Introduction

L'expression « déméditerranéisation » est empruntée à une lettre sensiblement politique d’Ernst Kantorowicz au poète-guru Stefan George, en date du 5 juin 1933 – alors que l’Allemagne venait de basculer sous le régime nazi. Kantorowicz y exprimait ses appréhensions sur les orientations du régime et sur l’avenir des universités allemandes. Dans un passage de cette lettre, il observe que l’Allemagne « est devenue odieuse quand elle s’est déméditerranéisée ».

Pour l’auteur de L’empereur Frédéric II, l’environnement méditerranéen de son personnage avait évidemment une signification essentielle. Mais notons que tout au long de sa vie universitaire, même lorsqu’il poursuivit sa carrière aux États-Unis, Kantorowicz a continué lui-même à rechercher des impressions fortes dans cet environnement méditerranéen. Sans s’attarder plus longuement sur l’époque du cercle de George, on retiendra néanmoins combien, au début des années 1920, le jeune Kantorowicz avait reconnu l’importance pour l’historien, au-delà des paroles et des actes, du « bildhaftes Sehen ». Sans doute, le rôle de l’image, ou plutôt, des images, dans la formation de la pensée occidentale, et particulièrement de la pensée politique, aura été un filon historiographique que Kantorowicz a fortement exploité et qui reste l’un des traits les plus caractéristiques et le plus souvent évoqués de son œuvre. Au fil des décennies, les images – tout comme les formules imagées – qui foisonnent dans son œuvre n’ont pas été restreintes à celles des cultures méditerranéennes. Cependant, très souvent, leurs origines directes ou indirectes, apparaissent, à travers les recherches et reconstructions de Kantorowicz, remonter à quelque modèle ancien de la civilisation méditerranéenne, en particulier par le biais de Rome. L’aspect visuel qu’offrait le monde méditerranéen fut sans doute renforcé par la quasi-circonnavigation de la péninsule italienne qu’il avait entreprise en 1924. Et à l’issue de l’une de ses vacances en Grèce, en 1961, Kantorowicz écrivait que « the Mediterranean is really my true only homeland ».

Il s’ensuit que ce qu’on a longtemps désigné de civilisation occidentale n’est intelligible, dès ses fondements médiévaux, que par ces apports et emprunts dérivés des civilisations méditerranéennes. Au-delà de la situation en Allemagne en 1933, la question se pose si, dans la Zeitgeschichte (histoire du temps présent) de Kantorowicz, la civilisation occidentale dans son ensemble n’a pas subi une déméditerranéisation. Partant, quelle pourrait être alors la pertinence de l’histoire médiévale pour saisir le temps présent ? La question me paraît légitime à la lumière de la communication que Kantorowicz présenta en 1949 à un congrès conjoint d’historiens et de philosophes américains de la côte occidentale, reprise dans son étude Pro patria mori (« Mourir pour la patrie »). L’auteur y exprime sa critique face aux distorsions des anciennes conceptions, images et formules du corps mystique à son époque (se référant notamment à leur instrumentalisation sous les régimes fasciste et nazi) afin d’évoquer le rapide « désenchantement » du monde, un désenchantement qui semble faire écho à la déméditerranéisation exprimée seize années auparavant en Allemagne.

