La « querelle de Machiavel » en France aux XIXe et XXe siècles
Chaque génération a pu lire Machiavel à la lumière des événements dont elle a été le témoin : la naissance de l’État moderne, les guerres de religion, la Révolution anglaise, la Révolution américaine, la naissance du constitutionnalisme et de la citoyenneté, la Révolution française et la première formulation des droits de l’homme en 1789, les mouvements de libération nationale, les nationalismes et les totalitarismes. Cette pensée n’a jamais cessé d’être interrogée, questionnée, remise en question, et il semble que cette interrogation soit consubstantielle à la pensée même de Machiavel. Celle-ci déborde les approches « contextuelles » de ceux qui en font un simple effet de la situation historique qui l’a rendue possible, et en même temps se dérobe aux interprétations « universalistes » de ceux pour qui il y aurait un « vrai » Machiavel dans le ciel de la théorie pure. Elle se situe dans l’entre-deux, entre ce que Machiavel doit à son temps et ce que lui-même, à partir des questions que ce temps lui avait posées, a voulu léguer, comme un acquis pour toujours, à la postérité.
À partir de Machiavel, contre lui ou avec lui, on s’était posé, depuis le XVIe siècle, les questions des limites du pouvoir des princes, du partage entre la morale et la politique, de la conformité des agissements des gouvernants aux préceptes de la religion. On s’était demandé s’il n’avait pas feint de s’adresser aux princes pour qu’en réalité les sujets entendent. On avait enfin tenté de justifier la révolution, depuis les puritains cromwelliens jusqu’aux Pères fondateurs de la Constitution américaine, en se donnant comme précédent et modèle le républicanisme romain, illustré par Machiavel dans les Discours ; et ce républicanisme machiavélien avait été mis en concurrence dans la seconde moitié du XVIIe siècle, en Angleterre et en Hollande, avec un autre modèle, la république aristocratique et le « régime mixte » de Venise. Il s’agissait là de lectures souvent soupçonneuses, malveillantes et parfois calomnieuses, et qui sont devenues violentes et partisanes au moment des guerres de religion ; cela tenait du procès d’intention, de la dénonciation ouverte ou cachée, de la justification de telle ou telle prise de position, de telle ou telle conduite, à partir de la critique ou de l’adhésion aux idées de Machiavel.
À la suite de la Révolution française, les lectures de Machiavel deviendront moins des justifications que des enjeux et des projets liés non plus aux États d’ancien régime, depuis leur constitution au XVIe siècle jusqu’aux monarchies absolues du XVIIIe siècle, mais à la nation ; la nation dont il faudra retrouver les origines proches ou lointaines et dont il faudra définir la destinée et bâtir l’avenir. La question posée est alors celle-ci : qu’est-ce que la nation, comment la construire, comment souder l’État à la nation ? La tonalité est donnée, en Allemagne, par Hegel, quand en 1803 il se demande comment la nation allemande peut sortir de l’« anarchie légale », et par quels moyens, sans être encore un État, elle peut constituer un peuple. Cette unification du peuple-nation dans l’État nouveau, le philosophe allemand estime qu’elle avait été annoncée par Machiavel.
À partir de Hegel, suivi bientôt par Fichte et son idée du Zwanganstalt, le pouvoir de contrainte exercé par l’État souverain, se dégagera en Allemagne tout au long du XIXe siècle une ligne qui se prolongera, sous Bismarck, jusqu’à Treitschke et Nietzsche, qui vont lire Machiavel sous l’angle de la force et de la volonté de puissance. En Italie aussi la question portera, dès 1796 et l’« exportation » des principes de la Révolution française, sur les façons de construire un État-nation moderne, une fois l’indépendance acquise et les « barbares » chassés. Cela donnera lieu aux lectures jacobines et patriotiques, de Cuoco à Foscolo, à la lecture catholique de Manzoni, aux lectures républicaines de Mazzini et Cattaneo, jusqu’à l’unité du pays en 1861, sous l’angle cette fois non pas de la puissance mais de la « mission » ; mission qui existe vraiment, comme le dira Mazzini en lisant Machiavel, partout où un peuple est appelé à être une nation. De sorte que l’on peut dire qu’au XIXe siècle Machiavel sera lu et utilisé surtout en Allemagne et en Italie, pays qui étaient en retard d’une révolution.
C’est pourtant ici essentiellement à travers le prisme des lectures françaises qui ont été faites de la pensée du Secrétaire florentin aux XIXe et XXe siècles que nous allons aborder « l’énigme Machiavel ». À travers la Révolution de 1789, la France a joué un rôle indéniablement important dans le passage aux nouvelles lectures du XIXe siècle. Elle constitue un bon observatoire pour mesurer les transformations dans la façon d’interpréter la pensée du secrétaire florentin et d’en lire l’œuvre, à la fin d’un siècle des Lumières où le « procès » de Machiavel semble être sur le point de se clore.
I. Des lectures obliques du XVIIIe siècle aux lectures patriotiques du XIXe siècle
Au XVIIIe siècle, l’opposition entre une politique conçue comme tromperie et tyrannie et une politique rationnelle et éclairée continuait en effet à conditionner les débats sur Machiavel et ses prétendues « fautes ». L’esprit optimiste des Lumières ne pouvait véritablement accepter le pessimisme anthropologique de Machiavel. Quant aux théoriciens du droit naturel, ils ne savaient se satisfaire de l’hypothèse d’un État qui, en particulier dans le Prince, semble représenter une fin en soi. En 1740, L’Anti-Machiavel de Frédéric II, publié avec une préface et la collaboration de Voltaire, à une époque où les Philosophes croyaient encore dans la collaboration avec les souverains, estimait que Machiavel corrompait la politique avec l’intention de détruire les principes d’une « saine morale ». Au siècle des Lumières, les lectures dites obliques, en particulier au sein de la tradition républicaine, avaient cependant permis de lever en partie la condamnation de Machiavel comme un conseiller en tyrannie. Celle de Rousseau, affirmant dans le Contrat social que « le Prince de Machiavel est le grand livre des républicains » puisque « en feignant de donner des leçons aux rois, il en a donné de grandes aux peuples », en est la plus représentative. Cette lecture du Prince non comme un éloge des princes mais comme une satire du pouvoir tyrannique fut aussi celle de Diderot, l’auteur probable de l’article Machiavélisme dans l’Encyclopédie. En outre, l’opposition entre le Prince et les Discours sur la première décade de Tite-Live, et la préférence donnée aux Discours, considérés comme un bréviaire de vie civile, constituait un des traits marquants de la disposition des hommes des Lumières à l’égard de Machiavel.
