discutée : celle de devoir répondre aux causes des attroupements tout en garantissant la protection des propriétés et la libre circulation des grains, qui constituent la cible politique, explicite ou non, des émeutes populaires. Et on peut considérer les discours de l’évidence et de la nécessité comme une réponse subtile à cette préoccupation : l’évidence est effectivement à la fois celle du crime – que vise le terme de flagrant-délit – et celles des droits ou des libertés atteintes – la propriété et la libre circulation des grains. Elle permet d’opposer à l’action populaire, qui conteste directement ou indirectement ces « libertés », le caractère naturel, évident, de la propriété et de la liberté de commerce. En somme, si les pouvoirs de circonstances qui sont créés par l’Assemblée permettent bien d’imposer la domination de la loi, c’est en neutralisant l’idée que les attroupements populaires seraient en droit de contester la propriété et la libre-circulation des grains en eux-mêmes, et en opposant à la légitimité populaire qui s’exprime dans les attroupements une autre légitimité fondée sur l’évidence naturelle.

Le lien établi par Florence Gauthier entre la Loi Martiale et l’imposition d’une nouvelle politique économique structurée autour de la création d’un marché des subsistances suppose alors bien de saisir la Loi Martiale comme le bras armé d’une nouvelle politique économique contestée par des mobilisations populaires. Mais ce « bras armé » s’accomplit dans une stratégie légale plus subtile qu’un exercice brutal de la violence hors du droit – un état d’exception anomique. La Loi martiale est bien plutôt au cœur d’une articulation spécifique entre un nouveau régime civil (qui assigne un certain statut juridique à la propriété) et un nouveau droit pénal (qui criminalise les atteintes à la propriété, à l’impôt, à la circulation des marchandises) en prenant appui sur un registre discursif de l’évidence et de la nécessité, que le discours juridique produit et dont il se nourrit à la fois. Un tel registre discursif peut être compris comme une stratégie de qualification, au sens où la plupart des sciences sociales l’entendent, c’est-à-dire comme une opération de construction de l’ordre social, à la fois symbolique et réel. Et il est clair que le droit constitue l’un des grands opérateurs de cette construction. Mais cette opération de qualification n’opère pas ici sous la forme habituellement reconnue comme étant propre au droit, celle du syllogisme – quelles que soient d’ailleurs les marges d’interprétation que l’on accordera à l’opération. Dans les législations contre les attroupements, si la qualification légale de l’attroupement demeure aussi vague, ce n’est pas seulement parce qu’elle vise à céder à l’autorité exécutive un large pouvoir arbitraire qui déplace l’organe de qualification réelle de l’attroupement criminel ; c’est, peut-être plus profondément, parce qu’elle invoque des évidences préalables qui assoient la reconnaissance du fait en tant que fait criminel : l’évidence de la propriété et de la liberté de circulation des grains comme libertés naturelles. En d’autres termes, la Loi Martiale ne se contente pas d’imposer la domination de la loi, en soumettant la preuve de l’attroupement criminel à la décision arbitraire de l’autorité ; elle traduit en même temps une stratégie de qualification du fait évidemment et immédiatement criminel, substituant en quelque sorte à la preuve légale non pas la décision brutale de l’autorité mais l’évidence du fait. Une telle modalité de la qualification juridique a bien été étudiée par certains des travaux de l’anthropologie pragmatique du droit. Ainsi, dans ses recherches sur la qualification par le droit, Baudoin Dupret identifie dans tout processus de qualification juridique le recours à des « préconnaissances » tenues pour évidentes et qui traduisent une « perception de la normalité des événements ». Une telle approche permet de relativiser l’idée que les législations d’exception suspendent l’application du droit ou substituent à l’administration légale de la preuve la décision arbitraire de l’autorité. L’administration – ou la non-administration – de la preuve est dans notre cas clairement adossée à un discours de l’évidence, qui ne saurait être séparé des opérations du droit. Mais, dans ce discours, c’est l’évidence elle-même que se trouve thématisée et articulée avec l’idée de nécessité.

Le discours de l’évidente nécessité puise bien sûr d’abord, on l’a vu, dans une longue tradition juridico-politique, dont la Raison d’État absolutiste constitue certainement un moment déterminant pour comprendre la pensée de la nécessité sous la Révolution. Néanmoins, il convient d’observer une très nette inflexion de ce discours, qui reçoit peu à peu une signification nouvelle sous l’influence des sciences modernes et de la philosophie empirique. Non sans lien avec celles-ci, ce discours subit également l’influence de la nouvelle science économique qui s’impose au cœur des débats publics à partir du milieu du xviiie siècle. Les travaux de Catherine Larrère ont bien montré en effet que la pensée de l’évidence qui tend à s’imposer à la fin du xviiie siècle ne constitue pas seulement une nouvelle catégorie de la pensée scientifique : elle témoigne également de l’extension du raisonnement économique à la politique, à la morale, au droit ou, peut-être plus justement, d’un continuum de ces catégories d’interprétation et de compréhension des phénomènes sociaux. Les lois contre les attroupements témoignent peu à peu de l’investissement du vieux discours de la nécessité par celui de l’évidence, pour autant que ce dernier traduit déjà l’articulation d’un certain discours économico-scientifique et du discours juridique.