Les versions publiées de Pro patria mori et, un peu plus tard, d’une communication sur les « Mystères d’État », permettent d’apercevoir les premiers signes de l’éclosion du thème central des Deux Corps du Roi. L’intérêt de Kantorowicz se portait désormais sur les métamorphoses de la notion de corpus mysticum et sur son utilisation pour des entités collectives séculières, en particulier la préfiguration de l’État. Kantorowicz s’y attache à décrire et analyser les ressorts et mécanismes « mystiques » de l’État. Au fil de son propre cheminement intellectuel et politique, on peut reconnaître son émancipation (voire exorcisation) de l’héritage des croyances culturelles qui avaient forgé l’idéal d’une « Allemagne secrète » dans le cercle de George du temps de la République de Weimar. Mais la mémoire de cette expérience a pu nourrir une compréhension plus profonde de ce qu’avait pu signifier le montage de valeurs spirituelles afin d’étayer un projet aussi bien politique que culturel. La mystification de la Res Publica s’est toutefois accompagnée d’une démystification par le recyclage séculier des institutions et notions ecclésiastiques et théologiques. Dans ces études, comme aussi dans Les Deux Corps du Roi, on ne peut que remarquer l’attention que porte Kantorowicz aux développements anglais de l’époque Tudor et des premiers Stuart – des développements qui servaient encore de toile de fond historique au système constitutionnel américain qui était devenu son Lebenswelt. Dans la démarche historique de Kantorowicz, ces sources anglaises de l’ultime fin du Moyen Âge et des débuts des temps modernes constituent souvent la conclusion de sa démarche historique, c’est-à-dire à un moment où l’assimilation des anciens concepts théologiques est désormais consommée, tout en comportant des échos de ces origines – que Kantorowicz se plaît, parfois avec ironie, à relever.

Théologie politique et sanctification de l’Etat séculier ?

Afin d’étayer cette réflexion générale, tout en restant dans le cadre de la thématique du colloque et de ses actes, je propose de considérer brièvement deux formules bien connues dans l’œuvre de Kantorowicz, lesquelles sont par ailleurs conjointes.

La première est celle, souvent citée, de « théologie politique », qui fournit le sous-titre faisant quelque peu le contre-pied au titre principal des Deux Corps du Roi, et sur lequel l’auteur se justifie brièvement dans sa préface. La seconde formule, quelque peu plus complexe, consiste dans la thèse selon laquelle, plutôt que de parler dans l’histoire politique médiévale d’une sécularisation, Kantorowicz affirme qu’il faut reconnaître au grand tournant du xiie siècle une « spiritualisation et sanctification » du discours séculier. Tout comme certaines formules clés dont Kantorowicz a étudié les méandres de leur généalogie médiévale, on peut se demander si, à la lumière de l’œuvre de Kantorowicz elle-même, ces deux formules de l’historien n’aboutissent pas à acquérir une portée sensiblement différente de ce qu’elles semblent signifier au départ.

Ainsi, la « théologie politique » : plusieurs historiens se sont interrogés sur les rapports entre la portée que lui donne Kantorowicz et sa portée chez C. Schmitt. S’agit-il là d’une tentative de réhabiliter ou de revaloriser une expression susceptible d’attirer l’attention sur une caractéristique de la pensée médiévale à l’égard de tous ceux intéressés par les fondamentaux de la culture politique occidentale, toutes périodes confondues ? On peut ici esquiver cette question en posant une autre interrogation, pas moins fondamentale : considérant l’ensemble du livre Les Deux Corps du Roi, et plusieurs de ses autres études, cette expression se justifie-t-elle ? Ne s’agit-il pas, de la part de Kantorowicz, de ce qu’on appelle en anglais un misnomer, voire en anglais juridique une misrepresentation qui n’a pas pu échapper à Kantorowicz lui-même ? Sans doute, les fondements théologiques sont évidents et amplement développés par Kantorowicz. Tout de même, à partir des lendemains de la Réforme grégorienne et, dans la foulée, de la forte juridisation de l’Église, parallèlement à l’essor des études de droit romain, la science du droit apparaît en force. Il n’est pas exagéré de dire que dans les analyses proposées par Kantorowicz, à partir du xiie siècle, les juristes savants (en particulier les légistes italiens, hormis quelques canonistes) prennent le pas sur les théologiens. Évidemment, on pourrait reconnaître des exceptions, tel que Thomas d’Aquin inévitablement, et son continuateur, mais à lire les analyses de Kantorowicz de plus près, ces références thomistes semblent déjà fortement orientées vers (si elles n’étaient pas déjà inspirées par) des doctrines protojuridiques, ou en tout cas offrant des doctrines ou principes pour ainsi dire prêts à être recyclés dans le discours juridique des droits savants. De ce point de vue, la thématique des Deux Corps du Roi ainsi que d’une grande partie de l’œuvre de Kantorowicz n’aboutit pas tant à mettre en avant, comme l’annonce le sous-titre, une théologie politique, mais davantage une science du droit à vocation politique, une jurisprudence politique. Il eût été plus apte de caractériser l’ouvrage par le sous-titre : A Study in Medieval Political Jurisprudence. Substantiellement, c’eût été plus conforme à la démarche de Kantorowicz.

