Introduction

 

Le caractère fragile de la légitimité de la justice constitutionnelle, tel que théorisé par une littérature abondante, s’explique souvent par son manque d’autonomie institutionnelle relativement aux pouvoirs exécutif et législatif. Outre les modalités de nomination qui constituent un premier indicateur du degré de politisation des organes chargés de la mission juridictionnelle, les modalités de fonctionnement processuel sont également mises en avant afin de démontrer un mode de prise de décision politisé. Ce sont ces dernières qui peuvent englober l’étude de la preuve et sa contribution à la légitimation du procès constitutionnel.

Guillaume Tusseau propose quelques critères qui ont trait aux modalités de fonctionnement processuel afin de dissocier, sur le plan conceptuel, le caractère politique du caractère juridictionnel du contrôle de constitutionnalité :

Le premier [critère] tient au mode de prise de décision de l’organe en question et à sa relative proximité vis-à-vis des pratiques considérées hic et nunc comme représentatives de la fonction juridictionnelle. Peut ainsi être considéré comme « politique » un contrôle qui s’éloigne des exigences telles que l’impartialité des juges, la présence de parties (au sens d’individus faisant valoir un intérêt à agir) au procès, le jugement en formation collégiale, le respect du principe du contradictoire, la publicité des débats, le fait de décider après l’entrée en vigueur de la norme contestée, etc. […] Le second [critère] tient au type d’argumentation développé par l’organe en charge du contrôle de constitutionnalité et à sa relative proximité vis-à-vis des pratiques considérées hic et nunc comme représentatives de la fonction juridictionnelle. Peut alors être dit « politique » un contrôle dont le résultat est étayé par un raisonnement formulé en termes d’opportunité, par opposition à un raisonnement appuyé sur une motivation d’apparence déductive et faisant découler la conclusion de prémisses réputées appartenir au droit positif.

Il en résulte que, dans une démarche de dépolitisation ou de juridictionnalisation du contrôle de constitutionnalité, les acteurs constitutionnels cherchent, d’un côté, à améliorer le mode de prise des décisions et, d’un autre côté, à privilégier un certain type d’argumentation. Si les outils pour y parvenir sont nombreux, l’objet de la présente contribution se limite à l’examen de la preuve comme outil de légitimation.

Plus précisément, le processus de légitimation par la preuve peut se concevoir comme un processus initié par les acteurs juridiques afin de gagner en crédibilité auprès d’auditoires divers : les justiciables, les parlements nationaux, les parlements fédérés, les juges ordinaires, ou encore, les juges supranationaux. Comprise de la sorte, la légitimation par la preuve ne correspond pas à un processus naturel mais consiste plutôt en un discours qui traite de la preuve d’une certaine manière ou plutôt de différentes manières afin d’accroître la légitimité des décisions du juge constitutionnel. Si elle s’inscrit dans le champ spécifique du contentieux constitutionnel comparé, la contribution fait appel au contexte de la théorie générale de la preuve et notamment aux fonctions de la preuve conceptualisées par cette dernière.

Avant de se situer dans le champ en question, il demeure ainsi important de cerner les contours du terme polysémique de « preuve » ainsi que d’identifier les différentes théorisations de ses fonctions multiples dans tout procès :

Le mot « preuve », lorsqu’il est employé à propos d’un procès, recouvre au moins trois objets. Le mot renvoie parfois à une opération, celle consistant à faire la preuve. Dans d’autres circonstances, la preuve est un moyen : celui qu’une partie au procès met en œuvre lorsqu’elle apporte une preuve. Enfin la preuve désigne un résultat, celui qui est atteint lorsque le juge a décidé qu’un fait est prouvé, que la preuve est faite. […] Cette richesse des sens de la preuve en justice rend cependant sa définition plus difficile. […]. Schématiquement, on peut dire que [les définitions proposées] oscillent entre deux pôles. Pour certains auteurs, la preuve en justice désigne les opérations menées à l’occasion d’un procès pour déterminer la vérité des faits disputés par les parties […]. D’autres auteurs définissent la preuve en justice comme les opérations qui permettent d’emporter la conviction du juge […] sur les faits disputés par les parties.

Parmi les trois objets précités et aux fins de la présente analyse, il convient de retenir les deux premiers, à savoir la preuve définie comme moyen qui correspond à un mode de preuve et la preuve définie comme opération qui correspond à une procédure probatoire. Outre la polysémie que présente le terme de la preuve, sa fonction se révèle également duale. Selon la théorie benthamienne qui érige la rectitude de la décision en finalité ultime du procès, parvenir à la vérité ne conduit jamais à une mauvaise décision. Dans cette lignée, le courant rationaliste de la preuve soutient que l’objectif institutionnel de la preuve est la démonstration de la vérité. Selon Jordi Ferrer Beltrán,

la preuve a comme fonction principale de vérifier la production des faits déterminants pour la résolution du litige et auxquels le droit attribue des conséquences juridiques. Cette fonction de la preuve consiste à déterminer la vérité des propositions qui décrivent l’occurrence de ces faits déterminants. Et le succès de l’institution probatoire se produit quand les propositions sur les faits qui se considèrent prouvées sont vraies.

Il est toutefois important de préciser que cette contribution ne vise pas à se positionner sur le contenu de la vérité dans le procès judiciaire. S’il convient d’exclure toute conceptualisation de la vérité comme quelque chose d’absolu et d’objectif, il faut simplement entendre par vérité quelque chose de relatif et de circonstancié, qui résulte nécessairement d’un raisonnement probabiliste et qui se rapproche au maximum de la réalité des faits dont l’existence reste elle-même incertaine. Si, d’un point de vue épistémologique, la vérité des hypothèses factuelles ou normatives ne peut jamais être absolument garantie, Popper signale néanmoins que « [l’impossibilité] de vérifier une hypothèse, ne veut pas dire qu’on ne peut pas rationnellement préférer une hypothèse à une autre sur le fondement d’une plus grande corroboration de la première ». La preuve peut, à ce titre, légitimer le procès constitutionnel en contribuant à la vérification de l’exactitude matérielle des faits dont la vérité reste certes relative. Comme les décisions du juge constitutionnel sont fondées sur des éléments de preuve et sur une certaine logique, elles ne sont pas le résultat d’une argumentation arbitraire et peuvent ainsi paraître conformes aux croyances des auditoires précités. Par ailleurs, les décisions de la justice constitutionnelle n’étant pas susceptibles d’appel, elles constituent l’ultime recours contre une disposition normative querellée et risquent de s’imposer erga omnes dans certains ordres juridiques. En l’absence d’une possibilité de révision de l’erreur judiciaire sur l’exactitude matérielle des faits, la preuve paraît un outil de légitimation incontournable. D’autant plus que la motivation des décisions constitutionnelles sur la preuve pourrait contrebalancer les critiques souvent adressées au mode de rédaction de telles décisions. Si le raisonnement du juge contient une motivation suffisante sur l’admissibilité, la force probante et l’évaluation de la preuve, la décision pourrait se rapprocher davantage de l’exactitude matérielle des faits et paraître ainsi plus conforme aux attentes des différents auditoires.

