Cet article voudrait, sans prétendre à l’originalité, proposer une lecture du Conflit des facultés, dont on sait le rôle central dans l’institution d’un dispositif des savoirs qui porte son nom (le « conflit des facultés », sans majuscule). Ce dispositif structure encore aujourd’hui les savoirs du droit et distribue les positions épistémiques qui permettent d’en parler savamment. Ma lecture est donc informée de ce que je comprends des enjeux actuels du débat et vise à comprendre ce que ce texte a inauguré de notre condition présente. Une question qui appelle, plutôt qu’une histoire, une généalogie critique, dont on peut espérer qu’elle donne sens à ce qui nous constitue, et nous aide à nous orienter dans ce dispositif en connaissance de cause.

Penser le dispositif de savoir dans lequel on est soi-même inscrit est une entreprise difficile, qui impose une question préalable : comment faire pour que les termes de l’enquête ne soient pas dictés par son objet ? Comment s’émanciper suffisamment du cadre épistémique qui nous constitue, pour ne pas être simplement agis par lui ? Une manière d’échouer mieux dans cette tâche impossible est peut-être de s’autoriser aussi bien de la littérature juridique que philosophique pour poser des questions juridiques aux philosophes et des questions philosophiques aux juristes, ou encore pour lire les philosophes comme s’ils étaient des juristes, et les juristes comme s’ils étaient philosophes. Et aussi, s’autoriser de dispositifs philosophiques élaborés pour penser autre chose que le droit, lorsqu’ils s’avèrent féconds quand on les y applique, comme à l’inverse, s’intéresser à la productivité conceptuelle des dispositifs juridiques, parce que, comme l’a très bien noté Denis Baranger en introduction de ce colloque, le droit pense et produit des concepts, encore que le plus souvent sans le dire, et parfois sans le savoir. En un mot, s’essayer à occuper simultanément ou consécutivement les diverses positions épistémiques que le conflit des facultés nous assigne, pour n’être prisonnier d’aucunes et faire feu de tout bois, dans toutes les directions, en connaissance des surdéterminations qu’il impose, en sorte, à chaque fois de les faire jouer, voire de les faire déjouer.

Cette lecture n’est pas guidée par le désir de restituer la « cohérence conceptuelle » de la pensée de Kant, ni même « ce que Kant a vraiment dit », mais plutôt d’exposer le projet à la fois épistémique et politique qui la meut. J’entends la distinction entre « projet » et « système » de la manière suivante : même les plus grands ne savent pas toujours après quoi ils courent. Les projets sont souvent implicites, parfois inconscients, et pas toujours rationnels. Ils mobilisent concepts et arguments logiques, mais sont aussi faits de désirs, de forces obscures et d’images. Ils sont en outre situés dans le temps et dans l’espace, lourdement chargés des contingences historiques qui président à leur conception. Par projet, j’entends donc une conjonction de motifs, quelque chose comme une énergie, l’ensemble des forces hétérogènes qui orientent la pensée. Restituer la cohérence conceptuelle d’une œuvre permet certes de lui conférer forme stable, mais contribue aussi à occulter le contexte de sa production et les dynamiques souterraines qui l’anime. Dès lors, s’intéresser au projet plutôt qu’au système, considérer que c’est le projet qui fait l’unité de l’œuvre, permet d’exposer non seulement « la pensée de Kant » mais encore ce que Kant a voulu penser (quand bien même il aurait échoué), voire même ce qu’il a projeté dans ses écrits sans toujours le vouloir explicitement. Une manière de faire de droit non seulement à ce que Kant a pensé, mais encore à ce qu’il a rendu pensable, pour ainsi dire, malgré lui.

Je vais commencer par présenter ce que je comprends du projet politique de Kant (I), en exposant les gestes théoriques qui le constituent (II) et certaines des ambivalences qui l’animent (III), pour m’intéresser ensuite au conflit des facultés proprement dit, compris comme un « projet dans le projet » (IV), en sorte d’en tirer quelques conclusions exotériques (V).

I. Le projet politique kantien

Je vais être beaucoup trop rapide, il y a là matière à un livre.

1.1. Un projet d’autonomie

On peut partir du texte « Qu’est-ce que les Lumières ? ». Kant partage avec nombre de ses contemporains le sentiment aigu que son époque est marquée par une incontournable et très profonde crise d’autorité. Il est de plus en plus difficile de s’en remettre aux pouvoirs institués, aux traditions dominantes, aux pensées héritées pour penser et agir dans le monde. La croyance dans les dogmes religieux s’érode, tout comme l’autorité des prêtres et des juristes. Les puissances politiques sont contestées, et même moquées. La seconde moitié du xviiie siècle a des allures d’interrègne, où l’expérience dominante est celle de la « perte de la foi » dans la vérité des dogmes, la solidité des traditions, la légitimité des institutions. Cette crise d’autorité exige une réponse, qui doit prendre la forme d’une refondation.

Kant, mais il est loin d’être le seul, pense que le principe clef de cette refondation est celui d’autonomie. Autonomie individuelle comme liberté de penser et d’agir par soi-même, d’être son propre maître (sui iuris), mais aussi autonomie collective, comme liberté politique de la communauté, qui est celle de se donner à elle-même, et librement, les lois auxquelles elle entend se soumettre.

À ce propos, une incise. La notion d’autonomie chez Kant me paraît trop souvent mal comprise, parce qu’elle est trop souvent réduite à l’idée d’auto-détermination, que ce soit comme « non-interférence » (version libérale) ou comme « non-domination » (version républicaine). Mais l’autonomie kantienne s’avère toujours en excès par rapport à ces notions, en sorte qu’elle parle aussi toujours d’autre chose. Certes, toute la philosophie pratique de Kant est un hymne à l’exercice de la volonté libre, mais cette liberté, parce qu’elle s’exerce toujours à partir d’une situation de soumission à des déterminations naturelles et institutionnelles, requiert des sujets individuels et collectifs quelque chose comme une capacité d’auto-indétermination, ou encore une capacité d’émancipation.

1.2. La radicalisation des Lumières

En devenant central dans le système, le projet d’institution de l’autonomie individuelle et collective inscrit Kant dans un phénomène plus général à la fin du xviiie siècle, celui de la radicalisation du projet des Lumières. Il faut bien sûr préciser ce qu’on entend par là. Pour ma part, il me semble que c’est précisément dans la dynamique intellectuelle et politique née de la centralité croissance du projet d’institution de l’autonomie qu’il faut chercher son principe, chez Kant comme chez Rousseau, Beccaria, Sieyès, Bentham, Condorcet et bien d’autres. On aperçoit alors quelque chose comme un air de famille entre ces penseurs, qui tous vont chercher à penser les conditions de « l’institution de l’autonomie », dans le rejet des autorités instituées et de la pensée héritée, des traditions dominantes. Ces projets sont en outre « pour le droit », en ce qu’ils donnent centralement pour objet d’établir de nouvelles manières de penser et de faire les institutions et les lois que la communauté politique se donne à elle-même, ou encore de réaliser la « sortie » de la tradition juridique occidentale, pour parler comme Harold Berman. Que cette radicalisation corresponde à une inflexion ou à une rupture ne me semble pas être le plus important. Le plus important, c’est que Kant cherche lui-même, dans les textes tardifs, à faire droit et à penser cette radicalisation. C’est l’une des tâches implicites que s’assigne le Conflit des facultés, qu’on présente parfois comme son testament politique.

Ce projet est constitué d’une série de gestes théoriques, dont le contenu varie grandement selon les auteurs, mais qui tous structurent un même espace conceptuel, et dont le nombre varie selon la manière de les présenter. Je vais les exposer dans la version qu’en offre Kant.

II. Cinq gestes théoriques

2.1. La philosophie, savoir architectonique souverain

Le premier geste théorique se donne très explicitement à lire dans Qu’est-ce que les Lumières ?. Il consiste à élever la philosophie, entendue comme libre usage de la raison, au rang de savoir architectonique. Affirmer la légitimité de la capacité de chacun à penser de manière autonome, non seulement hors des autorités traditionnelles et des savoirs institués qu’elles légitiment, mais contre eux. La science juridique, assise sur l’autorité du Corpus iuris, de ses commentateurs et du Prince souverain, revendique le monopole du savoir sur le droit. Eh bien, on n’est pas obligé d’y déférer ! Chacun peut (et donc doit) se demander librement ce qu’il pense des lois qui l’obligent, si elles sont justes, et si leur justification est rationnelle. Et c’est à la philosophie de répondre à ces questions.

Ici, le terme philosophie désigne non pas à la philosophie comme discipline, mais comme le libre et public usage (individuel et collectif) de la capacité de raisonner de chacun, ou encore l’autonomie de penser, qui n’est pas seulement la pensée ne reconnaissant que les règles qu’elle se donne elle-même, mais encore la liberté de ne jamais cesser de questionner ces dernières. La philosophie comme critique, en ce compris la critique de la philosophie. Chez Kant, cette critique prend la forme de la déduction transcendantale, et d’autres formes ailleurs, ce qui importe ici, c’est qu’une souveraineté épistémique nouvelle s’affirme, qui ne se réclame que d’elle-même, et qui entend détenir la compétence de sa compétence.

