Introduction

 

L’émergence d’une « citoyenneté différenciée » procède à la fois d’une évolution des revendications sociales à partir des années 1960-1970, et des réponses juridiques et politiques qui leur ont été apportées. Elle désigne d’abord les « nouveaux mouvements sociaux » qui, comme le féminisme, le régionalisme, l’antiracisme, la mobilisation des LGBT, des personnes handicapées, ont dénoncé les limites de l’universalisme abstrait et réclamé des formes de citoyenneté plus inclusives, moins inhospitalières aux minorités. Elle renvoie ensuite à l’ensemble des mesures publiques qui ont été prises à divers degrés par certaines démocraties libérales (Canada, Australie, États-Unis, Grande-Bretagne, Suède) afin de répondre aux demandes de reconnaissance des minoritaires (politiques de luttes contre la discrimination et politiques multiculturelles accordant des droits spécifiques aux peuples autochtones, aux minorités nationales ou aux minorités issues de l’immigration). Toutefois, ce n’est qu’à partir de la fin des années 1980 que la « citoyenneté différenciée » a été investie comme objet de philosophie politique et son principal mérite aura été d’inviter les philosophes à s’interroger sur la délicate articulation de la citoyenneté moderne au concept de « communauté ».

Dans les débats normatifs qui entourent ce nouvel objet philosophique, il existe en effet une tension entre deux usages de la « communauté ». Celle-ci renvoie d’un côté aux groupes minoritaires qui trouvent dans certaines caractéristiques socio-culturelles, qu’elles soient liées à un héritage commun ou à une même expérience sociale, la source de rapports d’identification collective, voire de solidarité. Elle désigne d’un autre côté la communauté politique et les valeurs démocratiques autour desquelles un peuple se constitue. La tension entre ces deux pôles communautaires naît de l’écart qui sépare l’identité culturelle de l’identité politique : alors que la première est ancrée dans la particularité d’une expérience marquée par la différence (qu’elle soit envisagée positivement ou négativement), la seconde repose prima facie sur une conception universelle des rapports politiques, puisque le peuple, compris comme communauté de citoyens libres et égaux, est en principe capable d’inclure en son sein toutes les personnes, quel que soit leur groupe ou communauté d’origine. La contribution majeure des philosophies du multiculturalisme a été précisément de dénoncer l’écart observé entre cet idéal d’inclusion universelle et les réalités de la participation démocratique. Comme l’a montré Iris Marion Young, l’une des fondatrices du concept de « citoyenneté différenciée », « l’idéal d’une sphère publique exprimant la volonté générale, un point de vue et un intérêt que les citoyens partagent et transcendant leurs différences, a fonctionné en réalité comme une exigence d’homogénéité parmi les citoyens ». Loin d’être immédiatement inclusif, l’universalisme civique a d’abord été ouvertement discriminatoire, refusant le statut civique à de nombreuses catégories d’adultes, telles que les femmes, les colonisés, les descendants d’esclaves, jugés incapables d’exercer une forme de jugement politique en vertu de leur différence de genre, de culture, de « race », etc. Si, par la suite, les barrières légales sont progressivement tombées, elles semblent avoir été remplacées par des barrières informelles, ancrées dans les normes culturelles relatives à la participation politique et à l’exercice du pouvoir, dont l’inertie explique la formation et la persistance de classes de citoyens de seconde catégorie. Aussi, prendre acte des processus d’exclusion démocratique et chercher, pour les neutraliser, à politiser la question des différences ne participe pas d’un communautarisme étroit, comme le suggèrent à l’envi ceux qui condamnent les théories du multiculturalisme ; il ne s’agit pas d’encourager les minorités à cultiver leurs particularismes et à négliger l’intérêt général, mais plutôt de sensibiliser l’ensemble des citoyens à la partialité des normes qui pèsent sur la représentation de cet intérêt. C’est donc une volonté d’inclusion qui motive les théoriciens de la citoyenneté différenciée et qui les conduit à défendre les droits et traitements spécifiques accordés aux minorités comme un processus d’achèvement de l’idéal civique, et non comme la négation de l’universalisme par le différentialisme.

