Les différentes configurations de l’espace juridique contractuel en droit français et en droit anglais
Introduction
Il est généralement reconnu que les systèmes juridiques diffèrent moins quant à l’issue des litiges que quant aux moyens utilisés pour en arriver là. C’est dire que la différence se situe principalement au niveau des types d’arguments constituants le discours juridique. De fait, la distinction qui sera ici établie entre les droits contractuels anglais et français a trait aux formes d’argumentations déployées de part et d’autre. Il pourrait être objecté que, même à ce titre, le contraste dépeint dans ce qui suit est exagéré en ce qu’il occulte ce que les deux systèmes ont par ailleurs en commun, l’importance de cette base commune étant ici largement passée sous silence. Il est indéniable que, par exemple, dans l’un comme l’autre de ces deux systèmes les acteurs en présence peinent à identifier un juste point d’équilibre entre la liberté contractuelle et l’équité contractuelle, or peu, voire aucune attention ne sera ici accordée à cette problématique commune.
Étant d’opinion que le droit comparé a trait d’abord et avant tout à la différence juridique, mon présent objectif n’est pas de donner une description générale des formes de justification en droits contractuels anglais et français, mais bien de souligner la différence qui les sépare. C’est dire que j’entends rester ici agnostique quant à l’importance de cette différence dans le tableau d’ensemble : que la différence entre les droits contractuels anglais et français puisse, dans l’ensemble, se révéler marginale en comparaison de leurs similarités est ici sans pertinence. Autrement dit, ce qui importe pour notre démarche est la nature ou l’aspect de cette différence, non pas l’espace qu’elle occupe. En somme, la thèse défendue ici se limite à l’énoncé suivant : si tant est que les types de justifications usuelles en droits contractuels anglais et français diffèrent, ils le font de la façon suggérée ici.
Cette thèse n’est pas entièrement nouvelle étant donné qu’elle sous-tendait déjà certains de mes travaux antérieurs, portant notamment sur l’interprétation contractuelle. J’ai en effet avancé que l’interprétation des contrats procède très différemment en droit anglais et en droit français : alors que les étapes factuelles et normatives du processus d’analyse tendent à être clairement séparées et traitées séquentiellement en droit français, ces mêmes étapes ont tendance à être fusionnées en droit anglais. Je tenterai ici de raffiner et de resserrer ces observations en les reliant aux travaux novateurs du philosophe Stephen Darwall sur la structure de la justification morale. En particulier, j’essaierai de démontrer que l’analyse en une étape, que j’associe à l’interprétation contractuelle en droit anglais, correspond au modèle de justification « à la deuxième personne » (second personal – la forme « tu ») de Darwall, alors que l’approche en deux étapes du droit français correspond à son modèle « à la troisième personne » (third personal – la forme « il »). Finalement, je chercherai à établir que les deux modèles de Darwall semblent expliquer de nombreuses règles des droits anglais et français des contrats au-delà du seul domaine de l’interprétation contractuelle.
Les deux modèles de Darwall sont présentés dans la partie I et mis en relation avec l’interprétation contractuelle en droits anglais et français dans la partie II. En partie III, les deux modèles sont évalués par référence à d’autres aspects clés des droits contractuels anglais et français. Du côté anglais, je passerai en revue la nature et l’étendue des justifications traditionnellement énoncées au soutien de la force obligatoire du contrat, la conception objective du contrat en tant qu’accord marchandé (bargain) et la doctrine connexe de la réciprocité (consideration), quelques règles concernant la formation du contrat, l’évaluation des dommages et l’impact de l’erreur unilatérale, et enfin le rôle de l’Equity dans l’adjudication en matières contractuelles plus généralement. Je traiterai ensuite des doctrines correspondantes en droit français, soit la nature et l’étendue des justifications données au soutien de la force obligatoire du contrat, la conception subjective du contrat en tant que promesse et la nécessité attenante de cause (causa), la formation du contrat, les sanctions de l’inexécution, l’erreur unilatérale et enfin le rôle joué par l’équité. Je conclurai en postulant que cet examen, il est vrai assez superficiel, semble soutenir l’affirmation que l’analyse contractuelle en droits anglais et français tend, au-delà de leurs indéniables traits communs, à se conformer respectivement aux structures de justification « à la deuxième personne » et « à la troisième personne » avancées par Darwall.
I. Les paradigmes de deuxième et troisième personne
Dans l’analyse de Stephen Darwall, une justification ou une raison pour agir est à la deuxième personne dans la mesure où « elle est basée sur une relation préalable d’autorité (de jure) liant la personne émettrice et la personne réceptrice ». C’est dire que les raisons à la deuxième personne tirent leur force normative de l’autorité qu’une personne (l’émettrice) possède vis-à-vis d’une autre (la réceptrice). Ce n’est pas tant le contenu de ces raisons, mais bien le fait qu’elles sont exprimées par une personne spécifique à une autre personne spécifique, dans le contexte d’une relation d’autorité particulière, qui les rend autoritaires : leur autorité fait appel à – et est dérivée de – la relation d’autorité déjà présente entre les deux personnes. Tel que le décrit Bruce Chapman, elles impliquent des parties « exerçant conjointement un processus rationnel collectif ou partagé ». Dès lors, les raisons « à la deuxième personne » présupposent naturellement une relation interpersonnelle particulière, laquelle est autoritaire en soi.
