Les présomptions, entre fonction probatoire et rôle substantiel
1. Preuve–vérité–démocratie : au carrefour de ces trois grandes notions, les présomptions sont-elles à leur place ? Il est certain que la matière figure dans le cadre de réflexion ouvert par ces termes ; mais elle souligne aussi bien les faiblesses des rapprochements immédiats que l’on peut faire entre eux. La preuve est bien moins destinée à l’exaltation de la vérité qu’à la conduite du procès. Et en matière de présomption, la relation entre la cause et les effets est loin d’aller de soi, ce qui fait apparaître la logique juridique dans son étrange réalité : elle n’a rien d’absolu, et les instruments mobilisés peuvent servir à tout autre chose qu’à établir des vérités.
Les rapports entre la preuve et la vérité judiciaire, ainsi qu’entre la vérité judiciaire et la vérité tout court, ont été un constant objet de recherche doctrinale, avec des fortunes diverses. On voudrait que le droit soit en perpétuelle recherche d’une incontestable vérité, et les preuves plus encore – ce qui n’est pas le cas comme l’étude le montre aisément. Qu’on l’admette ou non, le droit entretient un rapport distancié avec la vérité extérieure, prétendument objective : ce qu’il recherche, c’est bien moins une exactitude factuelle, assise sur des critères assurés, qu’une vérité suffisante pour les besoins qu’il éprouve. C’est dans cette perspective que s’inscrit la présomption, cette opération logique qui permet de tenir pour établies des choses qui ne le sont pas a priori, et qui parfois n’ont aucune raison de l’être. D’où cette idée d’une vérité suffisante, qui n’est pas la vérité objective sans pour autant être son opposé. Contrairement à la fiction par laquelle la règle de droit revient sur ses pas en démentant ce qu’une autre avait posé, ce qui confine au mensonge juridique, la présomption ne cherche pas à dire le faux mais s’accommode de certitudes fragiles, précaires, qui ne sont posées que de façon provisoire. De ces incertaines certitudes, le logicien se détournera avec dédain. Aura-t-il vraiment raison de les répudier ? Une meilleure compréhension des besoins juridiques lui montrerait que le monde que le droit construit n’est pas le monde réel, mais une grille plaquée sur lui pour y faire entrer du normatif : tout se passe comme si ce monde était alors parcouru par une sorte de champ magnétique, à même de susciter des droits et des devoirs. Dans cette opération de polarisation d’un monde jusque-là inerte, nul ne se soucie de critères de vérité tant soit peu absolus, et notamment d’une exactitude qui aurait cours dans le monde extérieur. L’intérêt du phénomène présomptif tient aux avantages qu’il apporte au fonctionnement du droit, c’est-à-dire aux représentations immédiates qu’il permet de former, quand bien même elles seraient approximatives.
Comme le dit un auteur, le régime vérifonctionnel des présomptions
est celui de l’indécision ontologique et de l’expédient : on juge la pertinence d’une présomption à la qualité des services qu’elle rend et, de ce point de vue, il importe peu qu’elle soit plus ou moins probable, ou plus ou moins certaine, mais il est essentiel qu’elle soit bien trouvée.
Pour entrer dans cette matière toute faite d’incertitudes, on commencera par un exemple permettant de saisir ce que sont les présomptions, et ce qu’elles peuvent apporter au monde juridique.
2. Soit la présomption de paternité, qui est l’une des les plus célèbres du droit français : l’une des plus anciennes, des plus contestées également, dont le rôle s’est aujourd’hui affaibli. On sait qu’elle remonte à la maxime romaine pater is est quem nuptiae demonstrant, et que l’actuel article 312 C. civ. rattache au mari de la femme l’enfant dont elle est accouchée pendant le mariage, ou juste après. La présomption est créatrice d’un lien de filiation entre l’enfant qui vient de naître et un adulte qui n’a rien fait pour l’établir. Il s’en faut de beaucoup que ce rattachement soit fondé sur des certitudes biologiques : on le sait, l’infidélité existe ! D’ailleurs, il arrive que la mère fasse elle-même tomber cette présomption quand elle en sait la fausseté, en décidant d’accoucher sous son propre nom sans faire référence à l’existence d’un conjoint. De même, il est au pouvoir de ce dernier de contester le rattachement de l’enfant en démontrant en justice qu’il n’en est pas le père biologique – ce qui se faisait autrefois par un simple désaveu de paternité, dans le cas où il était impossible qu’il eût été le concepteur de l’enfant.
Cette présomption peut donc être empêchée, ou ses effets contestés ; mais quand elle opère, de quelle raison d’être relève-t-elle ? Si l’on remonte à une époque où la preuve biologique de la paternité était impossible, la présomption jouait le rôle d’une assignation de filiation. En déclarant père le mari de la mère, la présomption créait une situation qui n’était certes pas intangible, mais qui incarnait un rapport souhaitable, qui au surplus n’avait a priori rien d’invraisemblable : les époux s’étaient mariés pour entretenir des rapports charnels, et possiblement pour engendrer. Il n’était donc pas absurde d’estimer, sans recherche plus poussée, que l’enfant né pendant le mariage devait être rattaché au mari de la mère, présomption qui se solidifiait rapidement au point de devenir incontestable. Il en allait d’autant plus ainsi qu’il valait mieux, jadis, que l’enfant eût la qualité d’enfant légitime plutôt que d’être tenu pour adultérin – ce qui justifiait l’intérêt d’un rattachement spontané à un couple marié, même s’il pouvait être mis en cause.
Dans un environnement juridique qui s’est profondément modifié, la présomption continue de produire ses effets. On sait que la notion de famille légitime a disparu, en même temps que la faveur qu’elle emportait ; que depuis la fin du siècle dernier, nous avons des moyens simples et efficaces de rapporter la preuve d’un lien biologique. Ce qui ouvre un autre rôle à la présomption : sans chercher à assigner un lien qui pourrait être artificiel, elle se borne à doter d’une paternité immédiate l’enfant de la femme mariée, qui pourra être contestée en cas de besoin. On retrouve toujours le même trait de la présomption, qui mime une vérité qu’elle ne cherche pas à cerner de trop près, comme si la vraisemblance lui suffisait. Il s’y ajoute quelque chose d’autre, qui tient intimement à la réalité de la sensibilité juridique : l’administration de la preuve est faite pour le procès, qui est une situation d’exception ; en dehors des prétoires, le droit fonctionne de façon substantielle et l’ensemble des présomptions vise à établir des situations fonctionnelles en l’absence de toute recherche. Cette économie de moyens entretient un rapport distancié à la vérité ; mais elle se situe dans ce clair-obscur que le droit substantiel apprécie, qui a besoin de fonctionner à partir de certitudes précaires.
Même quand les tests génétiques seront simplifiés jusqu’à s’incarner dans des kits largement accessibles, utilisables par le mari de l’accouchée dans une maternité, il est loin d’être certain que l’usage en devienne systématique. Face à un enfant qui vient de naître, qui a besoin d’une vérité crue, insupportable peut-être et de nature à compromettre l’avenir ? Si l’époux préfère se croire père, fût-ce sans lien génétique, qui s’en plaindra ? Il est bon pour l’enfant d’être doté d’une filiation, ne serait-ce qu’à des fins d’entretien ; et toute l’expérience du droit conduit à parodier une formule célèbre : on ne naît pas père, on le devient ! C’est le rapport quotidien à l’enfant qui fait le père, et une vérité contraire, scientifiquement établie, ne pourrait que gêner le développement du complexe de liens qui tissent la filiation – et tant pis s’ils sont fondés sur des croyances erronées.