Parmi ces théories, je privilégierai celle de la « citoyenneté multiculturelle » de Will Kymlicka parce qu’elle s’avère particulièrement éclairante pour comprendre la façon dont les critiques multiculturelles de la citoyenneté moderne invitent à reformuler le rapport entre communauté culturelle et communauté politique. La théorie de Kymlicka présente l’avantage de restreindre l’analyse du multiculturalisme aux droits accordés aux minorités ethnoculturelles (peuples autochtones, minorités nationales, minorités issues de l’immigration) afin de ne pas faire un usage trop extensif de la notion extrêmement polysémique de « culture ». Ce choix lui permet de mieux circonscrire le problème politique que soulève le projet d’une citoyenneté différenciée. La diversité culturelle peut prendre, en effet, de multiples formes dont certaines ne contredisent pas à première vue les liens civiques : ainsi en va-t-il de la « diversité des subcultures », liée à la diversité des styles de vie, et de la « diversité des perspectives », suscitée par la mobilisation des groupes contestataires comme les féministes, les activistes LGBT, ou les fondamentalistes. Dans les deux cas, la diversité est pour ainsi dire endogène à la communauté politique : elle est exprimée par des individus qui ne se perçoivent pas comme extérieurs à la nation, mais qui mobilisent leurs droits individuels soit pour vivre comme ils l’entendent soit pour contester les normes dominantes de leur société (patriarcales, hétéro-centrées, sécularistes), participant dans les deux cas à l’évolution des mœurs, c’est-à-dire à la culture commune aux membres d’une même société nationale.

En revanche, la situation semble différer quand la diversité procède de l’appartenance à des communautés de type ethnique qui, si elles se politisent, peuvent être perçues comme des formes de division politique plus radicales, au sens où un peuple tend à se reconstituer au sein du peuple. Il semble donc que ce soit relativement aux groupes ethnoculturels que la valorisation de la différence devienne éminemment problématique pour la communauté nationale : il ne s’agit plus seulement de pluraliser la gamme des styles de vie, ni de faire évoluer les mentalités, mais de comprendre comment l’on peut revendiquer son appartenance à deux communautés de destin distinctes. Kymlicka prétend offrir une solution à la fois libérale et démocratique à cette question. Dans ce qui suit, je me propose de montrer l’intérêt et les limites d’une telle position, en l’analysant à partir de l’usage qu’elle fait du concept de communauté pour justifier l’octroi de droits spécifiques aux minorités ethnoculturelles. Je tâcherai de montrer que la communauté culturelle continue d’y être pensée sur le modèle de la communauté religieuse et de dégager, à partir de là, l’ambivalence normative qui en résulte.

 

Approche libérale de la communauté et droits culturels

 

Dans sa présentation de l’évolution des débats philosophiques sur le multiculturalisme, Kymlicka accorde un rôle essentiel au concept de « communauté », dans la mesure où il y voit, d’une part, la source des malentendus qui ont dominé les premières discussions et, d’autre part, l’occasion d’approfondir les liens conceptuels qui unissent le libéralisme au respect de la diversité culturelle. Dans un premier temps, Kymlicka estime que les droits culturels ont été compris de façon réductrice comme un projet politique autoritaire et conservateur, à cause de l’opposition superficielle entre « libéraux » et « communautariens »à travers laquelle ils ont été initialement saisis. La tendance première a ainsi consisté à dériver les positions concernant les droits culturels des positions philosophiques relatives à la justice rawlsienne, les libéraux considérant ces droits « comme une façon non nécessaire et dangereuse de détourner l’attention qu’il convient légitimement d’accorder à l’individu », et les communautariens les envisageant « comme la façon appropriée de protéger les communautés des effets corrosifs de l’autonomie individuelle et d’affirmer les valeurs communautaires ». À première vue, il a ainsi semblé logique d’associer la défense de l’identité culturelle aux philosophies dites communautariennes qui, comme celles d’Alasdair MacIntyre, de Michael Sandel, de Michael Walzer ou encore de Charles Taylor, faisaient valoir contre les philosophes rawlsiens l’importance des traditions et des valeurs partagées dans la constitution de la subjectivité morale et politique de l’individu.

Une telle grille de lecture induit une certaine conception du fait communautaire, proche de la Gemeinschaft théorisée par Ferdinand Tönnies. La communauté désigne alors un groupe social traditionnel caractérisé par l’homogénéité de ses mœurs et de ses valeurs, liée à un héritage commun et à un fort mimétisme social ; ainsi conçue, la communauté conditionne massivement la vie morale de ses membres ; elle l’encadre, la discipline, et s’oppose à cet égard à la société moderne dans laquelle les rapports humains s’individualisent, s’atomisent et tendent à privilégier les intérêts personnels sur l’attachement au groupe. Appliquée au problème de la protection des minorités, cette conception sociologique du fait communautaire s’avère problématique puisqu’elle risque de conduire à des formes de conservatisme autoritaire : si les politiques multiculturelles sont destinées à protéger les groupes traditionnels des effets dissolvants et uniformisants de l’individualisme moderne, elles remettent automatiquement en cause les libertés individuelles. Pire, lorsque ces politiques sont défendues au nom de « droits culturels » spécifiquement accordés aux minorités, elles instaurent une contradiction normative au sein des démocraties libérales, en érigeant le groupe culturel en sujet moral qui entre en concurrence avec le sujet individuel.