Mais il faut aller plus loin encore, car ce que l’étude des législations contre les attroupements permet de souligner, c’est que cette nouvelle perception de la normalité n’est pas seulement utilisée dans les opérations de qualification du droit, mais qu’elle est produite par ces opérations. Certes, le recours à l’évidence permet dans une certaine mesure à l’Assemblée de court-circuiter à la fois le débat public et certaines procédures juridiques qu’elle est elle-même en train de poser – à commencer par les formes de l’administration de la preuve. Mais il est remarquable que la qualification des faits en tant qu’évidence est dans ce cas tout autant administrée par la loi. C’est précisément en fixant les limites mêmes de la qualification légale, en distinguant implicitement l’évidence et la qualification légale artificielle, que les législations contre les attroupements tentent d’imposer l’« évidence » en tant que perception de la réalité, en fixant son contenu. C’est pourquoi le discours du droit autour de l’évidence ne saurait être tenu pour un pur discours idéologique ou comparé à une sorte de « roman idéologique » qui masque la réalité de la nouvelle économie punitive – conclusion à laquelle une lecture étroite des acquis de Foucault issus de Surveiller et Punir risque toujours de conduire, en renonçant finalement à toute étude du droit même. À l’opposé d’une telle lecture, l’étude de la Loi Martiale tend plutôt à montrer que le droit constitue un ensemble d’« actes discursifs producteurs de fait sociaux » ou d’un ordre social qui naît, notamment, de stratégies complexes de qualification différenciées des faits.

 

Conclusion : preuve et évidence en droit

Partir de l’« exception légale » que constituent la Loi Martiale et les lois contre les attroupements afin d’aborder la signification de la grande réforme de la justice portée par la « Révolution libérale », ainsi que de la conception de la preuve qui l’accompagne, invite ainsi à tirer plusieurs conclusions. Ces conclusions vont au-delà de l’idée classique d’après laquelle le système de justice libéral aurait d’emblée intégré des limites qui éclateront en contradictions dès 1793. Examinée dans son contexte de production et d’application, la Loi Martiale exprime effectivement d’abord la volonté qui s’affirme à l’Assemblée dès l’été 1789 d’imposer le principe de domination de la loi. Et c’est parce qu’elle traduit ce principe que la Loi Martiale soumet en amont le système de justice et l’administration de la preuve qui l’accompagne au principe préalable et inconditionnel de l’obéissance à la loi. Dans le contexte révolutionnaire, un tel principe de domination de la loi n’a rien d’évident. Ainsi que l’exprime très clairement le journal Les révolutions de Paris par le biais de la publication d’une lettre non signée adressée au rédacteur, la Loi Martiale « nous prive de l’insurrection populaire, ressource funeste et désastreuse, mais la seule qui nous ait sauvés jusqu’alors ». Et si l’on tient compte des applications de la Loi Martiale ou des lois contre les attroupements entre 1789 et 1791, ces législations reçoivent alors une portée symbolique considérable que les contemporains ne manquent pas d’observer : elles exposent au grand jour, bien malgré elles, des conflits peu explicites autour de la pratique de la justice. C’est particulièrement le cas pour les émeutes de subsistances, qui opposent à la conception de la justice qu’incarne l’Assemblée une autre conception et une autre pratique de la justice : une pratique « populaire » et directe, qui se réalise notamment dans les pratiques de taxation du grain. Or, c’est ici, sans doute, que la portée d’une législation de circonstance ou de nécessité prend toute sa signification : la Loi Martiale s’inscrit plus ou moins explicitement dans une tradition du droit de nécessité ; mais elle en reformule le sens, en faisant de certains faits économiques – le droit de propriété « bourgeois », la libre circulation des biens de subsistance – le nouveau contenu de la nécessité juridico-politique, et en faisant de l’évidence qui accompagne la « naturalisation » de ces faits un principe de légitimité susceptible de contrer la légitimité démocratique de l’émeute populaire. Le discours de l’évidence sur lequel repose la Loi Martiale et son fonctionnement même n’apparaît pas alors seulement comme la « limite » de la preuve légale – là où la preuve cesse parce qu’une autre forme d’évidence ou de vérité se discute en bordure ou en amont de la qualification juridique ; et ce discours de l’évidence et de la nécessité tenu par le droit ne se résume pas non plus à un simple discours idéologique, qui rendrait l’étude du droit relativement inutile. La Loi Martiale traduit bien plutôt une nouvelle articulation des catégories du droit et de celle de l’économie, une nouvelle pensée globale de l’ordre social. Dans ce cadre, l’étude des législations contre les attroupements ne permet pas seulement de saisir les limites d’un nouveau système pénal et d’un nouveau mode d’administration de la preuve. Bien plus profondément, elle permet de voir comment l’articulation entre l’administration de la preuve légale et un certain discours de l’évidence et de la nécessité ont contribué à construire un nouvel ordre social par le biais de stratégiques de qualification juridique complexes.

 

Marie Goupy

Marie Goupy est Maître de Conférences à l’Institut Catholique de Paris. Elle est l’auteur de L’état d’exception ou l’impuissance autoritaire de l’État à l’époque du libéralisme, Paris, Éditions du CNRS, 2016.