Ensuite, certains auteurs écartent la vérité comme seule fonction du procès judiciaire et, d’un point de vue sociologique, mettent l’accent sur d’autres mécanismes légitimateurs. En examinant les autres fins possibles que l’exactitude matérielle dans le procès, Luhmann se réfère, par exemple, à une légitimation par la procédure. Selon lui, « une théorie de la procédure a […] besoin d’une perspective fonctionnelle centrale plus abstraite qui intègre le mécanisme de la vérité, mais qui ne s’épuise pas en lui ». Si Luhmann soulève la fonction sociologique de la procédure, au niveau général, Lévy-Bruhl se réfère tout particulièrement à la fonction sociologique de la preuve :

Si audacieuse, si révolutionnaire que soit une allégation ou une découverte, elle sera « prouvée » si elle rencontre l’adhésion du groupe social, restreint ou étendu, où elle désire pénétrer. Toute preuve, en dehors même de sa fonction d’ordre intellectuel, qui est généralement la seule à laquelle on songe, a une fonction sociale qui consiste à faire accepter la thèse que l’on soutient. Prouver c’est approuver. Une proposition prouvée est une proposition admise, acceptée, faisant désormais, au moins pour un temps, partie des vérités officielles. On voit en quel sens on est en droit de dire que la fonction de la preuve est la recherche de la conviction, ou, si l’on préfère, de l’homologation.

Or, cette homologation n’est pas toujours gagnée à travers l’exactitude matérielle des faits. C’est pourquoi Mustapha Mekki insiste sur le fait que « la vérité prouvée ne doit pas seulement être légitime au sens substantiel mais aussi le résultat d’une procédure probatoire équitable ». Certains auteurs considèrent néanmoins que la conciliation synchronisée entre la vérité et le procès équitable peut s’avérer difficile. La finalité de la légitimité procédurale peut parfois empêcher la recherche de la vérité. John D. Jackson explique à cet égard que :

à partir du moment où il reste très difficile d’établir des règles pour justifier la substance des décisions atteintes, il reste toujours possible de trouver des moyens pour justifier la manière selon laquelle les décisions ont été prises au lieu de « renforcer » le niveau de leur précision. Ces moyens peuvent aller de l’obligation de tenir une audience publique jusqu’à l’obligation de motiver les jugements. Cela peut davantage paraître comme un effort pour le système de légitimer ses décisions de justice que comme un besoin d’assurer leur précision factuelle. […] L’audience publique, l’une de conditions du procès équitable selon l’article 6 § 1 de la CEDH, est un moyen de démontrer la précision des conclusions atteintes à travers les éléments de preuve mais elle peut, par exemple, empêcher les parties de dévoiler des informations pertinentes pour l’affaire.

Eu égard aux différentes conceptualisations des légitimités, Mustapha Mekki lie la première fonction de la preuve à la légitimité substantielle qui « renvoie à la vérité comme finalité, comme objet de la preuve […] [et] suppose alors de s’intéresser à la manière dont le juge utilise les éléments probatoires pour construire cette vérité judiciaire ». Ensuite, il lie la deuxième fonction de la preuve à la légitimité procédurale qui, « complémentaire de la première, désigne un ensemble de principes procéduraux et de règles procédurales ». En effet, poursuit-il, « [la] vérité ne peut être légitime qu’à la condition d’avoir été établie par des éléments de preuve obtenus et débattus dans le respect d’une certaine procédure ». Le respect de cette procédure permet à nouveau de légitimer le résultat du procès constitutionnel et d’emporter la conviction des auditoires ciblés.

Il en ressort que la preuve présente un grand avantage à la fois sur le plan conceptuel et opérationnel. Elle peut, à travers sa double dimension, servir deux causes différentes : d’un côté, la preuve légitime car elle constitue le moyen indispensable de parvenir à une certaine vérité et, d’un autre côté, elle légitime car elle présuppose le déroulement d’une procédure probatoire qui garantit le droit de tout justiciable à voir sa cause examinée par un juge. Si le régime probatoire qui a comme seule fonction la démonstration de la vérité des faits est parfois aux antipodes de celui qui a comme fonction de recevoir l’approbation de la communauté, ces deux fonctions concourent au même objectif de légitimation du procès constitutionnel. Il est ainsi important de préciser que l’intention n’est pas de procéder, dans ce texte, à l’appréciation des avantages et des inconvénients respectifs de chacune de ces deux fonctions de la preuve. Il s’agit plutôt de démontrer que quelle que soit la conceptualisation de la finalité du procès, exactitude matérielle des faits ou légitimité procédurale, le droit de la preuve fait figure d’instrument particulièrement malléable de légitimation des pouvoirs du juge constitutionnel.

Tels qu’ils peuvent être reconstruits d’un point de vue métathéorique, les discours de légitimation, à la fois du droit positif et de la doctrine, peuvent être regroupés en deux principales catégories. La première vise à examiner les discours légitimant le juge constitutionnel à travers la preuve conçue comme un moyen de vérification de la réalité des faits (I). La seconde relève des discours légitimant le juge constitutionnel à travers la procédure probatoire « équitable », c’est-à-dire une procédure qui se trouve encadrée par les principes du procès équitable (II).

 

I. Légitimation par la recherche de la vérité

La preuve peut légitimer, d’un point de vue substantiel, la décision du juge constitutionnel par le rapprochement de cette dernière et de la vérité des faits. Le droit positif de plusieurs États inclut un grand nombre de dispositions qui sont censées faciliter la collecte des données soumises à l’appréciation du juge constitutionnel. L’étendue des pouvoirs d’instruction dans la recherche des faits diffère selon les règles procédurales de chaque État. Toutefois, qu’il s’agisse de preuves présentées – à titre préliminaire ou à titre complémentaire – par les parties au procès (A) ou de preuves administrées d’office (B), l’objectif de légitimation peut être atteint.