En opérant un rattachement automatique de l’enfant au mari, la présomption n’entend pas établir une filiation conforme à la vérité biologique. La paternité est autre chose qu’un simple lien génétique, et le droit se contente de supposer un rapport qui pourra être contesté, mais qui peut aussi bien se révéler satisfaisant pour toutes les parties intéressées. Pour la femme infidèle, qui choisit de rester en couple avec son mari et souhaite que rien ne vienne révéler ses aventures anciennes ; pour le père, dont l’amour pour l’enfant se passe de savoir s’il est ou non issu de ses étreintes ; pour l’enfant qui a besoin d’un père à toutes les fins possibles – même si le débat sur la PMA nous affirme aujourd’hui son inutilité. Dans ce rapport triangulaire, quel poids faut-il attribuer à une vérité génétique ? Avec son grégarisme habituel, notre époque exige le dévoilement du secret des origines. La présomption de paternité s’y oppose par sa nature même, puisqu’elle opère à contre-courant de toute transparence ; mais qui peut vraiment regretter que l’on donne toute leur chance aux liens du quotidien ?
Il a semblé utile de développer l’exemple d’une présomption qui n’a plus le rôle primordial qui était autrefois le sien. Ce que montre avant tout cet exemple, c’est que les utilités d’une présomption peuvent être diverses, et que le rapport qu’elle entretient à la vérité n’est pas la meilleure façon d’en apprécier les mérites. D’ailleurs, ne serait-on pas mieux inspirés de regarder du côté du souhaitable ? La présomption n’est-elle pas une façon pour le droit d’établir un monde conforme à ses vœux et à ses aspirations, même s’il n’a pas grand-chose à voir avec la vérité, au sens objectif du terme ?
3. Avant de rechercher les utilités des présomptions, de façon plus générale, il importe de présenter la catégorie elle-même, telle que les textes la dévoilent. En dépit des récentes améliorations du droit positif, il est difficile de l’ordonner de façon satisfaisante.
Commençons par les apparences : en droit privé, les présomptions ont un rattachement fort à la question de la preuve, dans les deux fonctions qu’elles remplissent. De la façon la plus manifeste, la présomption peut intervenir comme mode de preuve dans les hypothèses où celle-ci est librement rapportable. L’essentiel étant alors que le juge soit convaincu, il peut se laisser persuader par des présomptions à condition qu’elles ne soient point hasardeuses. Ce que garantit le nouvel article 1382, qui reprend des textes passés en prévoyant que « les présomptions qui ne sont pas établies par la loi, sont laissées à l’appréciation du juge, qui ne doit les admettre que si elles sont graves, précises et concordantes, et dans les cas seulement où la loi admet la preuve par tout moyen ». Cette règle s’abstient de définir la notion de présomption qui avait été présentée auparavant. Une sorte de définition figure en effet à l’article 1354, par une formule qui n’est pas absolument claire : « la présomption que la loi attache à certains actes ou à certains faits en les tenant pour certains ». Faut-il comprendre qu’il s’agit d’une qualité qui peut toucher des faits, alors considérés comme présumés ? On préférera estimer que la présomption est un phénomène normatif particulier, qui consiste à tenir un fait ou un acte pour certain sans que cette certitude ait été étayée. C’est bien ce qui singularise le mode opératoire de la présomption : en tant que norme, elle établit une réalité juridique sans la fonder, à partir de certaines prémisses qui entrent dans son présupposé, ce qui soumet cette réalité à la possibilité d’une invalidation par la preuve contraire. La réalité ainsi constituée est donc précaire par nature, relative à une situation où le procès n’est pas encore venu pour faire droit à des preuves exigeantes ; mais elle suffit à produire des effets substantiels tant qu’elle n’aura pas été contestée en justice.
Dans certains cas, elle opère donc comme un mode de preuve à la disposition du magistrat, libre d’être persuadé : ce sont les anciennes présomptions du fait de l’homme, qui continuent d’exister. Dans d’autres cas, elle opère tout autrement en ce qu’elle est censée déplacer la charge de la preuve : c’est ce que précise l’article 1354 in fine, aux termes duquel « la présomption […] dispense celui au profit duquel elle existe d’en rapporter la preuve ». Telles sont les anciennes présomptions légales, celles qui sont établies par la loi, que le nouvel article distingue désormais selon la force attribuée à la certitude ainsi établie. Le législateur procède à cet égard de manière indirecte puisque c’est en fonction des possibilités de faire tomber la présomption que leur gradation est établie. Comme le dit le second alinéa de l’article 1354, la présomption « est dite simple, lorsque la loi réserve la preuve contraire, et peut alors être renversée par tout moyen de preuve ; elle est dite mixte, lorsque la loi limite les moyens par lesquels elle peut être renversée ou l’objet sur lequel elle peut être renversée ; elle est dite irréfragable lorsqu’elle ne peut être renversée ». Il suit de là qu’au niveau le plus ordinaire se trouve la présomption simple, qui peut être contestée par tout moyen qui démontre l’inexactitude de ce que la règle tenait d’abord pour certain : il en va ainsi de la présomption de paternité, que la preuve d’une impossibilité biologique fait tomber. À un niveau intermédiaire, les moyens de contestation sont plus exigeants et définis par la loi : c’est par exemple la présomption de responsabilité qui ne peut être renversée que par un cas fortuit, ayant tous les caractères de la force majeure. On rencontre enfin la présomption irréfragable qui est celle qui installe un acte ou un fait de façon si absolue que la preuve contraire ne peut pas être apportée. La brutalité du procédé conduit à se demander s’il s’agit encore d’une présomption, ou si l’on est déjà entré dans le domaine de la règle de fond. Quelle que soit l’analyse que l’on propose, on se trouve assurément à la limite de la catégorie.
C’est ce qu’illustre l’examen du très célèbre adage nemo censetur ignorare legem. « L’adage n’est inscrit nulle part et pourtant il domine tout notre droit ». Il y en avait tout de même une trace dans l’ancien article 1, al. 3 du Code civil : « la promulgation faite par le Président de la République sera réputée connue ». À défaut, bien des justiciables tenteraient de se disculper en alléguant leur ignorance de la règle violée – dont il est d’ailleurs vrai qu’ils n’avaient qu’une connaissance flottante, dans la plupart des cas. Comment fonder cette présomption irréfragable de connaissance si elle ne repose sur aucun socle tant soit peu tangible ? Peut-être faut-il ici faire une distinction entre l’affirmation présumée, qui est évidemment contestable, et la règle qui ne l’est pas. On peut concevoir une règle impérative fondée sur la base fragile d’une présomption.
4. On commence à toucher du doigt l’ambiguïté des présomptions. Le mot renvoie d’abord à une catégorie légale qui entretient un rapport étroit avec la notion de preuve, catégorie connue du Code civil et non du Code de procédure civile. Certaines formes pourtant admises paraissent gênantes, telle la présomption irréfragable qui s’analyse possiblement en une règle de fond qui serait mal classée. D’un autre côté, le terme de présomption désigne un mécanisme qui se trouve souvent mobilisé en droit, consistant à considérer comme certain un acte, un fait ou toute autre réalité juridique, sans que l’opération présomptive soit toujours avouée.
On peut en prendre pour exemple le phénomène de la prescription extinctive. Le positiviste le plus intransigeant estimera sans doute qu’elle n’existe que parce que le législateur l’a prévue ; mais il n’est pas interdit de rechercher les raisons d’être de l’extinction qu’elle permet, c’est-à-dire la justification de l’acquisition de certaines situations par la durée. À cet égard, on peut considérer qu’elles sont fondées sur une présomption de légitimité de la situation de fait qui s’est établie dans la durée. Cela apparaissait plus nettement autrefois puisque, pour certains délais courts, on parlait de prescriptions présomptives. Cette réalité a disparu, mais on rappellera que leur régime
s’explique parce que les dettes qu’elles concernent sont de celles qu’on a coutume de régler rapidement, de sorte que, si le créancier est resté trop longtemps sans réclamer, la présomption légale est qu’il a dû recevoir son paiement, mais que le débiteur en a perdu la preuve.
