La liberté dans la tradition anglaise de la common law
La Conférence de Brighton qui a lieu du 18 au 20 avril 2012 a une fois de plus mis en lumière les tensions qui peuvent exister entre la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) et le Royaume-Uni. Malgré quelques opinions contraires, l’idée selon laquelle cette conférence a été une tentative des britanniques de réduire les effets des décisions de la Cour sur les droits internes des États est communément admise. Les revendications du Royaume-Uni formulées à l’occasion de cette Conférence – qui n’ont pas toutes été acceptées – étaient fondées sur l’idée que les États sont les premiers protecteurs des droits et libertés. On se souvient également de l’affrontement entre le Royaume-Uni et la CEDH en matière de droits des détenus. Le Royaume-Uni fait donc régulièrement entendre sa résistance à l’application des décisions de la CEDH en droit interne.
Cette Conférence n’est qu’un symptôme supplémentaire de cette résistance du Royaume-Uni au système européen de protection des droits de l’Homme, qui vient s’ajouter aux nombreuses critiques déjà émises à propos du Human Rights Act 1998 (HRA 1998) – loi qui incorpore le Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales (Conv. EDH) en droit britannique interne – ou encore à la réticence des Cours à prendre des remedial orders pour corriger, précisément, les incompatibilités du droit britannique avec ce droit conventionnel des libertés. Le HRA 1998 connaît donc un certain déficit de légitimité et est assailli de toute part. D’un côté certains estiment que cette loi ne va pas assez loin et qu’il est temps pour le Royaume-Uni d’adopter une déclaration nationale écrite de droits mais, de l’autre, tous les projets allant en ce sens ont échoué jusqu’à présent. Ni le rapport du Joint Committee on Human Rights, A Bill of Rights of the UK ? qui proposait d’élaborer un Bill of Rights qui serait à la fois une « déclaration de droits et un projet politique » en 2007 (G. Brown), ni le livret vert de mars 2009 intitulé « Des libertés et des responsabilités : pour le développement de notre structure constitutionnelle » n’ont été suivis d’effets. C’est en conséquence la common law qui assure principalement la protection des droits et libertés notamment à travers le pouvoir d’interprétation conforme des juges. Cela incite à penser que le HRA 1998 a la signification d’une nécessaire appropriation ou acclimatation – ou encore d’un « rapatriement » – de ces droits en droit interne. Nous partageons en conséquence l’analyse de l’attitude des juges anglais décrite par C. Girard : « […] tout s’est passé comme si la Convention européenne des droits de l’homme – et donc des droits fondamentaux – étaient devenue le mode d’énonciation du common law – le fondement du droit, qui aurait toujours contenu des droits fondamentaux, même sans que cela soit explicité ».
Cette attitude du Royaume-Uni vis-à-vis de la Conv. EDH – et de toutes les déclarations de droits – n’est pas nouvelle. Les débats qui agitent la vie politique britannique peuvent être vus comme une répétition de ceux qui ont eu lieu au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, à propos de l’élaboration de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948 (DUDH). La lecture de ces débats est extrêmement instructive quant aux rapports que la culture juridique britannique entretient avec la liberté. Lorsqu’il s’est agi, par exemple, de former la commission universitaire pour rédiger le projet britannique de déclaration pour les Nations-Unies, Sir Eric Beckett, qui était conseiller juridique en chef des affaires étrangères (Chief legal adviser to the Foreign Office), déclara :
« Je pense que le Professeur Lauterpacht serait un très mauvais candidat pour l’une ou l’autre de ces désignations… Ce serait catastrophique, je pense, de l’envoyer comme délégué. Le Professeur Lauterpacht, même s’il est un avocat international travailleur et distingué, est, quand tout est dit et fait, un juif récemment arrivé de Vienne… Vraiment, je pense que le représentant du Gouvernement de Sa Majesté (H.M.G. : His Majesty’s Government) sur les droits de l’homme doit être un Anglais très anglais qui se serait imprégné tout au long de sa vie, et par hérédité [sic], du vrai sens des droits de l’homme tel qu’on l’entend dans ce pays ».