2.2. Une nouvelle division du travail dans le dispositif des savoirs juridiques

Le second geste théorique, prolonge le premier sur le terrain des savoirs de gouvernement. Il conduit Kant à refonder le dispositif des savoirs du droit.

Dans la tradition juridique occidentale, le droit revendique son autonomie, et la concrétise en assignant la tâche de rationaliser les corps de règles et d’orienter leur évolution à une science qui doit elle-même être juridique, une science interne du droit. Cette science est interne parce qu’elle est pratiquée par des juristes, et parce qu’elle est un élément constitutif du droit lui-même, compris comme totalité organique vivante. Sur ce point, je renvoie encore à Harold Berman. Le caractère juridique de la science du droit est précisément ce qui permet au droit de prétendre à l’autonomie, parce que la rationalisation des corps de règles en vigueur consiste à induire de ces corps mêmes les principes généraux de justice qui les régissent. De la sorte, leur évolution est à la fois continue et harmonieuse, comme il convient à une totalité organique vivante. Le caractère juridique de la science du droit est la clef du dispositif qui garantit le développement autonome du droit. C’est très précisément ce que Kant veut démanteler.

Il y parvient en affirmant que les principes de justice qui orientent l’évolution du droit ne procèdent pas du droit empirique et ne relèvent pas d’un savoir juridique. On trouve cette thèse énoncée dans le brumeux paragraphe A de la Doctrine du droit, intitulé « Qu’est-ce que la doctrine du droit ? » où l’on découvre que l’exposé des principes immuables de toute législation positive, ceux-là même qui guident le législateur dans la production de lois nouvelles, revient de jure à la philosophie. La thèse participe de la promotion d’une version nouvelle de ce qu’on appelait au xviii siècle, la « science de la législation » (on dirait aujourd’hui « théorie de la justice »). Ce savoir nouveau peut-être dit immanent au droit lui-même, dans la mesure où la déduction transcendantale est toujours « réflexive », mais il est certainement extérieur à son objet, en ce qu’il est élaboré par des non-juristes, sans référence au droit en vigueur. L’idée est simple : les principes de justice se déduisent de la raison pure, c’est-à-dire d’une raison expurgée des manifestations de la volonté d’un Prince, de l’autorité des textes, et de leurs traditions herméneutiques. C’est un « savoir du dehors », un savoir critique, ou encore un « savoir d’opposition », pour parler comme Lorenz von Stein.

Dans ce nouveau dispositif, non seulement la science du droit ne guide plus l’élaboration de lois nouvelles, mais elle y perd jusqu’à la compétence de déterminer son propre objet. Le juriste se trouve cantonné à produire des répertoires raisonnés dont l’objet n’est pas même le « droit en vigueur » (comment le répertoire des lois relatives à l’esclavage pourrait-il être « raisonné » ?), mais seulement sa part rationnelle, que Kant appelle « positive » en ce qu’elle positive un concept pur de la raison. C’est dire, discrètement mais fermement, que la philosophie détermine l’objet de la science juridique, transformant cette dernière en savoir ancillaire. L’attaque est rude, c’est un véritable arraisonnement, qui vise directement la prétention du droit à l’autonomie, ou encore à la clôture. C’est l’acte de naissance du conflit des facultés.

Ce geste théorique porte en outre au moins trois conséquences directement politiques.

a) Désormais, la critique est inscrite dans la structure même de la production du droit, encore que comme un savoir extérieur à lui. Elle a désormais une place légitime et nécessaire dans la production des savoirs de gouvernement, eux-mêmes constitutivement associés à la production du droit nouveau. Le développement du droit ne suit désormais plus la dynamique de son évolution organique interne, mais des principes qui lui sont hétérogènes.

b) La philosophie critique a le devoir d’ignorer ostensiblement les dogmes en vigueur, les traditions héritées, et le droit empirique qui manifeste la volonté du gouvernement. C’est dire que le droit à venir ne procède désormais plus du droit présent, ni de sa tradition. Par suite, son évolution peut fort légitimement se révélée discontinue, procéder par ruptures brutales et bifurcations abruptes, que concrétisent l’abolition immédiate et complète de lois injustes et l’adoption de lois radicalement nouvelles. La nuit du 4 août est passée par là. Les révolutions juridiques sont désormais possibles, et parfois même désirables.

c) Le Prince éclairé doit se hâter de changer de conseillers. Plutôt que de s’appuyer comme il le faisait jusqu’alors sur le savoir des légistes, il devrait écouter les philosophes. Parce que les juristes sont les gardiens du droit empirique, ils peuvent au mieux rafistoler l’État, pas le réformer selon les principes. Le conflit des facultés n’est décidément pas seulement un conflit épistémique, c’est un conflit directement politique, dont l’objet est l’attribution de la compétence à concevoir les lois nouvelles, et qui oppose directement penseurs libres et représentants des traditions dogmatiques.

Reste que pour changer les lois, on ne saurait se contenter d’en concevoir de nouvelles, il faut encore que le Prince soit assez éclairé pour les promulguer. Le troisième geste théorique a pour objet de constituer ce dernier.

2.3. Politisation de la source du droit (la volonté politique de la communauté est la source exclusive de tout droit légitime)

Pour instituer l’autonomie de la communauté politique, et sauf à s’en remettre à la possibilité de miracles contingents et précaires (Frédéric le Grand ?), il faut donc que le prince empirique soit conforme à son pur concept. Pour ce faire, il faut d’abord que l’État soit constitué, c’est-à-dire qu’aucun individu privé, fût-il Monarque, ne puisse s’imaginer en être le propriétaire privé. C’est la critique de la doctrine dite de l’État patrimonial. Il faut encore que le peuple soit le souverain. C’est la formule de base de l’autonomie politique : les sujets soumis aux lois sont les souverains qui les font. Mais il faut enfin que cette souveraineté s’exerce soit directement par le peuple lui-même, soit par ses représentants élus réunis dans un corps législatif et qu’elle se manifeste sous la forme d’un système cohérent de règles générales et impersonnelles - une législation codifiée. Il en résulte que le pouvoir législatif est le seul organe véritablement souverain de l’État.

Certes, les trois pouvoirs sont souverains au sens où ils sont indépendants (aucun ne peut attenter à l’intégrité d’un autre) et suprêmes, puisque chacun a le dernier mot dans son domaine propre, mais la volonté de l’exécutif et du judiciaire est un simple prolongement de la volonté législative. Au sens strict, ce sont des pouvoirs strictement hétéronomes. Il en résulte que toutes les règles du système juridique en vigueur doivent trouver leur origine dans la volonté législative, c’est-à-dire dans volonté politique de la communauté elle-même.

On lit parfois la théorie politique de Kant comme une théorie de l’obligation. Il est indéniable qu’une des conditions de la légitimité du droit est sa conformité aux principes de justice. Mais une autre condition, non moins importante, est d’ordre politique : le droit doit émaner entièrement de la volonté unifiée du peuple souverain, sous forme législative. En tant qu’il est positif, le droit émane donc non seulement d’une législation juste (de liberté), mais encore d’une législation autonome (librement légiférée). Ou encore, l’État bien constitué est républicain, et plus précisément législatif et légicentrique. L’hétéronomie de l’exécutif est la condition de l’autonomie de la communauté politique. Pour réaliser cette condition, il convient que la volonté des agents en charge d’appliquer les lois soit strictement soumise à la volonté législative. Comment opérer cette soumission ? C’est le quatrième geste théorique.

2.4. Dépolitisation du fonctionnement du droit (la neutralisation des agents en charge de l’application de la législation)

De ce qui précède, il résulte que l’ordre juridique se présente comme un vaste système de plomberie dans lequel la volonté souveraine est d’abord encodée dans la législation codifiée, circule dans les tuyaux (qui sont des textes), en sorte d’être décodée lors de son application aux cas d’espèce. Pour que la volonté décodée à la base soit identique à celle encodée dans la législation, il convient de purger les décisions qui président à l’opération de « décodage » des éventuelles lubies individuelles des agents et des préjugés politiques de leur corporation. Il convient de neutraliser l’appareil en charge de l’application des lois.

Kant pense y parvenir en soumettant ces agents au pouvoir hiérarchique de l’exécutif. Le moyen est direct et efficace, mais limité parce que la contrainte reste extérieure à l’arbitre des agents. Il faut donc s’assurer encore que leurs décisions procéderont d’un syllogisme, dont la majeure sera le texte applicable et la mineure les circonstances de l’espèce. De la sorte, leur jugement sera un acte de connaissance du sens littéral du texte législatif, un jugement « objectif », au sens le plus fort de l’objectivité scientifique, la seule qui puisse conférer aux décisions judiciaires le même caractère obligatoire que la législation elle-même. Ce seront des jugements déterminants et non pas réfléchissants. C’est pourquoi, sans excès de révérence, Kant parle du juge comme d’un « ouvrier qualifié ». C’est un ouvrier parce qu’il suffit pour juger de savoir lire le texte applicable, activité tout à fait dépourvue d’inventio, qui relève donc des arts mécaniques et non libéraux. Cet ouvrier est toutefois « qualifié » parce qu’il faut un savoir-faire que seule confère l’expérience professionnelle pour qualifier correctement les faits de l’espèce. Mais ce savoir-faire ne saurait prendre la forme d’une « méthode », ni même d’une « technique », tout au plus d’un « tour de main ». Il n’y a donc pas selon Kant de méthodologie juridique ou même de savoir technique du droit, les seules qualités requises pour le pratiquer sont l’aptitude à la lecture littérale des textes et une solide expérience de la vie.