Cette première observation appelle un examen critique de la remarque de Kantorowicz sur la « spiritualisation et la sanctification » du discours séculier. Ce discours séculier, comme on vient de le voir, vient à être largement dominé (ou entamé) à partir du xiie siècle par le discours juridique. Kantorowicz note par ailleurs lui-même comment l’Église, dans son engouement pour se juridiser, a elle-même parfois contribué à « séculariser » des principes à l’origine religieux. Mais que signifie, dans le discours juridique, cette prétendue spiritualisation ou sanctification ? Là où le discours religieux antérieur (théologique, si on préfère), dans les analyses de Kantorowicz, s’était efforcé d’établir un lien substantiel entre la sphère divine et le domaine terrestre et une communication (fut-elle strictement canalisée, à partir de ce monde-ci, en privilégiant les clercs ou le roi), le discours juridique, et certainement le discours des légistes, tout en reprenant des notions et formules développées dans ce contexte par le discours ecclésiastique et théologique, tend systématiquement, si l’on suit toujours les analyses de Kantorowicz, à en restreindre la portée aux rapports entre les hommes. Hormis les velléités du droit canonique de se préoccuper du for de la conscience, conformément à la raison d’être de l’Église, le discours du ius civile ne cherche pas à transcender les rapports humains : le bien commun, qui fait fonction d’étalon suprême pour les gouvernants et gouvernés, n’est pas projeté vers un au-delà. Pour autant que l’on puisse qualifier la réception de formules et images développées par les théologiens ou l’Église dans la jurisprudence, de « spiritualisation » ou de « sanctification », il s’agit de mécanismes qui n’affectent en rien le caractère purement séculier de la jurisprudence.

Tout comme Kantorowicz se montre toujours soucieux de soumettre à sa critique historique la cohérence ou l’incohérence des avatars subis par une image ou une formule instrumentalisée dans le discours ou l’action politique, reconnaissons que les deux formules qui viennent d’être remises en question sont néanmoins, si on les accepte, parfaitement cohérentes. Si effectivement, le discours séculier (c’est-à-dire principalement juridique) à partir du xiie siècle avait réellement assimilé le discours théologique « corps et âme » (pour ainsi dire !), il était tout à fait légitime de faire état, pour l’ensemble de sa démarche historiographique, d’une « théologie politique ».