De façon plus générale, n’y a-t-il pas toujours dans l’extinction par prescription l’idée que le créancier négligent a accepté la libération du débiteur, en s’abstenant de lui demander des comptes plus tôt ? Cela signifie que certains mécanismes juridiques nommés, qui ne relèvent pas expressis verbis de la matière, sont tout de même fondés sur des présomptions – ce dont il faut bien tenir compte.
En sens inverse, il arrive que l’on croie être en présence d’une présomption parce que le vocabulaire y incite, alors que la chose est contestable. À propos du renouvellement du bail commercial, l’article L. 145-10, alinéa 4, C. com. énonce :
dans les trois mois de la notification de la demande en renouvellement, le bailleur doit, par acte extrajudiciaire, faire connaître au demandeur s’il refuse le renouvellement en précisant les motifs de ce refus. À défaut d’avoir fait connaître ses intentions dans ce délai, le bailleur est réputé avoir accepté le principe du renouvellement du bail précédent.
On voit clairement l’apparence de présomption qui sert de soutien à la règle : c’est parce que le bailleur est considéré comme l’ayant voulu que le renouvellement du bail est prononcé, sans que le bailleur puisse invoquer quelque impossibilité qui serait à l’origine de son silence. Qui ne voit qu’il y a là une interprétation divinatoire de volonté, d’ailleurs parfaitement inutile ? Le texte fait intervenir un substrat psychologique là où il aurait suffi au droit français de considérer comme acquis le renouvellement du contrat, sans avoir à donner d’autre raison que l’épuisement du délai.
Il faut prendre garde au fait que l’on détecte souvent les présomptions dans la formulation de la règle de droit : telle chose est « tenue pour », « est censée », « est réputée ». Ce vocabulaire suggestif ne renvoie pas toujours à des présomptions : toutes les fois qu’intervient le « réputé non écrit », il serait absurde d’en détecter une en raison des termes employés, plutôt que de voir une affirmation tranchée de la loi ou du juge qui débouche sur un régime précis qui s’apparente à la nullité tout en prenant ses distances avec elle.
5. Le monde des présomptions juridiques est donc difficile à saisir, d’autant que le rapport qu’elles entretiennent à la notion de vérité est incertain. Nous éprouvons toujours le sentiment que la preuve est à la recherche d’une vérité judiciaire, qui serait toujours une approximation de la réalité objective. En abordant la question de la présomption, on se déprend de cette idée reçue : ce n’est pas parce que la présomption peut souvent être mise en échec par la preuve contraire qu’elle cherchait à anticiper une vérité. Du reste, sa mission ne devait pas être référée à une question de cet ordre : le système juridique a des besoins spécifiques qui ne sont pas toujours en corrélation avec l’idée de vérité. S’il cherche à établir des situations a priori, ce n’est pas toujours qu’il les croie exactes, mais plus simplement parce qu’il a besoin qu’elles soient posées. Que recherche la présomption, si elle n’essaie pas nécessairement d’atteindre le vrai ? Pour le déterminer, on délaissera les présomptions judiciaires – celles qui relèvent du magistrat et qui sont assurément des modes de preuve –, pour s’intéresser aux présomptions légales que le droit français pose pour organiser le système juridique.
Parce que l’on cherche à reprendre une catégorie qui a fait l’objet de nombre d’inquiétudes doctrinales, on ne reprendra pas les classifications habituelles. Les juristes de droit civil ont ainsi pris l’habitude de distinguer les présomptions qui renversent la charge de la preuve, dites anté-judiciaires, de celles qui se contentent de déplacer l’objet de la preuve, en raison de la difficulté qui existe parfois à l’atteindre dans sa réalité, où l’on voit parfois les seules véritables présomptions. Mais pour confronter les présomptions à l’idée de vérité, c’est la catégorie tout entière qu’il faut examiner, sans s’arrêter à telle ou telle sélection doctrinale, quelle qu’en soit la pertinence technique.
Avant que d’être une catégorie nommée, la présomption est donc un mécanisme juridique dont il faut identifier les occurrences variées mais trompeuses (I), pour comprendre à quoi il sert dans ce monde étrange qui est celui des juristes (II).
I. L’identification des présomptions
6. Une des raisons pour lesquelles nous avons tant de mal à aborder la matière procède de ce que les présomptions les plus célèbres ont fini par nous faire perdre de vue ce dont il s’agissait effectivement. L’exemple de la présomption d’innocence est très parlant, en ce que ses excès ont fini par contaminer le vocabulaire courant d’une façon particulièrement grave, qui nous égare sur la réalité de la notion que l’on cherche à cerner.
Qu’est-ce que la présomption d’innocence ? Historiquement, une considération de pure technique procédurale qui est devenue fondamentale dans la thématique des droits de l’homme. L’économie de cette présomption est intrigante, car il s’agit moins de protéger un individu que de formuler des exigences que la procédure pénale devra incarner en ce qu’elle doit organiser le procès sans jamais préjuger la culpabilité de l’accusé : faute d’en rapporter la preuve, il devra être relaxé. Comment y parvenir ? D’abord, par l’observation scrupuleuse d’un principe ancien, selon lequel le doute profite à l’accusé – in dubio pro reo ! On est ici dans une perspective absolue : pas de degrés entre la déclaration d’innocence et la culpabilité, selon la vraisemblance de la responsabilité pénale. De façon plus générale, l’ensemble des garanties de la défense incarne cette présomption au cours de l’instance : droit de connaître les chefs d’accusation, droit d’accéder au dossier, liberté de la défense, respect de la contradiction, privilège du dernier mot lors des plaidoiries… Enfin ce principe joue un rôle constant au regard de la liberté du prévenu : la détention provisoire ne peut être admise que si elle est justifiée ; la remise en liberté de l’accusé est immédiate, une fois qu’il est relaxé.
Cette présomption n’en est pas moins limitée par ses contradictions internes. Si la possibilité de l’innocence est réservée par la loi, c’est précisément parce qu’elle est inquiétée par l’institution judiciaire. L’existence d’une enquête pénale fait peser un doute sur une personne : celui qui est soupçonné par la justice ne jouit plus de l’innocence idéale du quidam étranger à toute infraction. Cela est si vrai qu’au cours de l’enquête, la découverte d’indices convergents va faire évoluer son statut procédural au gré de l’alourdissement des soupçons : décision de placer l’intéressé en garde à vue ; de le déférer au parquet ; de le mettre en examen ; de le placer sous contrôle judiciaire, voire en détention provisoire ; de le renvoyer devant la juridiction du jugement, etc. Autant de stations d’un chemin de croix judiciaire, au fil desquelles la personne continue d’être officiellement tenue pour innocente dans le déroulement du procès. Cela ne signifie qu’une chose : seule la juridiction de jugement pourra retenir sa culpabilité, ce qui n’empêche pas les soupçons de l’institution judiciaire d’aller en se renforçant !