Reste à mettre en œuvre la neutralisation du pouvoir des juges. On peut certes s’en remettre à leur vertu personnelle, mais un moyen plus expédient consiste à concevoir le droit lui-même en sorte qu’il soit impossible de produire des règles par voie d’interprétation. C’est le cinquième geste théorique.

2.5. La « purification » du droit - formalisme et littéralisme

Pour rendre impossible l’exercice d’une quelconque discrétion judiciaire, le droit applicable doit être purgé de toute autre considération que les textes applicables. Une entreprise de « purification » que réalisent le formalisme des règles et l’interprétation littérale des textes.

Le formalisme des règles consiste à interdire au juge de considérer quoique ce soit d’autre que le texte applicable. Cela exclut en général tout recours à l’équité, à la nécessité, ou au raisonnement téléologique. On comprend souvent cette exclusion comme répondant à une exigence d’objectivité, le jugement déterminant devant avoir la même précision que « l’exactitude mathématique » pour pouvoir prétendre revêtir le même caractère obligatoire que la législation qu’il applique. Mais l’argument peine à convaincre. Dans la sphère de la raison pratique, le jugement téléologique acquiert lui aussi une forme objective, et en outre, l’on voit mal pourquoi la règle d’équité ou de nécessité applicable au cas ne pourrait être déterminée objectivement.  Si Kant s’en tient strictement à l’idée que le jugement judiciaire doit être déterminant, c’est donc plutôt pour pouvoir l’identifier à un acte de connaissance scientifiquement objectif, en sorte d’exclure que la volonté des juges y joue quelque rôle que ce soit. L’argument est politique. Pour être légitime, le jugement judiciaire ne doit pas seulement être obligatoire, il doit n’exprimer que la volonté législative souveraine. Par exemple, dans une association commerciale, l’équité commande que celui qui a plus contribué ne soit pas celui qui perde le plus, mais c’est pourtant ce que doit décider le juge. Pourquoi ? Parce que nous dit Kant » un juge statuant sur son cas, attendu qu’il ne dispose pas des données (data) précises pour arrêter ce qui revient à cet homme au terme du contrat, sa requête sera donc repoussée ». L’argument surprend, parce qu’il est possible d’acquérir une connaissance objective de la mise initiale du contributeur, puis de faire une règle de trois, en sorte de déterminer exactement la proportion de ses pertes. L’équivoque ne procède donc pas de la nature intrinsèquement « subjective » des règles d’équité, mais du caractère intrinsèquement subjectif d’un jugement fondé sur la balance discrétionnaire de prétentions contradictoires à l’objectivité. Ce n’est pas l’équité qui est équivoque, c’est tout jugement qui, en l’invoquant, permet au juge de choisir entre plusieurs règles. C’est dire que, pour que le jugement soit déterminé, il faut non seulement que la règle applicable soit objective, mais qu’elle soit la seule à pouvoir être appliquée.

Cela exclut toute prise en compte de considérations factuelles, comme les changements de circonstances. Ainsi, les gages du serviteur sont ceux stipulés par le contrat même si la monnaie s’est entre temps dévaluée. Là encore, Kant nous dit qu’un « juge ne peut prononcer d’après des conditions indéterminées », mais l’on voit mal en quoi le calcul nécessaire à l’actualisation du negotium des gages serait particulièrement indéterminé. L’on voit toutefois très bien comment cette actualisation contredirait la lettre de l’instrumentum, permettant donc au juge de choisir entre deux définitions de la valeur, dont l’adoption produirait des résultats différents quant au cas d’espèce. Là encore, c’est le choix entre plusieurs solutions également déterminées qui crée l’indétermination.

Dans la même veine, en matière de contrat de prêt, le dommage provenant du sinistre subi par une chose prêtée incombe à l’emprunteur selon le droit naturel, mais dans l’état civil il incombe au prêteur, « parce qu’un juge public ne saurait se laisser aller à présumer de ce qu’une ou l’autre partie a pu penser ». Il ne serait pourtant pas très difficile de considérer que le prêteur entend qu’on lui restitue la chose en l’état et que l’emprunteur doit être tenu responsable de son éventuelle négligence. Ici, la règle régissant le cas serait fixée, mais son application reposerait sur le choix entre deux qualifications possibles des faits de l’espèce, ce qui exigerait du juge qu’il fasse preuve d’un peu plus que de simple agilité ouvrière. Kant choisi donc une solution injuste en regard du droit naturel, parce que c’est celle qui neutralise l’activité du juge. Il va même jusqu’à refuser qu’on tienne compte d’éventuels changements dans la volonté même des contractants. Ainsi, en matière de don, le donateur ayant promis un don doit réaliser sa promesse, même s’il a changé d’avis entre temps. Si « la cour adopte ce principe », c’est « parce que, autrement, le verdict lui deviendrait infiniment plus difficile, voire impossible ». L’argument relève explicitement de ce qu’on appellera plus tard l’administrabilité du cas. Et l’on sait désormais que toute solution offrant une once de discrétion au juge doit être jugée « inadministrable » dans un État bien constitué.

Inutile de multiplier les exemples, Kant insiste toujours pour que seul le texte soit littéralement appliqué au cas, au prix de ce qu’il considère lui-même comme des injustices faites aux parties, non pas tant parce qu’il considèrerait toutes les sources non législatives comme fatalement irrationnelles, mais parce qu’il faut empêcher le juge d’avoir à balancer des considérations contradictoires. Ce n’est pas la nécessité de préserver objectivité des décisions qui dicte ce principe, mais la celle de purifier le matériau juridique interprété par les juges de toute forme d’indétermination, en sorte que les juges n’aient d’autre choix que de manifester mécaniquement la volonté du législateur. L’enjeu politique est en effet considérable, et mérite qu’on y sacrifie parfois la justice particulière, puisqu’il en va de la réalisation de l’autonomie politique de la communauté.

Pour le dire d’une formule, réductrice mais parlante, le projet kantien est un projet de liquidation du ius de la tradition romaniste au profit d’une lex moderne, codifiée (et républicaine). On pourrait dire, en poussant un peu, que le triomphe de cette lex contre le ius dessine quelque chose comme un droit sans juriste, ou du moins un droit sans l’autorité des juristes. Un droit entièrement politisé à sa source et entièrement dépolitisé dans son fonctionnement. Il y a là un chiasme, qui traduit une maxime politique : la communauté politique ne sera autonome que dans la seule mesure où le fonctionnement du droit sera hétéronome. On est bien sorti de la tradition juridique occidentale.

III. Tensions et ambivalences dans le projet politique kantien

Ce projet n’est pas exempt de tensions. Ainsi, comment concilier le légalisme de Kant, et particulièrement sa critique du droit de résistance, avec son enthousiasme pour la Révolution française ? De même, si les Lumières sont un mouvement historique, pourquoi les principes universels de justice seraient-ils immuables ? Et encore, comment s’assurer que la volonté du peuple souverain est conforme aux principes de justice ? Ces tensions ont à bon droit beaucoup occupé les commentateurs, elles sont sérieuses. Elles ont d’ailleurs des points communs, ou plutôt elles obéissent à un même motif : à chaque articulation du système se heurtent deux dynamiques distinctes. D’une part, le projet formaliste d’énoncer des lois objectives (universelles et nécessaires) ; d’autre part, le projet émancipateur qui fournit au penseur libre toutes les raisons requises pour retourner la critique contre les lois objectives qu’il vient d’énoncer. Cela a conduit certains commentateurs à penser qu’il y aurait « deux Kant » : d’un côté le douanier de l’esprit, rationaliste dogmatique, réformiste prudent et républicain conservateur ; de l’autre, le penseur libre, critique obstiné, révolutionnaire enthousiaste et réformiste radical. Je ne sais pas s’il faut aller jusqu’à couper Kant en deux, mais le problème est sérieux.

Pour ma part, depuis mon jeune âge, et dès lors qu’il est question de problèmes sérieux dans la philosophie allemande, ma morale provisoire est de commencer par lire ce qu’en pense Catherine Colliot-Thélène, dont je salue ici la mémoire.

En l’espèce, dans la Démocratie sans démos, Colliot-Thélène suggère que si dans la sphère de la théorie politique règne la nécessité de jugements objectifs donc déterminés, dans la théorie métapolitique, et en particulier dans la philosophie de l’histoire, c’est le libre jeu des facultés qui légifère. Deleuze avait mis en lumière que les trois Critiques fonctionnent comme un « système de permutations » où les facultés comme « sources de représentation » sont tour à tour législatrices, ce qui conduit évidemment à des résultats très différents selon les sphères respectives où s’exercent leur compétence. C’est bien pourquoi, dans la théorie métapolitique, le principe de l’autonomie ne serait plus l’auto-détermination, mais l’auto-indétermination, c’est-à-dire la critique perpétuelle de toutes les déterminations, y compris celles qu’on s’est assignées à soi-même de manière autonome. Par suite, les enthousiasmes d’un Kant « démocrate » ne cessent de hanter la théorie politique, sans pour autant être toujours thématisés comme tels, comme un impensé, ou encore comme un retour du refoulé. Cela invite à lire ces tensions comme autant d’ambivalences plutôt que comme des contradictions.