En comparaison, la validité des raisons « à la troisième personne » ne dépend aucunement d’un cadre d’interaction personnelle spécifique : elle « dépend fondamentalement des relations de [chaque] personne avec les faits et la preuve établis en tant que tels, et non de la relation avec d’autres agents cognitifs rationnels ». Plusieurs agents cognitifs rationnels peuvent manifestement « partager » un même ensemble de raisons à la troisième personne dans le sens où tous peuvent être directement redevables de telles raisons, de la même manière et au même moment. Toutefois, ces raisons s’appliqueraient à ces individus séparément (severally) et non conjointement (jointly) – c’est-à-dire non pas en vertu d’une relation particulière entre eux – avec comme résultat qu’elles pourraient, en principe, s’appliquer tout aussi bien à n’importe quel autre individu. En somme, si dans le cas des raisons à la deuxième personne, celles-ci présupposent une connexion rationnelle préexistante entre les individus, dans le cas des raisons à la troisième personne, ce sont ces raisons mêmes qui relient les individus les uns aux autres.
L’exemple suivant de Darwall illustre bien le propos. Supposons que je vous fasse mal en vous marchant sur le pied. Il y a plusieurs raisons différentes que vous pouvez me donner pour me convaincre de retirer mon pied. Vous pouvez présumer que, comme vous, je considère que la douleur est en général à éviter et dès lors entreprendre de me faire réaliser que mon pied écrasant le vôtre vous cause bel et bien de la douleur, un état de fait méritant d’être modifié. Cette stratégie en serait une à la troisième personne (ou « épistémique ») en ce qu’elle ferait appel à une valeur partagée (l’évitement de la douleur), laquelle n’a rien à voir avec quelque relation particulière pouvant exister par ailleurs entre nous. En effet, cette justification pourrait être mise en œuvre sans que vous me disiez quoi que ce soit. Je pourrais très bien prendre conscience de ce que mon pied vous fait mal par moi-même (à partir de mon expérience personnelle) ou parce qu’un passant curieux (et similairement indisposé par la douleur) me le signalerait. Il s’en suit que, au final, le fait qu’il s’agisse de mon pied plutôt que de celui d’un autre importe peu : la raison de l’évitement de la douleur s’appliquera de la même façon quelle que soit l’identité de celui qui en est victime. Et pareillement en ce qui concerne l’identité de celui qui la perpètre : si quelqu’un d’autre que moi écrasait votre pied, la même raison (« la douleur est à éviter ») demeurerait applicable car « [en] souhaitant que vous soyez sans douleur, [je] ne verrais ce possible état de fait que comme [seulement] supérieur, ou préférable, pour le monde, en tant qu’un possible résultat ou état qui […] “devrait exister par sa propre justification”. » Par conséquent, lorsque vous me « donnez » cette raison de retirer mon pied, vous n’êtes pas « réellement en train de [me] l’indiquer, mais plutôt [de m’amener] à voir ce qui est de toute façon, indépendamment du fait que vous m’ayez amené à le voir ou même de votre capacité à le faire ».
Alternativement, au lieu de faire en sorte que je souhaite retirer mon pied, vous pourriez simplement exiger que je le fasse. Cela constituerait une raison suffisante pour moi de m’exécuter pour autant que je reconnaisse que le droit de regard en ce qui concerne votre corps vous appartient, de même que celui concernant mon corps me revient à moi. Une telle raison serait valable, donc, indépendamment de ce que mon pied vous cause de la douleur ou de quelque autre motivation pour votre requête. Pour autant que nous reconnaissions tous deux que nous avons droit de regard sur nos pieds respectifs, votre exigence que je retire mon pied du vôtre justifie que je le fasse. Cela correspondrait à une raison à la deuxième personne, puisqu’elle s’appliquerait seulement entre nous : elle est valide seulement et pour autant que la situation concerne une interaction corporelle spécifique entre nous, dans un contexte de reconnaissance mutuelle de l’autorité que nous détenons sur nos corps respectifs. Provenant du passant curieux, la même requête (eu égard à votre pied) n’aurait aucune force pour la simple raison que cet individu est dépourvu de toute forme d’autorité en ce qui a trait à ma personne ou à la vôtre ; il est complètement étranger à cette interaction particulière « mon-pied-sur-le-vôtre ». Il disposerait néanmoins, il est vrai, de raisons différentes pour parvenir au même résultat. Par exemple, il pourrait me dire : « Mais ne voyez-vous pas que d’écraser le pied d’une autre personne sans sa permission est immoral ? ». Ou encore : « À quoi ressemblerait le monde si nous agissions tous ainsi ? ». Mais, là encore, il s’agirait de raisons à la troisième personne, de raisons valables – pour autant qu’elles le soient en effet – pour tous les individus dotés de pieds et non seulement pour moi personnellement. Il s’agirait, en d’autres mots, d’une situation où
… chaque partie regarde au-delà de l’autre vers le monde (moral). […] C’est comme si chaque partie n’avait pas réellement de rôle essentiel pour l’autre […] [une situation où chacun est tenu] responsable non pas tellement l’un envers l’autre et en vertu de leurs réclamations, mais en vertu d’une vérité morale dans le monde qui, tout en leur étant commune, existe indépendamment d’elles et de ce qu’elles peuvent réclamer.
Un autre bon exemple serait celui d’un parent disant à son enfant de manger ses légumes. Tout parent digne de ce nom sait combien les raisons à la troisième personne – « Les légumes sont bons pour la santé ! », « Ce sont tes légumes préférés ! » ou encore la plus drastique « Pas de dessert sinon ! » – sont inefficaces, et que l’on doit généralement s’en remettre à la bonne vieille raison à la deuxième personne : « Parce que je te dis de les manger ! ». Cette dernière raison est valable en elle-même, mais seulement parce qu’elle est dite dans le contexte d’une relation parent-enfant, étant acquis que les parents sont investis d’une autorité naturelle à l’égard de leurs enfants. Aux fins de cette interaction spécifique, un autre individu n’aurait aucun poids dans la conversation. Les raisons à la troisième personne sont quant à elles valables sans égard à qui les amène à l’attention de l’enfant. Si les légumes sont effectivement « bons pour la santé », cet état de fait confère une raison valable d’en manger, de même que le ferait un autre état de fait, celui-ci relevant d’une politique familiale, selon lequel le dessert ne serait servi qu’une fois les légumes terminés. Il s’en suit que si l’enfant était en position de tester la véracité de ces affirmations et qu’il découvrait qu’elles étaient fausses – s’il s’avérait que les légumes ne sont pas bons pour la santé ou que la politique familiale concernant le dessert n’est que rarement, voire jamais, appliquée – elles perdraient toute forme d’autorité. Cela parce que, à nouveau, la force des raisons à la troisième personne dépend de ce qu’elles collent ou non avec un certain état de fait transcendant le contexte particulier de la relation dans le cadre duquel elles sont déployées.
