Que nous dit le « paradoxe libéral » d’Amartya K. Sen sur la liberté ?
Introduction
On ne peut ignorer les difficultés rencontrées lorsqu’il s’agit d’établir le cadre conceptuel permettant de donner corps à l’idée d’une sphère privée pour la liberté des personnes. Cette idée affleure dans les doctrines libérales (celles de Constant ou de Mill en particulier), sous une forme qui paraît devoir se laisser ramener assez aisément au modèle de la propriété : chacun doit être laissé maître de certaines choses, il y a des choses que l’on ne peut pas faire à autrui sans son consentement, etc. Toutefois, le recours à un modèle de « propriété » est ici très difficile (notre personne n’est pas une chose à posséder) et les barrières à poser pour protéger un domaine personnel ne sont pas toujours compatibles d’une manière évidente avec le souci de la promotion de la liberté en un sens adéquat.
La contribution de la théorie générale des choix collectifs, issue principalement des travaux de Kenneth Arrow et d’Amartya Sen, a permis un surcroît de rigueur dans l’analyse, tout en apportant des éléments d’unification à l’étude des droits dans différentes disciplines (la théorie abstraite de la décision pouvant apparaître transversale par rapport à ces disciplines). Mais certains aperçus sont antérieurs à la constitution de cette théorie, comme on le rappellera. La contribution à l’analyse des droits que représente le « paradoxe libéral » d’A. K. Sen a établi des liens qui demeurent très intéressants entre l’interdépendance sociale et la liberté individuelle. Ce que le paradoxe a contribué à révéler peut s’avérer précieux lorsqu’il s’agit d’apprécier le type de liberté qui se trouve protégé par les droits individuels.
I. Problèmes généraux de la « sphère privée »
A. Un antécédent : Sidgwick, critique de la notion d’un domaine personnel
La critique développée par Sidgwick (au livre IV des Methods of Ethics, chap. V) autour de la question de ce que nous avons pris l’habitude d’appeler la « sphère privée » (« large sphere of individual option and self-guidance ») a pour nous, rétrospectivement, un air de famille avec le « paradoxe libéral » dévoilé par Amartya Sen en 1970, qui sera évoqué plus loin. Au-delà des discussions internes au courant utilitariste (Sidgwick se référait à Bain et latéralement à Mill), elle reflétait une manière de prendre position dans un débat très ancien. Les meilleurs choix (tels qu’on peut les apercevoir d’après les meilleurs raisonnements) ne risquent-ils pas d’être « bloqués » par des contraintes supposées devoir s’appliquer strictement aux choix individuels ou collectifs, notamment les contraintes naissant du respect de droits ou d’une sphère d’auto-détermination reconnue ? Cela menace de limiter la portée du raisonnement moral, que les droits ou les sphères personnelles soient relayés ou non par des dispositifs sociaux de contrainte tels que les dispositifs juridiques.
Le problème examiné par Sidgwick était donc celui de la délimitation d’une sphère de choix discrétionnaire des individus pouvant motiver un écart par rapport à l’exigence d’une application uniforme du principe d’utilité. D’un point de vue autre que strictement utilitariste, bien sûr, le problème ne pourrait que gagner en profondeur si l'on tient compte du fait que certains choix discrétionnaires qui se voient reconnaître de l’importance dans la vie sociale (d’une manière que le philosophe ne peut négliger) paraissent entrer en conflit, dans certains cas, avec la recherche de l’utilité.
Rien n’interdit d’essayer de montrer qu’il y a une sorte de convergence en dernière analyse, le respect des choix personnels (excluant la responsabilité face à la société) apparaissant finalement, et tout bien pesé, avantageux pour la collectivité : on pourrait ainsi s’essayer au tracé dudit domaine personnel à partir du principe général de l’utilitarisme. Mais, à cause des circonstances variées de la vie humaine, l’exercice est assurément difficile et quelque peu spéculatif dès lors que le problème est traité sous un angle général.