Il existe donc un sens « anglais très anglais » des droits de l’homme. C’est à cette conception « anglaise très anglaise » que fait référence K. Ewing dans son ouvrage Bonfire of the Liberties quand il estime que « l’ironie suprême de la constitution britannique réside dans le fait que la liberté et la légalité sont mieux servies par la politique plutôt que par le droit, ou par le pouvoir plutôt que par les droits ». La particularité de la notion britannique – ou plutôt ici anglaise – se situe en conséquence davantage dans le rapport qu’elle peut entretenir avec le pouvoir et le droit, plutôt que dans ses qualités substantielles ou inhérentes. Les libertés anglaises sont « procédurales » parce que la common law est d’abord un droit de procédure, ou encore, les libertés anglaises sont « résiduelles » et « négatives » parce que la common law repose sur une philosophie de la reconnaissance ; la liberté anglaise est « immémoriale » parce que les juristes ont eu besoin, à un moment de l’histoire constitutionnelle anglaise, que la common law fût immémoriale : la liberté suit la tradition de la common law et n’en est pas détachable. Nous partageons donc l’analyse de K. Ewing sur cette ironie de la constitution et E. Burke et A.V. Dicey ont évoqué ces spécificités de la liberté anglaise. Comment expliquer, dès lors, cette particularité et cette résistance britannique à la philosophie des droits subjectifs, cette dernière impliquant qu’un ordre juridique soit intégralement fondé sur la figure de l’individu et du sujet ?
Si la culture juridique britannique résiste tant à la philosophie des droits individuels, c’est qu’elle s’est posée la question de la liberté avant l’apparition de la démocratie : il nous faut donc remonter au XVIIIe siècle. Mais la conception de la liberté en common law tient toujours pour le moment en échec la philosophie des droits de l’homme centrée sur l’individu et aujourd’hui sur le sujet. Cette absence de prise en compte de l’individu nous indique qu’il faut remonter à une période antérieure à la révolution kantienne et quasiment contemporaine de la révolution copernicienne, autrement dit au XVIIe siècle anglais si ce n’est au XVIe siècle. Le caractère ancien de cette question de la liberté explique en conséquence partiellement la force de la résistance britannique à la philosophie des droits subjectifs. Cette précocité ou ancienneté nous donne une seconde indication : pour envisager la liberté dans son acception anglaise, il ne faut pas envisager la constitution anglaise du point de vue de l’individu – qui n’existe pas comme « figure tutélaire » dans la littérature juridique – mais du point de vue du pouvoir. Ce décentrage de perspective de l’individu au pouvoir permet alors de voir la liberté politique, comme l’écrivait Montesquieu, « là où elle est ». La liberté apparaît dans une tradition discursive ancienne et se montre sous l’aspect d’une « marque de reconnaissance » de l’Englishman (I). La liberté n’a donc pas été « arrachée » au pouvoir et contre ce dernier au moment des révolutions anglaises. Bien au contraire, c’est le pouvoir qui a été attaché au droit, en l’occurrence à la common law, par le biais de la tradition. La continuité de cette tradition a pu se maintenir grâce au travail de politisation du droit que les juristes ont effectué pour empêcher que la prérogative « absolue » ne devienne le fondement d’exercice du pouvoir. Ce travail a constitué un droit fondamental, autrement dit, un lien indissoluble entre le pouvoir, la liberté et la common law (II).
I. La continuité de la liberté comme « marque de reconnaissance » du sujet anglais
La « liberté » dans la tradition anglaise de la common law apparaît en réalité sous la forme d’une description par énumération, dont la canonisation en philosophie politique a été effectuée par J. Locke sous l’expression de property. Cette dernière renvoie à la triade « life, liberty, possessions » (A). La généalogie de cette triade montre qu’au XVIIe siècle elle correspond, dans la culture juridique anglaise, à des « droits de naissance » des sujets anglais ou encore à « un point indubitable et fondamental » de l’ancien droit du Royaume et qu’au XVIe siècle, cette triade désigne un ensemble de « choses » qui composent la relation au sein de la communauté politique (B).