Cette présomption d’innocence a commencé de se transformer il y a une vingtaine d’années, en raison des menaces suscitées par les débordements des médias. Elle s’est subjectivisée en devenant un privilège, une sorte de droit individuel à l’intégrité de l’honneur et de la réputation. En 1993, le législateur l’a faite entrer dans le Code civil, à l’article 9-1 : « chacun a droit au respect de la présomption d’innocence ». Dès lors, l’injonction cessait de s’adresser au système procédural, pour devenir un moyen judiciaire permettant à l’accusé de faire respecter son image : pour peu qu’il soit publiquement mis en cause alors qu’une enquête ou une instance pénale se trouveraient engagées, il pourra obtenir la restauration de sa réputation par des voies judiciaires. La présomption sort de son fonctionnement traditionnel, et la confusion sera totale avec la loi Guigou du 15 juin 2000, qui la protège notamment en interdisant la reproduction de photographies de personnes menottées ou comparaissant devant un juge. D’une présomption d’innocence judiciaire, on passe à un présomption d’innocence médiatique : c’est devant le tribunal de l’opinion que l’on cherche à défendre le prévenu ou l’accusé !
Somme toute, on ne sait plus bien ce qu’est la présomption d’innocence. Un moyen de protéger les droits de l’individu face à l’institution judiciaire ? Une technique de préservation ou de réparation d’une image sociale abîmée ? Une façon détournée d’imposer une certaine déontologie à la presse ? Il n’y a d’ailleurs rien à objecter à cette diversification des fonctions à condition que l’on prenne la mesure des déplacements opérés, et que ces objectifs soient assurés avec succès – ce qui n’est pas le cas actuellement. Le résultat est que cette introuvable présomption d’innocence a fini par incarner le relativisme juridique le plus absurde : en présence d’une infraction, l’accusé est souvent présenté comme le responsable « présumé » des faits, quand la victime n’est pas elle aussi revêtue de cette épithète, qui laisse supposer que son préjudice pourrait être inventé. Finalement, quelle est la vérité du système français : l’innocence est-elle présumée jusqu’à ce que la culpabilité ait été démontrée, ou est-ce la culpabilité qui est envisagée jusqu’à ce que l’innocence ait été établie ?
Grâce à ce mécanisme démocratique essentiel, le terme de présomption a fini par incarner une situation de doute radical, exprimant le possible et l’incertain avant tout procès, sans faire aucune différence entre la victime et celui qu’elle accuse.
7. La très fameuse autorité de chose jugée constitue elle aussi une cause majeure de dévoiement de la notion. Sur le fondement du Code civil et de l’ordre des textes, elle est incontestablement présentée comme une présomption, à la suite d’une longue tradition remontant aux Glossateurs : l’ancien article 1351 C. civ., comme le nouvel article 1355, l’inscrivent à la façon d’un exemple de présomption juste après que la définition en a été donnée. Or, dans son expression même, rien ne suggère l’existence d’une présomption :
l’autorité de la chose jugée n’a lieu qu’à l’égard de ce qui a fait l’objet du jugement. Il faut que la chose demandée soit la même ; que la demande soit fondée sur la même cause ; que la demande soit entre les mêmes parties, et formée par elles et contre elles en la même qualité.
Comment comprendre cette autorité ? En admettant qu’une fois qu’un litige est arrivé au bout des recours possibles, la décision judiciaire doit être considérée comme définitive. Cela implique une double conséquence : d’une part, versant négatif de l’autorité, il est impossible de recommencer le procès en saisissant une autre juridiction ; de l’autre, et c’est le versant positif, ce qui a été tranché peut être allégué devant un autre juge à la façon d’un fait désormais acquis. Dans cet ensemble, rien ne suggère l’existence d’une présomption ; tout au contraire, on est en présence d’une règle de fond qui arrête le cycle des recours à un moment précis, et confère une autorité certaine à la décision finale.
Si l’on cherche à y détecter une présomption, c’est parce que l’on prétend voir une présomption de vérité judiciaire au soutien de l’autorité, présomption qu’exprimait autrefois le droit romain : res judicata pro veritate habetur. Il n’est pas certain que cette maxime continue de jouer un rôle dans notre système. Certes, la chose jugée n’a aucune raison d’être a priori considérée comme fausse ou incertaine ; mais si l’on arrête les procès après épuisement des recours, ce n’est certainement pas parce que l’on croit à la vérité de ce que le juge a retenu, mais parce que, à défaut, on pourrait s’épuiser dans le recommencement permanent des litiges, du moins tant que l’une des parties y trouverait un intérêt. Au reste, si le juge disait toujours le vrai, le jugement serait doté d’une force intrinsèque qui le placerait à l’abri de toute contestation. La présomption romaine ne peut donc jouer qu’un rôle marginal : elle n’est pas le support nécessaire d’une autorité qui resterait ce qu’elle est quand bien même on douterait de la valeur de la décision judiciaire.
On peut en donner deux preuves concrètes, qui s’ajouteront aux démonstrations rapportées par la doctrine dans les dernières années. D’abord, la jurisprudence Césaréo a étendu la sphère de l’autorité à des choses qui n’avaient pas été jugées, en estimant que l’exigence de concentration des moyens justifiait cette sanction. On ne conteste pas ce renforcement de l’efficacité judiciaire ; mais où est alors le rapport à la vérité ? Par ailleurs, ce qui correspondrait le mieux à l’idée de vérité judiciaire, ce serait son renversement. Or, ce n’est pas dans l’autorité de chose jugée qu’on le trouve, mais dans la possibilité d’un recours en révision qui, selon l’article 593 du Code de procédure civile, « tend à faire rétracter un jugement passé en force de chose jugée pour qu’il soit à nouveau statué en fait et en droit ». Prévues par l’article 595, les causes de révision se réfèrent toutes à la révélation ultérieure d’un vice dans la décision rendue qui a depuis acquis l’autorité de chose jugée, vice qui a pu y favoriser une erreur de droit ou de fait.
8. Pour essayer de comprendre ce que sont les présomptions, il importe d’en cerner le mode opératoire. La confrontation du nouvel article 1354 et de l’ancien article 1349 C. civ. est à cet égard très instructive. Ce dernier en avait donné une définition fameuse dont l’ordonnance de 2016 a justement décidé de s’écarter : « les présomptions sont des conséquences que la loi ou le magistrat tire d’un fait connu à un fait inconnu ». La différence entre les formulations est nette. Hier, on évoquait le mouvement intellectuel permettant de passer d’un fait connu à un fait inconnu, ce qui faisait reposer la présomption sur un raisonnement remontant des indices au fait censé les commander, ce qui pouvait faire croire à la recherche d’une certaine vérité. Aujourd’hui, le législateur se contente d’énoncer qu’un acte ou un fait est « tenu pour certain », ce qui signifie que la présomption opère par installation d’une croyance juridique qui peut être plus ou moins immotivée : la loi énonce le fait qu’elle établit sans que l’on sache pourquoi elle l’a souhaité. Ainsi des présomptions d’innocence ou de bonne foi, qui ne reposent sur rien d’autre qu’une vision rousseauiste de l’homme – que l’expérience peut contester.
La loi a abandonné l’idée d’une logique inhérente à la présomption, qui faisait croire à une recherche de vérité. Mais il est une autre façon d’entretenir la même croyance, qui est tirée d’une autre logique. Parce que le fait établi par voie de présomption tombe devant la preuve de sa fausseté, on accrédite l’idée que la présomption se fondait premièrement sur une vérité qu’elle cherchait à anticiper : une vérité abstraite, donc, que seule peut troubler l’administration de la preuve, c’est-à-dire une vérité plus concrète. C’est ce que l’on aimerait ici contester, pour essayer de doter les présomptions d’une autre forme de dignité que ce rapport très incertain à la vérité.