Or il est vite apparu qu’une telle conception des droits culturels manquait de pertinence tant théorique que pratique. D’un point de vue théorique, il importe de souligner que la défense des minorités ethnoculturelles n’a pas été la préoccupation principale des grands noms associés au « communautarianisme », à l’exception notable de Charles Taylor. Ce dernier est en effet le seul à combiner explicitement sa critique du libéralisme procédural rawlsien – jugé trop insensible au contexte culturel dans lequel les individus se socialisent – et le besoin d’une « politique de la reconnaissance » des cultures minoritaires. Pourtant, la politique de la reconnaissance reste, dans l’esprit de Taylor, une déclinaison du libéralisme, censée en corriger le principal défaut (à savoir son caractère « inhospitalier aux différences ») sans en renier les principes fondamentaux. Par ailleurs, sur le plan de la pratique politique, la lecture communautarienne-traditionnaliste des droits culturels ne semble pertinente que dans les cas relativement marginaux de minorités ethno-religieuses séparatistes (comme les Amish ou les Huttérites) ou de peuples autochtones ayant préservé leur mode de vie traditionnel. Elle ne rend pas compte, en revanche, des revendications bien plus nombreuses portées par les nationalismes minoritaires qui associent la valorisation publique de l’identité ethnoculturelle à la défense des libertés individuelles.

C’est la raison pour laquelle Kymlicka considère que les débats sur le multiculturalisme ont franchi une étape essentielle une fois que l’on a cessé de les envisager comme « ceux qui confrontent une majorité libérale à des minorités communautariennes » pour y voir « ceux que mènent les libéraux à propos de la signification du libéralisme ». Le philosophe canadien a lui-même largement contribué à cette évolution, d’abord parce qu’il a encouragé à relativiser l’opposition philosophique entre libéralisme et communautarianisme, ensuite parce qu’il a avancé des arguments puissants pour défendre le caractère à la fois libéral et démocratique des droits octroyés aux minorités ethnoculturelles. En ce qui concerne le premier point, Kymlicka a montré, à partir de la tradition libérale et de ses principes fondateurs, que les libéraux contemporains n’adoptaient pas une vision atomiste et asociale de l’individu et qu’ils pouvaient sans contradiction affirmer en même temps la valeur morale des liens communautaires et celle de la liberté individuelle. Contrairement à ce que soutient Taylor, les libéraux admettent tout à fait que la liberté individuelle ne s’exerce pas « dans le vide » et, quoi qu’en dise Sandel, ils ne soutiennent pas que le jugement moral se limite au point de vue abstrait de la position originelle ; comme les communautariens, ils sont convaincus de la valeur que possède le contexte culturel dans la formation et dans l’adoption des projets de vie individuels. Seulement, ils considèrent que ces projets restent fondés sur un principe fondamental de « révisabilité » qui autorise chaque personne à critiquer, à modifier, voire à rejeter les conceptions du bien que son contexte culturel l’incite à adopter. Autrement dit, l’analyse de Kymlicka a permis de souligner que les libéraux peuvent être communautariens sur le plan de l’ontologie sociale (au sens où nos attachements communautaires nous constituent en tant que sujet pratique) sans être communautariens sur le plan axiologique (au sens où notre contexte culturel déterminerait notre jugement pratique tant personnel que politique).

Le second point découle du premier : si les libéraux contemporains peuvent admettre la « valeur de l’appartenance culturelle » d’un point de vue moral, ils peuvent aussi l’articuler aux principes fondateurs de la justice démocratique afin d’en dégager la portée politique. La citoyenneté multiculturelle s’y emploie précisément en montrant que les droits culturels non seulement ne contredisent pas les principes de liberté et d’égalité, mais encore qu’ils se déduisent d’eux et qu’ils contribuent à les rendre effectifs. D’abord, il est légitime, estime Kymlicka, d’appliquer le raisonnement de John Rawls au problème de la justice entre groupes culturels au sein d’un même État démocratique : l’appartenance à une culture sociétale peut en effet être envisagée comme un « bien social premier » indispensable à l’exercice de l’autonomie individuelle, quelle que soit par ailleurs la conception de la vie bonne qu’une personne adopte. Notre culture d’origine, celle à laquelle nous appartenons par naissance et dans laquelle nous avons été socialisés au début de notre existence, nous offre un « contexte de choix »privilégié qui crée des perspectives existentielles significatives. Même s’il est possible de changer de culture et de s’assimiler à une autre culture sociétale, ce processus, parce qu’il est long et difficile, ne peut pas légitimement être imposé à une personne contre son gré. Kymlicka propose ainsi une défense instrumentale des communautés culturelles. La valeur morale de ces dernières ne dérive pas, comme chez Tönnies, de leurs qualités intrinsèques, au sens où les traditions, modes de vie et valeurs qui les caractérisent constitueraient un bien objectif pour leurs membres ; elle est entièrement dérivée de la valeur de l’autonomie individuelle que l’appartenance culturelle rend possible. Comme y insiste Kymlicka, dans le multiculturalisme libéral, la tolérance culturelle et l’autonomie individuelle sont les deux faces d’une même pièce.