Cela étant, il est vrai qu’il est possible d'interpréter l’affirmation « parce que je te le dis » d’une manière transcendantale, à la troisième personne. Si par ces mots le parent veut dire « parce que je suis ton parent et parce que les parents sont mieux placés pour savoir ce qui est bon pour leurs enfants », la raison fournie est en effet à la troisième personne, puisque l’affirmation du parent est alors offerte simplement comme preuve de la véracité de ce que les légumes sont, en fait, « bons pour la santé » : les parents savent et disent généralement la vérité, avec comme résultat que lorsqu’ils disent quelque chose, cela est probablement vrai. Et à nouveau, s’il n’était pas vrai que les parents disent généralement la vérité ou encore si le parent en question se trompait dans cette situation particulière, la raison « parce que je te le dis » perdrait toute autorité. Il n’y a que lorsque cette raison ne réfère à rien d’autre que la relation d’autorité particulière existante entre les parties qu’elle comporte la force inhérente d’une raison à la deuxième personne : « Après tout… [une demande « à la deuxième personne »] est autoritaire pour l’autre partie, non pas parce qu’elle est vraie […], mais bien à cause du fait (basé sur cette source et indépendamment de son contenu) que la relation d’autorité rend cette demande autoritaire. »
II. Les paradigmes de deuxième et troisième personne dans l’interprétation contractuelle en droit anglais et en droit français
J’ose avancer que les paradigmes de deuxième et troisième personne de Darwall reproduisent, respectivement, ce que j’ai décrit ailleurs comme les styles anglais et français d’interprétation contractuelle. Je commencerai par résumer ces propositions de modèles (anglais et français) et esquisserai ensuite leur correspondance avec les paradigmes de Darwall.
Bien que les droits contractuels anglais et français tendent à converger en ce qui a trait aux valeurs substantives (liberté contractuelle, protection des parties plus vulnérables, considérations de politiques publiques, etc.), ils exhibent des structures de raisonnement très différentes. Dans les deux systèmes (comme dans tous les systèmes de ma connaissance), l’analyse contractuelle comporte une dimension factuelle et une dimension normative. C’est dire que la résolution de n’importe quel litige contractuel (réel ou hypothétique) appelle nécessairement (1) une enquête sur les faits et (2) une évaluation normative de ces faits. Cependant, je soutiens que ces deux étapes procèdent très différemment dans les deux systèmes. Alors qu’elles tendent à être clairement démarquées et à se dérouler de façon séquentielle dans le droit français, elles tendent plutôt à se fondre en une seule étape dans le droit anglais.
En droit français, le tribunal établit d’abord ce que les parties ont ou n’ont pas voulu, ce qu’elles ont réellement dit, pensé ou fait, d’une manière strictement empirique et, seulement par après, détermine comment ces constatations doivent être traitées d’un point de vue juridique (normatif) : lesquelles d’entre elles doivent être considérées légalement pertinentes, lesquelles appellent à être entérinées, ou alors plutôt contrées ou corrigées, par la cour ? Je soutiens que cette approche en deux étapes explique que les tribunaux français soient, dans un premier temps, très ouverts quant aux modes de preuve admissibles pour établir l’intention subjective des parties, incluant les négociations avant contrat, tout en se révélant, dans un second temps, plus interventionnistes que les tribunaux anglais pour ce qui est de corriger les abus et d’assurer l’équité entre les parties. Cette approche bifurquée expliquerait également que les tribunaux français puissent reconnaître que n’importe quelle sorte d’erreur sérieuse entrave l’intention subjective d’une partie, en première étape, tout en choisissant, en deuxième étape, d’ignorer ces erreurs lorsque l’équité envers l’autre partie le requiert. De même pour la stricte dichotomie, dans le droit français de la preuve, séparant le droit des faits, ainsi que pour l’indifférence du droit français quant à certaines institutions anglaises aussi bien établies que la correction subséquente des écrits (rectification), l’inadmissibilité de la preuve concernant les échanges oraux (parol evidence rule) et l’interprétation littérale plus généralement : il n’y a tout simplement aucune raison de restreindre l’enquête sur l’intention des parties (en première étape) si « les droits et obligations contractuelles des parties sont ultimement déterminés [(en deuxième étape)] par le pouvoir prescriptif de la loi et non l’intention des parties (ou son absence, le cas échéant, dans le cas de l’erreur) ».
Du côté anglais, je soutiens que la fusion des étapes factuelle et normative ressort clairement de la manière dont les tribunaux anglais traitent l’intention contractuelle. Bien qu’ils fassent constamment référence à « l’intention raisonnable » (reasonable intention), ils semblent réticents à préciser lequel de deux sens très différents ils entendent attribuer à cette expression : le sens factuel de « l’intention que l’on peut raisonnablement attribuer aux parties étant donné la preuve amenée » ou le sens normatif de l’intention « qu’il est raisonnable pour les parties d’avoir ». Je suggère que les tribunaux ont négligé de désigner clairement l’une ou l’autre de ces deux définitions pour la simple raison que
… ils entendent, en fait, désigner les deux en même temps : « l’intention raisonnable » des parties signifie l’intention qu’il est (normativement) raisonnable pour les parties d’avoir, précisément parce qu’il s’agit de l’intention qu’il leur est (factuellement) raisonnable d’attribuer l’une à l’autre. […] [C’est] parce qu’une intention particulière peut être raisonnablement attribuée aux parties en tant que fait que le tribunal va entériner cette intention comme celle qui doit être raisonnablement attribuée aux parties en droit.