9. Pour mener cette discussion, il faut distinguer les présomptions judiciaires des présomptions légales. Les premières sont un mode de preuve qui, en tant que tel, entretient un rapport certain avec la conviction du juge – et donc avec une forme de vérité judiciaire. Il est à cet égard inutile de prétendre que le juge peut se laisser convaincre par autre chose que ce qu’il croit être exact : un tel parti pris serait déplacé, et d’ailleurs dépourvu de fondement empirique. Il en va autrement de la présomption légale, qui ne se borne pas à déplacer la charge ou l’objet de la preuve, comme Bartin l’avait jadis affirmé et comme l’article 1354 continue de le suggérer. On aimerait ici montrer que ces présomptions ont un mode opératoire double : on a rappelé qu’elles jouent un rôle probatoire par déplacement de celui qui doit prouver, ou de ce qui est à prouver. Pour autant, n’oublions-pas qu’avant tout procès, c’est dans le droit substantiel qu’elles ont produit leurs premiers effets : sans égard pour une procédure qui n’est qu’éventuelle, elles induisent une réalité juridique immédiate en formant des réalités spontanées dans l’espace du droit. En cas de contestation, on passera du substantiel au judiciaire et les présomptions légales seront peut-être condamnées par l’administration de la preuve contraire, qui jusque-là n’avait pas droit de cité. Pour le dire autrement, les présomptions légales contribuent à établir le paysage du droit substantiel par des constructions délibérées : elles jouent ainsi un rôle essentiel en l’absence de conflit, et interviendront encore en cas de litige, mais alors sous l’angle probatoire.
Cette dissociation entre les présomptions, judiciaires ou légales, est importante parce qu’elles ne reposent pas sur les mêmes fondations. Si un juge est convaincu par des indices, c’est qu’il a éprouvé le sentiment d’une vérité : telles circonstances de fait le renvoyaient à une vérité jusque-là dissimulée ; d’où l’importance des indices, et du raisonnement permettant de remonter à une forme de vérité. Mais les présomptions légales sont d’une toute autre sorte puisqu’il n’est pas nécessaire qu’elles s’appuient sur des indices : on verra que le législateur pouvait avoir des raisons variées de déclarer telle situation, préalablement à toute administration de la preuve. Dès lors, toute étude qui s’appuie sur l’opération intellectuelle de déduction pour critiquer les présomptions légales manque son objet, en refusant de considérer cette différence dans les finalités.
10. Bien des progrès du droit civil sont nés de la confrontation de ses règles aux situations processuelles dans lesquelles elles s’incarnent : c’est en les examinant in situ, devant le juge, que l’on parvient à en mieux saisir la nature singulière. Il semble que les présomptions légales se révèlent à rebours : c’est en les dissociant de la procédure que l’on peut comprendre leur utilité première, qui consiste dans l’installation d’un monde de droits et d’obligations qui opère en l’absence de saisine judiciaire – ce qui constitue la situation la plus ordinaire, le procès n’intervenant que dans une quantité très modeste de situations. Les présomptions fondent l’état de base du droit substantiel, organisation qui peut être amenée à se dissoudre aussitôt que le juge entre en action : la procédure exige des preuves, là où le droit substantiel se borne à raisonner au regard de rapports installés par la loi. En l’absence de preuve dûment administrée, pour précaire qu’elle soit, cette organisation substantielle sera tout de même consolidée, comme si elle avait été l’anticipation de la position juridique effective.
II. Le rôle des présomptions
11. Dans l’espace que dessinent les présomptions, quelles préoccupations juridiques incarnent-elles ? C’est une chose d’affirmer qu’elles visent premièrement à organiser le monde substantiel, c’en est une autre de concevoir la configuration qu’elles y installent. À l’examen, il apparaît qu’elles ne poursuivent pas toutes le même but, au sens où les situations juridiques qu’elles établissent relèvent d’intentions variées – qui n’ont en général pas grand-chose à voir avec l’idée de vérité. On s’efforcera d’identifier quelques-unes des missions qu’elles prennent en charge en les retournant comme un gant, si l’on peut s’exprimer ainsi : en partant de ce qui est présumé, on essaiera de comprendre les intentions qui animaient le législateur en se décidant à les poser.
Avant de rechercher ce qu’elles font, on observera les limites du procédé : on ne peut pas présumer en toute matière. Il arrive que des règles de droit prennent la peine de relever l’impossibilité d’une présomption, qui ne peut d’ailleurs être qu’une présomption du fait de l’homme : la loi ne perdrait pas un instant à établir des limites pour elle-même, qui seraient de pure apparence : le législateur peut défaire à sa guise ce qu’il s’est premièrement imposé . Peu importe la nature de ces présomptions, car la limitation de leur domaine suggère que la loi met à l’abri de tout établissement incertain les actes considérés comme graves. En matière civile, l’article 2292 nous affirme que « le cautionnement ne se présume pas », ce qui signifie, comme la suite du texte le montre, « qu’il doit être exprès et qu’on ne peut pas l’étendre au-delà des limites dans lesquelles il a été contracté ». Les mêmes réserves se retrouvent en matière de solidarité à l’article 1310, de même qu’en matière de novation : selon l’article 1330, « la volonté de l’opérer doit résulter clairement de l’acte ». Peut-être, sur le fondement de l’article 804 qui interdit la renonciation à succession, la jurisprudence a-t-elle repris cette limite pour les renonciations à un droit, dont il est de principe qu’elles ne se présument pas : elles ne peuvent résulter que de manifestations positives.
Quoiqu’il ne concerne pas les présomptions légales, ce procédé limitatif est instructif en ce qu’il montre le malaise qu’éprouve le droit avec le mécanisme présomptif, dont l’utilité est néanmoins certaine. On ne peut pas présumer des situations qui engageraient l’individu en le dotant d’un passif ou en lui faisant perdre les droits dont il bénéficiait. La légitimité du procédé est ainsi circonscrite : le juge peut utiliser des indices « graves, précis et concordants », mais pas à toutes fins. Les présomptions ont une finalité substantielle qui ne doit pas se retourner contre l’individu.
12. La première fonction qu’assument les présomptions n’est peut-être pas la plus importante pour le droit, mais assurément la plus expressive. Il s’agit d’établir une représentation de l’homme dans le cadre civil, de dessiner le portrait de l’homo juridicus. Toutefois, fidèles à leur méthode inversée, les présomptions représentent l’individu par a contrario, en désignant ce qu’il devrait être dans son état de base, à défaut de preuve contraire.
L’individu est d’abord un être libre, affranchi de tout lien obligatoire relevant du droit civil : il n’est ni débiteur ni créancier. Il est en effet bien établi depuis le droit romain que c’est à celui qui invoque une créance de la prouver pour qu’elle puisse produire des effets. Il s’en déduit que tout individu est réputé libre de tout lien de dépendance pécuniaire : il y est représenté comme une sorte d’isolat, et ce sont les obligations qu’il formera qui aboutiront à l’obliger, qu’elles soient volontaires ou non. En creux, l’adage actori incumbit probatio, que renouvelle chez nous l’article 1353 du Code civil, suppose un individu idéal qui ne doit rien : si le contraire s’impose parfois, c’est parce qu’il s’est engagé ou parce que la loi le prévoit – toutes choses qui devront être établies sans pouvoir jamais être présumées.
Dans la même perspective, l’individu en société est considéré comme un être sain d’esprit, ce que la loi ne vise qu’indirectement. Aux termes de l’article 414-1, « pour faire un acte valable, il faut être sain d’esprit. C’est à ceux qui agissent en nullité pour cette cause de prouver l’existence d’un trouble mental au moment de l’acte ». On voit ici l’établissement du postulat, presque à l’état pur. On ne sait jamais vraiment pour quelle raison un individu décide de faire un acte juridique : a priori, on ne peut savoir si la personne était animée par un projet rationnel, ou si elle y était portée hors de toute raison. Mais la loi veut voir l’individu comme un être sain d’esprit, et qu’elle pose cet état par hypothèse. Il s’ensuit que la charge de la preuve du contraire repose sur ceux qui voudraient invalider cette confiance spontanément placée dans l’individu.