Ensuite, Kymlicka a mis en évidence que si les libéraux rawlsiens prenaient au sérieux l’exigence d’égalité qui est au cœur du principe de liberté (au sens où la liberté devient une vaine formule quand les biens sociaux premiers ne sont pas distribués équitablement), ils devaient admettre le caractère inéquitable du traitement actuel des minorités ethnoculturelles dans les démocraties libérales. Leur erreur à ce sujet est d’avoir considéré que le modèle de la tolérance religieuse pouvait être légitimement étendu des minorités religieuses aux minorités ethnoculturelles parce qu’il offrait dans les deux cas la façon la plus appropriée de traiter les différences entre individus (qu’elles relèvent de leurs croyances religieuses ou de leurs modes de vie culturels). Ce modèle repose sur une stratégie de privatisation qui ne renie pas la valeur des attachements communautaires mais qui juge le dispositif classique des droits individuels (libertés d’expression, d’opinion, de conscience, d’association, etc.) suffisant pour les protéger de façon égale. De son côté, Kymlicka reproche à l’analogie entre tolérance religieuse et tolérance culturelle d’être « inopérante », dans la mesure où

il est tout à fait possible pour un État de ne pas reconnaître une Église officielle, mais [où] il ne peut pas, en revanche, éviter d’institutionnaliser au moins partiellement une culture lorsqu’il décide quelle sera la langue utilisée dans les écoles et les services publics. L’État peut (et doit) remplacer les serments religieux par des serments laïques, mais il est obligé de choisir une langue dans laquelle se dérouleront les procès.

 

Autrement dit, il n’est pas possible de privatiser les identités culturelles à la manière des convictions religieuses. L’erreur de raisonnement procède, d’après Kymlicka, de la façon « abstraite et éthérée »dont les libéraux envisagent les cultures comme si elles renvoyaient « simplement à une mémoire ou à des valeurs partagées », ce qui revient à les penser à travers le prisme des convictions religieuses, principalement comme des formes de croyances collectives. Une telle perspective conduit pourtant à négliger « les institutions et les pratiques communes » qui créent les liens culturels en donnant une forme particulière à la vie sociale. D’où l’insistance de Kymlicka sur le concept de « culture sociétale » à travers lequel il définit l’appartenance culturelle comme ce qui « offre à ses membres des modes de vie, porteurs de sens, qui modulent l’ensemble des activités humaines, au niveau de la société, de l’éducation, de la religion, des loisirs et de la vie économique, dans les sphères publique et privée ». Les cultures nationales offrent selon lui des exemples typiques de « culture sociétale ». La langue notamment illustre de façon paradigmatique le type d’institution culturelle qui ne peut pas être totalement privatisée (puisque tout État doit décider de sa/ses langue/s officielle/s) et qui conditionne l’ensemble des pratiques d’un « peuple » ou d’une « nation » – ces deux termes étant pris ici en leur sens sociologique.

Envisager la culture comme culture sociétale donnant forme à la vie privée et publique des individus permet de montrer que la communauté des citoyens ne repose pas sur des rapports de solidarité strictement politiques, puisqu’elle se présente aussi sous les traits d’une communauté culturelle fondée sur des normes majoritaires qui ne reflètent pas toujours celles des cultures minoritaires et qui sont susceptibles d’entrer en tension avec elles. C’est donc bien la prise en compte du caractère culturellement communautaire des démocraties libérales qui conduit Kymlicka à défendre le principe de droits spécifiques accordés aux minorités ethnoculturelles. Sa position critique se nourrit à ce titre des études anthropologiques, historiques et sociologiques consacrées au nation-building process. Ce champ de recherches a contribué à montrer comment l’institutionnalisation des États-nations démocratiques s’est appuyée sur un processus d’assimilation culturelle qui n’a pas été freiné mais plutôt rendu possible par l’indétermination des principes universalistes. Dès lors, le constat de l’inégalité du rapport de force politique entre culture majoritaire et cultures minoritaires interdit de se satisfaire de la logique associative caractéristique de la tolérance religieuse. L’attitude de « laissez-faire » officiellement adoptée par l’État n’est qu’un leurre puisque les institutions politiques soutiennent de facto la culture nationale majoritaire, favorisant indûment les membres de cette culture et défavorisant symétriquement ceux qui ne s’y identifient pas. Cette inégale répartition du bien premier que constitue l’accès à la culture sociétale pose problème aux yeux d’un libéral égalitarien comme Kymlicka, dans la mesure où elle résulte de circonstances arbitraires. Tel est précisément le cas des minorités nationales et des peuples autochtones dont la culture s’est trouvée menacée suite à la conquête, l’annexion ou la colonisation de leurs territoires. En ce qui les concerne, il est donc légitime de compléter le dispositif des droits individuels par des droits spécifiquement accordés aux groupes minoritaires – des « droits d’autogouvernement » – afin de leur restituer un certain contrôle politique sur leur devenir culturel (notamment en leur déléguant des pouvoirs en matière de politiques foncières, migratoires, linguistiques et éducatives). L’originalité de Kymlicka sur ce point est de contester l’idée que de tels droits, parce qu’ils sont collectifs, menaceraient nécessairement les droits individuels : en rappelant à juste titre que les droits du citoyen sont eux aussi des droits spécifiquement réservés à un groupe particulier, celui des nationaux, sans qu’on en conteste le caractère émancipateur, il considère dans le même esprit que les droits d’autogouvernement doivent fonctionner comme des « protections externes » contre les pressions assimilationnistes de l’État-nation, et non comme des « restrictions internes » qui enfreindraient les droits fondamentaux des membres d’une minorité au nom de sa survie culturelle. L’objectif d’une citoyenneté multiculturelle est bien de garantir simultanément « l’égalité entre les groupes et la liberté de leurs membres » (equality between groups, freedom within groups).