La normativité inhérente (et l’analyse fusionnée) de l’intention des parties en droit anglais explique les contraintes plus importantes placées dès le début sur la détermination de ce qui pourra compter comme intention – le penchant pour le littéralisme (la plain meaning rule et la four corners approach, l’inadmissibilité des négociations avant contrat, la parol evidence rule, etc.) et les dispositifs correctifs associés (rectification, non est factum). Cela explique également le fait que beaucoup de ce qui est accompli par les tribunaux français de façon transparente l’est de façon plus sibylline par les tribunaux anglais, ceux-ci n’ayant d’autre choix que de déployer des « armes secrètes », dissimulées sous le couvert de la reconstruction de l’intention des parties. De fait, l’erreur, l’imprévision et même les voies de recours (remedies) sont souvent traitées comme des questions d’interprétation contractuelle (les dispositions implicites, l’attribution implicite du risque, les règles de construction), et toute disposition inéquitable sera plus facilement réputée non écrite qu’ouvertement réécrite. Finalement, l’absence de démarcation claire entre les questions de la preuve et de droit substantif, de même qu’entre les questions de faits et les questions de droit, peut similairement être attribuée à cette ambiguïté fondamentale dans la conception anglaise de l’intention contractuelle. Le statut mixte de droit substantif et de droit de la preuve de la parol evidence rule, en particulier, est à prévoir lorsque « la preuve de l’intention est, entre les parties au contrat, aussi importante que l’intention elle-même [puisque] la seule intention pertinente est celle qui a été prouvée à l’autre partie ».
Le parallèle entre le modèle anglais d’interprétation contractuelle et le paradigme de la deuxième personne d’une part, et le modèle français et le paradigme de troisième personne d’autre part, devrait être évident de par le présent résumé. Du côté du modèle anglais d’abord, il n’y a pas lieu de regarder au-delà du contrat lui-même précisément parce que la relation contractuelle est jugée autoritaire en tant que telle, source intrinsèque d’autorité réciproque entre les parties. Le simple fait que deux parties aient conclu un contrat suffit à générer une relation d’autorité particulière, une relation dans le cadre de laquelle n’importe quelle réclamation d’une partie contre l’autre dont on peut démontrer qu’elle est fondée sur le contrat est considérée ipso facto justifiée. Il peut, bien sûr, y avoir des raisons de refuser de sanctionner de telles réclamations à une étape subséquente de l’analyse (dol, atteinte à l’ordre public, etc.), mais les raisons en question vont alors ultimement converger vers la conclusion qu’il n’y a pas réellement (malgré les apparences) de contrat (c’est-à-dire qu’il est nul et non avenu) ou encore que la requête n’est en fait pas justifiée en regard du contenu du contrat (c’est-à-dire qu’elle emporte une mauvaise interprétation du contrat). En ce sens, il peut être affirmé que le seul fait que le contrat (ou une partie à ce contrat agissant en cette capacité) requière telle ou telle chose constitue une raison (à la deuxième personne) suffisante pour justifier de son exécution, une raison tout aussi bonne que le propriétaire d’un pied exigeant qu’on ne marche pas dessus ou qu’un parent ordonnant à son enfant de manger ses légumes. Dans ces trois cas, le devoir être est directement dérivé de l’être (je dois m’abstenir de marcher sur le pied d’un autre parce que celui-ci l’exige ; l’enfant doit manger ses légumes parce que son parent le lui ordonne ; les parties au contrat doivent faire ceci ou cela parce que le contrat le prévoit). Le devoir être est donc indépendant du contenu (je dois retirer mon pied sans égard à votre raison de l’exiger ; l’enfant doit manger ses légumes sans égard au fait qu’ils soient ou non bons pour la santé ou qu’ils soient suivis d’un dessert ; les parties sont liées par leur contrat sans égard à la substance ou à la fonction particulière de ce contrat), ainsi que valide uniquement entre ces parties (le parent et l’enfant, les parties à ce contrat spécifique, etc.). Bref, c’est parce que le droit anglais considère les contrats comme constituant autant de petites rationalités individualisées – chacune autonome et normativement complète – qu’il peut se permettre de combiner les étapes investigatrice et évaluative de l’analyse contractuelle.
Du côté du droit français, au contraire, le contrat étant par inhérence non normatif, sa normativité doit nécessairement provenir d’une source extérieure. Le fait qu’un contrat existe au départ n’est que ça : un fait comme un autre, susceptible d’acquérir une autorité juridique subséquemment, en deuxième étape. Puisque le contrat ne comporte aucune autorité inhérente, les raisons à la deuxième personne ne sont pas disponibles pour soutenir les réclamations contractuelles, lesquelles doivent dès lors reposer sur des raisons externes à la relation contractuelle, c’est-à-dire des raisons à la troisième personne. Autrement dit, là où l’autorité juridique n’est pas immédiatement présente, elle doit provenir de l’extérieur : lorsque le contrat « prévoyant ceci et cela » n’est pas une raison suffisante pour que « ceci et cela » s’imposent aux parties, une autre raison doit être invoquée qui transcendera le contrat en tant que tel. De la même manière qu’un parfait inconnu peut me convaincre de ne pas marcher sur votre pied en faisant appel à mon empathie pour votre douleur ou qu’un enfant peut, en théorie, ignorer l’ordre d’un étranger de manger des légumes, mais décider néanmoins d’en manger pour des considérations nutritives, la loi peut imposer « ceci et cela » aux parties non pas parce que le contrat le prévoit, mais plutôt parce qu’une telle imposition s’accorde avec certains impératifs moraux ou d’efficience, par exemple. Le devoir être est ici séparé de l’être, il est dépendant du contenu ainsi qu’impersonnel. Il est dépendant du contenu en ce qu’il dépend de la véracité factuelle de la déclaration que « ceci et cela est moral ou efficace » (tout comme « votre pied me fait mal » ou « les légumes sont bons pour la santé »). Il est impersonnel en ce qu’il n’est pas nécessaire de déterminer comment (et donc aussi par qui) cette vérité factuelle est établie. La force exécutive de « ceci et cela » tient ou tombe avec leur véracité d’un point de vue moral ou d’efficience indépendamment de l’identité des parties et des moyens employés dans le débat pour établir cette véracité. La congruence du modèle français en deux étapes de l’analyse contractuelle avec le paradigme de troisième personne découle ainsi directement de la conception française des contrats comme étant intrinsèquement non-normatifs. Cette conception évacuant la possibilité d’une rationalité à la deuxième personne, seules les raisons à la troisième personne demeurent disponibles pour combler le vide normatif.