A. La liberté comme attribut
C’est à travers une histoire régressive de la triade « vie, liberté, propriété » qu’il est possible de démontrer que la liberté est la marque de reconnaissance du sujet anglais. Cette triade est aujourd’hui principalement étudiée au sein du Second traité du gouvernement civil de J. Locke mais plusieurs textes juridiques la consacrent comme un ensemble de droits. C’est le cas, par exemple, de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948 qui dispose en son article 3 : « Tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne », ou encore de la déclaration d’indépendance américaine, des amendements IV et V à la constitution américaine et dans une certaine mesure, de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 (art. 2). Cette triade est en conséquence une sorte de « signe » de la liberté, elle a la nature d’une formule matricielle qui est utilisée de différentes manières dans les contextes révolutionnaires ou de bouleversement d’un ordre juridique précédent. La tradition de cette triade dépasse en conséquence largement le cadre britannique.
Ce Second Traité du Gouvernement Civil a contribué à cristalliser la signification de cette formule et à la passer, en quelque sorte, à la modernité. Pour Locke, les trois éléments correspondent aux fins politiques de la société et du gouvernement :
« Car tous étant rois autant qu’il l’est, tout homme est son égal, et la plupart ne respecte pas strictement l’équité et la justice, la jouissance de la property qu’il a dans cet état est très menacée, très peu sûre. Cela le pousse à vouloir quitter cette condition, qui bien que libre, est pleine de craintes et de menaces continuelles : et ce n’est pas sans raison, qu’il recherche, et désire rejoindre ceux des autres qui sont déjà unis dans la société, ou qui ont à l’esprit de s’unir pour la préservation mutuelle de leurs vies, libertés et biens, ce que je désigne par le terme générique de Property ».
Chez Locke, cette triade a une dimension subjective puisque c’est une qualité subjective de l’homme, une intériorité, qui articule le droit positif et le droit naturel, dont dépend le consentement. Et, nous pouvons déjà constater que la property de Locke ne se résume pas à la faculté de posséder, d’être propriétaire : elle signifie quelque chose de plus profond car elle vise en réalité à décrire ce qui est le propre de tout homme. L’anthropologie de la philosophie politique de la triade de J. Locke vient confirmer cette vue : la property ne se pense pas à partir d’un sujet qui aurait une conscience, elle se pense d’abord à partir de la relation politique. C’est à notre sens la raison pour laquelle il est si difficile de comprendre ce que sont l’individu et la personnalité en droit anglais et en premier lieu chez Locke. Lorsqu’il envisage la property chez Locke, P. Laslett écrit :
« […] la propriété, pour Locke semble symboliser les droits dans leur forme concrète, ou peut-être plutôt doter le sujet réel des pouvoirs et attitudes d’un individu. C’est parce qu’ils peuvent être symbolisés par la propriété, quelque chose qu’un homme peut concevoir comme quelque chose de distinct de lui, bien que demeurant une partie de lui-même, que l’attribut, comme sa liberté, son égalité, son pouvoir d’exécuter la loi naturelle, peut devenir le sujet de son consentement, le sujet de négociations avec ses pairs. Il n’est pas possible d’aliéner une partie de nos personnalités mais nous pouvons aliéner ce avec quoi nous avons choisi de mêler nos personnalités. Que Locke en ait été conscient ou non, il est clair dans ce qu’il dit par ailleurs sur l’opposition entre société civile et société spirituelle que la première ne peut s’occuper que de “préoccupations civiles”, qui semblent à la réflexion revenir au même que la “property” dans son sens large du Second Traité ».
Cette réflexion de Laslett montre bien que Locke se situe au seuil de la période moderne. Le fait que le sujet soit pensé comme « homme » est typique de la pensée moderne, mais le fait de mêler au sein de la personnalité, ce qui est pris dans la relation politique (property ou civil concernments) et ce qui relève de l’intériorité du sujet témoigne d’une certaine survivance du point de vue prémoderne. Cette dernière s’explique par le fait que cette triade est bien plus ancienne que le Second Traité du gouvernement civil de Locke. Car, il est non seulement possible de retrouver ces trois éléments dans le discours des juristes et parlementaires avant la fin du XVIIe mais en plus, cette manière de décrire par énumération ce qui constituera, pour Locke, le propre de l’homme, se rattache à la perception prémoderne du sujet par le pouvoir.