Cette présomption de santé mentale parcourt tout le droit civil pour des raisons idéologiques issues des lumières : ce droit est fondé sur les agissements de personnes, dont le consentement doit être libre et éclairé. C’est ainsi que l’affirmation précaire d’une capacité suffisante se retrouvera constamment à la façon d’un leitmotiv. Pour bénéficier d’une mesure de protection, l’article 425 exige que l’altération des facultés mentales ou corporelles d’un majeur ait été « médicalement constatée » : la pleine capacité est ainsi de nouveau présumée. Peut-être est-ce amplifier le domaine des présomptions, mais on observe par ailleurs qu’il y a comme une présomption de validité d’un contrat à l’article 1178, en ce que « la nullité doit être prononcée par le juge, à moins que les parties ne la constatent d’un commun accord ». Disposition qui implique en creux qu’issu d’une rencontre de volontés, le contrat est a priori efficace par lui-même, parce que les individus étaient à même d’agir.
On peut poursuivre en passant de l’état de l’individu à son comportement social. Comment se comporte-t-il quand il agit avec ses semblables ? La réponse est donnée par l’article 2268 de façon solennelle, qui pose une présomption de bonne foi : « la bonne foi est toujours présumée, et c’est à celui qui allègue la mauvaise foi à la prouver ». L’adverbe toujours marque d’une intensité particulière cet état de base de l’individu, puisqu’il est inutile sur le plan normatif. La personne agit a priori de façon correcte et légitime, en poursuivant également son intérêt et celui de son cocontractant. Dans cette conception presque platonicienne, la mauvaise foi ne peut être qu’une exception improbable, une éclipse temporaire intervenue dans la bonne nature humaine, qui doit être strictement établie. À nouveau, on serait bien en peine de justifier une présomption qui semble n’être fondée sur rien d’autre qu’un conception idéologique de l’individu et de la société civile. Pourquoi l’individu serait-il de bonne foi dans les diverses situations où le droit le rencontre ? Il n’y a évidemment aucune raison déterminante à cela, sinon une affirmation qui reflète une sorte de wishful thinking : la présomption incarne ce que l’on aimerait que soit la nature humaine.
À cette déclaration arbitraire, on peut adjoindre d’autres présomptions, et par exemple la présomption d’innocence que l’on a déjà évoquée. Le rousseauisme de la loi postule un homme bon, qui ne serait normalement pas susceptible de commettre de fautes : l’innocence est donc affirmée jusqu’au terme de la procédure pénale, et la culpabilité ne ressort que d’une preuve positive, servant de fondement à une décision passée en force de chose jugée. Quoi qu’elle soit bien plus importante par son rayonnement social, la présomption poursuit les efforts de la règle précédente dans le domaine pénal : l’individu agissant de bonne foi, de façon générale, il ne saurait être a priori considéré comme coupable — à moins que des preuves soient rapportées par un système répressif qui les aurait dûment pesées avant de se décider à se prononcer.
13. Une seconde fonction des présomptions peut être qualifiée de politique, au sens le plus noble du terme. On désigne par là des situations dans lesquelles les présomption sont établies par faveur à une situation incertaine en elle-même, qui est néanmoins préférée à tous les autres possibles. La présomption pose cette préférence par une volonté d’établissement de telle situation juridique, alors qu’aucun élément ne permet de pencher en ce sens.
C’est évidemment ce que l’on observe avec la présomption de paternité, qui a toujours eu le désir de fixer l’enfant dans le statut le plus favorable : enfant légitime hier, enfant doté d’un père aujourd’hui. La volonté de « bilatéraliser » les situations a conduit à l’établissement d’une présomption de maternité qui poursuit également le désir d’installer le meilleur statut pour l’enfant. L’article 331-25 énonce, depuis 2005 : « la filiation est établie, à l’égard de la mère, par la désignation de celle-ci dans l’acte de naissance de l’enfant ». Autrement dit, celui qui fait la déclaration à l’état civil ne se contente plus de désigner celle qu’il croit ou sait être accouchée de l’enfant : par cette identification, il établit aussi un rapport de filiation maternel qui n’est fondé sur aucun constat biologique. Il y a là une nouveauté, qui contraste avec la situation établie avant le mariage pour tous : la femme mariée était irréfragablement considérée comme mère de tout enfant dont elle accouchait, même quand elle écartait la paternité de son époux ; en revanche, celle qui n’était pas dans les liens légaux du mariage devait reconnaître l’enfant, car elle n’était pas présumée vouloir établir une filiation avec lui, n’étant pas mariée. La présomption nouvellement posée est toutefois fragile : aux termes de l’article 332, « la maternité peut être contestée en rapportant la preuve que la mère n’a pas accouché de l’enfant ».
De cette conception politique se rapproche la présomption d’attribution de la nationalité française, qui intervient lorsqu’aucune nationalité n’est transmise à l’enfant par ses parents. S’agissant d’éviter l’apatridie, la nationalité française lui est transmise de façon précaire par l’article 19-1 C. civ. ; il en résulte qu’il « sera réputé n’avoir jamais été français si, au cours de sa minorité, la nationalité étrangère acquise ou possédée par l’un de ses parents vient à lui être transmise ». Où l’on ne saurait d’ailleurs détecter aucune faveur à l’attribution de cette nationalité parce qu’elle serait française ; signe des temps, c’est la prévention de l’apatridie qui est le ressort essentiel de la présomption.
On peut rapprocher de cette faveur à l’établissement d’une situation des hypothèses de déclaration par la loi d’un certain statut, qui n’a pourtant rien d’évident. C’est ainsi que des époux qui se marient sans avoir pris le soin de rédiger un contrat de mariage sont réputés mariés sous le régime de la communauté d’acquêts par l’article 1394. Ce n’est pas un rattachement de faveur dans le principe, car il fallait bien que le législateur prévoie ce qui se passerait à défaut de choix exprès effectué par devant notaire. Mais avant 1965, le régime légal était celui de la communauté de meubles et d’acquêts : la modification du régime applicable de plein droit traduit une transformation des intentions légales, et une faveur nouvelle.
De la même façon, dans les cas d’une personne décédée sans avoir laissé de testament, le règlement des successions suppose une présomption d’affection au sein de la famille qui n’est pas posée comme telle, mais que suggère nettement l’ordre des préférences familiales auquel on ne peut échapper qu’en rédigeant un testament. S’abuserait-on en estimant que les articles 734 et suivants du Code civil dessinent la famille telle que le législateur la souhaite, telle que les Français sont censés se la représenter ? Un même procédé régit l’analyse des libéralités entre parents et enfants, qui est fondée sur ce qui doit se faire de façon légitime au sein de la famille. C’est ainsi que le caractère rapportable est présumé lorsque la donation a lieu entre vifs : il n’est pas présumable qu’elle soit faite hors part, car ce n’est pas vouloir rompre l’égalité entre enfants que d’en aider un à l’époque où il en éprouvait le besoin. À l’inverse, le legs est présumé préciputaire, parce qu’il vise précisément à rompre l’égalité de principe entre enfants, qui résulterait autrement de la loi.
C’est encore ainsi que l’on peut comprendre l’attribution aux vendeurs professionnels d’une présomption jurisprudentielle de connaissance des vices cachés de la chose vendue. Dans son célèbre arrêt de 1965, dans l’affaire des pains empoisonnés de Pont-Saint-Esprit, la Cour de cassation a fait une assimilation entre le « vendeur qui connaissait les vices », et « celui qui par sa profession ne pouvait les ignorer », c’est-à-dire le vendeur professionnel, tenu de réparer les vices cachés par une présomption irréfragable. Il ne s’agissait nullement de flétrir les vendeurs professionnels, mais d’établir une situation juridique favorable aux consommateurs, dans une configuration nouvelle où les vendeurs auraient pu à juste titre invoquer leur méconnaissance des produits vendus et de leurs défauts.