On peut certes affirmer que l’opposition entre machiavéliens et anti-machiavéliens ne recouvre nullement celle des Lumières et des anti-Lumières, mais qu’elle traverse tout le groupe des Philosophes et de l’Encyclopédie, avant de traverser la Révolution elle-même. Mais il est indéniable que l’époque des Lumières a représenté une phase de réhabilitation républicaine de la figure de Machiavel. À travers la théorie du républicanisme masqué, l’homme et sa pensée sont en général dissociés de ce que l’on a coutume d’appeler le machiavélisme. À la fin du XVIIIe siècle, Machiavel était, comme l’a écrit Giuliano Procacci, « sorti du cercle étroit des universités et des académies pour entrer dans le patrimoine de la culture européenne ».
En France comme ailleurs, le passage des interprétations machiavéliennes du XVIIIe siècle à celles du XIXe siècle est caractérisé, comme nous l’avons dit, par l’affirmation d’une conception nationale et patriotique de la pensée de l’auteur du Prince. C’est en réalité la nature même des lectures de l’œuvre qui change à partir du moment où le Florentin devient un « prophète » de la nation, non seulement de la nation italienne mais aussi plus largement de l’idée de nation elle-même. Cette perspective permet alors de résoudre en partie ce que l’on continuera cependant souvent d’appeler, à la suite des analyses de l’anglais T. B. Macaulay en 1827, « l’énigme » de Machiavel, celle d’une pensée que l’on distinguera cependant de façon toujours plus nette du machiavélisme à proprement parler. Certes, au niveau de l’opinion commune, ne disparaît pas toute méfiance à l’égard du secrétaire florentin. Celle-ci concerne d’abord le machiavélisme, un « mot qu’on ne doit prononcer qu’en frémissant », écrit avec ironie Flaubert à la moitié du siècle dans son Dictionnaire des idées reçues. Mais elle s’étend parfois à Machiavel lui-même, comme le résume avec efficacité l’auteur de Bouvard et Pécuchet dans son Catalogue des opinions chic : « Ne pas l’avoir lu, mais le regarder comme un scélérat ». On estime par ailleurs souvent, au XIXe siècle, que le Florentin est en réalité un auteur « peu lu », peu lu de près, comme si la notion de machiavélisme avait « masqué » son œuvre et sa pensée. Dans un siècle qui semble redécouvrir Machiavel, celui-ci est considéré comme « l’homme dont on parle le plus et qu’on connaît le moins ». Mais le Florentin devient un auteur qu’il convient de lire « sérieusement », pour reprendre un terme employé par les lecteurs de l’époque, c’est-à-dire sans estimer qu’il aurait dissimulé sa véritable pensée. Le Prince et les Discours ne sont plus opposés l’un à l’autre, et c’est dans leur globalité que l’on tend désormais à considérer leurs principes, « uniformes et constants » comme le précise en 1820 l’article « Machiavel » dans la Biographie Universelle Michaud.
Sans que cela représente, là aussi, une spécificité française, un des autres éléments caractéristiques de la façon de lire Machiavel au XIXe siècle réside dans le souci constant d’historiciser sa pensée. En particulier durant la première moitié du siècle, les textes consacrés à cet auteur sont presque tous des biographies, attentives d’abord à la nécessité de situer sa pensée dans le cadre historique de son époque, ce XVIe siècle que l’on appelle alors le « siècle de Machiavel ». Comme l’écrit de façon représentative P. Christian dans son Essai sur l’esprit révolutionnaire, qui fait office de préface aux Œuvres politiques de Machiavel publiées en 1842 : « Pour juger avec quelque justesse de ses doctrines politiques, il faut avant tout remonter, par une étude sérieuse, au temps, au lieu où il vivait, aux circonstances dans lesquelles il écrivait ».
Cette contextualisation permet bien entendu d’expliquer et de justifier, voire d’excuser, certains des éléments jugés immoraux de la pensée machiavélienne. Elle permet de distinguer à l’intérieur de cette « doctrine », selon le terme de l’époque, ce que l’on peut appeler, à la manière de Benedetto Croce, « ce qui est vivant » et « ce qui est mort » ; c’est-à-dire aussi ce qui relève du « génie », pour employer une catégorie romantique évoquée à propos de Machiavel, et des « erreurs ». Ainsi, le livre de Alexis-François Artaud de Montor, Machiavel, son génie et ses erreurs (1833), part de l’idée que « Machiavel soutient depuis plus de trois cents ans, devant l’opinion des hommes, un grand procès qui n’est pas encore jugé ». Dans ce procès dans lequel l’Italien comparaît en quelque sorte en tant que prévenu, l’ancien diplomate français entend assumer le rôle de rapporteur, dont la fonction serait de distinguer ce qui semble dépassé, et désormais inacceptable, de ses « pensées ardentes (…) et fondamentales, qui sont de tous les temps, et de toutes les patries ». Dans cette optique, la partie la plus inactuelle de sa pensée, mais aussi la plus inacceptable, est liée aux temps où il a vécu et à la position où il s’est trouvé. Sa partie « infernale » – cette partie dont « il faut moins en accuser Machiavel que son siècle » – serait propre à une Italie du XVIe siècle « remplie de scènes de dissolution et de méchanceté flagrante », « un immense théâtre d’excès impunis, d’atrocités sans châtiments et de crimes sacrilèges ». Du reste, les textes sur Machiavel ont souvent, au XIXe siècle, l’allure de discours de procureurs, ou de juges d’instruction, attentifs à séparer, à l’intérieur de cette pensée, ce qui reste actuel et acceptable de ce qui est impraticable, à une époque où « le droit public de l’Europe (…) est devenu une religion dont on a en général respecté les sages décrets », comme veut le croire A. F. Artaud, confiant dans ce que Leopardi appellera quant à lui avec scepticisme, dans son poème Le genêt (1836), « les destinées magnifiques et progressives de l’humanité ».