 

A. Une vérité partagée : la contribution des parties

Rares sont les dispositions dans les lois organiques qui établissent des critères clairs pour l’admissibilité des preuves. La grande majorité d’entre elles sont inclusives au sens benthamien du terme. Selon le système naturel de Jeremy Bentham, tous les éléments et modes de preuve pertinents doivent en effet être admis. Il appartient au juge, et notamment à son jugement rationnel, d’évaluer les différents modes de preuve et d’en apprécier l’importance. Le seul scénario dans lequel les éléments de preuve peuvent être exclus est celui des éléments non pertinents, superflus ou dont la production impliquerait une contrariété, des retards et des coûts excessifs. Selon ce même système, les règles d’exclusion ainsi que leur niveau de rigidité technique doivent être remplacés par le principe de la suspicion qui confère au juge une grande marge d’appréciation lors de la phase d’évaluation des preuves. C’est pourquoi presque tous les modes de preuve sont considérés comme admissibles dans le procès constitutionnel.

Il est possible d’identifier quelques dispositions qui peuvent être caractérisées comme inclusives. L’article 119 de la loi réglementaire des articles 103 et 107 de la Constitution du 2 avril 2013 sur l’amparo au Mexique prévoit que : « Toutes les preuves sont recevables, à l’exception de l’aveu ». La loi no 182/1993 du 16 juin 1993 sur la Cour constitutionnelle de la République tchèque, dans son article 48(1), fait référence au principe de nécessité en prévoyant que :

La Cour admet tous les éléments de preuve nécessaires pour établir les faits de la cause. Elle décide quelles preuves invoquées sont nécessaires afin de les admettre et peut admettre des preuves autres que celles qui ont été proposées[.]

L’article 49(1) ajoute que :

Tout moyen permettant d’établir les faits de l’affaire peut être utilisé comme preuve. Cela inclut notamment les auditions de témoins, les expertises, les rapports et déclarations des autorités de l’État et des personnes morales, les documents, les résultats d’enquêtes, ainsi que les auditions des parties.

De même, en vertu de l’article 34 de la loi no I-67 du 3 février 1993 sur la Cour constitutionnelle lituanienne,

Toute donnée factuelle est admise à titre de preuve sur la base de laquelle la Cour constitutionnelle conclut qu’il existe des circonstances qui justifient les demandes ou les contestations des parties ou qu’il n’y pas de telles circonstances.

Au contraire, l’article 19 du règlement de la Cour constitutionnelle de l’Indonésie précise que seuls les modes de preuve obtenus de manière légitime et légale peuvent être admissibles. Les contre-exemples demeurent cependant exceptionnels.

Ensuite, si les preuves apportées ne semblent pas suffisantes, le droit positif laisse parfois le juge libre de décider s’il est nécessaire de solliciter des informations complémentaires auprès des parties impliquées dans l’affaire. En Espagne, dans les dispositions applicables aux conflits entre l’État et les Communautés autonomes ou les conflits entre elles, l’article 65(1) de la loi organique nº 2/1979 du 3 octobre 1979 portant sur le Tribunal constitutionnel prévoit que

Le Tribunal pourra demander aux parties toutes les informations, les éclaircissements ou les précisions qu’il jugera nécessaires à sa décision et il statuera, au cours des quinze jours suivant le terme du délai d’allégation ou de celui qui, le cas échéant, serait fixé pour les informations, les éclaircissements ou les précisions complémentaires précitées.

De même, dans le cadre des conflits en défense de l’autonomie locale, l’article 75 quinquies (4) de la même loi précise que

Le Tribunal pourra demander aux parties autant d’informations, de mises au point ou de précisions nécessaires pour prononcer une décision, laquelle sera émise dans un délai de quinze jours après avoir reçues les déclarations, ou bien, après le délai fixé pour la réception des informations, mises au point ou précisions complémentaires annoncées précédemment.

Il en va de même en Uruguay, où l’article 516.3 du code processuel général prévoit que

Si l’allégation d’inconstitutionnalité était de nature formelle ou dépendait de questions de fait, la Cour, afin de les clarifier, peut ordonner les mesures […] qu’elle estime appropriées et recevoir les preuves que les parties ont présentées, dans un délai de quinze jours.

De la même manière, en Estonie, l’article 49 de la loi sur la procédure du contrôle de constitutionnalité prévoit, au titre des droits et obligations des parties, que, « à la demande de la Cour, les participants à la procédure sont tenus de soumettre des documents et des informations supplémentaires à la Cour dans le délai imparti par celle-ci. » Enfin, au Mexique, l’article 68 de la loi réglementaire de l’article 105 de la Constitution sur le recours d’inconstitutionnalité – acción de inconstitucionalidadprévoit que :

Jusqu’à la condamnation, le ministre instructeur peut demander aux parties ou à toute personne qu’il juge appropriée, tous les éléments qui, à son avis, sont nécessaires à la meilleure solution du problème.

Cette dernière disposition qui se réfère à des tiers au procès – à travers la sollicitation de toute autre personne – reflète l’autonomie du juge dans la recherche des faits, autonomie qui lui permet d’ailleurs d’agir sans l’accord des parties au procès. C’est pourquoi il peut recourir à la preuve d’office pour compléter les informations manquantes et maximiser davantage le processus de collecte des éléments de preuve. L’utilisation d’un tel pouvoir ne repose pas sur l’arbitraire du juge mais plutôt sur la volonté d’avoir à sa disposition le plus d’informations possible afin de légitimer sa décision par l’établissement d’une vérité qui se construit progressivement et avec la participation de tous les acteurs du procès, internes et externes.

 

B. Une vérité co-construite : la contribution des tiers

Les tiers au procès peuvent désigner à la fois des autorités publiques et des experts scientifiques.

Eu égard à la première catégorie, l’article 119 du code processuel constitutionnel péruvien prévoit que :

Le Tribunal [constitutionnel] peut demander aux pouvoirs de l’État et aux organes de l’Administration publique tous les rapports et documents qu’il juge nécessaires à la résolution des problèmes relevant de sa compétence.

Les pouvoirs inquisitoires de la Cour constitutionnelle italienne sont également remarquables. Selon l’article 12.1 des normes intégratives pour les jugements devant la Cour constitutionnelle italienne,

La Cour fournit au moyen d’une ordonnance les moyens de preuve qu’elle juge appropriés et établit les conditions et les méthodes à respecter pour leur emploi.