III. Les modèles de deuxième et troisième personne eu égard à d’autres aspects des droits des contrats anglais et français
Ayant survolé le droit anglais et français relatif à l’interprétation contractuelle et à l’erreur (ce dernier élément étant en droit anglais subsumé par le premier, comme nous l’avons vu), j’élargirai maintenant notre champ d’études afin d’y inclure d’autres aspects des droits contractuels anglais et français. Les sections (A) et (B) sont consacrées aux droits anglais et français respectivement.
A. Doctrine anglaise
Je passerai ici en revue les justifications juridiques avancées au soutien de l’autorité des contrats, la conception du contrat en tant qu’accord marchandé (bargain) et son ancrage dans la notion de contrepartie (consideration), quelques règles concernant la formation du contrat, les sanctions de l’inexécution et l’erreur unilatérale et, enfin, la fonction de l’Equity dans l’adjudication contractuelle plus généralement.
Justifications juridiques de l’autorité des contrats
Si les contrats sont intrinsèquement obligatoires, il n’y a, par définition, aucun besoin de justifier cette dimension. L’existence d’un contrat ipso facto fait foi de sa force obligatoire et le fait de son existence est, dès lors, la seule chose qu’il importe de prouver.
Or, un aspect remarquable du droit contractuel anglais est précisément qu’il est presque entièrement dénué de telles justifications. Lors de la détermination de l’existence d’un contrat, les tribunaux ne s’attardent à peu près jamais sur la question de la source de sa force obligatoire. Cette dimension semble aller de soi et la discussion des juges tend par conséquent à être concentrée sur les questions relatives à l’existence et au contenu du contrat.
La tendance des tribunaux anglais à réduire la plupart des matières contractuelles à des questions d’interprétation, tel qu’indiqué, établit qu’ils considèrent les contrats obligatoires à l’égard de ces matières à tout le moins ; l’absence d’explication quant au pourquoi et au comment il en est ainsi est, sans doute, un indice de ce que cette force obligatoire est vue comme inhérente. Les questions du pourquoi et du comment ont certes été largement débattues dans les cercles académiques, mais les universitaires, comme nous le savons, n’ont pas, dans le système juridique anglais, l’influence qu’ils détiennent dans les systèmes continentaux, et peu de ces efforts académiques ont, de fait, percolés jusque dans la jurisprudence. Il est indéniable que les juges anglais ne sont pas avares de commentaires concernant la sanctité de l’obligation contractuelle, la sécurité du commerce juridique, la protection des attentes légitimes, et ainsi de suite. Mais je soutiendrais que de tels discours surviennent bien davantage lorsque le tribunal envisage de déroger au contrat : lorsque même le plus créatif des efforts de reconstruction contractuelle ne parvient pas à déboucher sur la solution espérée par le tribunal, et que cette solution, dès lors, entraîne nécessairement de contrecarrer le contrat (par exemple en cas d’iniquité, d’illégalité ou de tierces parties bénéficiaires), des justifications sont données au soutien de ladite dérogation. Or, cet état de fait, s’il était avéré, ne ferait que confirmer l’observation faite précédemment à l’effet que c’est la dérogation au contenu contractuel, non pas sa sanction, qui invite à la justification en droit anglais, précisément parce que la force obligatoire inhérente constitue le point de départ de l’analyse contractuelle.
La conception objective d’accord marchandé et l’impératif de réciprocité
Les contrats ne sont intrinsèquement empreints de force obligatoire que s’ils peuvent être conçus comme des « rationalités partagées » individualisées. Or une telle conceptualisation ressort effectivement de la vision anglaise du contrat en tant qu’accord marchandé (bargain), cristallisée dans l’impératif de réciprocité (consideration).
Tel que l’a expliqué le philosophe Michael Bratman, la notion de « rationalité partagée » – ce dernier utilise plutôt les termes « activité intentionnelle conjointe » (joint intentional activity) – implique davantage que la présence d’intentions « coïncidentes » (coinciding) ou même « interreliées » (correlated) de la part des deux parties. Deux personnes votant indépendamment pour un même candidat lors d’une élection serait un exemple d’intentions électorales « coïncidentes » ; ces intentions deviendraient « interreliées » si le vote de l’une dépendait de celui de l’autre et vice versa (par exemple si la première ne votait pour un candidat donné que si l’autre faisait de même). Dans ces deux cas, la seule chose que l’on puisse conclure est que ces individus sont « en accord » ; on ne peut affirmer, au surplus, qu’il existe « un accord » entre eux. Pour qu’il y ait « un accord », les intentions respectives des individus devraient être unies dans une toute nouvelle intention commune – une rationalité partagée – laquelle n’existait pas auparavant dans la mesure où elle serait en effet conceptuellement distincte des deux intentions individuelles fondatrices. Une telle rationalité partagée ne peut émerger que lorsque les intentions des deux parties sont consciemment « arrimées » (interlocked). En d’autres mots, il est nécessaire que
… l’intention à s’unir de chaque participant […] soit ouvertement constatée par les deux participants. Deux personnes qui poursuivent une intention commune et qui ajustent leurs intentions et actions de toutes les façons requises [par cette intention commune] échouent néanmoins à agir conjointement si ces aspects de leurs actions ne sont pas ouvertement divulgués entre elles.