Pour autant, même en admettant que la réception et l’assimilation de notions, principes et représentations empruntées à la tradition religieuse et ecclésiastique aient été en un premier temps inspirées par des croyances plus ou moins partagées et étendues à la sphère séculière, l’examen historique doit pouvoir déterminer dans quelle mesure, une fois incorporés, ces notions, principes et représentations conservent leurs qualités mystiques et transcendantales. Cet examen dépasse le cadre de la présente contribution, mais une amorce de la question peut être évoquée par quelques remarques sur la manière dont Kantorowicz se réfère à l’œuvre de Balde (Baldus de Ubaldis, 1327-1400). Déjà avant Les Deux Corps du Roi, Kantorowicz s’était intéressé à Balde, vraisemblablement aiguillé par les travaux d’O. von Gierke (qui avait aussi retenu l’attention de Maitland). Dans Les Deux Corps du Roi, l’œuvre de Balde est citée une centaine de fois – seul Dante serait plus fréquemment mentionné. L’usage de l’œuvre de Balde par Kantorowicz, à une époque où la recherche en histoire du droit portant sur les droits savants au Moyen Âge semblait en pleine effervescence, était néanmoins sélectif. Tout d’abord, par le choix des passages cités : près de la moitié sont empruntés aux commentaires sur le Digeste et sur le Code, environ un cinquième au commentaire sur les Décrétales, et près d’un tiers au recueil de consilia. La sélectivité porte également sur les passages précis. Ainsi, pour les consilia, Kantorowicz l’historien (à l’instar des juristes de l’époque, quand ils se référaient à de telles sources dans leurs argumentations) s’intéresse à des extraits relativement brefs, en raison du principe spécifique que Balde y cite, ou en raison de l’expression qu’il utilise. Ces citations ne visent donc pas à restituer le casus, le conflit d’intérêts ou le raisonnement de Balde dans son entièreté. Ce qui intéresse avant tout Kantorowicz, c’est la généalogie et la persistance des principes et de leur formulation. Or, dans le cas de Balde, on est confronté à un auteur dont l’œuvre date (en suivant la reconstitution chronologique de Kantorowicz) de plus d’un siècle et demi après le basculement de l’ordre ecclésiologique et politique vers un agencement directement ou indirectement influencé par la science juridique romaniste. Même en admettant que ces éléments de doctrine juridique aient pu être, lors de leur exploitation par les premières générations de théologiens, canonistes et légistes ayant été impliqués dans la pensée et la pratique de l’art de gouverner, compris selon des conceptions religieuses, cette religiosité a fortement été érodée au fil des générations de légistes qui se sont succédé jusqu’au temps de Balde. Les développements doctrinaux ont poursuivi leur propre rationalité, quitte à préserver quelquefois des effigies de leurs origines. Ces effigies n’étaient pas mortes, elles pouvaient à leur tour inspirer de nouveaux développements doctrinaux, mais déjà au xive siècle, le ressort de ces développements n’était pour l’essentiel plus tributaire d’agents spirituels.

Ces considérations ne diminuent en rien le mérite de Kantorowicz d’avoir propagé dans l’histoire politique – en plus des apports théologiques, liturgiques, iconographies et autres – l’importance des doctrines juridiques savantes. Si l’on prend l’exemple du Consilium III.159 de Balde, qui retient l’attention par une demi-douzaine de références (avec parfois des citations relativement importantes) dans Les Deux Corps du Roi, on constate que toutes ces références portent sur le premier volet du texte, où il est question de principes constitutionnels se rapportant à la construction même de l’État. Certaines formulations utilisées par Balde pour se référer au caractère divin du pouvoir impérial remontent à l’Antiquité romaine, comme lorsqu’il mentionne la tradition (« dicebatur ») selon laquelle la couronne invisible était imposée par Dieu. La reconstitution du casus étant des plus succinctes, le contexte et les enjeux politiques de la controverse ayant suscité cet avis ne peuvent guère être saisis à partir du texte de Balde, et sont dès lors également absents de la démonstration de Kantorowicz. En fait, tous les extraits comprenant une mention de l’élément « mystique » de l’État s’inscrivent dans une argumentation articulée tendant à établir dans quelles conditions un engagement du roi constitue également une obligation pour son successeur. Une question analogue se posait dans le Consilium I.171, également dans le cadre de la transition du pouvoir royal suite à l’élection de Jean Ier. Kantorowicz exploite des extraits de cet avis essentiellement pour étayer sa démonstration de la manière dont les juristes savants ont consolidé la distinction entre la personne et la dignité ou office du roi, ou encore le caractère perpétuel (« immortel ») de la res publica et de son articulation institutionnelle.