En Corée du Sud, l’article 32 de la loi sur la Cour constitutionnelle prévoit que

Le juge qui préside peut, s’il le juge nécessaire, désigner un des juges pour procéder à l’examen des preuves en vertu de l’alinéa 1. En outre, le tribunal dans son ensemble peut, par une décision, enquêter sur les faits nécessaires à la décision, ou demander à d’autres agences de l’État ou organisations publiques d’envoyer des documents ou de soumettre des pièces[.]

En Allemagne, les dispositions procédurales générales de la loi sur la Cour constitutionnelle fédérale prévoient, à leur article 26(1), que la Cour Constitutionnelle peut avoir un rôle actif dans l’instruction du dossier et rechercher des informations supplémentaires sur des faits précis avec l’aide des autres autorités judiciaires :

La Cour constitutionnelle fédérale recueillera les preuves nécessaires pour établir la vérité. En dehors de l’audience, elle peut charger un membre de la cour de le faire ou demander à une autre cour de le faire en ce qui concerne des faits spécifiques et des individus.

Aussi, l’article 27 de la même loi précise que les autres autorités judiciaires et administratives doivent coopérer avec le juge constitutionnel afin de compléter les informations manquantes du dossier :

Tous les tribunaux et toutes les autorités administratives doivent fournir à la Cour constitutionnelle fédérale une assistance juridique et administrative. Si la Cour constitutionnelle fédérale demande les dossiers de la procédure initiale, ceux-ci sont soumis directement à la Cour.

Outre les autorités publiques, administratives ou judiciaires, qui peuvent assister le juge constitutionnel dans sa recherche des faits, la jurisprudence de la Cour suprême étasunienne témoigne d’un recours fréquent à la preuve scientifique notamment dans le cas des faits législatifs. Ces derniers dépassent l’affaire de l’espèce et sont liés au contexte sociopolitique. Les legislative facts à la disposition de la Cour Suprême ne sont pas toujours suffisants. Les juges ont le choix entre le renvoi de l’affaire au juge ordinaire pour que ce dernier collecte plus d’éléments de preuve et la collecte des preuves par leurs propres moyens, c’est-à-dire par le recours aux expertises et aux amici curiae. Néanmoins, la littérature étasunienne critique souvent le fait que ces modalités de recherche ne respectent pas toujours le principe de la contradiction. Les parties sont de moins en moins impliquées dans la recherche des informations sur les legislative facts. Les pièces collectées par les juges suprêmes ne sont pas communiquées aux parties pour être débattues et discutées, et cela conduit à affaiblir le respect du principe du contradictoire. La négligence des règles probatoires équitables peut être démontrée à travers la méthode d’utilisation des rapports d’expertise scientifique : à l’aide du mécanisme du subpoena, le juge sollicite d’un expert une pièce d’information et communique les résultats aux parties dans la phase finale du procès. Une telle pratique jurisprudentielle pourrait être ainsi légitimée par la recherche de l’exactitude matérielle des faits, mais risquerait d’aller à l’encontre de la légitimité procédurale. Plus précisément, la non-communication des preuves aux parties lors de la phase du débat peut constituer une violation à la fois des droits de la défense et du principe du contradictoire.

Le recours à la preuve scientifique se généralise de plus en plus et semble être prévu par la réglementation explicite d’un grand nombre des juridictions. En Slovénie, l’article 28(2) de la loi sur la Cour constitutionnelle autorise la Cour à obtenir des preuves supplémentaires et à participer activement à la recherche des faits :

La Cour constitutionnelle peut également obtenir les éclaircissements nécessaires auprès d’autres participants à la procédure, ainsi que d’autorités de l’État, d’autorités de la communauté locale et de responsables de l’autorité publique ; elle peut également obtenir des avis d’experts, d’organisations d’experts et autres, interroger des témoins experts et autres, et examiner d’autres preuves, ou obtenir des preuves d’autres cours ou d’autres autorités.

Dans les recours intentés sur le fondement d’une violation des droits fondamentaux, le juge complète les informations factuelles par lui-même et, plus précisément, à travers une preuve administrée d’office. Au Honduras, l’article 33 de la loi sur la justice constitutionnelle précise, en matière d’habeas corpus, que

Le juge rapporteur peut, à tout moment du procès et sans aucune formalité, ordonner la comparution de témoins, d’experts ou d’experts jugés nécessaires pour clarifier les faits et recueillir toute autre information.

Si aucune formalité n’est exigée par la disposition hondurienne, il n’en va pas exactement de même au Guatemala, où l’article 35 de la Loi d’Amparo, Exhibition Personnelle et de Constitutionnalité, semble imposer quelques lignes directrices au juge constitutionnel quant à la collecte de la preuve d’office :

Les tribunaux d’amparo peuvent être dispensés de preuves dans les cas où, à leur avis, cela n’est pas nécessaire, mais ils les traiteront obligatoirement si le demandeur en fait la demande. Si l’amparo est ouvert à la preuve, le tribunal, dans la même résolution, indiquera les faits qui feront l’objet d’une enquête d’office, sans préjudice de tout autre élément pouvant être nécessaire ou des preuves fournies par les parties.

Ces lignes directrices ne semblent toutefois pas restreindre considérablement les pouvoirs inquisitoires du juge, car l’article 36 qui suit énonce que :

S’il existe des faits controversés, le tribunal les examinera d’office, en faisant preuve de la diligence nécessaire pour épuiser l’enquête. Aucune personne ou autorité ne peut refuser de répondre à un appel du tribunal d’amparo ou de se conformer à ses ordres, sauf en cas de force majeure que ce même tribunal vérifiera. Le non-respect de l’ordonnance d’enquête sera sanctionné conformément au code pénal[.]

De la même manière, si l’article 78 de la loi mexicaine sur l’amparo énonce, en principe, que les preuves non présentées à la cour ne peuvent pas être prises en considération et sont irrecevables, le paragraphe 3 du même article semble nuancer le principe d’irrecevabilité en permettant au juge de réunir rétrospectivement les éléments de preuve :

Le juge d’amparo doit recueillir de manière informelle des éléments de preuve qui, après avoir été rendus devant la personne responsable, ne figurent pas dans les dossiers et sont jugés nécessaires pour résoudre l’affaire.

La reconnaissance explicite de pouvoirs d’action ex officio pour le juge constitutionnel ainsi que le devoir d’adaptation des exigences formelles peuvent faire l’objet d’interprétations variées. Les commentateurs du code processuel constitutionnel péruvien justifient, par exemple, la latitude du juge dans la recherche des faits en notant que

le système processuel dans son ensemble doit être interprété et appliqué de la manière la plus anti-formaliste possible [sans que cela signifie] une dévalorisation ou une relativisation des formes processuelles.