La publicité est ici essentielle, non seulement pour que chaque participant puisse être au courant des intentions de l’autre, mais aussi et surtout pour que ces intentions puissent s'unifier en fait, un tel acte d’union ne pouvant survenir que dans l’espace public entre les parties.
J’avancerais que cette formulation d’une « rationalité partagée », impliquant « l’arrimage » des intentions, correspond largement à la conception anglaise du contrat en tant qu’accord marchandé et à l’impératif de réciprocité qui lui est attenant. Comme le décrit Peter Benson, et contrairement à la prétention célèbre de Lon Fuller, les contreparties réciproques ne servent pas seulement à prouver l’intention contractuelle ; elles visent davantage à la constituer. Elles ne servent pas tant à confirmer la présence de deux intentions individuelles interreliées, qu’à les unir en une seule. La présence d’intentions (seulement) interreliées est, de fait, suffisamment établie par les exigences de l’offre et de l’acceptation : lorsque j’accepte votre offre, mon acceptation, par définition, « se réfère à », « répond à », est « suscitée par » votre offre et, inversement, votre offre, par définition, cherche à « inviter » une acceptation de ma part. Mais davantage est requis pour que ces intentions (interreliées, mais toujours séparées) « s’arriment » pour former une seule intention contractuelle partagée. Il est nécessaire, en particulier, qu’une déclaration commune des parties intervienne, à savoir qu’elles déclarent ensemble et l’une à l’autre que leurs engagements respectifs sont mutuels – on en arrive ici à nulle autre que la célèbre animus contrahendi. Cette déclaration commune peut être explicite ou implicite, mais comme nous l’avons expliqué, elle ne peut être conjointe sans être publique au sens décrit ci-haut.
Mais elle s’incarne d’abord et avant tout dans l’impératif des contreparties réciproques : « […] par les dispositions explicites ou implicites du supposé contrat, la promesse et sa contrepartie doivent prétendre à être la motivation l’une de l’autre […] » ; « la promesse et sa contrepartie doivent chacune apparaître comme la motivation de l’autre ; il doit être possible de considérer raisonnablement chaque côté […] comme l’effet [et] la cause de l’autre ». Cela expliquerait pourquoi, lorsque la contrepartie prend elle-même la forme d’une promesse, ces deux promesses ne peuvent être analysées de façon isolée. Comme le relève Pollock, la promesse en retour ne peut logiquement constituer une contrepartie en bonne et due forme que si elle a force d’obligation. Mais comme il en est de même de la promesse initiale, il s’en suit un cercle vicieux selon lequel ni l’une ni l’autre ne peut être considérée obligatoire sans que l’autre ne le soit déjà. Or, ce dilemme logique disparaît de lui-même sous la conception du contrat en tant que marché : les deux promesses sont obligatoires seulement et pour autant qu’elles sont considérées ensemble, en tant que déclaration unique, commune de mutualité.
Il est bien établi que l’idée de marchandage irradie l’ensemble du droit contractuel anglais et sert à expliquer plusieurs de ses plus fins éléments. Bien évidemment, cette explication vaut également pour ce qui est des nombreuses implications immédiates de l’impératif de réciprocité, par exemple, les règles prohibant la modification unilatérale du contrat et la possibilité de tierces parties bénéficiaires. Pour autant que l’accord marchandé par les parties caractérise complètement leur relation contractuelle, toute modification valide à cette relation – même une modification souhaitée par les deux parties – doit, au moins dans une certaine mesure, prendre en compte et se baser sur ce marché initial : permettre aux parties de réinventer leur relation à volonté équivaudrait à traiter leur marché initial comme dénué de force obligatoire. L’exigence de ce que toute modification du contrat ultérieure à sa formation doive, pour être valide, être ancrée dans une nouvelle contrepartie, quelque chose en sus du marché initialement négocié, sert donc à confirmer la force contraignante du marché initial. Similairement en ce qui concerne l’effet relatif du contrat et les tierces parties requérantes : puisque, par définition, ces requérants ne sont pas parties au marché initial, toute réclamation directe fondée sur ce marché leur est, en théorie, fermée. De plus, dans les cas où les tribunaux ont permis de telles réclamations, ils l’ont fait en demeurant fidèles au principe du contrat en tant qu’accord marchandé, c’est-à-dire en trouvant moyen de faire entrer les requérants dans le cadre du marché initial par l’intermédiaire de concepts (facilement réconciliables avec cette notion d’accord marchandé) tels que le mandat (agency), le contrat unilatéral ou l’une ou l’autre des nombreuses tactiques offertes par l’interprétation contractuelle traditionnelle.
La formation du contrat
Les règles anglaises sur la formation du contrat dérivent, de même, directement de la conception du contrat en tant que marché. Les prescriptions quant à la publicité de l’accord des parties évoquées ci-haut impliquent en effet que « dans les contrats on ne voit pas l’intention réelle dans l’esprit d’une personne. Nous observons plutôt ce qu’elle a dit et ce qu’elle a fait. Un contrat est formé lorsqu’il y a, en toutes apparences, un contrat ».