On notera, au vu de la défense libérale et égalitarienne des droits culturels, qu’elle s’applique avant tout à un certain type de minorités, celles qui disposent encore d’une culture sociétale, ce qui n’est pas le cas, selon Kymlicka, des groupes issus de l’immigration. À ce titre, elle offre davantage une théorie du « multinationalisme libéral » qu’une théorie complète du multiculturalisme libéral. Dans ce qui suit, mon propos n’est pas de reprocher à Kymlicka le caractère incomplet de sa théorie, mais de contester la rupture qu’il prétend opérer entre tolérance religieuse et tolérance culturelle. Je tâcherai de montrer que son attention à l’égard du fait communautaire – et son apparente sensibilité à la dimension institutionnelle et pratique des cultures sociétales – reste fortement marquée par le prisme de la diversité religieuse et que ce biais menace le succès même de son projet philosophique.

 

 

De la tolérance religieuse à la tolérance culturelle : une fausse rupture

 

L’objection que j’adresse à Kymlicka est la suivante : même si le philosophe canadien prend acte des insuffisances du modèle de la tolérance religieuse pour penser la tolérance culturelle, il maintient l’intuition normative qui fonde ce modèle à partir du moment où il considère le biais ethnique de la sphère publique comme une forme d’injustice commise à l’encontre des minorités culturelles. En effet, à ses yeux, de même que l’État ne peut pas légitimement user de son pouvoir de coercition pour imposer une foi commune, il ne doit pas le faire pour imposer une culture commune. Autrement dit, l’assimilationnisme culturel est mis sur le même plan que le prosélytisme religieux, et l’intolérance culturelle envisagée comme une extension de l’intolérance religieuse.

Une telle continuité procède de l’idée selon laquelle une culture sociétale offre à ses membres un contexte de choix privilégié dont on ne doit pas les priver contre leur gré. Or une telle idée suggère que la valeur morale de l’appartenance culturelle est pensée dans les mêmes termes que la valeur morale de la croyance religieuse, comme un horizon de sens qui s’impose à la conscience individuelle et dont seul l’individu peut percevoir la force normative. Cette convergence apparaît notamment dans les caractéristiques que Kymlicka attribue à la « culture sociétale » : son identité, affirme-t-il, ne repose pas sur ses caractéristiques actuelles (ce qui reviendrait à figer tout groupe culturel dans le mode de vie qu’il possède à une époque donnée) mais sur l’existence d’une « structure » culturelle, laquelle renvoie à la continuité, par delà les changements, de certaines institutions. Bien que Kymlicka reste évasif sur la nature précise de ces « structures culturelles », il semble que toute « langue vivante » en offre un bon exemple puisqu’elle offre un foyer continu d’identification collective malgré son évolution. L’idée qu’il existe une « structure culturelle » conduit ainsi à envisager le contexte de choix culturel comme un espace de significations qui, s’il n’est pas clos au sens où il peut évoluer sous l’influence d’apports extérieurs, n’en est pas moins fondé sur un principe d’unité interne qui le rend indépendant des autres contextes de choix culturels. Ce principe constitue le filtre d’intelligibilité et d’évaluation du réel à travers lequel un individu est censé appréhender le monde spontanément et dont on ne peut pas le priver contre son gré.