Si la finalité originelle du procès constitutionnel et notamment des recours directs –amparo, habeas corpus, tutela, habeas data, etc. – consiste en une protection effective des droits des justiciables, le pouvoir discrétionnaire du juge constitutionnel peut être éventuellement légitimé à travers la découverte de la vérité sur la violation des droits fondamentaux. Cette légitimation ne semble pas affectée par la voie d’obtention de la preuve – demandée par les parties ou recherchée à l’initiative du juge. Si l’on fait exception du cas étasunien où l’absence de communication des expertises aux parties peut parfois poser problème, la possibilité d’une preuve d’office est souvent soumise à l’exigence du principe du contradictoire. Le régime probatoire peut prendre la forme d’un régime plus accusatoire dans la poursuite de la légitimité procédurale ou plus inquisitoire dans la poursuite de la légitimité substantielle. Toutefois, il s’agit plutôt d’une question de dosage dans un régime, par nature, hybride, à savoir un régime qui emprunte des traits à la fois du système accusatoire et inquisitoire.

Ainsi, l’adaptation du formalisme supposé excessif n’impliquerait pas une interprétation réductrice pour les droits de la défense et le principe d’égalité des armes. Cela veut dire que la première fonction de la preuve, telle que théorisée dans l’introduction, ne sacrifie pas nécessairement la légitimité procédurale au profit de la légitimité substantielle. Toutefois, il convient d’examiner comment s’articulent, en particulier, les discours qui cherchent à légitimer le procès constitutionnel à travers la deuxième fonction de la preuve conceptualisée comme opération procédurale.

 

II. Légitimation par la procédure probatoire équitable

Il est important de noter qu’il y a deux types de procédure probatoire dans lesquels l’intervention du juge constitutionnel peut être identifiée. Chacun de ces deux types relève de deux branches ou disciplines du droit processuel différentes, qui peuvent être respectivement conceptualisées comme droit constitutionnel probatoire ou droit constitutionnel de la preuve (preuve à laquelle ont droit les justiciables) et droit probatoire constitutionnel ou droit de la preuve dans le procès constitutionnel. Autrement dit, la première discipline concerne le contentieux constitutionnel de la preuve alors que la seconde concerne la preuve en contentieux constitutionnel.

Selon la branche du droit processuel concernée, l’intervention du juge constitutionnel se situe à deux moments procéduraux différents : dans le cadre du contrôle incident, le juge constitutionnel opère un contrôle de la constitutionnalité de la preuve, alors que, dans le cadre du contrôle principal, il examine, en premier et dernier ressort, la preuve apportée devant lui-même, c’est-à-dire la preuve de l’inconstitutionnalité. Le critère du moment procédural de la saisine du juge constitutionnel permet ainsi d’identifier deux discours sur la légitimation procédurale. Dans le premier cas, la légitimation résulte de la vérification de la procédure probatoire qui se déroule devant le juge ordinaire (A). Dans le second cas, la légitimation résulte de l’absence d’une procédure probatoire complexe devant le juge constitutionnel ou, pour le moins, des aménagements de la procédure probatoire ordinaire (B).

 

A. Le contrôle de la procédure probatoire ordinaire

Selon la définition de Picó i Junoy dans le champ du procès civil,

le droit à la preuve est celui dont dispose le justiciable eu égard à l’utilisation des éléments de preuve nécessaires pour emporter la conviction du tribunal sur ce qui est discuté dans le processus[.]

Outre son autonomie conceptuelle, le droit à la preuve s’inscrit parfois dans le cadre général du droit au procès équitable et, plus concrètement, dans le cadre de la protection juridictionnelle effective.

Si l’examen de la preuve appartient aux compétences du juge ordinaire, un contrôle par le juge constitutionnel reste possible. Il ne s’agit pas à proprement parler d’un appel où l’on rejuge toute l’affaire, mais plutôt d’une forme de cassation – entendue lato sensu – fondée sur des motifs d’inconstitutionnalité. Cette possibilité de réexamen de la preuve trouve son fondement soit dans le texte de la Constitution soit dans la jurisprudence constitutionnelle.

Eu égard à la consécration textuelle du droit à la preuve, l’article 29 de la Constitution colombienne semble, par exemple, expressément consacrer « un véritable droit probatoire ». En particulier, cet article prévoit que :

le procès équitable s’appliquera à tous les types de procédures judiciaires et administratives. […] Quiconque est accusé a le droit de présenter des preuves et de contester celles qui sont alléguées à son encontre. […] La preuve obtenue en violation du procès équitable est nulle de plein droit.

Ana Giacomette-Ferrer explique, à propos de ce cas, que le droit à la preuve s’intègre dans les garanties du procès en étant « plus ou moins un aspect du droit d’action et de contradiction ». De même, le Tribunal constitutionnel espagnol a la compétence d’examiner l’appréciation de la preuve par les juges ordinaires dans le cadre du recours d’amparo en s’appuyant sur le fondement des articles 24.1 et 24.2 de la Constitution espagnole. De la même manière, sur le fondement de l’article 139.5 de la Constitution péruvienne qui consacre la motivation des résolutions judiciaires comme un principe fondamental constitutionnellement garanti, le juge constitutionnel peut être amené à exercer un contrôle sur l’activité probatoire du juge ordinaire. Au contraire, en Argentine, le droit à la preuve est consacré par voie jurisprudentielle. Quelle que soit la voie de consécration du droit à la preuve, qui permet de la sorte au juge constitutionnel ad hoc ou au juge d’une cour suprême dotée de la même mission d’exercer un contrôle de l’activité juridictionnelle ordinaire, il importe d’examiner les modalités du contrôle effectué par le juge constitutionnel à travers l’exemple de la jurisprudence espagnole, qui fera figure d’étude de cas.