En particulier, Sidgwick notait (se référant directement à l’introduction du On Liberty de Mill) l’absence de moyen simple, du fait des entrelacs complexes de la sympathie et de l’intérêt parmi les membres d’une communauté civilisée, de se référer, pour délimiter un domaine personnel, à une formule générale telle que celle qui vise la partie de la conduite d’un homme qui ne concerne que lui-même d’une part, et d’autre part les autres dans la mesure seulement où le fait d’être affecté résulte chez eux d’un consentement libre et éclairé (free and undeceived consent). À dire vrai, toute perte de bonheur chez quelqu’un est susceptible d’affecter les autres sans leur consentement. Rien ne justifie alors que l’on néglige comme Mill ces inconvénients secondaires, en les mettant en regard des avantages du libre développement de la personnalité individuelle.
La seconde étape de l’argumentation de Sidgwick consistait à montrer qu’en supposant même tracées (au moyen de quelque formule générale) les frontières d’une sphère individuelle de choix discrétionnaire, l’individu devrait encore, à l’intérieur de ces frontières, prendre en compte tous les effets notables de ses actions sur le bonheur des autres. À travers cette critique de Bain et Mill par Sidgwick, on voit se profiler une problématique un peu plus générale que celle qui est explicitée par l’auteur.
B. Une problématique plus générale
Les choix délibérés peuvent bien faire intervenir des normes éthiques ou des normes sociales, en particulier celles qui servent à caractériser une sphère de choix discrétionnaire et protégée que l’on choisit d’accepter comme telle, probablement (dans les cas courants) parce que l’on arrive à se convaincre qu’elle est bien fondée. Ce sont alors des propriétés des procédures sociales habituellement jugées admissibles, mais qui ne laissent pas d’être problématiques pour ce qui est de leur justification philosophique. Si elles doivent apparaître justifiées, ces propriétés doivent elles-mêmes pouvoir être dérivées de principes ou normes de rang plus élevé, en tenant compte des particularités de la vie sociale. Cette dernière peut être identifiée conventionnellement à la « procédure » par laquelle on parvient à des résultats bons ou mauvais.
On ne procède pas autrement lorsqu’on se réfère à des principes généraux pour établir à titre dérivé, en tenant compte des particularités d’un contexte culturel ou institutionnel, la valeur d’un ensemble de contraintes ou d’attentes fixes relatives aux actions des uns et des autres. Un conflit peut alors apparaître avec des considérations substantielles relatives au fait de faire son propre bien ou de poursuivre un intérêt partagé, ou l’intérêt général dans la société envisagée globalement. Deux régimes de justification ou de critique coexistent et leur compatibilité n’est pas assurée.
Cicéron faisait déjà observer, dans le De Officiis, que l’honnête s’oppose quelquefois à l’utile ; il faut alors choisir. Or, ce qui est réputé « honnête » dans la vie sociale consiste souvent à respecter le libre choix d’autrui, nonobstant le fait que les conséquences comportent des aspects négatifs pour autrui ou pour la personne elle-même. Par exemple, il peut s’agir de respecter la volonté de quelqu’un de protéger ses biens et de ne pas les mettre à profit, alors qu’ils pourraient servir à autrui. Ou bien il peut s’agir de ne pas interférer avec des choix personnels qui, à l’évidence, risquent fort d’avoir des conséquences désastreuses pour la personne elle-même. Pensons aussi aux situations dans lesquelles une personne pourvue de talents remarquables s’apprête à faire des choix de vie qui sont de nature à empêcher leur développement ou leur épanouissement ; si regrettables que soient les conséquences pour la personne elle-même ou pour les autres, le respect du choix personnel conduira normalement à s’abstenir de toute interférence.
Les normes en présence que nous considérons sont donc, d’un côté, une norme conséquentialiste, autrement dit, procédant de l’appréciation de la qualité des conséquences – par exemple, dans l’utilitarisme, le « principe d’utilité » selon lequel il est juste de chercher à promouvoir le plus grand bien-être total – et, d’un autre côté, une norme que l’on peut dire procédurale, selon laquelle une certaine décision individuelle doit être réputée admissible du fait qu’elle s’inscrit dans un domaine constituant la prérogative légitime et reconnue d’un individu. La dimension « procédurale » renvoie ici au traitement (que l’on souhaite correct ou approprié) des uns par les autres, dans leurs relations sociales mutuelles. La question n’est pas directement la production causale des meilleurs résultats (fût-ce au regard d’objectifs très généraux comme le bonheur ou le bien-être). Le type de prérogative individuelle dont il s’agit peut prendre différentes formes, plus ou moins explicites et contraignantes. La définition de droits individuels appelant un respect strict se situe à l’extrémité contraignante du spectre des possibles, dès lors que le respect attendu est sanctionné juridiquement.