Il importe de rappeler ici que la « structure culturelle », si elle rend le choix possible, n’est pas elle-même choisie. Elle constitue l’horizon de sens dont l’évidence cognitive et la force normative s’imposent aux membres socialisés dans telle ou telle culture. Aussi retrouve-t-on, dans cette façon de conceptualiser la valeur morale de l’appartenance culturelle, la tension inhérente à la conscience morale que le premier libéralisme avait mise en lumière. Il faut rappeler qu’originellement, la justification de la tolérance ne s’est pas faite au nom de la liberté de choix, mais en vertu du respect exigé par les convictions religieuses qui s’imposent à la conscience individuelle. L’originalité de l’argument lockéen en faveur de la tolérance religieuse a été de rappeler que l’État ne peut pas forcer une personne à adopter malgré elle une conception du salut, dans la mesure où le croyant lui-même n’a pas de prise sur sa foi. Autrement dit, la liberté de conscience se distingue de la liberté de choix, laquelle n’arrive que dans un second temps : c’est seulement une fois la force obligatoire de la conviction intime reconnue que la liberté de s’associer avec ses coreligionnaires peut être accordée. Il en va de même chez Kymlicka qui, même s’il admet le droit des individus de faire évoluer leur culture comme ils le souhaitent ou même de changer de culture, rappelle que l’attachement d’un individu à sa culture d’origine ne relève pas directement de la liberté de choix, mais qu’elle contribue plutôt à la fonder.

L’interprétation avancée ici peut sembler excessive dans la mesure où Kymlicka ne considère pas les cultures sociétales comme des « doctrines compréhensives » au sens rawlsien et il contesterait à ce titre le rapprochement que j’opère entre contextes culturels et convictions religieuses. À ses yeux, défendre l’idée que les cultures sociétales offrent des contextes de choix implique au contraire que les membres d’une même culture peuvent adopter des conceptions de la vie bonne différentes, de telle sorte que les droits culturels ne remettent pas en cause le respect du pluralisme axiologique. Or s’il est vrai qu’un contexte culturel ne possède pas le même degré d’unité et de cohérence normative qu’une doctrine compréhensive, il n’en demeure pas moins qu’il offre un horizon normatif qui n’est pas choisi en tant que tel et qui sépare les différentes cultures sociétales en des espaces indépendants de sens et de valeurs. C’est pourquoi je soutiens que le concept de « structure culturelle » révèle le sens fort que Kymlicka accorde à la « communauté culturelle ». Même s’il insiste à première vue sur la dimension pratique et institutionnelle des cultures sociétales, afin de saisir le fait culturel dans sa spécificité et de défendre son caractère axiologiquement pluraliste, il envisage en définitive leur autorité normative en des termes comparables à l’obligation de conscience religieuse : ce que les membres d’une culture possèdent en commun sans l’avoir décidé, c’est une certaine perspective sur le monde, une certaine façon de lui donner sens et valeur qui orientent largement leur façon d’envisager les critères de la vie bonne. À ce titre, les liens communautaires que tisse la culture commune engagent manifestement des éléments qui relèvent du « bien » et non du « juste », ce qui invite à douter de la possibilité même de fonder une justice interculturelle.

De fait, l’interprétation que je propose, en soulignant l’influence continue du modèle de la tolérance religieuse sur la position de Kymlicka, soulève une difficulté majeure pour la théorie de la citoyenneté multiculturelle. Elle suggère en effet que cette théorie pose le problème de l’injustice interculturelle dans des termes qui empêchent paradoxalement sa résolution au sein d’une théorie libérale de la justice. L’argument de Kymlicka peut être reformulé de la sorte. 1/ La culture sociétale n’est pas neutre axiologiquement, puisque la gamme d’options qu’elle offre à ses membres est « structurée » par un principe d’intelligibilité et d’évaluation du réel avec lequel ils entretiennent un rapport identitaire privilégié qui conditionne la formation de leurs conceptions du bien. 2/ La culture sociétale ne peut pas être évacuée de la sphère publique, car tout État démocratique promeut une culture officielle, base inévitable de son identité politique. Or ces deux arguments pris ensemble impliquent que la neutralité axiologique de la sphère publique est un idéal inaccessible. Kymlicka prétend résoudre cette difficulté en accordant la même reconnaissance publique aux minorités culturelles qu’à la majorité. Mais sa défense des droits culturels pose problème dans la mesure où elle brouille la frontière essentielle, tracée par le libéralisme contemporain, entre le juste et le bien : comment les groupes culturels peuvent-ils s’accorder en effet sur des principes de justice communs, s’ils peuvent légitimement refuser de se dégager des orientations axiologiques que leur procurent leurs contextes culturels respectifs ?