Il ressort de la jurisprudence des deux décisions du 17 décembre 1985 que les modalités du contrôle sont assez similaires, sinon identiques, au contrôle effectué par le Tribunal suprême espagnol. L’accent est mis sur le fait que les juges ordinaires doivent exposer le raisonnement qui les a amenés à inférer, à partir des indices, l’affirmation présumée. Le contrôle du Tribunal constitutionnel met l’accent sur l’identification de l’incohérence dans le raisonnement du juge. Selon la décision du 21 décembre 1988, une preuve ne peut pas exister sans que le lien de causalité soit extériorisé, c’est-à-dire si elle apparaît uniquement comme une appréciation « conséquente » sans être véritablement motivée, expliquée ou explicitée par le juge. Julio César Gordón Aguilar note à cet égard que

la fonction du Tribunal constitutionnel n’est pas pour autant de se substituer au juge ordinaire mais simplement de vérifier la rationalité des inférences contenues dans le raisonnement de ce dernier. […] Toutefois, son contrôle s’avère plus étendu qu’une simple vérification, et le recours d’amparo se transforme, en pratique, en une instance ultime ou en une cassation secrète.

Par conséquent, le juge constitutionnel semble fonctionner comme un tribunal de cassation qui se prononce sur un vice de procédure dans un jugement. Dans sa décision du 15 juin 2009, le juge constitutionnel espagnol accorde l’amparo sollicité en considérant que l’absence totale de référence, de la part du juge ordinaire, à l’évaluation de la preuve d’expert a violé le droit à une protection juridictionnelle effective, comprise comme incluant le droit d’obtenir une décision judiciaire motivée et fondée en droit. Dans le cadre de ce recours, le contrôle du juge constitutionnel se limite à la vérification de l’existence d’une activité probatoire et des règles de logique dans le raisonnement judiciaire.

La violation du droit à une protection procédurale effective et notamment l’exigence de motivation appropriée est également invoquée dans le cadre de l’examen de la preuve circonstancielle. Cette dernière, par opposition à la preuve directe qui prouve un fait de façon concluante, désigne une preuve qui permet d’inférer indirectement l’existence d’un fait. Ainsi, dans une série de décisions, le Tribunal constitutionnel espagnol a déclaré que le droit à la présomption d’innocence ne fait pas obstacle à ce qu’une condamnation judiciaire dans une procédure pénale puisse être fondée sur la base d’une preuve circonstancielle. Mais pour que cette dernière puisse réfuter cette présomption, elle doit satisfaire aux exigences constitutionnelles suivantes. Le « premier juge » ou le juge du fond doit préciser, en premier lieu, quels sont les indices prouvés et, en outre, comment il se déduit à travers de leur examen que le mis en cause a participé à la commission de l’infraction de sorte que tout autre juge qui doit intervenir ultérieurement dans le procès puisse comprendre le jugement formulé à partir de ces éléments de preuve. Enfin, une fois la violation du droit à la présomption d’innocence alléguée devant le juge constitutionnel, celui-ci est chargé d’analyser non seulement qu’a eu lieu une activité probatoire, mais que celle-ci peut aboutir à une condamnation – en présence d’une preuve à charge –, et dans le cas où il y ait eu une preuve circonstancielle, que celle-ci réponde aux exigences constitutionnelles susmentionnées. Par conséquent, il revient au juge constitutionnel ayant un accès complet aux considérations factuelles et de droit, d’évaluer tout type de motivation dans l’arrêt de condamnation émis par le juge ordinaire pénal. Il lui revient également de vérifier l’absence de cohérence logique des hypothèses ou des conclusions. Cela peut même impliquer pour le juge constitutionnel d’aller jusqu’à se prononcer sur le fond si ce sont les preuves circonstancielles qui emportent la conviction du juge ordinaire.

Selon les exemples précités, il semblerait que le juge constitutionnel adopte une position similaire à celle du juge supranational et notamment de la Cour européenne des droits de l’homme (Cour EDH) en vérifiant si l’appréciation de la preuve s’est bien déroulée, sans pour autant examiner les modes de preuve eux-mêmes. Il ressort en effet de la jurisprudence strasbourgeoise que la preuve ne fait pas partie du droit au procès équitable, excepté si elle a une influence décisive sur la décision du juge. En particulier, la décision Mantovanelli précise que

la Convention [CEDH] ne réglemente pas le régime des preuves en tant que tel. La Cour ne saurait donc exclure par principe et in abstracto l’admissibilité d’une preuve recueillie sans respecter les prescriptions du droit national. Il revient aux juridictions internes d’apprécier les éléments obtenus par elles et la pertinence de ceux dont une partie souhaite la production. La Cour a néanmoins pour tâche de rechercher si la procédure considérée dans son ensemble, y compris la manière dont la preuve a été administrée, a revêtu le caractère équitable voulu par l’article 6 § 1.

Cependant l’étendue et le degré du contrôle effectué par le juge constitutionnel, allant d’une simple vérification du respect des étapes procédurales jusqu’à un examen détaillé de la cohérence interne du raisonnement du juge ordinaire, peuvent considérablement varier d’une juridiction à l’autre.

La situation qui vient d’être exposée est celle d’une répartition des devoirs : il revient au juge ordinaire de vérifier l’exactitude matérielle des faits et au juge constitutionnel d’apprécier si cette vérification s’est correctement déroulée en termes procéduraux. Si, dans le deuxième scénario, c’est-à-dire dans le cadre du contrôle de la constitutionnalité de la preuve, le juge constitutionnel impose le respect du droit à la preuve, il convient de se demander si ce même juge s’oblige à le respecter dans son propre contrôle de la preuve d’inconstitutionnalité. Autrement dit, il s’agit d’examiner, par la suite, comment s’articule le discours légitimateur dans le cadre du contrôle principal, contrôle qui amène le juge constitutionnel à évaluer, en premier ressort, la preuve apportée devant lui et qui relève la discipline du droit de la preuve dans le procès constitutionnel.

 

B. Les aménagements de la procédure probatoire ordinaire

Dans le contexte du développement d’un « droit commun du procès », la doctrine du contentieux constitutionnel comparé s’est déjà prononcée à la fois sur l’applicabilité et l’application des principes directeurs régissant le procès constitutionnel. Un standard de modèle processuel, dicté par les instances européennes, s’exporte vers les juridictions nationales, notamment les juridictions constitutionnelles. Certains projets doctrinaux interprètent ainsi l’évolution de la juridictionnalisation du contentieux constitutionnel à travers la promotion du droit au procès équitable.

En France, par exemple, plusieurs constitutionnalistes suggèrent que les modalités de fonctionnement jouent un rôle déterminant pour le renforcement de la légitimité de la justice constitutionnelle. Pour Pascal Jan,

la procédure, plus encore que les modalités de nomination, détermine largement la légitimité du Conseil constitutionnel et sa jurisprudence. Pour cette raison, les conditions d’exercice de sa fonction juridictionnelle représentent un enjeu essentiel d’une réforme de la juridiction constitutionnelle française.