Naturellement, la décision individuelle peut être appréhendée aussi comme une contribution individuelle au choix collectif d’un état de la société. Au demeurant, le point de vue privilégié pour l’évaluation de la rationalité de la décision individuelle (ou de son caractère défendable) sera bien un point de vue d’emblée collectif, si la norme conséquentialiste dont il s’agit ici relève d’une éthique universaliste prétendant à l’impartialité, à l’exemple de l’utilitarisme. Dans un tel cadre, ce qui est à évaluer est un état de fait qui intéresse une collectivité : un état sur lequel il faut se prononcer sans privilégier son propre point de vue. Si l’on veut considérer l’« utile », il faudra donc l’envisager dans une perspective universelle, à égale distance de l’hédonisme égoïste et de l’indifférence au sort des personnes. Un conflit entre l’avantage personnel et l’appréciation conséquentialiste proposée ne pourra être exclu.
II. Le « paradoxe libéral »
Ce degré de généralité dans la description de la problématique léguée par Sidgwick paraît adapté pour situer l’apport de la théorie des choix collectifs. Héritier sur certains points des préoccupations utilitaristes, mais nettement plus général dans sa portée, moins contraignant aussi à l’échelon des hypothèses (s’agissant particulièrement des hypothèses de mesure et de comparabilité interpersonnelle du bien-être), le cadre théorique de l’analyse contemporaine des choix collectifs permet d’aborder avec précision les problèmes de ce genre. Plusieurs états du monde sont possibles ; un seul est finalement réalisé et la sélection de cet état dépend des options exercées par les membres de la communauté considérée. Dans ce contexte, l’attribution de droits quelconques aux individus s’avère paradoxale : c’est ce que paraît montrer le théorème du « Parétien libéral » (ou « paradoxe libéral ») dû à Amartya K. Sen.
Supposons que chaque individu sache classer de manière complète et cohérente (sans intransitivité) les états sociaux possibles. Supposons que le classement social des options soit lui aussi cohérent (ou « bien défini », résolu) au sens minimal suivant : dans chaque sous-ensemble d’options, on peut définir au moins un « meilleur élément » (ou plusieurs). Est-il possible, alors, de se représenter le classement collectif comme un produit légitime des préférences individuelles ? Non, s’il existe des droits individuels. En effet, il paraît raisonnable d’admettre au moins conjointement les conditions suivantes :
1/ Les individus peuvent avoir des préférences quelconques ;
2/ Si tous préfèrent strictement un état social à un autre, alors le classement social de ces deux options doit refléter cette même hiérarchie.
Par ailleurs, l’existence de droits individuels implique certainement qu’il y ait au moins deux individus dont chacun « emporte la décision dans les deux sens » (c’est-à-dire quel que soit le sens du classement) pour au moins une paire d’états sociaux. Or, s’en tenant à de telles hypothèses, A. Sen a démontré qu’il n’existait aucun moyen de trouver un passage conduisant des préférences individuelles au classement collectif.
Concentrons notre attention sur l’exemple qui accompagne le théorème et qui en fait ressortir la nature d’une manière frappante, directement liée aux discussions éthiques et politiques à propos des torts et des vertus du libéralisme. Deux personnages – dont on retiendra les initiales, P et L – sont engagés, autour de la lecture d’un exemplaire de L’amant de Lady Chatterley (le roman de D.H. Lawrence), dans l’interaction suivante, qui concerne le choix social de l’un des trois états a, b et c (il n’y a qu’un exemplaire du livre, et les deux agents ne peuvent le lire ensemble).
| L lit | L ne lit pas |
P lit | – | a |
P ne lit pas | b | c |
Monsieur P préfère c à a, et a à b. Monsieur L préfère a à b et b à c. Ce sont des agents qui ont l’un et l’autre des préférences complètes et raisonnablement ordonnées sur ce qui peut se produire dans leur petite société.