La dimension publique du contrat ressort clairement de la règle selon laquelle la révocation d’une offre est sans effet tant que le bénéficiaire de cette offre n’en a pas été directement informé. Le fait de faire une offre implique nécessairement que celle-ci ait été placée, par l’offrant, dans l’espace public qui le sépare du bénéficiaire – le seul espace où, tel qu'expliqué, la transaction contractuelle puisse se faire. Il s’en suit que si l’offrant désire annuler cette même offre, il n’a d’autre choix que de revenir à ce même espace public : l’offre ne peut logiquement être retirée qu’en la reprenant de l’endroit même où elle a initialement été placée (s’agissant de l’offre de l’offrant, personne d’autre n’a le pouvoir de la déplacer entretemps). Le fait que l’offrant puisse vouloir retirer son offre strictement à l’interne, dans un espace au-delà de la portée du bénéficiaire, est donc nécessairement sans effet juridique.
Les sanctions de l’inexécution
En ce qui a trait aux recours, il est bien établi que les dommages-intérêts exigibles en cas d’inexécution de contrats doivent refléter précisément ce qui est dû en vertu du contrat, ni plus, ni moins (loss of the bargain ou performance measure). L’obligation du débiteur de limiter ses dommages dans la mesure de ce qui est raisonnable et l’exclusion des dommages indirects ont, de même, pour but d’assurer que les parties obtiennent exactement ce qu’elles ont négocié. Ces deux règles sont résiduelles en ce qu’elles sont considérées, sauf indication contraire des parties, comme implicites dans leur marché initial. Quand les conséquences de l’inexécution du contrat sont difficilement réductibles à une valeur pécuniaire, le tribunal a le pouvoir d’ordonner l’exécution en nature des obligations contractuelles (specific performance), mais l’objectif ultime demeure le même : tout comme pour les dommages-intérêts, l’ordonnance du tribunal vise ici à reproduire au mieux la position que le contractant aurait occupée si le contrat avait été exécuté.
Plus important encore, le choix du recours et son montant ne sont nullement affectés par la ou les raisons (ou motifs) qui ont mené à l’inexécution : la responsabilité contractuelle est « stricte ». Alors que certains bris de contrats sont, sans aucun doute, plus moralement répréhensibles que d’autres, tous sont égaux du point de vue juridique du marché des parties, lequel n’interdit pas le bris ou certains types de manquements, mais appelle plutôt à ce qu’une exécution de substitution soient ordonnée lorsque l’exécution spontanée n’a pas lieu. Cela explique bien sûr que le droit puisse adopter une « position généralement charitable » face à certains types de manquements, notamment ceux considérés « efficients » : quand une occasion plus lucrative survient, laquelle permet au créancier de l’obligation d’augmenter son profit même en tenant compte de la compensation due au débiteur, l’acte d’inexécution est considéré « efficient » et donc recommandable (doctrine of efficient breach). En fixant le montant de la compensation à la perte des bénéfices de l’accord marchandé, le droit vient dès lors effectivement entériner le bris contractuel efficient. Là aussi, le marché des parties est traité comme la source exclusive de l’autorité entre elles : leurs motivations personnelles sont sans importance du moment qu’elles n’ont pas été ouvertement marchandées.
L’erreur unilatérale
La théorie objective du contrat et la cause célèbre qui lui est associée – Smith v. Hughes – incarnent cette vision du contrat en tant qu’accord marchandé : le contrat en tant que « rationalité partagée » individualisée, construite par les parties afin d’opérer comme source exclusive d’autorité légale entre elles (en ce qui concerne la transaction particulière visée). Alors que le passage le plus fréquemment cité de Smith v. Hughes concerne la non-pertinence des pensées intérieures des parties (contrairement à leurs paroles et actions), le message central véhiculé par cette décision à propos de la nature des contrats est, selon moi, bien plus large.
En cause était la vente d’avoine que l’acheteur pensait être vieille alors que le vendeur la savait jeune. Le jugement démontre que la cour s’attarde principalement à déterminer lequel de plusieurs éléments dans l’interaction des parties pourrait raisonnablement être considéré comme tombant sous le coup de leur marché initial. Comme la vente en était une par échantillon, et qu’il était établi que rien n’avait été dit sur les qualités particulières de l’avoine en question, la cour a conclu que le marché initial visait une avoine identique à celle produite dans l’échantillon, peu importe sa qualité spécifique. La croyance subjective de l’acheteur que l’avoine était vieille, autant que la croyance opposée du vendeur, fut donc déterminée non-pertinente. Cette détermination découle en effet naturellement des points plus fondamentaux soulevés par la cour à propos de l’accord marchandé des parties comme déterminant toute réclamation pouvant survenir entre elles : les croyances subjectives des parties ne sont qu’un élément parmi d’autres qu’il est permis d’ignorer dès lors qu’elles sont jugées périphériques au marché initial. En particulier, les croyances invoquées en l’espèce étant « internes » aux parties respectives n’ont pas semblé déterminantes : eussent-elles été divulguées à des parties tierces ou même aux parties elles-mêmes, mais dans un contexte transcendant le contrat en tant que tel, il y a tout lieu de croire que la conclusion du tribunal aurait été la même. Alors que de telles croyances peuvent vraisemblablement tomber dans l’enceinte du marché initial dans certaines circonstances (par exemple, les situations fiduciaires), elles lui sont clairement tangentes dans les cas de ventes commerciales par échantillon. Ainsi, la conception objective du contrat qui prévaut en droit anglais emporte que, en accord avec la lecture (à la deuxième personne) de Smith v. Hughes avancée ici, les réclamations mutuelles des parties soient exclusivement et immédiatement déterminées par l’accord ouvertement marchandé par elles.