Thierry Santolini définit également la légitimité en un sens procédural :

la légitimité de l’action juridictionnelle dépend de la manière dont elle se déroule. Ainsi, la forme processuelle et l’application des principes procéduraux assurant aux parties un traitement équitable et le droit d’être entendues, constituent les principales sources de la légitimité des juridictions constitutionnelles.

Enfin, selon Dominique Rousseau,

la formalisation de la procédure suivie devant le Conseil est même la conséquence nécessaire de la reconnaissance de sa fonction de juge et d’un différend constitutionnel ; si, en effet la Cour de Strasbourg n’analysait pas les questions préjudicielles de constitutionnalité comme un procès, elle ne les soumettrait pas aux exigences de l’article 6 de la Convention. En adoptant un code de procédure qui fait droit à ces exigences, le Conseil marque le caractère juridictionnel de sa fonction.

Plusieurs États à travers le monde font le choix de prévoir une procédure probatoire devant le juge constitutionnel. Le contenu de ces réglementations peut considérablement varier à la fois sur le plan qualitatif et quantitatif. Rares sont les législations qui sont détaillées quant à toutes les étapes probatoires classiques : admissibilité, modes de preuve, charge de la preuve, évaluation, standard de preuve, etc. Un exemple de réglementation explicite et relativement exhaustive est celui de la loi organique sur la Cour constitutionnelle lituanienne. Cette loi précise les conditions d’admissibilité, de discussion et d’évaluation de la preuve.

Toutefois, l’existence d’une procédure et le respect des exigences du procès équitable, y compris le respect du droit à la preuve, n’implique pas nécessairement une procédure identique à celle qui se déroule devant le juge ordinaire. Par « procédure probatoire » devant le juge constitutionnel, il faut plutôt entendre une procédure ajustée aux particularités structurelles et téléologiques du procès constitutionnel. Cet ajustement signifie que la procédure probatoire doit être dénuée de tout formalisme excessif et peut aller jusqu’à impliquer une absence de procédure probatoire.

L’exemple du code processuel constitutionnel péruvien constitue l’illustration parfaite de la possibilité de légitimation par l’absence d’une procédure probatoire. L’article 9 dudit code prévoit que

Dans les procès constitutionnels, il n’y a pas d’étape probatoire. Sont seulement apportés les moyens de preuve qui ne nécessitent pas d’action, ce qui n’empêche pas la réalisation des actes de preuve que le juge considère comme indispensables, sans affecter la durée du procès. Dans ce dernier cas, aucune notification préalable ne sera requise.

Cette disposition doit être lue à la lumière des principes directeurs énoncés par l’article III du même code, parmi lesquels figurent l’économie procédurale, l’immédiateté et la socialisation procédurale.

Il serait possible de penser que l’absence de phase probatoire est susceptible de porter atteinte au droit à la protection juridictionnelle effective, et notamment au droit à la preuve. Toutefois, le discours des acteurs juridictionnels, à la fois des juges et des professeurs, parvient à nuancer ce risque à travers une possible réintroduction de l’étape probatoire si le juge constitutionnel l’estime opportun et nécessaire.

Dans l’affaire Alejandro Tarazana Valverde du 22 septembre 2008, le Tribunal constitutionnel péruvien a précisé que

l’amparo constitue un procès dans lequel le juge n’a pas, en substance, à exercer une activité probatoire, mais seulement à juger la légitimité ou l’illégitimité constitutionnelle de l’acte réputé nocif ; en tant que moyen de protection urgente, ce procès doit nécessairement être rapide, simple et efficace[.] C’est pourquoi, dans le procès d’amparo, on ne peut élucider les affirmations qui ont pour objet la protection d’un droit fondamental dont la détention est incertaine ou litigieuse ou qui reposent sur des faits contradictoires ou controversés, ou qui nécessitent la production de preuves complexes. Cependant, cela n’interdit pas au juge de demander l’exécution de mesures de preuve complexes quand il les juge nécessaires et indispensables pour déterminer l’illégitimité ou la légitimité constitutionnelle de l’acte réputé dommageable.

De la même manière, dans l’affaire RJ.S.A. Vda. De R du 7 novembre 2007, le Tribunal constitutionnel péruvien affirme que

Bien que l’article 9 du Code susmentionné limite et établit l’absence d’étape probatoire dans les procédures constitutionnelles, il est également vrai qu’il existe une exception à la règle lorsque la deuxième partie du même article autorise « […] l’accomplissement des actes de preuve que le juge estime indispensables, sans affecter la durée de la procédure ». De ce point de vue, ce qui existe réellement n’est qu’une limitation à l’action probatoire, puisqu’il est, en pratique, indispensable de présenter des éléments de preuve démontrant la violation ou la menace d’un droit constitutionnel. L’exception à la règle repose sur les dispositions de l’article 1 du Code, en ce sens que « l’objectif de tous les procès relatifs aux droits de l’homme est […] de protéger les droits constitutionnels en restituant les choses à l’état antérieur à la violation ou à la menace de la violation d’un droit constitutionnel ». Sur le fondement de cette prémisse, notre Tribunal a le devoir impérieux d’accomplir tout acte de preuve qu’elle juge nécessaire et sans que cela affecte la durée du procès. C’est dans ce contexte que s’explique la faculté du Tribunal constitutionnel de demander, par exemple, la participation d’un amicus curiae, comme cela a été le cas dans l’affaire STC 7435-2006-PA / TC, en vertu de l’article 13-A de son règlement normatif.

La doctrine apporte le même type des nuances. Berly Javier López Flores note, à propos de cette ausencia codifiée, que,

en dépit de cette réglementation procédurale, la pratique jurisprudentielle nous avertit de l’existence « matérielle » d’une phase probatoire dans les procès constitutionnels, pour décrire la situation factuelle d’une activité probatoire abondante et complexe et des questions éminemment techniques (par exemple, environnementales, technologiques, médicales, etc.) qui sont abordées devant le juge constitutionnel, [une phase qui est donc très comparable] à l’activité probatoire complexe qui se déploie « formellement » et à travers la réglementation d’une étape ou d’une phase probatoire devant le juge ordinaire.