Voici alors une condition « libérale » minimale que l’on peut avoir le souci d’imposer : puisque la différence entre les états a et c ne concerne que la lecture de l’ouvrage de l’ouvrage par P, il faut que ses préférences à ce sujet soient reflétées dans le choix collectif. L’agent P devrait avoir le droit de voir a ou c prévaloir dans les cas où, respectivement, il préfère a à c ou c à a. De même, la paire {b, c} devrait être le support d’un droit pour l’agent L. D’un point de vue social, alors, on doit avoir : c préféré à a ; b préféré à c.
Or – et tel est le paradoxe – a est supérieur à b au sens du critère de Pareto (et même, du critère faible de Pareto). En effet, chacun des deux agents préfère strictement a à b ; pourquoi donc ne pas suivre cette préférence unanime ? Le problème est donc qu’il n’y a pas alors de « meilleur » choix social repérable. Nos critères à ce sujet révèlent simplement leur division et cette situation peut valoir comme illustration du « paradoxe libéral ».
L’application de la théorie des choix collectifs aux droits a pu susciter la critique, notamment parce que la relation entre la personne et l’objet des droits (chez Sen, l’obtention d’un état social de préférence à d’autres) n’y est pas immédiate : elle s’appuie sur un processus de choix collectif. Nombreux sont les philosophes qui peinent à y consentir. On a pu chercher à cerner de manière plus appropriée le contrôle immédiat que peuvent exercer des individus sur des aspects de leur vie qui ne concernent qu’eux. Selon la critique développée par Robert Nozick dans Anarchie, État et utopie, plus radicalement, il est erroné de concevoir les droits comme autant d’aspects d’un processus de choix collectif, puisque les droits, précisément, délimitent comme de l’extérieur l’espace des choix collectifs possibles.
Toutefois, il apparaît difficile de faire abstraction des préférences individuelles au moment de réfléchir à l’opportunité de tenir compte de telle ou telle distribution des droits. Comment éluder la question de la transition de ces préférences vers un ordre de priorité « collectif » ? L’articulation de ces deux registres reste assez mal éclaircie mais il n’est pas aisé de contourner les paradoxes révélés par l’approche en termes de choix collectifs. En particulier, il faut remarquer que la détermination concrète des priorités collectives enveloppe habituellement la considération des droits qui sont mis en cause. Si l’on entend préciser des orientations collectives (à travers un classement collectif des options disponibles) d’une manière qui ait quelque rapport assignable avec les jugements ou préférences des individus (comme y invite le cadre d’analyse des choix collectifs), alors il faut aborder la question de l’interférence possible entre les jugements des personnes et le respect réciproque de leurs droits en société. C’est bien à cette articulation que l’on rencontre le « paradoxe libéral ».
L’approche retenue par A. K. Sen repose en effet sur la prise en compte d’aspects fondamentaux du problème : les droits à exercer sont habituellement pensés en termes de choix entre des options ; ce choix importe du point de vue des préférences individuelles ; les droits exercés sont autant de garanties relatives aux conséquences de la vie sociale. La transition vers un autre formalisme (dans la plupart des cas, celui de la théorie des jeux ou un système conceptuel voisin) ne se justifie vraiment que si l’on considère que l’objet réel des choix est constitué par les actions (en fait, des stratégies complexes et capables d’incorporer des conditions relatives à la conduite des autres et aux événements externes), et non pas par des options ouvertes à la société en tant quel telles.
En somme, la prise en compte explicite de la nature sociale des « options » (dans l’exercice des droits) constituerait un premier saut épistémologique, accompli par la théorie des choix collectifs. Le deuxième saut éventuel consisterait à admettre que l’on ne choisit jamais vraiment des options, car l’on ne peut rien choisir, dans un contexte d’interaction sociale, qui ne dépende aussi de l’attitude d’autrui. Il faudrait alors considérer que les agents se trouvent à l’initiative de certaines actions et opèrent une sélection à ce niveau. Cette alternative a été importante dans le débat qui a vu s’opposer, à propos de la conceptualisation ou de la modélisation des droits, l’approche d’Amartya Sen et l’approche proposée par Robert Nozick, suivi par Peter Gärdenfors.