Kymlicka élude cette difficulté parce que les communautés culturelles qui inspirent son raisonnement sont déjà fortement libéralisées (c’est le cas notamment de nombreuses minorités nationales, comme les Québécois, les Catalans, les Écossais). La frontière morale que le concept de « structure culturelle » établit entre les divers groupes culturels est brouillée à partir du moment où, d’un point de vue empirique, on observe que les membres de ces groupes envisagent d’emblée leurs « contextes d’identité » comme des « contextes de choix »ouverts à la pluralité des choix de vie individuels. Toutefois, d’un point de vue conceptuel, cette frontière demeure et elle pose problème. Dans la dernière section, j’examinerai ce problème à partir de la position critique du philosophe australien Chandran Kukathas qui, en radicalisant certaines intuitions formulées par Kymlicka, en dévoile les limites ainsi que les risques politiques.

 

Entre liberté de conscience et liberté de choix, l’ambivalence du multiculturalisme libéral

 

L’intérêt de la critique portée par Kukathas contre la citoyenneté multiculturelle de Kymlicka réside dans le point de vue interne que le philosophe australien adopte. C’est en effet à partir des intuitions fondamentales du libéralisme qu’il attaque l’idée des droits culturels, arguant que ces derniers manquent le véritable sens de la tolérance libérale. Il reproche ainsi à Kymlicka de ne pas aller jusqu’au bout de sa logique lorsqu’il plaide pour un plus grand respect des minorités ethnoculturelles, une insuffisance qui se manifeste tout particulièrement dans le traitement ambivalent que le philosophe canadien réserve aux minorités illibérales, notamment dans le cas de peuples autochtones dont le mode de vie traditionnel contredit les principes de la liberté de conscience ou de l’égalité de traitement entre les hommes et les femmes. Dans leur cas, Kymlicka adopte une position mitigée qui « se refuse à accorder aux groupes minoritaires le droit d’agir de façon illibérale, mais ne souhaite pas les déposséder du pouvoir (authority) de le faire ». Arguant d’une part que la libéralisation des mœurs est avant tout un processus endogène qui ne s’impose pas par la force et, d’autre part, que la minorité a souvent de bonnes raisons historiques de se méfier des décisions prises par les membres de la culture majoritaire, Kymlicka opère une distinction entre la fondation des principes et leur mise en application par les pouvoirs en place : que, dans le multiculturalisme libéral, la tolérance à l’égard des minorités soit fondée in fine sur la valeur de l’autonomie n’exclut pas de rester sceptique à l’égard des politiques menées par les pouvoirs en place en vue de libéraliser les cultures minoritaires, les droits de l’homme ayant déjà été instrumentalisés au cours de l’histoire pour cautionner les visées assimilationnistes et colonisatrices des majorités culturelles. Chandran Kukathas critique « l’ambivalence » de la position de Kymlicka qui refuse d’admettre qu’il n’y a « qu’une seule alternative en matière de principes : soit justifier un tel pouvoir [celui d’appliquer de force les principes de justice], soit le condamner ». Cette ambivalence est révélatrice des deux types de libéralisme qui inspirent Kymlicka et dont il ne parvient pas à faire la synthèse : un libéralisme de la tolérance, d’inspiration lockéenne, qui refuse d’imposer à des individus une vérité morale (celle des principes de justice) et un libéralisme de la justice, d’inspiration rawlsienne, qui fait primer le respect des droits individuels sur les valeurs communautaires et qui admet, de ce fait, le recours à la coercition pour imposer ce qui est juste. Or, d’après Kukathas, à partir du moment où Kymlicka érige les cultures d’origine en cadre privilégié des choix existentiels, il devrait aller plus loin dans la première voie. Son argument sur la valeur morale de l’appartenance culturelle suggère en effet qu’il n’y a pas de différence de nature entre la diversité religieuse et la diversité culturelle, ni entre les formes de tolérance qu’elles exigent. De même que l’on doit tolérer les convictions religieuses d’une personne, bien qu’elle ne les ait pas choisies, il convient de tolérer les normes culturelles auxquelles elle est intimement attachée, du fait des circonstances de sa socialisation primaire. Dans les deux cas, la valeur morale (de la conviction religieuse comme de la norme culturelle) procède du sentiment d’obligation qu’éprouve sa conscience intime et dont elle est le seul juge.

Que Kymlicka ne s’engage pas plus dans cette voie est représentatif, estime Kukathas, de la tendance du libéralisme contemporain à faire passer la justice avant la tolérance. À la suite de Rawls, les libéraux espèrent pouvoir trouver dans les principes de justice les bases d’un accord politique qui surplombe le pluralisme des valeurs sans le réduire. C’est dans cet esprit que Kymlicka défend la tolérance culturelle au nom du principe libéral que représente l’autonomie individuelle. Or, affirme Kukathas, une telle position ne peut conduire qu’à un faux régime de tolérance qui juge et dévalue les groupes dissidents en fonction des principes publiquement reconnus, c’est-à-dire qui échoue à prendre au sérieux leurs convictions et leurs valeurs :

Les pratiques minoritaires sont tolérées pour autant qu’elles se conforment aux principes fondamentaux de la société dans son ensemble ; dans le cas inverse les communautés minoritaires devront être restructurées (dans la mesure du possible) afin de s’accorder aux pratiques majoritaires.