De toutes ces tensions, celle qui va m’intéresser ici est la suivante : si Kant est bien un philosophe de l’autonomie politique, et si la formule institutionnelle de l’autonomie politique consiste dans la souveraineté d’un pouvoir législatif émané du souverain populaire, lui-même éclairé par une libre opinion publique, comment se fait-il que la théorie politique réserve les droits politique à une minorité de citoyens désignés actifs parce que propriétaires ? Comment par suite la vaste majorité des femmes, salariés et domestiques, qui certes jouissent des droits de l’humanité, sont condamnées à n’être que « les simples manœuvres de la république », parce qu’ils sont « commandés ou couverts » par des citoyens actifs, c’est-à-dire laissés dans la condition de plus complète hétéronomie politique.

On retrouve ici le motif connu : la théorie métapolitique nous dit que tous les hommes (et les femmes !) sont capables de liberté politique, mais la théorie politique nous dit que seuls sont politiquement autonomes les citoyens qui sont indépendants dans la sphère privée, à l’exclusion des femmes, des salariés et des domestiques.

La question revêt deux aspects. D’une part, la citoyenneté active est réservée aux propriétaires, non pas parce que la propriété privée serait le fondement rationnel de l’accès à la capacité politique, mais parce qu’elle conditionne de son exercice. On peut se demander pourquoi. Une première réponse serait que l’exercice de la libre citoyenneté est conditionné par l’absence de relation de subordination dans la sphère privée (comment pourrait-on légiférer librement si l’on dépend d’un tiers privé pour assurer ses besoins ?). Une autre réponse - mais peut-être est-ce la même ? - serait que la propriété offre le loisir nécessaire non seulement à la participation aux affaires publiques, mais encore à l’éducation, donc à l’acquisition des qualités requises pour être un législateur compétent (comment écrire les lois quand on ne sait pas lire ?). Kant estime en effet que la majorité des membres de l’association sont ignorants. Par ailleurs, ils se trouvent aussi être soumis, dans la sphère privée, à leur mari, à leur patron, ou aux deux. Encore que les deux catégories ne correspondent pas exactement, Kant ne pouvant ignorer que certaines femmes sont fort savantes, et que certains travailleurs ignorants sont néanmoins indépendants. Quoiqu’il en soit, sous l’un ou l’autre aspect, c’est toujours de l’universalisation de l’autonomie intellectuelle, civile et politique, ou encore de l’émancipation de tous les êtres humains qu’il est question. Ce qui repose la question de savoir comment la réservation oligarchique des droits politiques à ceux qui sont déjà émancipés de la dépendance et de l’ignorance pourrait ne pas devenir un obstacle à l’émancipation du plus grand nombre ?

Pour chercher à résoudre, ou du moins à apaiser cette tension, on n’a pu chercher à mettre en évidence quelque chose comme une dynamique d’émancipation à l’œuvre dans la théorie politique. On a ainsi noté que Kant confère à l’État le devoir d’assister les plus pauvres et d’instruire les plus ignorants, en lui donnant le pouvoir de lever l’impôt. On a aussi noté la possibilité de s’émanciper par le travail. On en a conclu qu’un jour tous deviendraient peut-être indépendants et éclairés. Mais l’argument peine à convaincre. Rien, dans la sphère du droit privé, ne vient limiter le pouvoir des propriétaires et des chefs de famille. Par suite, on imagine mal qu’ils autorisent leurs domestiques à suivre des cours du soir, ni qu’ils payent assez bien leurs salariés pour que ces derniers puissent s’établir à leur compte. Quant aux mesures de justice distributive, elles passent par la loi, et la loi est faite par l’oligarchie des propriétaires, dont on voit mal pourquoi ils s’emploieraient à émanciper les dominés, dès lors que ce sont eux qui les dominent.

On reconnaît là un problème classique de la tradition républicaine, où l’on voit poindre la figure auguste de Cincinnatus, le soldat-laboureur. Mais dans cette tradition, la réponse de Kant est conservatrice, et pour tout dire décevante. Rousseau, qui fait le même constat, conclut que si l’on veut établir une communauté politique autonome, il faut oser abolir le salariat et la domesticité (mais il ne dit rien de l’émancipation politique des femmes). Kant n’a pas ces audaces. Il ne prévient pas les lecteurs de sa théorie politique que sa théorie métapolitique est susceptible de relativiser, voire de déstabiliser ses conclusions. Il n’indique pas que la théorie politique, pour se présenter comme objective (universelle et nécessaire), donc immuable, est inscrite dans les circonstances, et donc les limites de son temps, et que ces limites pèsent lourd dans la détermination de la nature même de son projet politique. Mieux (ou pire), il n’hésite pas à théoriser que la subordination privée, au travail comme à la maison, est une conséquence légitime de l’application des principes de justice. (Il va même, et l’on se demande bien pourquoi, jusqu’à écrire que la « supériorité du pouvoir de l’homme sur celui de la femme dans la gestion des intérêts communs de la famille et dans l’exercice du droit de commandement » est « naturelle ». Une erreur de plume sans doute…).

Il faut cependant noter qu’il a le bon goût de ne pas produire une justification rationnelle de la subordination privée. Catherine Colliot-Thélène souligne qu’on ne trouve rien de principiel chez Kant qui puisse justifier la soumission des femmes à leur mari, ou même objecter à ce qu’elles se libèrent. De même, le salariat est une conséquence inévitable de l’inégale distribution de la propriété, mais rien n’interdit de se donner pour but politique la réalisation d’un monde où la propriété serait universellement distribuée et le salariat abolit. Quant à la domesticité, il semble que Kant n’ait pas envisagé qu’elle puisse ne pas exister, elle trouve donc une qualification rationnelle dans la Doctrine du droit, mais rien n’interdit non plus d’imaginer qu’on puisse s’en passer. Enfin, en soulignant lui-même que la distinction entre citoyens actifs et passifs semble contredire le concept même de citoyenneté, Kant invite ses lecteurs à imaginer l’universalisation de la capacité politique. Mais lui-même ne fait pas grand-chose pour nous inciter à exercer notre imagination dans cette direction. S’il a le bon goût de ne pas trop justifier les rapports de domination, il ne les condamne pas non plus, et n’invite pas trop à en sortir. Pour le dire autrement, il est sur une corde raide, et éprouve les plus grandes difficultés à s’y tenir debout.

Sous l’aspect de l’autonomie de penser, cette ambivalence se décline de la manière suivante : la théorie métapolitique nous dit que tous les hommes (et les femmes !) sont capables de penser par eux-mêmes, publiquement et librement, jusque et y compris contre les autorités instituées (au prêtre et à l’État mentionnés dans Qu’est-ce que les Lumières ?, on peut sans risque ajouter le patron et le mari). Mais la théorie politique nous dit que le peuple est composé d’individus ignorants, trop illettrés pour s’élever dans l’ordre de la connaissance. Quant à l’instruction populaire que leur prodigue les lettrés, c’est un enseignement dogmatique, qui vise à renforcer la croyance dans le bien fondé des dogmes officiels plutôt qu’à exercer contre eux leur esprit critique.

Sous l’un et l’autre aspect, le problème de Kant est donc le suivant : le projet défend explicitement une république oligarchique fondée sur des dominations de genre et de classe, au travail et à la maison. Mais ce projet est hanté par une dynamique émancipatrice (démocratique), qui rend pensable l’accession de tous à la citoyenneté active, la réalisation universelle de l’égalité et de la liberté politique, l’avènement donc de communautés politiques pleinement autonomes. Encore que ce projet soit non seulement souterrain, mais encore incomplet. Ceux qui devraient être les acteurs principaux de l’émancipation sont en effet dépourvus des capacités empiriques élémentaires pour s’émanciper, et Kant ne semble pas en mesure de nous dire de manière crédible comment la majorité placée sous la tutelle politique des propriétaires pourrait se constituer en force politique capable de penser et de se gouverner elle-même. À moins, précisément, que ce soit à cette question que réponde le Conflit des facultés. Je vais suivre cette hypothèse, en considérant que la réponse prend la forme d’un « projet dans le projet (souterrain) ».

IV. Le conflit des facultés comme « projet dans le projet »

Si l’on suit cette hypothèse, le « projet dans le projet » se présente explicitement comme une proposition institutionnelle alambiquées, dont le but est de transformer l’Université en bastion de l’esprit critique, à la condition expresse que cette transformation soit dépourvue d’effets pratiques, en particulier qu’elle ne puisse conduire à la diffusion des savoirs critiques hors de l’Université. Mais le refoulé démocratique pourrait implicitement nourrir un autre projet, celui de faire du bastion le point de départ d’une dynamique émancipatrice visant au contraire à la diffusion de la critique dans le corps politique, en sorte qu’émerge une nouvelle subjectivité politique - le peuple éclairé.