III. Le « libéralisme minimal » : quelle pertinence pour le libéralisme ?
Dans le dilemme de Sen, ce qui justifie l’hypothèse de libéralisme minimal est que certains états de fait (ou « état sociaux» selon le terminologie de la théorie des choix collectifs) ne diffèrent l’un de l’autre que par la situation personnelle de l’un des participants à l’interaction. Il s’agit alors du genre de question dont on confie habituellement la résolution aux individus sur une base décentralisée. Mais si la liaison entre les satisfactions des agents est aussi étroite que le décrit l’énoncé d’un problème tel que celui de « Lady Chatterley », alors on peut penser qu’en vérité, les états en question diffèrent l’un de l’autre par tout autre chose que la situation personnelle de l’agent. Ils diffèrent l’un de l’autre aussi par ce qui arrive à autrui, parce que les situations respectives des deux agents sont corrélées. Si je suis l’un des agents, selon ce que arrive à l’autre dans sa sphère réputée « personnelle », mes préférences quant à la détermination de ce qui est supposé « personnel » pour moi aussi (lire ou non) se trouvent altérées.
Il y a lieu de penser que le respect des préférences individuelles dans l’attribution de droits (le type de respect qu’enveloppe l’hypothèse de libéralisme minimal) oblige à considérer les choix que l’individu pourrait être amené à effectuer sur la base de ses préférences. Posséder un droit, en effet, c’est être en mesure de choisir ce que l’on veut, d’après ce que l’on préfère, lorsque le choix se propose. Pourquoi alors vouloir que les individus puissent choisir sur la base de leurs préférences dans un domaine particulier, supposé « personnel » ? C’est normalement parce que l’on pense que ces agents seront en mesure d’opérer les choix correspondant à leur préférence quant à ce qui est personnel, comme le fait de lire ou de ne pas lire.
Mais précisément, dans un problème tel que celui de « Lady Chatterley » et dans les autres illustrations concevables du paradoxe libéral, les préférences individuelles portent sur des états de la société, dont la détermination ne relève pas simplement de leur libre arbitre et dont la description incorpore des données autres que celles qui concernent ce qui est dit « personnel ». Le cadre d’analyse est tel que la possession de marges de manœuvre à propos de ce qui est « personnel » implique effectivement, comme le soulignait A. Sen, la faculté d’être arbitre au sujet d’une paire d’états sociaux ; il s’agit d’une conséquence du libéralisme plus que d’une exigence substantielle de libéralisme qui serait directement interprétable en termes de liberté.
Cependant, l’espèce de « dictature locale » qui est alors attribuée aux individus dans les choix collectifs porte sur un objet qui est en excès par rapport à une alternative « personnelle » telle que « lire ou ne pas lire » ; un élément de description concernant l’autre agent est également impliqué, de par le format de l’analyse, qui reflète adéquatement l’interdépendance sociale qui sous-tend la formation des préférences individuelles. La liaison ainsi mise en évidence dans le cadre théorique et jusque dans la structure des préférences (pour des préférences possibles) relativise alors considérablement la nature « individuelle » des options présentées comme « personnelles ». Si ce qui est « personnel » n’est pas véritablement « individuel », il est secondairement difficile de concevoir le libéralisme dit « minimal » comme une exigence véritablement minimaliste, ou peu exigeante.
Il s’agit en vérité d’exiger beaucoup : alors même que les préférences individuelles sur une alternative telle que « lire ou ne pas lire » peuvent dépendre de ce qui arrive à autrui, on se réfère à cette alternative pour justifier une dictature personnelle, dans un contexte collectif, relativement à deux déterminations complètes possibles de l’état de la société. Ne vaudrait-il pas mieux considérer d’emblée que pour ce qui est des conséquences en termes de préférences sur des paires d’options, la préférence pour « lire contre ne pas lire » est dépourvue de sens indépendamment de la paire d’états sociaux que l’on considère ? Ainsi, sous l’hypothèse que P ne lit pas, L préfère lire plutôt que ne pas lire. Mais sous l’hypothèse que P lit, L n’a pas de préférence pour un état de la société dans lequel le lecteur serait plutôt lui-même. Selon le point de comparaison retenu, il préfère lire, ou bien il préfère ne pas lire. Dans de telles conditions d’interdépendance, alors même que les préférences individuelles sur les paires d’états sociaux possibles reflètent bien quelque chose de personnel, il est a priori difficile de rapporter ces préférences à une faculté personnelle – telle que « lire » – dont l’exercice (menant aux conséquences souhaitées) serait une affaire de liberté.