Enfin, de façon spéculaire et complémentaire par rapport à la question de la contextualisation, celle de « l’actualité » de la pensée de Machiavel représente une des dernières caractéristiques essentielles des lectures du XIXe siècle. Très importante, en particulier durant la première moitié du siècle, apparaît la volonté de lire l’œuvre à la lumière de l’actualité du XIXe siècle, et vice versa. Comme l’écrit de façon exemplaire Charles Louandre à la moitié du siècle, en introduction aux Œuvres politiques, celles-ci « n’ont pas vieilli, car dans les jours agités comme dans les jours de calme, dans les monarchies comme dans les républiques, on y trouve toujours des vues profondes qui s’appliquent exactement à la situation présente ». Ainsi, Machiavel sera lu dans l’Hexagone à la lumière de l’actualité française du siècle, mais aussi à la lumière de l’actualité italienne et, plus largement, européenne. Il sera analysé successivement au prisme de l’expérience révolutionnaire et postrévolutionnaire, avant d’être lu à la lumière du « printemps des peuples » de 1848, le second « moment machiavélien » du siècle. En France le lien entre la question Machiavel et le bonapartisme représente d’ailleurs une constante de la réflexion sur les œuvres du Florentin, et ce au moins jusqu’à la fin du Second Empire. Elle apparaît en même temps étroitement liée à la réflexion sur le destin des révolutions, dans un siècle où Machiavel est souvent vu comme un « juge des révolutions de notre temps ».
Si l’on envisage à présent dans une optique chronologique les principales lectures françaises du XIXe siècle, celle fournie par Toussaint Guiraudet dans sa préface à la traduction des Œuvres de Machiavel, publiées en neuf volumes en 1799, inaugure véritablement le siècle dans la mesure où elle contient une bonne partie des nouveautés évoquées ci-dessus. Dans le Discours sur Machiavel de Guiraudet qui ouvre le premier volume de cette vaste entreprise éditoriale, on trouve en effet l’idée selon laquelle « personne n’aima plus que lui la liberté et la prospérité de son pays », comme le montre en particulier le Prince, « peut-être le plus éclatant témoignage d’un patriotisme aussi éclairé qu’ardent ». S’exprimant dans les termes du nouveau langage de la patrie, le secrétaire général du ministère des relations extérieures du Directoire voit en Machiavel « le citoyen qui a montré le plus d’attachement, le plus de zèle, le plus d’ardeur pour la liberté et la prospérité de son pays ». On y trouve aussi l’idée selon laquelle, pour comprendre Machiavel, il faut « d’abord se rapporter aux temps, aux lieux, aux circonstances dans lesquelles il écrivait, et se rappeler par-dessus tout les hypothèses dans lesquelles il se place lui-même pour écrire ». Voulant lutter d’abord contre la faiblesse d’une Italie divisée en principautés et en petites républiques, celui qui désirait « la formation d’un grand État en Italie sur les débris de tant de petits États » voyait dans les Médicis – auxquels il s’adressait donc de façon directe – un remède aux maux italiens et la seule force en mesure de garantir le salut de l’État et de lui conférer de la puissance, une « qualité sans laquelle la liberté ne peut longtemps exister ». Cette intention se retrouve, selon Guiraudet, dans l’ensemble de ses écrits, qui doivent être lus de façon unitaire, à savoir avec la nécessité de « prendre Machiavel dans toute son œuvre ».
Selon la lecture du haut fonctionnaire français, l’Italien était un « ardent républicain » qui avait recherché les causes profondes des maux de son pays non dans les vices des hommes mais dans les défauts de sa constitution. Il avait médité sur les institutions romaines et défendu l’importance, en dernière instance, de la religion. À l’opposé de l’athéisme de la période révolutionnaire, son œuvre pouvait aussi justifier le Concordat, puis le coup d’État de Brumaire, au nom du salut de l’État. Lorsque la Révolution est en train de s’achever, se dessine en France les contours d’un véritable moment machiavélien dans lequel Bonaparte apparaît comme le « nouveau prince » capable de fonder par ses conquêtes militaires un pouvoir fort, garantissant l’ordre et les acquis de 1789. À l’aube de l’époque napoléonienne, au début de cette phase nationale des lectures de Machiavel – une phase qui préfigure pour l’Italie le Risorgimento – la perspective républicaine est destinée à ne pas toujours coïncider avec la perspective patriotique, puisque la liberté politique et la puissance de la nation ne seront pas toujours jugées compatibles.