Comme on le sait, la proposition institutionnelle consiste à instituer au sein de l’Université une faculté inférieure de philosophie, libre de critiquer les savoirs des facultés supérieures (droit, théologie, médecine), dotée du pouvoir de légiférer les conflits théoriques susceptibles de les opposer. Kant ajoute que ce conflit serait « illégal » dès lors qu’il toucherait directement au contenu de l’enseignement universitaire officiel prodigué par les facultés supérieures, parce qu’il porterait alors à conséquence hors de l’Université. On peut prendre cette affirmation au pied de la lettre, et douter alors de l’intérêt de la proposition, mais on peut aussi imaginer que l’espoir de Kant est au contraire que l’exercice des compétences législatives de la faculté inférieure au sein de l’Université contribue à transformer graduellement le contenu des enseignements offerts par les facultés supérieures et par suite, encore qu’indirectement, celui de l’instruction populaire. On peut ainsi imaginer que la proposition est le prélude à un grand jeu de billard, dont les effets attendus sont soigneusement tus, à dessin. Pour expliciter ce point, il n’est pas inutile de noter que le Conflit des facultés nous présente quelque chose comme une « sociologie générale du savoir », qui met en scène divers types sociaux auxquels on peut trouver une allure quasi wébérienne. Commençons par là.

3.1. Types sociaux dans l’ordre du savoir.

La distribution du savoir dans la société est très inégalitaire, et très hiérarchique. Sa schématisation prend la forme d’une pyramide. Au sommet, on trouve les penseurs libres ; au milieu, les lettrés ; à la base, le peuple, « qui se compose d’ignorants ».

Les penseurs libres

Les penseurs libres, ou les philosophes, ce sont ceux qui peuvent (donc doivent) user librement de leur raison. Ceux-là sont comme l’avant-garde de l’autonomie de penser. Ils sont maîtres de l’usage qu’ils font de leur faculté de raisonner, sont à la pointe de la fabrication des nouveaux savoirs de gouvernement et sont déjà aptes à nous sortir de la tutelle des autorités instituées. Ceux-là sont de deux sortes : les « savants corporatifs », ou professeurs des Universités, et les indépendants, qui pensent librement en amateurs, dans les salons et les académies.

Kant ne hiérarchise pas ces deux espèces de penseurs libres, mais on sent que les uns et les autres ont chacun leurs qualités et leurs défauts. Les savants corporatifs sont employés par les Universités et à ce titre sont des fonctionnaires, ce qui limite leur liberté puisqu’ils sont soumis à la volonté du gouvernement. On sait du reste que tout l’enjeu du texte est d’essayer de convaincre le gouvernement de laisser penser librement ceux qui exercent dans la faculté inférieure. Les autres, ceux qui exercent dans les facultés supérieures, sont destinés à rester soumis non seulement à l’autorité des textes fondateurs de leur discipline (la Bible, le Corpus Iuris, les écrits des médecins antiques) et aux traditions herméneutiques de leurs commentaires, mais encore à la censure du gouvernement quant au contenu de leurs enseignements.

Le conflit des facultés n’oppose donc pas des disciplines académiques, mais les savoirs libres aux savoirs dogmatiques. C’est un conflit entre le libre usage de la raison et la soumission aux autorités civiles et religieuses, entre la pensée désintéressée et la pensée stratégiquement orientée vers l’enseignement de doctrines officielles. Le conflit des facultés est d’autant moins un conflit entre disciplines académiques que la « faculté de philosophie » est en fait une faculté des « humanités » en général, en ce qu’elle inclut l’histoire et la géographie, mais aussi les mathématiques, et plus généralement tous les savoirs qui se fondent uniquement sur le pur usage de la raison. Kant divise cette faculté inférieure entre la section des « savoirs historiques » (histoire, géographie, linguistique) et celle des « savoirs purement rationnels » (mathématique, métaphysique de la nature et des mœurs, philosophie pure). Enfin, même au sein de la faculté inférieure de philosophie, on imagine bien qu’il se trouve des philosophes de profession qui n’auraient pas eu la chance d’être réveillés de leur sommeil dogmatique par la lecture de David Hume. Ce sont les tristes philosophes qui se refusent à penser librement, préférant se soumettre à l’autorité du Corpus reconnu comme « philosophique ». De cela il découle que l’institutionnalisation de la pensée libre dans une faculté inférieure transforme cette dernière en havre pour la critique, au prix de son étatisation et de sa transformation en discipline universitaire, toutes choses qui non seulement ne garantissent pas, mais pourraient faire obstacle à l’exercice de la pensée libre.

Du côté des amateurs, la liberté de « vivre en quelque sorte à l’état de nature la science » se paye à la fois de l’absence de coordination (« chacun s’occupant pour soi-même ») et de l’absence de principes collectivement élaborés pour mieux se guider dans la pensée. Le philosophe amateur jouit ainsi d’une bien plus grande autonomie individuelle, mais d’une moindre autonomie collective que le savant corporatif. Je ne développe pas les possibles conflits qui peuvent opposer ces deux sortes de penseurs libres. On notera que Kant ne les hiérarchise pas. Ce faisant, il n’élève pas l’étatisation de la critique en condition de son existence, comme si tout ce qui pouvait contribuer au développement de la critique et à la constitution d’une opinion publique éclairée était bon à prendre. C’est dire que l’Université, comprise comme un « État dans l’État », ne saurait prétendre à l’hégémonie sur la part saine de la vie de l’esprit. C’est heureux.

La proposition explicite de Kant se veut politiquement réaliste dans le sens où quelque chose comme un compromis, ou plutôt un troc, est en jeu. La faculté de philosophie sera d’autant plus libre de critiquer les savoirs dogmatiques à l’intérieur de l’université qu’elle sera impuissante à changer les doctrines officielles, tandis que les facultés supérieures seront certes moins libres, puisque soumises à la censure, mais elles auront le pouvoir de produire l’enseignement officiel (les « canons » de la discipline), de le prodiguer directement aux futures élites du pays, et par suite de fournir l’« organon » de l’instruction populaire (on dirait aujourd’hui « rédiger les programmes des écoles, collèges et lycées »). Ou l’on retrouve la figure du chiasme. Mais la symétrie n’est pas parfaite : si la liberté se paye de l’impuissance et le pouvoir de la soumission à la censure, ce sont les libres impuissants qui ont le dernier mot dans les conflits théoriques qui les opposent aux puissants moins libres.

Le conflit qui oppose la critique à la dogmatique passe très précisément par cette ligne de front : les penseurs les plus libres ont vocation à promouvoir l’autonomie dans la pensée et la généralisation de la critique. On peut même imaginer que, ce faisant, ils contribuent (encore qu’indirectement pour les savants corporatifs de la faculté inférieure) à la constitution d’une opinion publique éclairée susceptible de devenir une subjectivité politique effective. Ils sont dans le camp de l’émancipation politique. Les savants corporatifs des facultés supérieures sont dans l’autre camp, celui de la défense des traditions et savoirs officiels dûment approuvés par le gouvernement. Pourquoi, selon Kant, revient-il aux penseurs libres de légiférer en matière scientifique, les conflits qui les opposent aux facultés supérieures, à l’intérieur de l’Université ? C’est la clef politique du dispositif, celle qui assure que la dynamique historique sera bien celle d’une transformation graduelle des sciences juridiques, médicales et théologiques en savoirs de moins dogmatiques, susceptibles de nourrir des enseignements officiels qui deviendraient eux-mêmes moins dogmatiques, et par suite des canons de l’instruction populaire plus ouverts à la critique. C’est dans le ventre de la pyramide que s’opère ce jeu de billard.

Les lettrés

Les lettrés sont ceux qui ont eu accès au savoir, parce qu’ils sont allés à l’université quand ils étaient jeunes. Depuis, ils sont devenus l’élite active du pays, avocats, médecins, prêtres, fonctionnaires du gouvernement. Kant les appelle les « hommes d’affaires » ou encore les « techniciens de la science ». Leur métier repose sur ce qu’ils ont appris à l’Université, encore que le plus souvent, ils aient oublié tout ce qu’ils ne mobilisent pas quotidiennement dans leur pratique, en particulier toute la théorie, ce qui les rend inaptes à faire avancer la science. Mais il suffit qu’ils en sachent assez pour pratiquer convenablement leur métier.

Eux aussi se divisent en deux catégories : les agents du gouvernement et ceux qu’on pourrait appeler les libéraux. Les agents du gouvernement sont beaucoup moins libres que les libéraux, puisqu’ils sont soumis au pouvoir exécutif. Non seulement ils sont soumis à la volonté de leur supérieur hiérarchique, mais encore, ils sont tenus, quant aux contenus de leur pratique, à suivre les canons de la doctrine officielle.

On retrouve ici l’idée du juge comme « ouvrier agile », agent soumis à la volonté du gouvernement et aux canons facultaires relatifs au droit applicable. Il est d’autant plus urgent de neutraliser ces agents que leur tâche consiste à prolonger le pouvoir législatif souverain, jusqu’au cas d’espèces qui leur sont soumis. Quant aux médecins et aux prêtres, on doit pouvoir dire sans prendre trop de risques qu’eux aussi doivent se contenter de dire le catéchisme et de prescrire aux malades ce que la Faculté leur prescrit de prescrire. Ce sont des « instruments du gouvernement » qui doivent être d’autant moins libres qu’ils disposent du plus grand pouvoir en ces matières, celui de parler « directement au peuple ».