B. La liberté comme ensemble de « biens »
C’est ainsi que cette triade se retrouve dans l’Agreement of the People de 1647 où les différents éléments sont qualifiés de « droits de naissance » : « Que par toutes les lois faites ou à venir, chaque personne sera liée de la même manière, et qu’aucune tenure, bien, charte, degré, naissance ou place ne conférera aucune exemption du cours ordinaire des procédures légales, auxquelles les autres sont soumis ». Quelques dispositions plus bas, le document conclut : « Nous déclarons que ces choses sont nos Droits de naissance, et sommes d’accords et résolus à les maintenir de toutes nos forces contre toute opposition […] ». L’emploi du terme de « choses » par l’Agreement of the people n’est pas anodin : les droits correspondent à des « choses », ce sont des « biens ».
« Fundamental property, fundamental liberty » est en effet un des slogans des common lawyers et parlementaires de la première grande moitié du XVIIe siècle. Ce slogan se retrouve de manière extrêmement fréquente dans les débats parlementaires de 1628 qui ont mené à la Petition of Right : « Un point indubitable et fondamental […] est que selon une loi très ancienne d’Angleterre, les sujets ont une vraie propriété de leur biens, leurs terres et possessions ». Ou encore : « La propriété fondamentale et la liberté fondamentale sont conçues comme cette propriété et cette liberté que la première soumission à un gouvernement monarchique a laissé aux sujets de ce royaume ».
Si l’on poursuit l’histoire régressive de cette triade, nous la retrouvons dans la législation Tudors portant principalement sur la haute trahison :
« Pour y remédier, qu’il soit édicté par l’autorité de ce parlement que toute personne ou toutes les personnes qui à tout moment à partir de maintenant fabriquent un faux ou contrefont l’insigne manuel du roi, sa signature privée ou son sceau privé sera constitutive de haute trahison et les accusés et leurs auxiliaires [liste d’auxiliaires, de complices] seront condamnés d’un tel crime en vertu de la loi de ce royaume, seront considérés comme des traîtres contre les lois de ce royaume, et seront condamnés à mort, auront leurs terres, biens et meubles confisqués et perdront aussi le privilège de l’asile, comme il est prévu en cas de haute trahison ».
Dans cette législation, les énumérations sont composées de choses diverses : matérielles et immatérielles, collectives et singulières, meubles et immeubles. Historiquement, ces ensembles de « choses » ont d’abord été ce que l’on retirait aux traîtres dans le cadre d’une législation sanctionnant le crime politique le plus grave. Cela signifie donc que globalement, ces « choses » sont le cœur de ce qui constituait la relation politique : celui qui était coupable de haute trahison se voyait exclu d’une communauté de vie, d’une communauté de possessions, d’une communauté de droit. Mais il est extrêmement important de noter que le coupable ne commet pas le crime de haute trahison à l’égard du roi mais il trahit les lois du Royaume. Ces différentes énumérations ne dessinent donc pas ce qui appartenait à un individu ou à un homme : elles sont directement ce qui compose une entité indivisible au regard de la common law médiévale. Autrement dit, ces « choses » constituent le lien politique lui-même. En droit anglais, la « vie, la liberté, la propriété » est en conséquence la marque de celui qui fait partie de la communauté politique : cette formule exprime, dans le cadre de la culture juridique anglaise, l’ambivalence d’une liberté que l’on a et dont on jouit, et l’existence d’une relation politique. Qu’elle soit attribut ou « bien », la liberté est d’une part considérée comme acquise par le sujet, et d’autre part, puisqu’elle est acquise, tout sujet portant cet « emblème » est nécessairement un sujet anglais. Bolingbroke n’innove donc pas lorsqu’il écrit au XVIIIe siècle :
« La loi d’Habeas Corpus, ce noble badge (ou emblème) de la liberté que tout sujet en Angleterre porte, et par lequel il est si éminemment distingué non seulement des esclaves, mais aussi de tous les autres hommes libres de tous les autres pays […] ».