Quelques années après la lecture de Guiraudet, qui témoigne d'une approche tout à fait nouvelle de Machiavel, on peut pourtant encore percevoir, à l’époque napoléonienne, l’influence des lectures du XVIIIe siècle dans les passages consacrés à Machiavel par le français Pierre-Louis Guinguené et par le suisse Jean Charles Léonard Sismonde de Sismondi ; car Machiavel continuera malgré tout à être lu quelquefois à travers le filtre rousseauiste. Tandis que s’éclipse la figure du Machiavel républicain et auteur des Discours et que revient au premier plan celle de l’auteur du Prince, l’auteur de De la littérature du midi de l’Europe (1813) accorde encore sa préférence aux Discours, un livre qui lui semble « beaucoup plus moral et contenant des leçons non moins profondes », alors que « le livre du Prince est le plus universellement connu, mais ce n’est ni le plus profond ni le plus considérable de ses ouvrages de politique ». Les lectures obliques vont néanmoins progressivement disparaître au bénéfice d’une vision historicisée, qui demande de suivre « avec plus d’attention qu’on ne l’a fait jusqu’ici les événements de la vie de Machiavel ». Comme l’écrit Guinguené dans son Histoire littéraire de l’Italie (1811) : « Que Machiavel ait feint de donner des leçons aux rois pour en donner aux peuples, c’est ce qu’il est devenu impossible de soutenir ». Il est désormais évident que prédomine une lecture patriotique de l’œuvre du Florentin, « qui aimait passionnément sa patrie ». Autant Sismondi que Guinguené regrettent donc que, dans l’opinion commune, le nom de Machiavel soit associé à un type de politique « fausse et perfide » (Sismondi), une « politique fausse et coupable » (Guinguené), une politique que, selon l’historien français, « dans un siècle plus éclairé, on ne peut, sous quelque forme de gouvernement que ce soit, essayer d’appliquer à de grands États sans se couvrir de mépris ». L’« infortune » de Machiavel serait finalement d’avoir été associé à ce que l’on appelle le machiavélisme, et d’avoir donné un « code » à un type de politique, même si celle-ci existait bien évidemment avant Machiavel.
Durant la Restauration perdure le sentiment de la grande actualité d’un auteur dans lequel on trouve, comme l’écrit le marquis de Bouillé en 1827, « beaucoup de maximes applicables aux événements qui ont marqué d’une manière mémorable la fin du dernier siècle et le commencement de celui-ci ». À travers le prisme du machiavélisme et de l’antimachiavélisme, on perçoit indéniablement « toute la profondeur de l’affrontement entre la nouvelle France et la vieille, entre les défenseurs des principes de 1789 et les nostalgiques de l’Ancien Régime ». C’est ainsi d’une lecture critique par rapport à l’expérience révolutionnaire et napoléonienne dont témoignent en 1816 les faux Commentaires de Napoléon au Prince de Machiavel publiés par l’abbé Aimé Guillon de Montléon. Le conservateur à la bibliothèque Mazarine entend dénoncer, dans son Discours sur Machiavel qui précède le texte du Prince prétendument annoté par Napoléon, l’« abus que Bonaparte a fait de ce que Machiavel avait dit pour les Princes nouveaux ». Il s’efforce de montrer que « l’Usurpateur » s’était en réalité inspiré du Florentin en le déformant. En revanche, Machiavel aurait analysé avec justesse ce qu’un prince doit savoir pour régner et assurer une restauration. Selon A. Guillon – qui prétend, dans l’optique d’une tentative de récupération ultra de la figure de Machiavel, que celui-ci serait mort en catholique – chaque fois que l’on respecta la doctrine de Machiavel en France, le trône fut raffermi ; et l’auteur du Prince doit être considéré « comme prémunissant les souverains contre les révolutions, comme domptant l’anarchie et affermissant les trônes ».
Toujours en 1816, dans De Machiavel et de l’influence de sa doctrine sur les opinions, les mœurs et la politique de la France pendant la Révolution, F. Mazères voit en Machiavel le « bréviaire politique où puisa l’homme qui nous gouverna pendant quinze ans ». Conformément à une idée que l’on retrouve souvent dans la littérature ultra selon laquelle « les racines du machiavélisme français doivent être recherchées non pas tant dans les années de l’Empire que dans celles de la Révolution », c’est au nom du machiavélisme que les révolutionnaires, tout particulièrement, auraient osé prétendre que le crime n’existe pas en politique, contribuant de la sorte à légitimer la violence et la dissimulation comme un moyen « populaire » de gouvernement. L’ancien secrétaire de l’amiral Bruix, devenu farouche partisan de la restauration catholique, s’emploie à dénoncer la « dégénérescence machiavélienne de la France », la « “machiavélisation” des Français » », à savoir « le chemin rétrograde parcouru en France sous l’influence de Machiavel ». Sans que la pensée de Machiavel soit ici séparée du machiavélisme – conçu comme la substitution de la voix de la morale par celle de l’intérêt –, cette influence se serait manifestée lors de la Révolution par l’acceptation du divorce entre la politique et la morale, et par la prééminence de principes qui « font de la force un moyen légal, de la perfidie un moyen infaillible, et des succès un titre d’absolution pour tous les crimes heureux » ; et ce jusqu’à l’idée, mise en pratique par la Révolution puis par Napoléon, considéré comme le plus habile disciple de Machiavel, selon laquelle « il n’y a point de crime en politique ».
II. Machiavel juge des révolutions contemporaines : fin d’un procès ?
Dans la culture républicaine qui renaît au cours du siècle, c’est dans une optique bien différente que Machiavel sera lu, trois décennies après les lectures conservatrices de Mazères et Guillon, à la lumière des événements de 1848 en France, mais également au prisme du Quarantotto italien. Comme l’a écrit du reste G. Procacci : « L’intérêt pour Machiavel atteint ses niveaux les plus hauts durant les périodes de plus grande tension politique et ferveur intellectuelle. C’est ce qui s’était passé au cours des révolutions anglaise et française et c’est ce qui arrive aussi lors de la “révolution des intellectuels” de 1848 ».