Ce qui est intéressant ici, c’est que leur double soumission statutaire et intellectuelle les condamne à être politiquement inutiles, voir nuisibles, pour ce qui est d’émanciper le peuple ignorant et de constituer l’opinion publique en force politique effective. Par profession, ils font vœux de défendre et illustrer les savoirs dogmatiques. Il est vrai que, dans les termes du troc que nous avons déjà croisé, ils y gagnent le pouvoir considérable de s’adresser directement au peuple. Mais imaginer qu’un tel pouvoir leur confère une quelconque supériorité serait une grave illusion. Kant reste poli, mais il est clair qu’il méprise intellectuellement et se méfie politiquement de ces « instruments du gouvernement », que leur condition professionnelle condamne à être des ennemis de la Cause.

En revanche, il se pourrait bien que les lettrés libéraux soient les acteurs principaux du drame, et que ce soit la raison précise pour laquelle Kant ne les mentionne pas. Eux peuvent participer au débat public, y exercer librement leur faculté de raisonner, pour autant que le gouvernement ne censure pas trop la liberté d’expression. Ils n’ont pas de pouvoir institutionnel, mais ils ont celui de parler dans les cercles privés, y compris au peuple. Ils ne sont pas très savants, mais ils sont libres, et cette liberté leur confère une indéniable supériorité morale et politique sur les agents du gouvernement. Et bien sûr, rien ne leur interdit de lire et de discuter les théories produites par les savants corporatifs de la faculté inférieure. C’est pourquoi on ne saurait accorder trop d’importance à l’illégalité du conflit des facultés dès lors qu’il se situe hors de l’Université. Il se pourrait même qu’ils en soient les premiers destinataires et que ce soit sur eux que repose la tâche de constituer l’opinion publique éclairée en force politique effective. En effet, dès lors que les savants corporatifs des facultés inférieurs jouissent d’une immunité dans leurs écrits, on voit mal ce qui pourrait empêcher que les lettrés libéraux deviennent les principaux agents du conflit « illégal », et l’on peine à croire que Kant puisse s’en offusquer.

Enfin, il est clair que les lettrés agents du gouvernement sont beaucoup moins libres que les savants corporatifs des facultés supérieures. C’est toujours le même troc liberté – pouvoir qui est à l’œuvre : les lettrés agents du gouvernement ont plus de pouvoir que les savants corporatifs des facultés supérieures, parce qu’ils s’adressent directement au peuple, et pas seulement à l’élite du pays. Mais ce sont les savants corporatifs des facultés supérieures qui déterminent les canons de l’instruction qu’ils ont la charge de dispenser.

Le peuple, « qui se compose d’ignorants »

Enfin, il y a la masse du peuple ignorant. La catégorie n’est pas élaborée, et comme on l’a vu, elle n’est pas entièrement identique à celle des individus soumis à la subordination privée (certaines femmes sont savantes, certains travailleurs ignorants sont indépendants). Toute la hiérarchie précédente est entièrement dirigée vers les conditions de son instruction, puisqu’il s’agit de réglementer ce que les lettrés agents du gouvernement lui enseigneront, en soumettant ces derniers aux canons facultaires élaborés par les savants corporatifs, eux-mêmes soumis à la législative critique des libres penseurs de la faculté inférieure.

On peut maintenant reconstituer la chaîne de diffusion des savoirs, telle que l’institue la proposition kantienne : tout en haut, les penseurs les plus libres ont la garantie de pouvoir librement critiquer les savants corporatifs des facultés supérieures, qui à leur tour dictent aux lettrés agents du gouvernement le contenu des enseignements que ces derniers dispensent au peuple. Cette chaîne se redouble, dans la société civile. Les penseurs libres amateurs écrivent dans les journaux et parlent dans les salons aussi librement que le gouvernement le permet, tandis que les savants corporatifs de la faculté inférieure écrivent librement au sein de l’Université. Les uns et les autres s’adressent aux lettrés libéraux qui les lisent, les écoutent, en discutent avec leurs amis et parfois avec le populaire ignorant.

Les penseurs vraiment libres sont donc bien les agents actifs de ce qui apparaît comme une gigantesque mais discrète entreprise de substitution graduelle des savoirs critiques de gouvernement aux savoirs dogmatiques et de diffusion de la critique dans la société civile, mais aussi à travers les canaux de diffusion ordinaires des savoirs dogmatiques (l’enseignement des élites et l’instruction populaire). Il n’est pas certain qu’il faille parler de lutte pour l’hégémonie dans les appareils idéologiques d’État, mais tout de même, il y a bien quelque chose comme une lutte politique pour l’orientation des canaux de diffusion du savoir. Dans cette lutte, et pour user des mots de Kant lui-même, les forces critiques sont affrontées à la paresse et à la lâcheté des savants corporatifs des facultés supérieures, ainsi qu’à celle des lettrés agents du gouvernement, qui sont plus excusables, parce qu’ils sont plus soumis.

Et, comme on le sait, la mère des batailles consiste à conquérir une place forte au sommet de la pyramide. Il est absolument nécessaire en effet que soit garantie une complète immunité pour la critique. C’est cette immunité qui va permettre de faire de la faculté inférieure le havre des penseurs libres, une base inexpugnable à partir de laquelle rayonner, au sommet de la chaîne de fabrication et de diffusion des savoirs. Raison pour laquelle il faut obtenir au moins la neutralité bienveillante du gouvernement, sans lequel rien ne peut se faire. C’est d’ailleurs le paradoxe de tout projet d’émancipation que ses premiers reposent toujours sur la bienveillance paradoxale du maître dont on entend se défaire. Kant va donc passer l’essentiel du texte à essayer de prouver au gouvernement qu’il est dans son intérêt de libérer les penseurs vraiment libres, au motif qu’ils seraient trop impuissants pour lui nuire.

On n’est pas obligé de le croire. Plus la manœuvre se perçoit, moins l’on est obligé de prendre les arguments de Kant au pied de la lettre. On peut en effet estimer qu’un gouvernement autoritaire a beaucoup à perdre en conférant aux penseurs vraiment libres l’immunité politique et le pouvoir de légiférer les conflits théoriques qui les opposent aux savoirs dogmatiques, parce qu’une telle immunité conduit fatalement à la diffusion de la critique, et partant à la constitution d’une opinion publique éclairée en force politique effective.  C’est donc peut-être avec une bonne dose de mauvaise foi que Kant s’essaye à démontrer au gouvernement que sa proposition lui est utile, et pourrait même élever son prestige. Ce qu’il ne dit pas, c’est que ce projet ne saurait lui nuire qu’à la condition qu’il soit entre temps devenu républicain. Une issue que l’ensemble du dispositif s’emploie à hâter. Reste à déterminer la signification politique de ce « projet dans le projet », c’est-à-dire à le resituer dans le projet politique de Kant.

3.2. Le « projet dans le projet » au sein du projet

De ce point de vue, on est frappé par le parallélisme des formes. De même que la diffusion de la volonté générale dans la population s’opère par l’articulation de la politisation de la source du droit et de la neutralisation de son application, de même, le conflit des facultés articule la souveraineté législative de la pensée libre dans la production des savoirs, le contrôle gouvernemental strict de l’appareil étatique en charge de sa diffusion et le pouvoir des facultés supérieures de juger de la conformité de l’enseignement dispensé aux canons qu’elles énoncent. Au demeurant, les deux affaires sont liées, puisque c’est par la prise de contrôle du système éducatif qu’une opinion publique éclairée peut émerger comme force politique capable de guider effectivement l’activité législative des citoyens assemblés (ou de leurs représentants élus). C’est cette force politique qu’il s’agit de constituer, d’élargir, et de renforcer. Et c’est précisément en quoi consiste la contribution de l’avant-garde des penseurs libres au sein de l’Université.

On retrouve donc le même chiasme qui ordonne les rapports entre eux les organes supérieurs de l’État : l’Exécutif et le Judiciaire doivent être politiquement neutralisés et strictement soumis à la volonté législative qui, elle, ne s’autorise que d’elle-même. De même, dans l’Université, et plus généralement dans la sphère de l’enseignement, les idées critiques viennent d’en haut, et il ne faudrait pas que l’armée des enseignants officiels puisse faire obstacle à leur diffusion. Il importe au contraire que, dans les facultés supérieures, les ouvertures progressives des savoirs dogmatiques aux savoirs critiques soient strictement et rigoureusement enseignés aux lettrés, et par les lettrés au peuple. Exactement comme les lois nouvelles dictées par la science de la législation sont destinées à s’appliquer à la lettre dans tous les bureaux et tribunaux. Ou encore : de même que la volonté générale du peuple est encodée par le système de législation codifiée pour être décodée à l’identique par les agents en charge de l’appliquer, on peut imaginer que les leçons de la philosophie critique seront incorporées aux enseignements dogmatiques des facultés supérieures, enseignées aux futurs lettrés, qui sont les futurs instructeurs du peuple.