Ainsi, dans le problème d’A. Sen, on veut prendre en compte la préférence des agents pour certains états de la société face à d’autres et l’on pense souvent que c’est « naturel » parce que cela reflète simplement la volonté de déterminer d’une manière ou d’une autre des attributs personnels, qui doivent figurer dans un domaine de choix arbitraire attaché à chacun. Mais cette analyse est incorrecte ; c’est hâtivement que l’on jette un pont vers les questions de « liberté » les plus classiques. La détermination dans un sens ou un autre de ce qui est « personnel » n’est pas, dans le cas général, indépendante d’éléments descriptifs qui concernent d’autres traits de la réalité et qui peuvent même concerner (comme le montre bien l’exemple de « Lady Chatterley ») ce qui est simultanément réputé « personnel » pour autrui.
Dans l’exemple de Lady Chatterley, la préférence pour un état contre un autre (par laquelle on exprime ce qui devrait être la matière de droits individuels), ne reflète pas véritablement une préférence pour la lecture contre la non-lecture (et pas davantage, une préférence pour la non-lecture contre la lecture). Il serait pourtant essentiel qu’il en aille ainsi, si le caractère décisif des individus sur certaines paires d’options devait refléter, au-delà de la dictature locale qu’on leur reconnaît, un véritable respect libéral de leur choix d’avoir ou non l’initiative de faire ou de ne pas faire quelque chose, d’une manière qui soit conforme à leurs préférences, à partir d’un état social donné.
Ainsi, la formalisation initiale du problème n’exprime pas véritablement, fût-ce à titre « minimal », une « philosophie libérale ». Elle élucide plutôt une logique de la frustration ou de la satisfaction individuelle, sur une base conséquentialiste, dans un contexte où il y a des interdépendances (ou externalités) entre les traits des situations individuelles qui sont explicatifs au regard des préférences. Grâce à cette élucidation, on montre qu’il y a une incompatibilité entre l’exigence d’une garantie individuelle relative à la prévalence de certains états sur d’autres (garantie qui s’apparente à un droit positif à quelque chose), et l’exigence de respect de l’unanimité. C’est cela qui est démontré et il est bien difficile, à l’examen, d’aller plus loin dans l’interprétation.
L’attrait essentiel du formalisme initial d’A. Sen tient en fait à ceci, que les conditions imposées à la correspondance de choix social reflètent des garanties offertes aux individus quels que soient les profils de préférences présents dans la société qui les environne. La condition de libéralisme minimal leur garantit que, quelles que soient les préférences des autres et l’agenda politique (l’ordre dans lequel les questions qui intéressent la collectivité sont réglées), certains éléments importants de leurs préférences personnelles s’imposent à la collectivité, quoi qu’il en soit des inconvénients ou des contraintes pour autrui.
Il semble naturel d’entendre sous le terme « droit individuel » une opportunité que l’agent souhaite réellement exercer, parce qu’elle lui permet d’améliorer sa situation en modifiant le monde dans lequel il vit (ce qui n’est pas exactement superposable au fait que des préférences sociales reflètent certains aspects des préférences personnelles dans la comparaison entre états sociaux possibles). C’était l’intuition centrale de R. Nozick et de P. Gärdenfors dans leur approche critique des droits dans un contexte de choix social ; l’exercice des droits individuels, selon ces auteurs, ne détermine pas directement des aspects du classement social des états sociaux ; il conditionne plutôt l’obtention d’un état appartenant à une certaine classe d’états sociaux. L’obtention de cette classe d’états sociaux peut être, en elle-même, l’enjeu d’un choix délibéré chez un agent exclusivement soucieux des conséquences. Dans la vie sociale concrète, la difficulté est évidemment que le résultat de l’initiative individuelle dépend aussi des actions choisies par les autres agents.
Si l’on suit cette interprétation, on peut remarquer une certaine homogénéité entre le principe de la possession d’un droit individuel par les individus (condition de « libéralisme minimal » chez A. Sen) et l’exigence du principe de Pareto (ou de respect de l’unanimité). En effet, dans un contexte où les satisfactions relatives des individus sont connues, le principe de Pareto a de l’importance au plan normatif précisément parce qu’il garantit que rien n’est imposé de l’extérieur à des individus capables de se mettre d’accord sur un certain choix, c’est-à-dire, de réaliser ensemble un choix qu’ils effectueraient chacun si on le leur proposait. Le principe garantit donc que, dès lors que la chose est logiquement possible, on laisse aux individus (à tous les individus) la possibilité d’effectuer chacun un certain choix sur ce qui arrive à l’ensemble de la collectivité, de telle sorte que la collectivité prenne telle direction plutôt que telle autre. La possibilité logique signifie simplement ici qu’il n’y a pas de contrariété tenant à la diversité des préférences : il y a bien un certain choix virtuel d’un état social que tous voudraient effectuer.