Parmi ces rouages institutionnels, le fisc prend une place importante, voire spectaculaire, dans la juxtaposition Christus-Fiscus, au fil de la démonstration de Kantorowicz. Sans doute les passages les plus saillants dans l’œuvre de Balde sur le fisc, du moins pour les historiens, se retrouvent-ils davantage dans quelques consilia que dans son commentaire sur la rubrique C. 10.1. Kantorowicz a néanmoins également pris en considération cette partie plus doctrinale des ouvrages de Balde lorsqu’il traite des théories médiévales du fisc. Ici également, on constate qu’il utilise le commentaire très didactique de Balde (qui passe en revue toute une série de questions controversées sur le statut du fisc), à nouveau mis sur la voie par von Gierke, quelque peu sélectivement pour mettre en évidence les dicta de Balde susceptibles de conforter sa thèse d’une entité qui, à l’instar de l’État et du Prince in abstracto, jouit d’une immortalité constitutionnelle. Kantorowicz avait été en particulier intéressé par la doctrine sur le fisc impérial, précisément parce que cette doctrine permettait de prévenir un « interrègne fiscal » au décès de l’empereur.

Pérennité de l’Etat en période d’interrègne

Il a souvent été observé qu’après la rédaction de sa biographie sur l’empereur Frédéric II, le grand dessein historiographique de Kantorowicz fut de saisir la signification du long « interrègne » qui suivit la disparition de Frédéric II. L’ouvrage sur cet interrègne ne fut pas réalisé, mais le problème de la continuité d’une entité politique, en particulier une principauté territoriale, au-delà de la disparition du Prince, aura été un fil conducteur à travers la plupart des études ayant abouti à l’étude des Deux Corps du Roi. La culture politique allemande où grandit et fut formé Kantorowicz était largement orientée sur une conception forte (hypertrophiée, diront certains) de l’État. L’expression Staatsrecht marque ce statut exalté du Staat sans doute plus fortement que celle, en français, de « droit public » (dont l’équivalent latin évoquait en Allemagne un passé qui fut souvent déconsidéré à partir du XIXe siècle et de l’unification allemande). Pour le médiéviste allemand, la question se posait sur quels fondements une entité politique qui ne pouvait se qualifier de Staat pouvait prétendre, ou se concevoir, comme une entité s’inscrivant dans la continuité. La situation d’un interrègne présentait cette question de façon particulièrement aiguë, mais la question était évidemment beaucoup plus générale, et s’était présentée au Moyen Âge à partir d’une multitude de cas concrets. À partir de cette constatation, Kantorowicz observa à plusieurs reprises que souvent, la pratique avait devancé la théorie.

La nécessité de quitter l’Allemagne fut aussi pour Kantorowicz l’occasion d’approfondir et d’élargir ses connaissances des expériences des entités politiques médiévales dans d’autres pays, notamment en France et en Angleterre. La confrontation avec l’Angleterre fut particulièrement difficile et fructueuse : la conception d’État ne s’y était même pas imposée jusqu’à l’époque contemporaine (pour de nombreux juristes anglais, encore de nos jours, l’État ne constitue pas le référentiel du droit public, mais bien la « Couronne ») et dès le Moyen Âge, la pratique politique y avait été dans l’ensemble moins ouverte aux influences directes des doctrines juridiques savantes. Cette imperméabilité se vérifiait par ailleurs bien au-delà du droit proprement dit dans la pratique administrative anglaise : Kantorowicz étudia à cet égard les influences continentales sur la pratique de rédaction des actes de la Chancellerie anglaise, mais constata rapidement que pour la pratique domestique, le développement précoce d’une pratique et d’un langage propres firent obstacle à la possibilité d’une influence substantielle ; ses recherches le menèrent vers la pratique plus marginale des rapports de la Chancellerie avec, en particulier, la Sicile. Malgré cet exceptionnalisme anglais, il est évident combien la pratique anglaise (tant administrative que judiciaire) jusqu’à l’époque Tudor, voire jusqu’à la guerre civile (et l’avènement du vrai-faux interregnum anglais), a marqué les recherches de Kantorowicz ayant abouti au Deux Corps du Roi, et combien les études exploratoires de Maitland (et, en passant, son style caustique) ont encouragé Kantorowicz à approfondir ses travaux dans les sources anglaises. Il se peut aussi, évidemment, que le déroulement de sa carrière dans des universités américaines ait favorisé un intérêt plus soutenu pour l’histoire politique et constitutionnelle médiévale en Angleterre, censée être un antécédent plus proche de l’héritage américain. Pourtant, l’une des contributions sans doute les plus marquantes de Kantorowicz aura consisté à mettre en évidence l’importance des emprunts aux pratiques et théories continentales dans l’Angleterre médiévale et des débuts des Temps Modernes. Occasionnellement, toutefois, comme par exemple dans les rites funéraires royaux, l’historien démontre une influence en sens inverse.