De ce point de vue, le conflit des facultés est appelé à jouer au moins deux rôles politiques distincts. D’une part, en contribuant à changer le contenu de l’éducation des élites et de l’instruction du peuple, il participe à l’émergence d’une opinion publique éclairée, appelée à jouer un rôle politique actif de conseil du souverain législateur. Mais il ne joue pas seulement un rôle dans la transition vers la réalisation de l’État bien ordonné (républicain), il en est une des pièces maîtresses. En effet, c’est parce qu’un conflit des facultés est institué au sein de l’Université qu’il est concevable que la volonté unifiée du peuple se manifeste sous une forme rationnelle, celle d’une législation de liberté. Mais c’est surtout parce que ce conflit contribue à la diffusion de la critique dans le corps politique qu’on peut aussi imaginer que cette législation soit non seulement de liberté, mais encore librement légiférée. Et enfin, c’est parce que le destinataire ultime de la critique est l’ensemble du peuple, y compris les ignorants, qu’il est concevable que cette législation soit librement légiférée par l’universalité de ceux qui y sont soumis.

Comme on le sait, la législation puise sa légitimité dans deux sources distinctes. Elle doit procéder de la volonté souveraine, mais elle doit aussi être conforme aux principes rationnels de justice. Et chacun sait que rien n’est moins rationnel qu’une volonté collective appliquée aux affaires publiques. C’est le conflit des facultés qui rend pensable leur éventuelle coïncidence. Le conflit des facultés pourrait donc bien être le lieu où s’articulent ses dimensions théorique et pratique, à savoir l’élaboration scientifique d’une législation rationnelle et la production politique de la législation par le peuple.

3.3. Le Conflit des facultés dénoue-t-il les ambivalences du projet politique de Kant ?

En outre, le conflit des facultés pourrait aussi fournir l’esquisse d’une résolution de la tension qui traverse la théorie kantienne de la citoyenneté, écartelée qu’elle est entre les affirmations oligarchiques qu’elle pose et les appétences démocratiques qu’elle donne à imaginer. Mais est-ce bien le cas ? De ce qui précède, on voit bien que non, le « projet dans le projet » ne dénoue pas l’ambivalence, il se contente de la redoubler en la déplaçant.

On ne sort en effet pas du motif selon lequel Kant défend explicitement un projet oligarchique, conservateur et prudent, tandis qu’il donne implicitement à penser la possibilité d’une dynamique émancipatrice autrement plus démocratique. La question se joue autour de la définition de l’opinion publique.

Explicitement, Kant défend l’idée que l’opinion publique est constituée d’une élite de libres penseurs (les savants corporatifs de la faculté inférieure et les philosophes amateurs), ne mentionne pas même les lettrés libéraux et exclut la vaste majorité du peuple, au titre qu’elle est trop ignorante. Explicitement donc, le conflit des facultés redouble l’exclusion de la citoyenneté active de la majorité de la population, et confirme que l’indépendance requise pour y accéder implique la capacité effective de penser librement, qu’on sait fort inégalement distribuée.

Pourtant, et si l’on ose dire, comme d’habitude, implicitement, l’impensé démocratique qui hante l’ensemble de la théorie politique produit là aussi ses effets déstabilisateurs. Il permet d’imaginer que ce dispositif, en contribuant indirectement à la substitution des savoirs critiques aux savoirs dogmatiques dans l’éducation de l’élite comme dans l’instruction populaire, participe à émanciper le peuple de son ignorance. De sorte que l’opinion publique qu’il s’agit de constituer, d’élargir et de renforcer ne serait pas seulement éclairée, mais encore populaire. En effet, dès lors qu’on peut rêver à une diffusion progressive des savoirs critiques, pourquoi ne pas imaginer que le grand nombre puisse un jour produire lui-même les principes directeurs de la législation ? L’idéal de l’autonomie politique se trouverait alors pleinement réalisé, et la philosophie serait dès lors un autre nom de la raison publique (démocratique) de l’universalité des membres de l’association.

On objectera à cette lecture démocratique, en suivant Pierre Macherey (à la suite de Schelling et de Derrida, mais autrement) que Kant se place dans une position intenable en donnant à la faculté inférieure le pouvoir de déterminer le « dedans » du « dehors » de l’Université, dans le but illusoire de préserver cette dernière de toute influence des pouvoirs extérieurs. La face sombre de cette stratégie de « citadelle assiégée » serait qu’elle reste aveugle aux influences et interactions nécessaires entre les universités et leur « environnement ». Peut-être. Il me semble toutefois que Kant n’est pas tout à fait aveugle et que, quand bien même il ne le crie pas sur les toits, il assume au contraire la possibilité que le triomphe de la critique dans l’enclos universitaire ait d’importantes conséquences à l’extérieur de l’Université. Après tout, sa doctrine morale lui interdit certes de mentir pour les besoins de la cause, mais pas d’omettre. Certainement, le texte cherche à faire oublier qu’en se donnant le droit de critiquer les savoirs dogmatiques, la faculté inférieure s’adjuge un pouvoir extraordinaire, potentiellement ravageur, encore que masqué et indirect. Kant ne cesse de répéter qu’il convient de ne surtout pas s’en méfier. On n’est décidément pas obligé de le croire. On peut au contraire voir dans cette liberté, sinon une prise de pouvoir, en tout cas une « prise d’autorité » largement convertible en capacité politique de déterminer indirectement le contenu des enseignements dispensés à la masse populaire. Ou, du moins, on peut remarquer que Conflit des facultés, s’il défend explicitement la version oligarchique du conflit des facultés, rend implicitement pensable une version démocratique autrement plus radicale. Kant est décidément ambivalent.

V. Remarques exotériques

Je vais maintenant tirer quelques leçons de ce qui précède, pour aujourd’hui.

1. Le conflit des facultés n’est pas un conflit entre disciplines académiques.

Le ramener comme on le fait souvent à un face-à-face du droit et de la philosophie nous fait oublier qu’il s’agit d’un conflit entre savoirs critiques et dogmatiques, et que si la lutte se mène à partir de la faculté de philosophie, elle est destinée à s’étendre jusqu’au cœur des facultés dogmatiques. Non seulement ce n’est pas un conflit entre disciplines académiques, mais ce n’est pas un conflit entre « droit des juristes » et « droit des philosophes ». Le conflit des facultés suppose bien la constitution d’un « droit des philosophes » déduit de la pure raison, distinct du droit empirique « des juristes », mais son but n’est pas de substituer entièrement l’un à l’autre, il est d’incorporer progressivement le premier au second, en sorte de hâter la production d’un droit des juristes qui serait vraiment « positif », c’est-à-dire critique. Pour ce faire, il faut certes cantonner les juristes à la rédaction de répertoires raisonnés et à l’ordonnancement de l’intendance, mais aussi les enjoindre à ne rationaliser que ce qui peut légitimement l’être - la part positive du droit applicable. Le but du conflit des facultés, c’est certes de produire une théorie philosophique de la justice, mais aussi une science juridique critique.

2. Le conflit des facultés est un conflit politique.

Le conflit des facultés est irréductible à un simple conflit épistémique, parce qu’il est une pièce centrale d’un conflit plus vaste qui oppose deux dispositifs de savoir / pouvoir : le traditionnel, centré autour du binôme Prince héréditaire / légistes, dont le savoir est produit par les savants corporatifs des facultés supérieures ; le dispositif critique, centré autour du binôme corps des citoyens / opinion publique éclairée, dont le savoir est produit par les penseurs vraiment libres (amateurs et savants corporatifs de la faculté inférieure).

Le conflit des facultés est un conflit politique, ou plus exactement, c’est un conflit politisant, au sens où introduire ce conflit vise à politiser la production de la science et de l’enseignement dans l’Université. C’est d’ailleurs pourquoi il est autrement plus intéressant que, disons, la nécessité qu’éprouvent certains collègues à distinguer à tout prix la sociologie politique de la science politique, ou l’ethnologie de l’anthropologie. J’utilise ici le terme de politisation, dans un sens précis, celui que Castoriadis donne à ce terme. Pour Castoriadis, nous héritons pour une très large part des institutions par lesquelles nous pensons et agissons dans le monde. Elles se présentent à nous comme naturelles, indisponibles, données. Mais nous nous reconnaissons aussi, pour une petite part, la capacité de changer librement certaines de ces institutions et d’en imaginer de nouvelles. La sphère où s’exerce cette capacité créative d’autonomie comme auto-indétermination, nous l’appelons le politique. Lorsque dans une société, la frontière entre l’impolitique et le politique se déplace, lorsque nous découvrons pouvoir transformer, recréer explicitement et lucidement ce que nous pensions être reçu par héritage indisponible, on peut parler de politisation. Ici politisation veut donc dire : élargissement du domaine de l’autonomie comme capacité d’indétermination. Il me semble que c’est très précisément ce que fait l’invention du conflit des facultés : une politisation de l’université, comprise comme extension de la sphère du penser et de l’agir autonomes, grâce à quoi les savoirs jusque-là exclusivement fatalement soumis aux dogmes de la pensée héritée et aux ordres du gouvernement sont désormais soumis à la critique, font l’objet d’un conflit, peuvent donc être transformés, ou simplement abolis si nécessaire, au profit d’autres savoirs librement imaginés pour s’y substituer avantageusement.