On pourrait enfin rattacher à cette fonction la présomption de vie des personnes inscrites à l’état civil, tant que leur décès n’a pas été transcrit. On sait qu’en droit français, la mort est un fait juridique qui est laissé à l’appréciation de la médecine en cas de doute, et que l’état civil se satisfait ordinairement d’une simple déclaration. Quand une personne disparaît sans que l’on ait de raisons de soupçonner un décès, l’article 112 pose une des présomptions les plus célèbres du droit français : la présomption d’absence. « Lorsqu’une personne a cessé de paraître au lieu de son domicile ou de sa résidence sans que l’on en ait eu de nouvelles, le juge des tutelles peut, à la demande des parties intéressées ou du ministère public, constater qu’il y a présomption d’absence ». Cette présomption est mal nommée, puisqu’il s’agit en réalité d’une présomption de vie en situation d’absence – ce dernier fait étant le seul certain, qui ne dit hélas rien de la survie ou du décès de la personne. Cette présomption particulière est dotée d’un régime conservatoire très complet, qui permet de faire fonctionner les règles de droit substantiel comme si la personne devait un jour reparaître, en réservant la possibilité qu’elle soit alors remise dans ses droits. En raison de l’extrême gravité de cette situation, le jeu de la présomption ne peut être déclaré que par un juge ; mais celui-ci se contente de présumer la survie en admettant l’absence, ce qui laisse le droit substantiel organiser le fonctionnement de ce régime très particulier. Cette étape de la présomption d’absence peut être suivie d’une déclaration d’absence, prévue par les articles 122 et suivants et établie par un jugement déclaratif, qui constitue cette fois une véritable présomption de décès, due au passage du temps. C’est ce que confirme l’article 128 : « le jugement déclaratif d’absence emporte, à partir de la transcription, tous les effets que le décès établi de l’absent aurait eus ».
La conception politique des présomptions peut aussi s’inverser pour jouer un rôle négatif, ainsi dans les présomptions de conflit d’intérêt des représentants légaux. Les administrateurs qui ont en charge les biens d’un incapable ne sont pas censés passer des contrats de vente ou de bail avec lui, car ils pourraient être tentés d’abuser de la situation à leur faveur, ou à sa défaveur. C’est ainsi qu’aux termes de l’article 387-1, « l’administrateur légal ne peut, sans l’autorisation préalable du juge des tutelles : […] 6o Acheter les biens du mineur, les prendre à bail ; pour la conclusion de l’acte, l’administrateur légal est réputé être en opposition d’intérêts avec le mineur ». On retrouve à l’article 470 la même règle pour le curateur, et à l’article 508 pour le tuteur : la présomption d’opposition d’intérêts permet d’éviter des actes qui seraient aussitôt suspectés, quand bien même la preuve contraire pourrait être apportée si les actes envisagés devaient être faits dans l’intérêt de la seule personne protégée.
14. On constate encore une troisième fonction des présomptions, qui consiste à anticiper une vérité qui est établie sur la base de régularités statistiques. La présomption se contente de déclarer ce qui se fait le plus souvent, comme si cette pratique commune devait commander l’établissement systématique de situations nouvelles. Réalisant pour une fois ce que l’on peut considérer comme une approximation de la vérité, le droit français suit la maxime latine præsumptio sumitur ex eo quod plerumque fit, ce qui signifie que la présomption contrefait ce qui s’y produit la plupart du temps.
On peut en proposer un exemple simple, avec les présomptions de représentation au sein d’une famille. Il paraît raisonnable de penser que les époux se représentent l’un l’autre en cas de besoin, qu’il s’agisse d’accomplir un acte de nature patrimoniale, ou personnelle – mais la matière étant plus sensible, c’est le juge des tutelles qui habilitera l’époux représentant, ce qui est prévu par les articles 218 et suivants, traduisant une habitude à l’origine de la loi. Dans le même ordre d’idée, même si l’autorité parentale s’exerce en commun, chacun des époux est censé représenter l’autre à l’égard des tiers quand il effectue un acte qui engage la personne de l’enfant ou ses biens. De la même façon, depuis le droit romain, les parties ont l’habitude de contourner certaines interdictions en recourant à des personnes interposées. Plutôt que d’avoir à prouver la fraude, le droit français préfère poser des présomptions d’interposition de personne qui permettent de débusquer le procédé sans avoir à le soumettre à un juge. Certaines personnes sont frappées d’une interdiction de recevoir à titre gratuit ; le droit substantiel la rend effective en « présumant personnes interposées, jusqu’à preuve contraire, les père et mère, les enfants et descendants, ainsi que l’époux de la personne incapable ». On peut encore prendre des exemples de présomption tirées de la pratique ordinaire en matière de mandat dans l’indivision :
si un indivisaire prend en main la gestion des biens indivis, au su des autres et néanmoins sans opposition de leur part, il est censé avoir reçu un mandat tacite, couvrant les actes d’administration mais non les actes de disposition ni la conclusion ou le renouvellement des baux.
Le Code présume la régularité d’une situation ordinaire, ce qui permet au mandataire d’agir sans avoir à se faire habiliter en justice.
Cette régularité statistique débouche par ailleurs sur l’une des situations les mieux installées du droit français, la possession, où l’on peut voir le raisonnement présomptif pleinement à l’œuvre. Celle-ci est sans doute définie par l’actuel article 2255 du Code civil, qui ne fait aucune part à l’idée de présomption. Mais on ne peut comprendre cette étrange institution qu’en considérant qu’elle fait présumer la propriété par un plerumque fit très ordinaire : dans la plupart des cas, le propriétaire est aussi possesseur, et un certain nombre d’effets juridiques de la possession se justifient d’abord pour le propriétaire – et tant mieux pour le possesseur qui n’aurait pas cette qualité, qui profitera tout de même de profits qui n’auraient pas dû le concerner. La possession reposant sur une présomption, on ne s’étonnera pas de trouver quelques présomptions dans la réglementation qui en est faite, ainsi aux articles 2256 et 2257. Et ce qui vaut pour la possession de façon générale se trouvera transposé à la possession d’état, qui anticipe l’état d’enfant et plus rarement d’époux, et se fonde sur cette anticipation pour en tirer des conséquences juridiques.
Peut-être l’exemple le plus fameux de présomption fondée sur la régularité statistique se trouve-t-il en matière commerciale, avec la présomption de solidarité passive des commerçants agissant ensemble. Posée par la jurisprudence, cette présomption est d’autant plus curieuse qu’elle vient contester une autre règle, négative celle-là, qui interdit de présumer en la matière. En effet, le nouvel article 1310 reprend une règle traditionnelle du droit civil, prévoyant que la solidarité doit être expresse parce qu’elle constitue une situation aux obligations particulièrement lourdes : en conséquence, « elle ne se présume pas ». Mais la règle qui interdit de présumer la solidarité est renversée par la présomption que l’on évoque, qui ne vaut qu’en matière commerciale. Mais pour achever de perdre l’interprète, cette présomption contra legem vient d’être combattue sur une partie de son domaine d’application. Dans un arrêt récent, la Cour a renversé cette présomption en limitant son champ d’application : en matière commerciale, « la solidarité active ne se présume pas ».