En ultime analyse, l’importance de ces « marques » et de la reconnaissance est à relier au fonctionnement du gouvernement prémoderne. Contrairement aux constitutionnalismes qui ont résulté des révolutions américaine et française, le pouvoir et la liberté dans le gouvernement prémoderne n’entretiennent pas un rapport d’exclusion réciproque. Pour caractériser leurs rapports, M. Foucault a d’abord expliqué que « pouvoir » au sens prémoderne signifiait « gouvernement », c’est à dire la conduite des conduites. Selon le même auteur, le pouvoir et la liberté entretiennent un rapport « d'incitation réciproque et de lutte », un rapport de « provocation permanente ». D. Baranger évoque quant à lui « le miroir » du gouvernement prémoderne : « L’obéissance, pas plus que la possibilité de la refuser au terme d’un jugement d’utilité négatif, ne signifie cette participation communautaire complexe de bienfaits mutuels et de vertus en miroirs qu’impliquait, entre monarques et sujets, la souveraineté pré-moderne ».
La triade « vie, liberté, propriété » a fait l’objet d’une réappropriation par le discours anti-absolutiste : elle est précisément ce que les parlementaires et common lawyers ont opposé aux virtualités absolutistes et aux réalités arbitraires qu’ont incarnées les personnes de Jacques Ier et de Charles Ier munis de leur « prérogative absolue » ou « extraordinaire ». Ces réalités arbitraires se sont principalement manifestées par l’emprisonnement sans cause et la taxation des sujets sans leur consentement. Les virtualités absolutistes de cette prérogative se situaient précisément dans la possibilité justifier des pouvoirs « en dehors du cours de la common law », non encadrés par le droit de la communauté et allant au-delà de ces « droits de la Couronne » (rights of the Crown) qu’étaient devenus les anciens incidents féodaux en vertu de la common law. La prérogative extraordinaire avait donc l’essence d’un droit exclusif, non-encadré par le droit, qui reposait ultimement sur une « raison d’État ». Le discours anti-absolutiste – qu’il ne faut pas assimiler à un discours antimonarchique – a opposé son antidote au caractère extraordinaire de cette prérogative : la liberté dans la tradition anglaise de la common law, parce qu’elle existe, signifie que les « Englishmen » ont, précisément, prescrit cette liberté et qu’elle est acquise pour toujours. L’ensemble de la common law a été redéfini en fonction de cette liberté.
II. La politisation du droit
Cette « crise de la constitution » a alors produit deux effets. Premièrement, c’est tout le droit et surtout la common law qui a été redéfini ou politisé, c’est-à-dire que la liberté a été placée au centre d’un réseau terminologique composé de toutes les formules matricielles de la common law (A). Deuxièmement, la constitution de ce droit fondamental a été un obstacle à l’émergence d’un État souverain, condition nécessaire à l’apparition de droits individuels ou subjectifs (B).
A. La politisation de la common law
Plusieurs étapes ont constitué cette vague de politisation de la common law : assimilation du droit à la liberté (1) puis redéfinition des termes de la tradition de la common law à la lumière de cette liberté (2).
1. L’assimilation du droit et de la liberté
Dans sa présentation de la Magna Carta, Coke précise, d’abord à propos de la clause 29 le sens de « liberties » :
« Les libertés sont ici à prendre dans deux sens : 1. Pour les lois d’Angleterre, appelées ainsi parce qu’elles nous ont rendus libres 2. Pour les privilèges posés par les chartes parlementaires, ou par prescription, plus que d’ordinaire ».