Je laisse entièrement de côté l’évaluation de la pertinence politique de ce « projet dans le projet ». On peut le trouver ambivalent, contradictoire, utopique, naïf ou insuffisant. On peut se demander s’il est intéressant de vouloir subvertir le système officiel d’éducation pour diffuser la critique, et si la création d’une faculté inférieure au sein de l’Université est le meilleur moyen de la produire (qui participe fréquemment aux réunions facultaires peut avoir des doutes). On peut aussi se demander s’il est judicieux de désigner les penseurs vraiment libres comme l’avant-garde et les agents actifs de la réalisation de l’autonomie politique. J’imagine que Marx aurait plutôt suggéré de commencer par en finir avec la subordination dans la sphère privée, et que Trotsky aurait jugé plus utile d’infiltrer l’armée.

3. Dans une communauté autonome, les savoirs critiques sont au cœur de la production du droit

C’est évidemment le cœur de l’argumentation de Kant. Le droit moderne, le droit nouveau qu’il appelle de ses vœux, ce droit « sans juristes » ou plutôt « sans l’autorité des juristes » désigne une manière nouvelle de penser et de faire du droit, destinée à se substituer à la manière traditionnelle, parce qu’elle lui est supérieure, à la fois intellectuellement et politiquement. Si elle lui est intellectuellement supérieure parce qu’elle introduit la critique au cœur du dispositif des savoirs juridiques. Et si elle lui est politiquement supérieure, c’est qu’elle hâte l’avènement d’une opinion publique éclairée, et peut être même la constitution d’un peuple qui coïnciderait avec l’universalité des membres de l’association politique.

Selon Kant, la production et la diffusion des savoirs critiques du droit sont une pièce maîtresse de l’institution d’une communauté politique autonome. On peut ne pas vouloir qu’elle revête la forme kantienne d’un État législatif et légicentrique, deux siècles de critique du formalisme et du littéralisme textuel nous y invitent fortement. Mais dès lors qu’on se situe dans l’horizon de l’autonomie de la communauté politique, ce qui est, au moins partiellement encore, officiellement le cas des régimes qui nous gouvernent aujourd’hui, le conflit des facultés n’a pas d’autre objet que la détermination de la politique scientifique d’une communauté politique lorsqu’elle se donne à elle-même pour tâche d’être autonome. Par quoi il faut entendre qu’elle s’autorise à produire librement les savoirs critiques qui la doteront des moyens juridiques de s’instituer librement. Dans ce sens, sauf à renoncer à la visée d’autonomie, nous sommes condamnés à être situés dans l’horizon de la critique.

4. Le conflit des facultés fragmente les savoirs du droit

Le conflit des facultés, comme son nom l’indique est un conflit. Kant le promeut dans une stratégie explicite de division de l’Université et de fragmentation des savoirs qu’elle produit. Nous vivons toujours sous ce régime de fragmentation des savoirs du droit : les juristes traitent du « droit des juristes », les philosophes du « droit des philosophes », les économistes font de « l’analyse économique du droit », etc.

Je ne crois pas qu’il faille s’en plaindre. En tout cas, je ne vois pas à quelle visée politique pourrait correspondre le désir de réunifier ou de pacifier le conflit entre les ces savoirs fragmentés. On peut certes regretter qu’il se réduise trop souvent à des conflits disciplinaires ou, pire, à l’ignorance mutuelle. Mais ce constat est celui de la dégénérescence du conflit en simple dialogue de sourds, il devrait conduire à souhaiter sa réactivation, plutôt qu’à sa liquidation. Vouloir en finir avec la fragmentation des savoirs du droit s’apparente, dans mon esprit, à l’envie de « terminer la Révolution ». Au demeurant, que s’agit-il exactement de restaurer lorsqu’on rêve à la belle harmonie au sein de l’Université ? La bonne vieille scientia civilis ou l’avènement du règne sans partage de savoirs dogmatiques nouveaux ? Sous l’horizon de la critique, notre condition est celle de la fragmentation. Autant l’embrasser joyeusement.

5. les modalités du conflit des facultés ont changé

Évidemment, depuis Kant, les modalités du conflit ont énormément changé, les lignes ont bougé, certaines positions ont permuté. En France, le règne d’une doctrine juridique « technique » a remplacé celui de la scientia iuris dans les facultés de droit, on enseigne désormais la compliance plutôt que le droit romain ou la jurisprudence des concepts. Ces nouveaux savoirs experts sont-ils dogmatiques, alors même qu’ils prétendent avoir liquidé la question même de la vérité du droit ? La question mérite d’être posée.

Pour ma part, il me semble qu’avec Kant les « savoirs dogmatiques » désignent non seulement les savoirs qui véhiculent une conception dogmatique de la vérité, mais encore ceux qui intéressent assez le gouvernement pour que ce dernier contrôle leur production et leur diffusion. Plus largement, sont « dogmatiques » les savoirs qui procèdent de l’acceptation et de la reconnaissance non critiquée d’une quelconque autorité, qu’elle soit publique ou privée, et qu’elle porte sur les faits (« le droit ce sont les arrêts du Conseil d’État »), les textes (« la propriété, c’est l’article 544 »), ou les modes de raisonnements («la question de droit se déduit de la réponse fournie par le juge dans l’attendu principal »). De ce point de vue, la technique juridique aujourd’hui enseignée dans les facultés de droit est massivement « dogmatique ». Il me semble donc que le cœur politique du conflit tel que théorisé par Kant n’a pas tellement bougé. Il est toujours question de soumettre la dogmatique juridique à la libre critique, et d’en attendre des effets politiquement émancipateurs.

Certes, la critique a elle aussi changé. Elle n’est plus seulement externe, pour une part parce que, comme le voulait Kant, elle a été petit à petit « internalisée » par la science juridique. Ainsi, Kelsen, en héritier fidèle, nous invite à faire la critique de la dogmatique juridique non plus à partir d’un « savoir du dehors », mais à partir d’une métathéorie interne à la science juridique (la théorie pure du droit). Une stratégie différente, qui reste cependant articulée à un projet d’institution de l’autonomie politique (dans une version hélas un peu rabougrie). Tout cela mériterait bien sûr de plus amples développements.

Enfin, ce sont les figures mêmes de l’émancipation politique qui ont aussi changé. Elles ne se disent pas toutes, tant s’en faut, dans la forme d’un État bien ordonné, fût-il républicain. Elles se disent même parfois explicitement contre lui. Par suite, la carte des savoirs critiques, compris comme savoirs qui ne s’autorisent que du libre usage de la raison, n’est certainement plus celle que nous offrait Kant. Tout cela contribue à brouiller le paysage, et à rendre la cartographie des nouveaux conflits plus urgente. Les modalités ont changé, les lignes ont bougé, les positions ont permuté, mais le conflit lui-même n’a pas perdu son actualité.

6. Garantir la liberté académique

Il n’est pas inutile de terminer en soulignant que la proposition institutionnelle visant à garantir la liberté de penser et de s’exprimer au sein de l’université reste d’une grande actualité. Peut-être pas pour y faire régner la raison pure, mais pour avoir le droit d’introduire des conflits épistémiques et politiques contre les savoirs dogmatiques, pour œuvrer donc à la politisation de la production de ces savoirs et de leur enseignement, ou encore à l’extension du domaine de l’autonomie comme libre usage de notre capacité de libre indétermination. De ce point de vue, on voudra voir garantie la plus complète liberté de circulation entre les savoirs et les disciplines, y compris celle de les indiscipliner, sous le regard critique des collègues, mais sans être trop censuré par eux (ni par le gouvernement). J’ajouterai à ce sujet qu’il me semble très illusoire d’interpréter le conflit des facultés comme la volonté de fermer l’Université à toute influence du « dehors », en donnant à la faculté inférieure le soin de distinguer ce qui relève du « dedans » et ce qui doit rester « dehors ». Comme j’ai essayé de le montrer, je crois au contraire que les prérogatives dévolues par Kant aux penseurs libres ont tout à voir avec des préoccupations très « exotériques », et pour tout dire immédiatement politiques. Je crois donc qu’une des plus ruineuses façons de se situer dans le conflit des facultés aujourd’hui, c’est de s’attribuer le rôle du censeur, en revendiquant pour la faculté inférieure le droit d’exclure de l’Université ce qui lui semblerait un peu trop « impur » ou un peu trop « extérieur » à sa vocation supposée. Et j’ajouterai : surtout - et c’est une condition très aggravante - quand cette revendication trouve son origine dans des désirs gouvernementaux.

Mikhaïl Xifaras

 

Mikhaïl Xifaras est professeur de droit à l’Ecole de Droit de Sciences Po (depuis 2008) et à l’Université de New York-Abu Dhabi (depuis 2021). Il a été régulièrement professeur invité à la Harvard Law School (2011-2015), la Faculté de droit de Keio (2012-2018), La Faculté de droit de l’Université de Tel Aviv (2016-2020-2022). Ses travaux portent sur la théorie de la propriété, l’histoire de la pensée juridique moderne, la théorie du droit et la philosophie politique.