Parallèlement, l’attribution d’un droit (au sens libéral du mot) à un individu signifie couramment que s’il veut faire évoluer dans une certaine direction un trait de sa situation personnelle (par exemple, lire ou ne pas lire), à partir d’un certain état de la société, on lui laisse la faculté de le faire. Ici non plus, rien n’est imposé de l’extérieur. Ainsi, dans l’un et l’autre cas, on rencontre une logique de primauté du consentement individuel.
L’objet du choix n’est cependant pas le même. Le principe de Pareto s’applique directement aux objets des préférences, qui sont aussi (du point de vue de la théorie d’ascendance arrovienne) les objets des choix collectifs, à savoir, les états possibles de la société. L’attribution d’un droit, de son côté, met en cause la libre détermination de traits personnels qui ne sont pas directement des enjeux des choix collectifs. C’est d’ailleurs ce qui donne du sens au fait de considérer en la matière une intention individuelle, en laissant dans l’ombre les conditions (parfois problématiques en vérité) de son harmonisation avec les intentions d’autrui.
Du fait de cette particularité, le discours sur l’exercice des droits individuels en contexte social peut rester un discours dans lequel l’exigence de liberté se présente comme une exigence de non-empêchement d’une initiative ou de non-interférence avec une intention (quant à ses résultats), autrement dit, comme une exigence qui est de l’ordre d’une recherche de garanties quant aux résultats de l’action individuelle engagée au sein de l’interaction sociale. S'agissant des droits individuels que nous rattachons aux valeurs de liberté, le respect de la volonté ou de l'intention n'est pas directement subordonné à une exigence de compatibilité entre les intentions respectives des individus. C'est à la philosophie d'examiner les conditions ou les grandes classes de situations sociales qui permettent de vérifier que la défense de ces droits possède une signification bien définie (en montrant par exemple que les problèmes de compatibilité interpersonnelle des intentions peuvent être négligés ou se trouvent tacitement résolus par divers mécanismes d'accommodement réciproque).
Conclusion
Tirons de cette étude quelques indications pour l’interprétation morale et politique du traitement des droits dans le cadre de « choix social » utilisé initialement par A. K. Sen et constamment réutilisé et retravaillé depuis 1970. Tels que spécifiés initialement, les droits exclusifs dans une sphère privée ne peuvent pas être identifiés avec la faculté de choisir, à partir d’un état social donné, de faire ou de ne pas faire telle ou telle chose, ou de se trouver dans tel type de condition plutôt que tel autre, conformément à sa préférence personnelle. C’est pourtant un aspect naturel, et même nécessaire, de la spécification d’un droit au sens des doctrines politiques libérales. On peut s’instruire de cette distance entre le libéralisme et le regard sur les droits qu’a proposé la théorie du choix social.
Voyons-y la confirmation de la différence qui existe entre deux manières de ne pas être « contraint ». Si l’absence de contrainte porte sur le fait que mes préférences se reflètent dans le choix d’un état de la société plutôt qu’un autre, la convergence avec les préférences des autres est essentielle et c’est le principe de respect de l’unanimité (ou principe de Pareto) qui exprime le mieux le libre choix, le conflit avec la dictature « locale » d’un individu n’étant alors ni surprenant ni redoutable. Si l’absence de contrainte porte sur la réalisation de projets ou d’intentions tendant à me faire être dans tel ou tel type de condition, il peut y avoir du sens à définir l’absence de contrainte sans imposer la convergence des plans des uns et des autres, en particulier lorsqu’il s’agit de la détermination de traits « personnels » qui peuvent être commis aux soins de chacun sans incohérence. Mais il faut alors convenir que l’objet du respect des droits ou libertés s’éloigne ici du domaine de l’expression des préférences individuelles dans un contexte social.