Dans Machiavel, juge des révolutions de notre temps, publié en France en 1849 et rédigé avant la chute de la république romaine, l’exilé italien Joseph Ferrari, proche de Proudhon et des idées socialistes, affirme pour sa part être « persuadé que Machiavel peut juger notre temps », c’est-à-dire que « nos révolutions se développent d’après les lois qu’il a fixées ; nos luttes sont gouvernées par ses théories ; nos hommes se trouvent jugés d’avance par les types qu’il propose ». Derrière le Machiavel de « l’égoïsme du succès » – un Machiavel qui aurait échoué, car l’individu est impuissant s’il n’incarne pas un principe, une idée-force – il y aurait un « autre » Machiavel. Bien avant les considérations de Gramsci sur le « parti-prince », en transférant la pensée du Florentin du niveau individuel au collectif, Ferrari trace le portrait d’un Machiavel « secret », qui est un Machiavel « révolutionnaire » :
« Le grand art de Machiavel est essentiellement secret (…) ; remplaçons les individus par les principes, et Machiavel aurait tracé la théorie de tous les principes qui parviennent, je veux dire de toutes les révolutions qui s’accomplissent dans le monde. (…) Machiavel a donc manqué l’art de réussir et il a révélé l’art des révolutions ».
Autour de 1848, les républicains français, à l’image d’Edgar Quinet (parmi les plus proches de l’Italie), interprètent les « révolutions d’Italie » à la lumière des doctrines de Machiavel, et en particulier de sa critique du rôle historique de l’Église. En retour, ils projettent sur le Prince des problématiques qui sont celles du printemps des peuples. Tandis que Ferrari, écrivant durant le Quarantotto, recherchait en Machiavel des réponses à l’actualité brûlante, les analyses de Quinet sur Machiavel se trouvent dans le second volume des Révolutions d’Italie, ouvrage publié en 1851, c’est-à-dire post res perditas, après la répression des événements de 1848 en Italie et l’intervention française en défense du Pape, mais aussi après la fin de la république lamartinienne. Dans les considérations de Quinet sur Machiavel, auxquelles font écho celles de Mazzini, le Florentin est cité parmi les « grands hommes » auxquels est reconnu un « instinct toujours renaissant de la patrie », et le Prince est défini comme « la Marseillaise du XVIe siècle ». L’Italie de la Renaissance était néanmoins un « cadavre » dont Machiavel, selon une image reprise par la suite par Mazzini, aurait fait « l’anatomie ». Considérant qu’il y aurait une « incompatibilité absolue entre le catholicisme romain et la liberté moderne », l’Italie demeure pour l’historien laïc français « un peuple de prêtres murés dans le tombeau d’une religion », et l’auteur du Prince est transformé en un patriote qui avait voulu sauver son pays en dépit de l’Église. Quant à la doctrine de la puissance présente dans l’œuvre du secrétaire florentin, elle doit être séparée de ce que l’on appelle le machiavélisme :
« Nous ne nous formons pas en dehors de l’humanité un idéal monstrueux que nous appelons en son nom : mais, nous replaçant dans la condition où il était, nous voyons en lui un homme qui cherche, non le crime pour le crime, la servitude pour la servitude, mais la force, la puissance, chose qui manquait le plus à l’Italie ».
Plus fondamentalement encore, le Prince représente, sur le plan philosophique, une nouvelle « époque du monde » :
« Les théories de l’auteur du Prince marquent (...) une nouvelle époque du monde, celle où le catholicisme disparaissant sous les crimes de la cour romaine, et le protestantisme ne faisant que poindre, le droit politique reste un moment incertain hors de l’un et de l’autre, comme si la terre venait d’échapper à Dieu ; et c’est cet interrègne de la providence, cette suspension de l’autorité d’en haut, cette interruption de la vie religieuse et de l’idée du droit que représente le machiavélisme ».
Au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, les usages politiques de Machiavel cèdent le pas, en revanche, à une conception plus détachée de l’histoire contemporaine. Le dernier texte dans lequel persiste un réel usage politique est le Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu écrit par le journaliste et avocat anti-bonapartiste Maurice Joly en 1864. Dans cet ouvrage qui a valu à son auteur deux années de prison, à travers la voix de Machiavel s’exprime celle de Napoléon III, dont le régime est évoqué de façon fort réaliste. Machiavel incarne la politique de la force, tandis que Montesquieu représente la politique du droit. Par-delà la représentation du Second Empire est décrit le despotisme moderne, celui du « monstre qui s’appelle l’État (…) dont les bras s’étendent partout », un despotisme fondé sur la manipulation de l’opinion publique ainsi que sur l’omniprésence de la police, et qui a remplacé les monarchies absolues, devenant par là-même « la seule forme de gouvernement qui soit réellement approprié à l’état social des peuples modernes ». En 1885, le texte de Julien Lemer intitulé Bréviaire républicain : cent pensées, maximes, observations, etc., tirées des « Décades de Tite-Live » et offertes aux méditations des fondateurs de républiques modernes prouve la permanence d’un certain usage politique de Machiavel, même si ce dernier est généralement peu cité et exploité par les penseurs laïcs de la Troisième République.
Illustrée en Italie par les grandes études de la période positiviste de Francesco Saverio Nitti (1873), Pasquale Villari (1877-1882) et Oreste Tommasini (1883), l’idée dominante de la seconde moitié du XIXe siècle est que le temps serait venu de clore définitivement le procès du « grand inculpé » (Lemer), à une époque où l’on estime que l’instruction est terminée, et qu’il ne reste plus qu’à donner les conclusions. Depuis l’Unité, Machiavel représentait plus que jamais l’homme et l’auteur dans lequel se reconnaissait l’Italie. Comme l’avait écrit en 1861 le poète et académicien Victor de Laprade, en s’adressant au peuple italien dans le poème Une statue à Machiavel : « Tout peuple, en renaissant, s’adore dans un homme (…) Ta jeune liberté s’éprend de Machiavel ». Plus tard, au moment de la Triple Alliance (1882) qui éloignera l’Italie de la France, lire Machiavel restera important, comme l’affirmera Victor Waille en 1884 : « Ces écrits nous aideront à mieux comprendre l’âme des Italiens qui en sont tous plus ou moins imbus ; ils nous apprendront en même temps que la politique est à la fois un art et une science, vérité dont trop peu de Français se doutent ».