 

Kukathas reproche ainsi aux libéraux contemporains d’avoir réduit la tolérance à un principe secondaire, dérivé de la justice, alors qu’elle constitue « la valeur fondamentale du libéralisme » en ce qu’elle prend acte du « caractère sacré du désaccord ». L’expérience des guerres de religion a en effet provoqué une prise de conscience politique majeure, en rendant évidents l’impuissance de l’État à soumettre les consciences et le caractère désormais irréductible des conflits de religions et de valeurs morales. Kukathas affirme donc qu’il est illégitime, d’un point de vue libéral, de penser que l’idée de justice est susceptible de réduire les désaccords axiologiques. De même, il est illégitime de suggérer que la liberté de choix peut primer la liberté de conscience : prendre au sérieux la conviction que les individus ne devraient pas être forcés d’agir contre leur conscience exige que l’on respecte la position de ceux qui défendent, au nom de leur culture, des pratiques et des valeurs qui ne sont pas respectueuses de l’autonomie individuelle. À suivre l’objection de Kukathas, il semble donc que Kymlicka soit victime du soupçon culturel qu’il a lui-même contribué à instiller dans les réflexions sur la justice libérale. Si, pour sortir de la domination assimilationniste, l’État-nation doit accepter de discuter les termes de la justice avec les minorités, rien ne garantit qu’ils aboutiront à un accord, à partir du moment où toute conception publique de la justice pourra être considérée par les membres des minorités comme culturellement biaisée et condamnée à ce titre comme une forme de communautarisme culturel qui se pare du masque de l’universalité civique.

Il est donc vain, d’après Kukathas, d’espérer trouver dans la liberté de choix un principe commun autour duquel accorder les différents groupes culturels, à la manière de Kymlicka. La seule liberté qu’il convient de laisser à l’individu est celle de s’associer avec ceux qui partagent ses convictions, même si ces convictions ne rentrent pas dans le « credo libéral », de se soumettre à l’autorité du groupe ainsi constitué et de le quitter quand il ne l’accepte plus. Un régime de tolérance authentique doit se contenter de poser les conditions d’un modus vivendi entre les groupes religieux ou culturels et renoncer à l’illusion qu’on puisse trouver, dans une théorie idéale de la justice, un modus credendi pour les rassembler dans une seule communauté politique. Le libéralisme de Kukathas aboutit de la sorte à une forme d’ultra-libéralisme, fondé sur les seuls principes de la liberté de conscience et de la liberté d’association, qui, tout en écartant l’idée même de « communauté politique », justifie un fort communautarisme au niveau social : dans la mesure où nul principe de justice ne permettra de fonder en théorie la « politique de la différence », la seule voie légitime en la matière reste la « politique de l’indifférence » qui exige de tolérer tous les groupes culturels, même les plus traditionnels et les plus illibéraux, tant que le système politique laissent à leurs membres la possibilité de quitter leur groupe.

 

Conclusion

 

La question du respect des minorités culturelles dans les démocraties libérales a permis aux théoriciens de la justice libérale de réinvestir la valeur des appartenances communautaires et de mettre à mal les préjugés relatifs à l’atomisme social des libéraux. C’est clairement le cas de la citoyenneté multiculturelle élaborée par Kymlicka que j’ai placée au cœur de mon analyse. Toutefois, il est intéressant de noter que chez Kymlicka la réflexion sur la diversité culturelle reste fortement marquée par la conception libérale de la diversité religieuse. Il en résulte une position ambivalente quant au type de tolérance qu’il convient de lui accorder, dans la mesure où cette dernière se fonde sur des bases normatives, la liberté de choix et la liberté de conscience, qui sont susceptibles de se contredire. En effet, défendre la valeur de l’appartenance culturelle en tant que « contexte de choix » privilégié – qui rend possible l’autonomie individuelle sans se confondre avec elle – tend à rapprocher la culture du cadre normatif que, dans une perspective libérale, la religion offre à la conscience individuelle. Même si l’intention philosophique de Kymlicka n’est pas de cautionner les formes autoritaires de communautarisme culturel que Kukathas avalise en vertu de son interprétation forte de la tolérance, sa théorie peut malgré tout y conduire, à partir du moment où l’intolérance culturelle y reste condamnée par analogie avec l’intolérance religieuse.