Le commentaire du chapter 29, quant à lui explique que « liberties » a trois significations :
« 1. Les lois du royaume, dans la logique de laquelle cette charte est intitulée Charta Libertatum [Charte des libertés], 2. Les libertés dont jouissent les sujets d’Angleterre 3. Signifient les franchises et privilèges, que les sujets ont en vertu des dons du roi […] (e) Quant aux coutumes, certaines sont générales, d’autres sont particulières […] et Libre est ajouté, car les coutumes d’Angleterre apportent une Liberté avec elles ».
Qu’il s’agisse des coutumes, des lois, des privilèges ou même, et c’est visible dans d’autres textes, du « juste » (right), toute expression du droit est synonyme de liberté. Il faut néanmoins être vigilant : cette assimilation par Coke n’a en aucun cas le caractère d’une « fondation » au sens où ses propos seraient fondateurs de la liberté politique. Coke ne fait qu’expliquer la signification du terme « liberties » et c’est le contexte dans lequel il écrit qui donne à ce mot préexistant une teinte plus soutenue de liberté. Les lois sont les libertés – l’assimilation est stricte, c’est à dire que dans les textes de l’époque, les deux termes sont interchangeables – parce que ces lois ou libertés font de la communauté politique anglaise une communauté de la liberté.
2. La redéfinition des formules matricielles de la tradition de la common law
Nous pouvons aussi mentionner le travail de politisation qui a été effectué par les juristes sur le vocabulaire de la propriété qui était à peu près le seul ensemble sémantique disponible pour exprimer les idées plus modernes que les juristes souhaitaient mettre en avant. La common law était à l’origine et avant tout un droit foncier, ce qui explique que ce droit foncier était la « branche » du droit la plus développée au XVIIe siècle. Deux aspects principaux de cette question peuvent être exposés.
Le premier correspond très précisément à cette politisation de la propriété. Le génie des juristes anglais de cette époque a été de faire de la propriété une des marques de l’homme libre à travers un raisonnement relativement simple mais puissant. Il s’est en effet agi pour eux de montrer qu’une véritable « monarchie royale » ne pouvait se distinguer « d’une monarchie seigneuriale », ou « d’un royaume des esclaves », eux-mêmes assimilés à la monarchie absolue, qu’à la condition que les sujets ne puissent pas être dépossédés sans autorisation.
Nous pouvons citer à titre d’exemple les propos de Crescheld (parlementaire en 1628) :
« Je conclurai […] que les rois d’Angleterre ont toujours eu une monarchie royale, non une monarchie seigneuriale, sous l’empire de la première, […] les sujets sont des hommes libres, et ont la proprieté [propriety] de leur biens et fiefs francs [freehold], et un droit de succession aux terres ; mais sous l’empire de la seconde, ils [les sujets] sont comme des villeins et des esclaves et ne sont propriétaires de rien. »
Puisque les sujets étaient dépossédés sans autorisation ou emprisonnés arbitrairement sous Jacques Ier, sa monarchie ne pouvait être que « seigneuriale » et non « royale ».
Cette autorisation n’était d’ailleurs pas nécessairement une autorisation personnelle, un consentement, mais au moins une autorisation institutionnelle, celle du parlement. C’est ainsi que dans les textes, la propriété est attraite dans le champ politique. Elle peut en effet signifier à la fois la maîtrise d’une chose et ce qui est le propre de tout sujet anglais, c’est à dire la liberté elle-même.
Le second aspect correspond à la redéfinition plus générale de toutes les formules juridiques matricielles de l’époque et qui ont cours encore aujourd’hui, que ce soit en droit anglais ou nord-américain. Beaucoup de termes de la tradition juridique anglaise ont été en effet clarifiés au XVIIe siècle comme « le droit ordinaire du pays » (law of the land) ou encore l’habeas corpus mais le travail effectué par les juristes sur le « due process of law » est peut-être l’exemple le plus significatif de ce travail de politisation de la common law par lequel cette dernière est amené à prendre en charge la relation politique des gouvernés et des gouvernants.