15. Une dernière fonction des présomptions relève enfin d’une perspective purement opératoire, qui ne permet pas de soupçonner quelque intention que ce soit au droit positif qui les établit. Les présomptions interviennent parce qu’il faut faire fonctionner le droit substantiel sans intervention d’un juge : dans des situations d’indécision, une règle intervient pour donner une orientation où l’on ne peut voir aucun autre enjeu qu’une banale affaire de logique. C’est ce que l’on constate avec les présomptions destinées à trancher entre des possibilités alternatives, comme dans l’hypothèse où le bon sens transparaît dans le choix d’une règle qui aurait pu être différente.
Le premier cas se présente quand il s’agit de poser, par voie de présomption, un choix entre des possibilités alternatives afin d’établir une position substantielle utile. Comme il n’est pas possible que l’individu ne se trouve pas rattaché à l’une des deux branches de l’option, le système juridique présume le choix de l’une d’elles – qu’il la souhaite particulièrement ou, plus vraisemblablement, qu’il estime qu’aucune autre modalité serait préférable.
L’illustration la plus topique est celle du régime de communauté, où les biens appartenant apparemment aux époux sont soit communs, soit propres à l’un d’eux. Mais comment le savoir, en cas d’indécision ? Pour en sortir, le droit a posé une présomption de communauté pour les biens dont le statut ne serait pas déterminé de façon rigoureuse. On observera au passage que cette présomption est la seule que l’on puisse établir : si l’on avait préféré réputer propre le bien litigieux, il aurait fallu déterminer au surplus auquel des époux il appartenait – ce qui ne pouvait pas être présumé, sauf sexisme, et aurait abouti dans une impasse. La présomption de communauté vient ainsi attribuer un rattachement juridique aux biens qui en sont dépourvus, exactement comme le fait la présomption d’indivision en matière de PACS. Dans ces deux cas, il y a tout de même une manière de redoublement des fonctions à l’œuvre : la présomption posée est sans doute la seule qui soit opératoire ; mais l’on se retient mal de penser qu’il y a là, de façon comme surabondante, un choix politique, c’est-à-dire une préférence pour la situation de couple. S’unir, que ce soit par un mariage ou par un PACS, c’est choisir l’union contre la solitude, ce que la présomption affirme sur le plan des biens tout en laissant aux parties la possibilité d’un choix contraire, qui doit être exprès.
C’est encore à cette idée que l’on peut référer un certain nombre de présomptions en matière de propriété incertaine : dans toutes les hypothèses de séparation entre deux fonds, que ce soit par un mur, un fossé ou une haie, il existe une présomption de mitoyenneté qui rattache aux deux fonds ensemble la propriété de la marque de séparation, qui pourrait aussi bien n’appartenir qu’à un seul. Parce que l’on est là dans une matière ambiguë, le Code prévoit d’ailleurs des règles spéciales contraires, qui attribuent préférentiellement la propriété à l’un des fonds toutes les fois que des marques physiques permettent de penser que la mitoyenneté doit être exclue. Ainsi l’article 653 du Code civil : « tout mur servant de séparation entre bâtiments jusqu’à l’héberge, ou entre cours et jardins, et même entre enclos dans les champs, est présumé mitoyen s’il n’y a titre ou marque du contraire ». La possibilité d’une preuve contraire se trouve évoquée à l’article suivant, par des indices qui nous sont devenus quelque peu obscurs.
De même, en cas d’accession mobilière où des choses appartenant à deux propriétaires différents ont été mélangées pour faire émerger un nouveau bien, il importe d’en déterminer le propriétaire. Appliquant la règle romaine major pars trahit ad se minorem, le Code attribue la propriété du bien à celui qui possédait la « partie principale ». Mais dans l’opération qui a mené à la fusion, quelle était cette partie principale ? Les articles 567 énoncent une série de présomptions en sous-ordre permettant de la repérer : la matière ornementale est toujours tenue pour secondaire ; en général, la partie principale est la plus importante, en valeur ou en volume ; si la main-d’œuvre est principale en valeur, c’est la propriété de l’artisan qui doit être choisie… On le voit, la règle de droit pose des présomptions qui permettront, en dehors de toute décision judiciaire, de reconnaître le propriétaire.
16. Toujours dans le cadre des présomptions fonctionnelles – celles qui visent à régler un problème de fait sans devoir entrer dans la complexité de la preuve –, on peut évoquer un second cas avec d’autres règles qui visent à débloquer des situations juridiques à l’aide d’un certain bon sens, évidemment contestable.
Jadis, la théorie des comourants proposait en exemple une cascade de présomptions fondées sur la survie possible des individus décédant dans le même accident : à moins de quinze ans, le plus âgé survivait au plus jeune, mais c’était l’inverse pour les plus de soixante ans ; entre ces deux limites, les plus jeunes survivaient au plus âgés, et l’homme à la femme à égalité d’âge. On trouvera des exemples actuels de ces présomptions de bon sens par exemple dans l’article 311 :
la loi présume que l’enfant a été conçu pendant la période qui s’étend du trois centième au cent quatre-vingtième jour, inclusivement, avant la date de la naissance. La conception est présumée avoir eu lieu à un moment quelconque de cette période, suivant ce qui est demandé dans l’intérêt de l’enfant. La preuve contraire est recevable pour combattre ces présomptions.
La question des plantations sur le terrain d’autrui donne lieu également à une sorte de présomption de bon sens, qui ne vise qu’à régler l’attribution de la propriété de la façon la plus satisfaisante. L’article 553 énonce à cet égard : « toutes constructions, plantations et ouvrages sur un terrain ou dans l’intérieur sont présumés faits par le propriétaire à ses frais et lui appartenir, si le contraire n’est prouvé ».
On peut encore prendre pour exemple de cette présomption de bon sens la présomption de libération découlant de la remise volontaire du titre du créancier au débiteur. L’article 1342-9 énonce à cet égard que « la remise volontaire par le créancier au débiteur de l’original sous signature privée ou de la copie exécutoire du titre de sa créance vaut présomption simple de libération ». Disposition de bon sens : si le créancier s’est dessaisi du titre qui lui permettait de forcer le paiement, n’est-ce pas parce qu’il n’en avait plus besoin, ce qui suggère que le débiteur était libéré – quel que soit le procédé utilisé ? Cette présomption existe depuis 1804, mais avant la réforme de 2016, la jurisprudence tendait à en faire une présomption irréfragable, ce qui était discutable non seulement parce qu’il y a là un oxymore, mais parce que la remise du titre peut avoir d’autres justifications.
⁂
17. Au terme de ce trop long article, on aimerait synthétiser les idées principales que l’on voulait illustrer par l’exemple. Quand on regarde les règles de droit de l’extérieur, on a souvent tendance à référer les dispositions concernant la preuve à l’idée de recherche d’une vérité objective – et les juristes eux-mêmes cèdent parfois à la tentation. Et pourtant, sans que la matière juridique ait aucune difficulté avec l’idée de vérité – prise comme exactitude, comme adéquation à une réalité tout extérieure –, il semble que sa vocation première ne soit pas de la rechercher. On oublie trop facilement que les juristes organisent une grille de lecture qu’ils plaquent sur la réalité, qui permet de substituer à l’inertie des faits un réseau très serré de relations normatives, d’installer une polarisation qui crée aussitôt des droits et des obligations, au minimum. C’est à cette organisation spécifique que contribue la technique des présomptions légales, bien davantage qu’elle ne cherche la vérité par principe. Faut-il étendre le constat à toute la matière probatoire ? Ce serait trop vite dit sans un examen approfondi. Il reste que l’on se trompe souvent en refusant de prendre en compte l’épaisseur du monde juridique : l’écran qu’il forme oblige à séparer ce qui relève de sa consistance spécifique, et ce qui appartient à la réalité elle-même.
Rémy Libchaber
Professeur de droit privé à l’Université Paris I (Panthéon-Sorbonne).