Les écrits du Florentin sont désormais nettement distingués du machiavélisme, mais également de l’histoire des différentes interprétations de sa pensée. On considère qu’il existe objectivement une doctrine « intrinsèque » de Machiavel, ayant une valeur logique, scientifique et universelle, et que celle-ci doit être étudiée de façon historique, dans sa relation à la vie de l’auteur, afin de pouvoir dégager sa « physionomie vraie ». À l’époque positiviste – en particulier dans le traité de science politique de Paul Janet, Histoire de la science politique dans ses rapports avec la morale (1872), qui sera republié jusqu’à la fin du siècle – se consolide l’idée d’un Machiavel théoricien de la « politique expérimentale ». Celui-ci y est représenté d’abord comme un « publiciste empirique », créateur d’une « science nouvelle, celle de la politique ». Incarnant l’esprit le plus authentique de la Renaissance, il aurait fondé la science politique moderne, en introduisant la liberté d’examen, l’esprit historique et critique, la méthode d’observation. Par là, affirme Janet, il mérite « la reconnaissance de la philosophie ».
Par-delà cet éloge, le politologue français reprend néanmoins à son compte une critique de fond, formulée à plusieurs reprises au cours du siècle. Cette critique consiste à mettre en relief le fait que la doctrine de Machiavel prendrait en considération la prospérité du corps politique indépendamment de celle de ses membres. Sa principale limite serait de ne pas avoir entrevu le « grand débat de l’absolutisme et de la liberté » ; un « grand débat » constitutif de la « politique moderne », là où en revanche Machiavel « parle de la liberté comme un ancien et non comme un moderne ». L’article « Machiavel » de la Nouvelle Biographie générale, de 1860, avait déjà insisté sur cette limite qui le maintiendrait étroitement dans le socle de la « politique des anciens », alors que les « publicistes modernes » ont jugé quant à eux que « l’État ou l’ensemble des lois civiles et politiques n’est pas la fin de l’individu, mais au contraire le moyen par lequel l’individu arrive à sa véritable fin, le bien-être ». Comme l’écrira en 1875 Jean-Félix Nourrisson, dans un ouvrage intitulé sobrement Machiavel, celui-ci aurait eu le tort de « méconnaitre que la politique repose avant tout sur le droit » ; et ce droit n’est pas seulement celui de l’État, c’est d’abord celui de l’individu.
III. L’entre-deux-guerres comme «moment machiavélien»
Le XIXe siècle a donc bien été celui où Machiavel, après trois siècles de polémiques souvent âpres, est devenu à plein titre non seulement un classique du patrimoine culturel italien, mais aussi un classique indiscuté du patrimoine de la culture européenne. L’usage anachronique et parfois caricatural que l’on fait de sa pensée, dans ce que l’on peut appeler bien souvent des lectures de surplomb, est le signe même de son actualité. Cette actualité s’exprime à travers la pluralité et la discontinuité des interprétations, mais aussi souvent à travers leur caractère contradictoire, lorsque Machiavel est considéré tour à tour comme un maître de la « réaction » et de la « révolution ». Le Secrétaire florentin restait un auteur qu’il était « aussi difficile d’absoudre que de condamner » ; un auteur qu’il fallait tout à la fois « maudire et admirer », comme si son « génie supérieur », et celui de son « œuvre de ténèbres et de lumière », induisait une sorte de suspension du jugement. Il n’en reste pas moins vrai que l’on peut affirmer qu’au XIXe siècle le « procès » fait à Machiavel semblait en voie d’achèvement, à une époque où le Florentin était passé du statut d’« inculpé » à celui de « témoin », puis de « juge » des révolutions contemporaines.
Cependant, en dépit d’un indéniable « éloge de Machiavel », les quelques réserves françaises évoquées précédemment correspondaient à celles avancées à peu près à la même époque en Italie par Pasquale Villari, à la toute fin de sa monumentale étude sur Niccolò Machiavelli e i suoi tempi. Reprenant une remarque de Francesco De Sanctis, dans sa Storia della letteratura italiana rédigée au moment de l’Unité, selon laquelle il y aurait une « exagération » chez Machiavel puisque « sa patrie ressemble trop à l’ancienne divinité et absorbe en elle la religion, la moralité, l’individualité », Villari faisait remarquer que Machiavel s’était préoccupé de l’État et de l’action de l’homme politique, dans un contexte qui était celui de son époque, mais qu’il avait complètement laissé de côté « le problème de l’homme et de son destin ». Ces réserves montrent que si le procès semblait en voie d’achèvement, l’énigme n’était pas entièrement résolue, et la « question Machiavel » pas tout à fait close, ou du moins qu’elle était destinée à demeurer, selon la célèbre affirmation de Benedetto Croce, « une question qui peut-être ne se refermera jamais ».
Durant la première moitié du XXe siècle, la tentative des théoriciens du fascisme italien de faire de Machiavel un de leurs « prophètes », un précurseur de l’État nouveau instauré par le Régime, devait rouvrir de façon dramatique – et pas seulement en Italie – ce que Raymond Aron appellera en 1943 la « querelle du machiavélisme ». L’époque de l’entre-deux-guerres a représenté en effet un autre véritable « moment machiavélien » où la pensée du secrétaire florentin, en tant que théoricien des mutations et de l’instabilité politique, et aussi des moyens nécessaires pour parvenir à l’instauration d’un « ordre », a été d’une grande actualité. En Italie, après le tournant de 1925 et l’instauration de l’État fasciste, la relecture de type totalitaire de la pensée de Machiavel se développe au fur et à mesure que se construit la doctrine de « l’État éthique » dont Machiavel aurait été l’un des premiers précurseurs. Au cours des années 1930, lorsque le régime accentuera son caractère militaire et impérialiste en se rapprochant de l’Allemagne nazie, Machiavel ne sera plus seulement considéré comme un précurseur du Stato etico ; relu dans une optique nietzschéenne, il deviendra avant tout un penseur de la force et de la « mission de puissance » de l’État « moderne » fasciste. Les usages fascistes étaient fondées sur une tautologie : la pensée de Machiavel était moderne car elle annonçait le fascisme et le fascisme était moderne car il prenait naissance dans le machiavélisme.