Le due process of law trouve son origine dans les confirmations successives de la Grande Charte de 1215, essentiellement au XIVe siècle. Au départ, le due process of law n’a pas vraiment la même signification qu’en droit américain actuel : il est bien plus général et a remplacé, historiquement, la locution « droit ordinaire du pays » dans la clause 29 de la Grande Charte. Au XIVe siècle, la fin de la clause devient « selon le due process of law » parce qu’elle est plus précisément destinée aux agents de la Couronne. La fonction essentielle de cette locution a principalement été de faire de la common law le seul et unique droit du Royaume d’Angleterre. Ceci, d’une part, dans le but d’empêcher la Prérogative royale d’être en mesure de constituer un titre de gouvernement « détaché de la common law » et d’autre part, pour empêcher l’Equity et les cours d’Equity d’être plus puissantes que ce qu’elles n’étaient déjà. Le due process of law est lié à la liberté :
« Ces mots de droit du pays (law of the land), doivent nécessairement être compris dans cette notion qu’est le due process of law et non le droit du pays pris de manière générale, ou sinon elle inclurait les esclaves (que nous appelons vilains) qui sont exclus par le terme de liber, car le droit du pays en général autorise les seigneurs à les emprisonner selon leur bon plaisir et donc sans cause, alors qu’ils ne diffèrent des hommes libres que selon leur personne, qui ne peuvent être emprisonnés sans cause démontrée ».
Deux aspects essentiels sont alors à retenir de cette intervention de Littleton, qui par ailleurs, n’est pas isolée dans ces débats parlementaires.
Le premier est que le due process of law « inclut » la vieille « law of the land », autrement dit, le due process of law renferme ou reflète l’image de « ce droit du pays ». Le second est l’émergence de la « personne » au sens de sujet moral dans les débats parlementaires : ce qui différencie l’homme libre de l’homme esclave relève du domaine de la personne. Cette personne est libre si et seulement si aucun seigneur ne peut l’emprisonner sans cause ou, en d’autres termes « s’il n’est pas aux fers » et qu’une relation de liberté l’unit au pouvoir. La liberté individuelle fait donc là une apparition et elle l’a fait dans la tradition de la common law. La tradition de la liberté et la tradition de la common law sont donc organiquement, conceptuellement, historiquement liées.
C’est pourquoi la liberté emprunte à la common law un certain nombre de ses caractéristiques. La liberté est inhérente à la communauté politique tout comme la common law. La liberté est davantage une « liberté gouvernante » qu’une liberté individuelle.
L’Habeas Corpus Act de 1679 formalise quant à lui la common law, concernant la liberté de la personne : la procédure, la terminologie, les exceptions, les principes d’interprétation. Un des enjeux du débat a d’ailleurs été pour les juristes de détacher « l’habeas corpus » du writ auquel il se rattachait, les writs tirant leur force originaire de l’autorité royale.
Ces exemples – property, due process of law, lex terrae, habeas corpus – illustrent cette politisation du droit : la common law est placée au centre des débats entre les tenants et les opposants à l’absolutisme. Cette politisation de la common law correspond à une formalisation d’un droit fondamental qui empêche les droits subjectifs d’émerger dans la constitution anglaise et d’être placés au fondement du droit constitutionnel britannique.
B. Le droit fondamental
L’ensemble de l’argumentation absolutiste peut être rapportée à l’idée que la raison du monarque était supérieure à toute autre parce qu’elle incarnait une raison d’État. En rejetant l’existence de la nécessité impliquée par la raison d’État, les parlementaires ont rejeté l’émergence de l’État dans son ensemble car c’était bien à partir de cette raison supérieure qu’un État souverain de type continental aurait pu voir le jour. Kantorowicz confirme cette impossibilité pour la période médiévale :
« En tous cas, la Couronne dans l’Angleterre de la fin du Moyen Âge n’était pas la personne fictive que devint l’« État » continental pendant et après le XVIème siècle, une personnification en son nom propre qui, non seulement était au-dessus de ses membres, mais était aussi séparée d’eux. Ce pas ne fut apparemment point franchi dans l’Angleterre médiévale ».