Si certains auteurs transposent la logique du code processuel constitutionnel péruvien qui empêcherait le déroulement d’une étape probatoire pour des motifs de célérité et d’urgence au cas colombien, plusieurs aménagements permettent de relativiser l’absence totale de procédure probatoire. Nattan Nisimblat note à cet égard que

l’enquête en Colombie a donné des résultats particuliers en ce qui concerne l’admissibilité des preuves dans les recours de tutela, sa conduite, la manière de la décréter et la manière de l’évaluer, en concluant qu’il n’y a pas, en premier lieu, de restriction [de la procédure probatoire] consacrée à l’instar du Code processuel constitutionnel péruvien[.] Bien qu’il soit clair que le très court procès de tutela prend place dans son intégralité dans un délai de 10 jours, […] si une preuve doit être évaluée dans un jugement, le seul moyen afin de garantir la légalité, la licéité et la contradiction, est de respecter, en accord avec le principe d’adéquation, le principe de nécessité probatoire, selon lequel toute décision doit être fondée sur des éléments de preuve réguliers et opportuns liés au procès.

Dans l’objectif de rendre la procédure probatoire plus égalitaire dans le procès constitutionnel, les règles sur la charge de la preuve peuvent également être aménagées. En raison d’une présomption de constitutionnalité qui bénéficie parfois aux dispositions contestées, l’onus probandi pèse sur le demandeur. Cette présomption impliquant un fardeau de la preuve assez important pour le justiciable, elle pourrait directement menacer l’esprit de justice corrective qui imprègne le code péruvien. Les aménagements du formalisme excessif devraient ainsi permettre la correction des situations inégalitaires des parties au procès. C’est pourquoi, Guillaume Tusseau note qu’

un tel principe [de présomption de constitutionnalité] n’empêche pas les juges constitutionnels de renverser cette charge une fois un commencement de preuve apporté par le demandeur. Tel est notamment le cas en matière de garantie des droits fondamentaux, où un principe pro homine tend à faire peser une certaine suspicion sur l’action de la partie forte.

En Équateur, l’article 16 de la loi organique des garanties juridictionnelles et du contrôle constitutionnel prévoit ainsi en matière de recours de protection des droits fondamentaux que

Le demandeur doit démontrer les faits allégués dans le procès ou à l’audience, sauf dans les cas où le fardeau de la preuve est renversé.

Dans le même sens, au Costa Rica, en matière de recours d’habeas corpus, l’article 23 de la loi de juridiction constitutionnelle énonce que

Si le rapport n’est pas rendu dans le délai imparti [par le défendeur, accusé de méconnaitre un droit fondamental], les faits invoqués peuvent être considérés comme certains[.]

Il en va de même en matière de recours d’amparo, selon l’article 45 de la loi précitée, qui prévoit que

Si le rapport n’est pas rendu dans le délai imparti, les faits seront considérés comme établis et l’amparo sera résolu sans autre procédure, à moins que le tribunal ne juge nécessaire de procéder à une enquête préliminaire[.]

Il résulte de ces exemples que, dans le contexte de certains types de contentieux, le juge constitutionnel n’a pas à respecter toutes les exigences procédurales pesant sur le juge ordinaire, car il doit statuer en urgence et dans des délais extrêmement brefs. Le discours de légitimation se réalise ainsi par la présence d’une procédure qui n’est pas extensivement réglementée. Cette réglementation moins contraignante ou allégée résulte du choix conscient d’éviter une procédure probatoire lourde qui risquerait d’aller à l’encontre du procès équitable tel qu’il est spécifiquement entendu dans le cadre des recours de protection des droits fondamentaux.

 

Conclusion

La légitimation du procès constitutionnel par la preuve peut être réussie quelle que soit la finalité privilégiée par les acteurs constitutionnels. Si le dessein constitutionnel donne priorité à la finalité de la légitimité substantielle, il légitime les larges pouvoirs d’instruction du juge constitutionnel à travers le besoin de maximisation des preuves collectées. Si, au contraire, le dessein constitutionnel donne priorité à la finalité de la légitimité procédurale, il légitime la fonction du juge constitutionnel à travers le déroulement d’une procédure probatoire équitable. Le résultat du procès peut ainsi plus facilement recevoir l’approbation de la communauté et renforcer la confiance au fonctionnement de la justice constitutionnelle.

Néanmoins, il serait simpliste de penser que les acteurs constitutionnels opèrent un choix clair entre la légitimité substantielle et la légitimité procédurale sans chercher une sorte de compromis et de conciliation entre celles-ci. C’est pourquoi les deux discours légitimateurs proférés par les divers acteurs constitutionnels se combinent et se complètent. Les acteurs font simplement appel à la preuve, entendue lato sensu, parce qu’elle a la capacité de leur offrir une double piste de légitimation : ils peuvent respecter l’une par l’autre sans être obligés de trancher entre l’une et l’autre. Quelle que soit la manière dont la preuve est réglementée et pratiquée, les juges l’instrumentalisent afin de justifier leurs initiatives, actions et raisonnements de sorte que leur marge de manœuvre s’avère extrêmement discrétionnaire. Cela revient à se demander si le discours de légitimation pourrait être requalifié en un discours d’autolégitimation.

Il faudrait encore déterminer par rapport à qui la légitimation des juges constitutionnels doit être considérée : aux justiciables, aux parlements nationaux, à la Cour européenne des droits de l’homme, etc. À nouveau, les ramifications qu’impliquerait un traitement satisfaisant de la question sont nombreuses. La forme de pondération des modes de légitimation peut différer selon les juges – comme acteurs individuels –, selon les cours, selon les époques, selon les cultures, etc. L’effort que chaque système doit investir hic et nunc dans une démarche de légitimation dépend ainsi des spécificités culturelles liées au contexte et à l’environnement institutionnel. Ce sont ces spécificités qui font pencher la balance en faveur de l’un des modes de légitimation ou de l’autre ou, pour le moins, qui obligent à ajuster constamment le dosage de chacune des deux légitimités lorsque celles-ci se combinent.

Nefeli Lefkopoulou


Nefeli Lefkopoulou prépare actuellement une thèse sur la preuve en contentieux constitutionnel comparé à l’École de Droit de Sciences Po Paris sous la direction du Professeur Guillaume Tusseau. Elle occupe un poste dATER en droit public à lUniversité Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Elle a également enseigné au Collège Universitaire de Sciences Po Paris et Reims en tant que Maître de conférences de méthode (Droit Constitutionnel Comparé, Institutions Politiques, Comparative Judicial Politics) et en tant que Chargée de Travaux dirigés au sein des Universités Panthéon-Assas, Panthéon-Sorbonne et Paris Nanterre (Droit Administratif, Droit de l’Union européenne, Droit Constitutionnel).