Cette lecture totalitaire a été critiquée en Italie par les intellectuels antifascistes. Aux « Machiavel sur mesure » dessinés par les doctrinaires du régime se sont opposées au moins – au sein des cultures socialiste et marxiste, ainsi qu’à l’intérieur de la culture libérale – les interprétations de Piero Gobetti et Antonio Gramsci, ou encore celle de Benedetto Croce. De sorte que, dans l’entre-deux-guerres, parler de Machiavel ce n’était pas évoquer un moment quelconque de la culture italienne ; cela signifiait prendre position sur toutes les questions fondamentales de la politique et de l’histoire du pays. Machiavel était l’objet d’un engagement qui obligeait nécessairement à choisir son camp. Il représentait tout autant une énigme – L’énigme de Machiavel, comme s’intitule un texte de 1934 de l’italianiste français Henri Hauvette – qu’une ligne de partage, une sorte de frontière.
Il n’est pas étonnant de constater qu’en France également, passée l’époque des études du début du siècle de Charles Benoist, l’intérêt pour Machiavel croise souvent de près la réflexion sur le phénomène fasciste en Italie, puis celle sur le national-socialisme en Allemagne. Ceci advient non seulement dans des essais admiratifs à l’égard de Mussolini, allant du pamphlet Machiavel et nous (1937) dans lequel Louis de Villefosse, disserte sur les liens entre Machiavel, « l’italianité », et le fascisme, et ne cache pas son admiration pour le « prophète armé » italien, le duce, jusqu’au Machiavel et Montesquieu, recherche sur un principe d’autorité de Marc Duconseil, publié en 1943 à Paris, comme une sorte de bréviaire de la collaboration avec l’Allemagne nazie. L’ombre, ou le spectre, du fascisme se retrouve dans des travaux savants comme ceux de Louis Gautier-Vignal (1929), d’Albert Chérel (1936), de Pierre Mesnard (1936) ; ou encore, de façon tout aussi significative, dans une pièce de théâtre comme celle d’Alfred Mortier en 1931, intitulée Machiavel, qui met en scène le dialogue entre le secrétaire florentin et César Borgia, dans lequel l’auteur admire en Machiavel un précurseur du fascisme.
C’est en revanche de façon très critique que seront évoquées les « liaisons dangereuses » entre machiavélisme et totalitarisme dans un essai virulent publié en 1939 par Henri Berr, Machiavel et l’Allemagne, dans lequel l’auteur entend « remonter à la source empoisonnée » et montrer que « Machiavel a été le mauvais génie de l’Allemagne par l’intermédiaire de la Prusse ». Le Florentin aurait « agi de façon directe et saisissable », en étant le premier à faire de l’aspiration à la puissance et de la relativité du droit le noyau de toute politique. Certes, comme le concède l’historien et philosophe français, ce n’était peut-être pas le « vrai Machiavel » qui se trouvait à la source de l’hitlérisme ; mais il aurait tout de même, à travers la Prusse, constitué le « poison maléfique » qui agissait dans le culte proclamé de la force, et ce bien avant que l’on ne retrouvât dans le « machiavélisme hitlérien » de Mein kampf « l’inspiration de Machiavel muée en pangermanisme virulent ».
IV. Ce qu’il reste de Machiavel après 1945
Par la suite, au moment de la deuxième guerre mondiale, nombreux ont été ceux qui ont dénoncé le lien entre la conception machiavélienne de l’État et la politique de puissance des « tyrannies modernes », et proclamé, à l’image de Jacques Maritain, l’échec du machiavélisme dans la longue durée ainsi que la nécessité d’une « fin du machiavélisme ». Selon le philosophe de « l’humanisme intégral », du machiavélisme de Machiavel au machiavélisme « total », celui des régimes totalitaires, le glissement serait inévitable, irrésistible. Maritain appelle ainsi de ses vœux une fin du « machiavélisme absolu », celui de ces « tyrans modernes » qu’étaient Hitler et Mussolini. Et s’il souhaite aussi une fin du « machiavélisme modéré », celui des « soi-disant réalistes », le machiavélisme d’un Richelieu ou d’un Bismarck par exemple, il condamne également le « machiavélisme de Machiavel », car celui-ci aurait donné bonne conscience à ces chefs et créateurs d’États modernes qui emploieront l’injustice et le mal pour satisfaire leur volonté de puissance.
Face à la remise en question radicale de Machiavel et de tout machiavélisme en politique, Raymond Aron estimera en revanche, dans ses textes écrits durant la guerre, qu’il y aura toujours place dans les démocraties pour une forme de machiavélisme. Certes, dès les années 1938-39 – au moment où il préparait un essai, resté inachevé, sur le « machiavélisme moderne », qu’il définissait comme « l’adaptation de la technique autoritaire et de la méthode “réaliste-rationaliste” aux conditions actuelles de la politique » –, le philosophe français avait pointé les risques que comportait la réduction de la politique à une « technique de pouvoir », possédée par des « organisateurs », des « ingénieurs du psychisme » utilisant les hommes comme une matière à modeler. Une telle conception « technique » de la politique risquait d’aboutir à une forme de nihilisme dans la mesure où elle n’avait d’autre finalité que la « puissance ». En novembre 1940, à une époque où le monde libre semblait se défaire, dans un texte intitulé « Le machiavélisme, doctrine des tyrannies modernes », Aron accentuera sa critique du « machiavélisme moderne », conçu comme une philosophie politique qui isole la politique et ne sait rien au-delà du maintien du pouvoir. Il rappellera que les élites violentes et cyniques qui ont accompli les révolutions autoritaires du XXe siècle, en s’appuyant sur les masses tout en les méprisant, concevaient la politique sur le mode machiavélique.