L’attachement personnel des sujets à leur monarque et le refus de voir émerger une sphère de pouvoir qui échapperait à la rationalité des sujets a été exprimée par les parlementaires :
« Il est notoirement connu que la contrainte était bien plus amplement acceptable avant le Jugement pour le roi que par la suite ; il plaisait aux hommes auparavant de faire quelque chose pour le service du roi, comme témoignage de leur affection, quelque chose qu’ils n’étaient pas obligés de faire. Mais quand ils ont entendu que cela était demandé dans une cour de justice comme un Droit, et vu que les juges avaient approuvé, sur des fondements et des raisons dont n’importe qui était capable de dire que ce n’était pas légal, et ont perdu le plaisir et la joie d’être bons et dévoués au roi ; et au lieu de donner, on leur demandait de payer, en vertu d’une logique qui ne laisse à aucun homme aucune chose qu’il pourrait appeler sienne : ils n’ont plus envisagé cela comme le cas d’un homme, mais comme le cas du Royaume, ni comme un impôt prélevé par le roi mais par les juges et ils se sont pensés liés en conscience, en revanche [ils ont pensé] au nom de la justice publique, qu’il ne fallait pas se soumettre ».
Cette absence de dépersonnalisation du pouvoir a favorisé l’assimilation de la raison de la common law à la liberté et a empêché la reconnaissance d’une raison autonome de l’État qui aurait pris son ancrage dans la supériorité de la raison du monarque. Coke l’a exprimé à plusieurs reprises :
« Elles [les affaires] ne doivent pas être décidés en vertu de la raison naturelle mais en vertu de la raison artisanale et du jugement du droit, lequel droit est une activité qui demande une longue étude et expérience, avant qu’un homme ne puisse arriver à sa connaissance ; et le droit est le nombre d’or et la mesure pour juger des causes des Sujets ; et qui protège sa Majesté dans la sécurité et dans la paix : Ce par quoi le roi fut très offensé et, répondit qu’affirmer qu’il devait être soumis au droit était de la trahison ; à quoi j’ai répondu, que Bracton a dit que le roi ne devait pas être sous les hommes mais sous Dieu et sous le droit ».
Encercler la prérogative par la « raison artificielle » et exprimer l’importance d’un attachement à une relation personnelle avec le monarque correspondent à des présupposés inverses de l’État souverain, que les juristes anglais confondent avec l’absolutisme. Or, cet État souverain est une des conditions permettant l’apparition du sujet, porteur de droits : l’individu porteur de droits subjectifs est une figure de l’individualité qui a été suscitée par l’unification du pouvoir souverain. C’est non seulement l’absolutisme que les parlementaires ont combattu avec la tradition de la common law mais aussi, plus généralement, le processus d’abstraction des grandes notions de droit public dont la souveraineté. O. Beaud l’a suggéré dans La Puissance de l’Etat :
« Si l’on voulait absolument trouver une différence entre la souveraineté de Bodin et le droit public anglais, il faudrait plutôt la chercher dans l’opposition radicale entre la tradition de Common law et l’idée de souveraineté de l’État. En effet, comme le montre très bien l’ouvrage traduit de Gough, la Common law inclut l’idée d’« une loi fondamentale » découverte et garantie par la raison du juge, qui s’oppose nécessairement à l’idée absolutiste d’un pouvoir politique dont le corollaire est l’exclusion du contrôle du juge sur la norme. »
Au lieu de poser l’individu au fondement de la constitution anglaise, les débats et grands textes constitutionnels de l’époque ont placé le pouvoir au centre d’un cercle vertueux : la liberté est une condition d’existence du pouvoir parce qu’un pouvoir « royal » et non « seigneurial » ne peut s’exercer que sur des hommes libres, le pouvoir étant resté très proche de son sens ancien de « capacité d’action » ; mais la liberté a également été placée comme horizon du gouvernement si bien que toute action doit lui être conforme. Un cercle vertueux du pouvoir se met en place : si celui qui gouverne est tenté d’entreprendre une action contraire à la liberté, alors c’est la condition d’existence de son propre pouvoir qu’il menace. La liberté est en conséquence redoutablement protégée par le gouvernement tel qu’il s’est structuré aux côtés de la common law.