En élargissant le champ de ses recherches aux sources des droits savants, Kantorowicz s’est principalement attaché à retracer la manière dont les légistes et canonistes ont récupéré et adapté, parfois réinventé, des formules que le discours ecclésiastique et théologique avait établies. Cette démarche a fortement contribué à asseoir l’histoire des doctrines juridiques dans le contexte de l’histoire de la pensée politique médiévale et au début des Temps Modernes. Pour autant, Kantorowicz ne semble pas avoir remis en question la place traditionnellement attribuée à ce que l’on désigne par droit ou science du droit. Et pourtant, on retrouve à travers ses analyses un aspect encore trop peu reconnu de nos jours de ce qu’a été, pendant les premiers siècles de ses développements, la science du droit. L’enjeu de l’étude des sources juridiques romaines initiée à partir de la fin du xie siècle fut en effet avant tout de créer une discipline susceptible de soutenir spécifiquement l’art du bon gouvernement, c’est-à-dire du gouvernement légitime. Le développement de la science du droit canonique à partir du xiie siècle s’inscrivait dans la même préoccupation : fournir à l’Église un instrument – mais aussi, dans la foulée, des experts dans le maniement de cet instrument – de bonne gouvernance pour la gestion de sa grande entreprise multinationale. En fait, on retrouve ces prémices de la science juridique dans les études de Kantorowicz, mais à une époque où la notion et l’expression de « good governance » n’avaient pas la place qu’elles ont depuis lors acquise dans les sciences gestionnaires (et, par ricochet, dans l’histoire de la pensée politique) ; toute la portée de cette innovation du second Moyen Âge n’apparaît dans son œuvre qu’en filigrane. Cependant, plusieurs de ces études constituent bel et bien une démonstration de la manière dont les juristes savants, au service des pouvoirs à différents échelons de la gouvernance à leur époque, ont concrètement contribué à façonner et légitimer la bonne gouvernance : hormis la grande question de la continuité de l’entité du pouvoir, on songera notamment à l’agencement du Trésor public (le fiscus), ou encore (si le lecteur veut bien souffrir la modernisation anachronique de la notion) la « continuité du service public » et de ses actes administratifs (et notamment le recours à une notion de nécessité, et sa transformation en « nécessité permanente »). De même, l’organisation collective de la gestion publique – avec des variations, tant sur le continent qu’en Angleterre –, comprenant la participation des groupes d’intérêts du pays, mais aussi des « experts » de la gouvernance publique, qui apparaît clairement comme une garantie de la poursuite et de la protection du bien commun, condition nécessaire de la légitimité de l’exercice du pouvoir.

La conception de la science juridique comme science de la gouvernance publique n’est pas incompatible avec la conception d’une science juridique d’un droit conçu davantage comme la maîtrise technique d’un droit positif, mais sans doute moins réductrice. À cet égard, les approches qui considèrent que l’apport du droit romain à partir du Moyen Âge a principalement affecté les fondements de droit privé sont exagérément réductrices.

Cette remarque comporte, je crois, un élément essentiel susceptible de contribuer à une réponse à la question centrale du colloque et de ses actes.

Ernst Kantorowicz, un historien pour les juristes ?