Aron estime pourtant que Maritain laisse dans l’ombre, du fait d’un certain irénisme, la part d’art et de technique inhérente à la politique. Selon l’intellectuel libéral qui avait bataillé contre le pacifisme munichois, Machiavel conserve son pouvoir de fascination car un État démocratique ne peut rompre totalement avec un machiavélisme « modéré », à redéfinir en fonction des circonstances, mais un machiavélisme tout de même. Et les démocraties ne peuvent se passer d’user de moyens efficaces propres à la politique, surtout lorsqu’elles sont menacées par des régimes prêts à utiliser tous les moyens pour parvenir à leurs fins. Ce qui continuera à donner à la politique sa « sombre grandeur » c’est que, comme l’affirme Aron discutant les thèses de Maritain dans un de ses articles publiés durant la guerre dans la France libre, dans les situations « extrêmes », des situations exigeant des moyens « moralement détestables », « les hommes d’État en viennent à accomplir des actes qu’ils détestent parce qu’ils se croient, en âme et conscience, comptables du destin commun ».
Comme le résumera le philosophe français Éric Weil en 1951, la guerre avait « porté Machiavel des bibliothèques sur les places publiques ». En 1949, Maurice Merleau-Ponty regrettait pour sa part l’existence d’un « désaveu de Machiavel », que l’on pouvait percevoir bien au-delà de la France. Dès 1942, le travail d’Augustin Renaudet, Machiavel. Étude d’histoire des doctrines politiques, avait pourtant ouvert l’époque des études universitaires françaises de l’après-guerre. Par la suite, les spécialistes de Machiavel s’accorderont en général à reconnaître que la compréhension de sa pensée passe par la nécessité de sa contextualisation historique. Même s’il n’est pas possible de les évoquer ici, on peut néanmoins affirmer que ces travaux n’ont pas perdu toute dimension politique. Machiavel reste un auteur à l’égard duquel il n’est pas facile de garder la sérénité que requièrent les recherches dites « scientifiques », et vis-à-vis duquel il faut, qu’on le veuille ou non, choisir son camp. Tandis que certains, dans la lignée des travaux du suisse Rudolf von Albertini et de l’allemand Felix Gilbert, demandent que l’on opère une contextualisation du propos du Secrétaire florentin, et une inscription de ses textes dans la conjoncture de son temps, d’autres pointent en revanche, à la manière de Leo Strauss, les dangers que sa pensée présenterait pour les acquis de la philosophie politique classique. D’autres encore en revendiquent l’« actualité », et estiment que la voix de Machiavel nous parle toujours, depuis son inclassable « solitude » dans la pensée occidentale, avec cette étrange familiarité que Louis Althusser continuait à déceler en Machiavel dans les années 1970. Celui-ci observait que « c’est sans doute parce qu’il est inclassable que des partis aussi différents et des auteurs aussi grands n’ont pu en venir à bout, soit de le condamner, soit de l’adopter, sans qu’il échappe en partie, comme s’il y avait toujours en Machiavel de l’insaisissable ».
L’évocation des deux derniers siècles de la fortune française du Secrétaire florentin – et à vrai dire parfois aussi de son « infortune » – montre que son œuvre est à proprement parler une « œuvre ouverte », comme s’il était dans sa nature même de générer un commentaire infini. Cette pensée est en quelque sorte « interminable » parce qu’elle s’ouvre sur le domaine sans limites des actions humaines, et parce que cette ouverture, à mi-chemin entre le plan du contexte historique et celui de la vérité universelle, ne cesse d’être « réactualisée » toutes les fois qu’une circonstance, ou un ensemble de circonstances, en ont fourni l’occasion ou l’ont rendu nécessaire. Si elle doit indéniablement être comprise en faisant référence à l’époque dans laquelle elle se situe, le chemin vers Machiavel passe aussi par la littérature consacrée à Machiavel. Ceci est constitutif de ce que Claude Lefort a appelé Le travail de l’œuvre Machiavel (1972), dans un livre important consacré aux capacités de résistance de l’œuvre face aux tentatives d’appropriation de ceux qui voudraient l’enclore dans une représentation fixe et en bannir toutes les indéterminations – voire même toutes les contradictions – qui font la force des classiques.
De nos jours « la querelle du machiavélisme », n’est pas close ; elle « n’a cessé d’être actuelle parce qu’au fond elle est éternelle », faisait observer R. Aron. Alors qu’en est-il de Machiavel aujourd’hui ? S’il est bien vrai que notre siècle a été le siècle des totalitarismes, de la Shoah, de la déportation et des génocides, pouvons nous faire abstraction de tout cela, en lisant aujourd’hui Machiavel, et que signifie lire aujourd’hui Machiavel sur fond des désastres de ce siècle ? La question de « l’actualité » de sa pensée est en réalité une question double : si elle a pu produire un « effet » sur le XXe siècle, quel est, inversement, l’effet que produit nécessairement l’histoire du XXe siècle sur notre lecture de Machiavel ? Qu’est-ce que cette chose qu’il aurait inventée, en s’écartant de la tradition gréco-romaine et chrétienne, et que nous appelons la politique ? Une pensée aussi liée à la guerre comme vérité des rapports entre États et à l’intérieur même des sociétés, aussi liée à la force et à l’aspect dramatique de l’existence humaine en tant qu’elle est politique, a-t-elle aujourd’hui encore une efficace, ou doit-elle être dépassée ? Telles sont les questions et les perspectives qui sont, elles aussi, inséparables du « travail de l’œuvre ».