L’œuvre de Kantorowicz a été une étape historiographique importante permettant de resituer la science juridique (médiévale) au cœur de la science du gouvernement, partant, la place des juristes au cœur de la gouvernance publique. Ainsi, la contribution des juristes à la théorie et à la pratique de l’art du « bon gouvernement » est mise en exergue, alors que cet apport n’est plus central dans les conceptions actuelles de la science du droit. Pour autant, la lecture de Kantorowicz peut-elle inspirer des juristes du xxie siècle à retrouver le chemin de cette jurisprudence du bon gouvernement ?

Il n’est évidemment plus question de récupérer une « théologie politique » dans le sens d’une sécularisation ou incorporation d’un discours métaphysique ou idéologique. Le défi, depuis quelques générations, est plutôt l’intégration des sciences sociales dans la pensée juridique. La question est dès lors : les stratégies attribuées aux juristes savants du Moyen Âge dans le contexte d’une « théologie politique » peuvent-elles trouver un équivalent dans la récupération des discours (concepts, formules, principes directeurs…) des sciences sociales dans la méthode et pensée juridique de notre époque ?

En abordant cette question, il n’est pas certain que la construction de l’État au Moyen Âge telle qu’elle a été reconstituée par Kantorowicz puisse être au centre de la réflexion. La centralité de l’État dans les doctrines de droit public, telle qu’elle s’exprimait encore dans la Staatslehre au cours des années formatives de Kantorowicz, semble avoir vécu. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, on a assisté de plus en plus à diverses formes de décompositions et de recompositions d’entités étatiques ou quasi étatiques, où l’État n’apparaît plus comme la clé de voûte du système. Alors qu’au Moyen Âge, le défi pour la science de gouvernement consistait à envisager l’unité de référence pour la gouvernance publique dans un espace politique fragmenté, les théories de gouvernance publique de nos jours visent plutôt à saisir les rapports dans un environnement politique multipliant les centres et échelons du pouvoir. Comprendre comment, dans le passé, a été bâti l’État, unité de référence dépassée selon une opinion désormais fortement répandue (à tort ou à raison), ne retient plus l’attention prioritaire de ceux qui étudient la « chose publique ». En même temps, l’anthropologie qui sous-tend en Occident la gouvernance et le droit semble avoir été profondément modifiée. Le xxe siècle a vu en Europe occidentale, avec une force accrue à partir des années 1950 (lorsque Kantorowicz avait définitivement quitté le vieux continent), l’ascendant de ce qui a été caractérisé comme l’« État-Providence ». Qu’il s’agisse ou non d’une nouvelle « mystification » de la Res publica est une question ouverte, mais la nature de cette notion ne correspond guère à l’étalon du « bien commun » qui constituait le critère par excellence du gouvernement légitime dans la science médiévale. La construction doctrinale de l’État au Moyen Âge avait été nourrie par le recyclage d’une lecture des valeurs de l’ancien monde méditerranéen (principalement biblique, hellénique et romain, mais comme carrefour de cultures provenant des continents asiatiques et africains, voire même d’un apport de la péninsule eurasienne), à laquelle s’étaient jointes les valeurs des Chrétientés latine et byzantine. Ce cadre de référence, qui avait même encore pu irriguer au xixe siècle des courants nationaux comme celui de l’« Allemagne secrète », s’est entretemps désagrégé, tout comme la reconnaissance du Moyen Âge en tant que creuset d’une civilisation qui serait encore vivante. L’intérêt historique majeur de l’œuvre de Kantorowicz pour notre époque est de démontrer comment la combinaison de forces formidables visant à soutenir idéologiquement et spirituellement les fondements et l’édifice de l’État comme assise du pouvoir politique ne s’est finalement avérée ni éternelle ni immortelle. Les corps mystiques, eux aussi, finissent par mourir.

Alain Wijffels

Professeur aux universités de Louvain (KULeuven) et de Louvain-la-Neuve (UCLouvain). Titulaire de la Chaire Villey en 2018.