Equity
Mais qu’en est-il de l’Equity, pourrait-on rétorquer, qui en appelle souvent à des facteurs subjectifs, de troisième personne, tels que les motivations internes, le caractère moral, la bonne foi, et ainsi de suite ? De fait, les doctrines de la rectification et du non est factum invitent les tribunaux à adjuger « en conscience », faisant ainsi entrer dans le champ d’analyse moult considérations subjectives et morales. Il semble clair que, ce faisant, les tribunaux délaissent tout simplement le domaine de la deuxième personne pour pénétrer dans celui de la troisième personne, depuis longtemps préféré (comme que nous le verrons sous peu) par leurs contreparties continentales, férues de droit canon.
Une telle analyse de l’Equity est certes congruente avec la vision qu’en ont donnée certains auteurs, selon laquelle elle gouvernerait la relation des parties au tribunal, en tant qu’institution publique, plutôt que la relation des parties entre elles, laquelle resterait gouvernée par le droit privé. Sous cette analyse, les parties seraient, en Equity, liées l’une à l’autre seulement indirectement (dans un mode de troisième personne), par l’entremise de leur redevance commune à une même institution publique, alors qu’elles seraient liées directement (dans un mode de deuxième personne) sous le régime de principe de la Common Law. La conclusion proposée ici, à savoir que les tribunaux passent du domaine de la deuxième personne à celui de la troisième personne lorsqu’ils agissent en Equity, est également en accord avec nos conclusions précédentes concernant l’absence de justification de la force obligatoire du contrat : les tribunaux anglais seraient davantage enclins à produire de telles justifications lorsqu’ils contrecarrent le contrat (en Equity) que lorsqu’ils l’entérinent et l’appliquent tel quel (en common law), pour autant que de telles justifications soient nécessaires dans le domaine (non intrinsèquement autoritaire) de la troisième personne et, inversement, superflues dans le domaine (intrinsèquement autoritaire) de la deuxième personne. Ici encore, il semble que le rôle central du marchandage des parties (bargain) – et son corollaire, l’importance du domaine de la deuxième personne dans le droit contractuel anglais – soit réaffirmé.
La lutte historique pour maintenir la juridiction l’Equity distincte de celle de la Common Law témoigne sans doute de l’importance, dans la psyché de l’univers juridique anglais, d’empêcher que le domaine de la troisième personne n’envahisse celui de la deuxième personne. La démarcation ayant été fixée à ce que l’Equity n’interviendrait que pour « adoucir les rigueurs » de la Common Law, pour la « compléter » plutôt que la « contredire » – une ligne bien mince, il est vrai, mais néanmoins préservée avec un certain succès grâce, notamment, à la doctrine de l’estoppel, sans contredit une des institutions clef du droit anglo-saxon. Dans les cas d’illégalité, par exemple, l’estoppel a permis aux tribunaux de traiter les cas où l’illégalité est intégrale au marché des parties différemment de ceux où elle ne lui est que périphérique : alors que l’illégalité intégrale entraîne nécessairement la nullité du contrat ab initio, celle qui se rattache aux comportements ou motivations périphériques des parties n’entraîne qu’un empêchement, pour la partie coupable, de saisir le tribunal de toute forme de réclamation fondée sur ce contrat, sans pour autant attenter par ailleurs à la validité de ce dernier. Les réclamations de tierces parties et les modifications unilatérales au contrat offrent d’autres bons exemples : alors que, tel que discuté, l’impératif de réciprocité empêche en principe la mise en œuvre de telles réclamations, l’estoppel s’est, dans ces deux cas, montré efficace pour mitiger l’iniquité résultante. Mais l’illustration la plus probante provient sans doute de la réticence historique des tribunaux anglais à recourir à toute forme d’obligation générale de bonne foi dans le domaine contractuel, laquelle a récemment été réitérée avec force par la Cour d’appel de l’Angleterre.
Qui plus est, cette démarcation est sans doute mieux délimitée qu’on ne pourrait le croire, malgré l’apparente détermination de certains juges à la rendre plus floue. Cet aspect ressort clairement, ici encore, d’un examen serré du jugement de la cour dans Smith v. Hugues. Alors que cette affaire est souvent décrite comme affirmant que la négligence du vendeur à détromper l’acheteur de son erreur était moralement, mais non pas légalement répréhensible, une autre interprétation pourrait être proposée. Dès lors que les parties se sont entendues pour procéder par le biais d’un échange d’échantillon de la marchandise à vendre, il devient parfaitement cohérent, de même que moralement acceptable, pour le vendeur de se dire : « je sais qu’il se méprend, mais je sais également que j’ai le droit d’ignorer cet égarement et de me fier uniquement à l’échantillon étant donné les règles que nous nous sommes données » – et ce, malgré les décisions judiciaires s’étant subséquemment opposées à cette lecture. En d’autres mots, l’accord marchandé par les parties aurait ici l’effet de relever (légalement et moralement) le vendeur du fardeau d’investiguer les aspects moraux de son interaction avec l’acheteur. Réinstaurer ce fardeau par le biais de l’Equity serait par conséquent in-équitable : cela reviendrait à ce que l’Equity entre en contradiction non pas tant avec la Common Law qu’avec elle-même. En ce qui concerne le domaine d’action couvert par le marché initial, en somme, le paradigme de la deuxième personne vient balayer tout ce qui était à l’origine (et par défaut) l’espace du paradigme de la troisième personne.
B. La doctrine française
Nous nous tournons maintenant vers les contreparties françaises des doctrines anglaises que nous venons de survoler, notamment les justifications juridiques de la force obligatoire du contrat, la conception subjective du contrat en tant que promesse et l’exigence de cause (causa), les règles de formations, les sanctions de l’inexécution, l’erreur unilatérale et, finalement, la fonction de l’équité dans l’adjudication en matières contractuelles.
Justifications juridiques de la force obligatoire du contrat
Alors que la conception anglaise, normativement riche, du contrat en tant qu’entente marchandée permet au droit anglais de maintenir une forme d’analyse contractuelle essentiellement à la deuxième personne, le même effet ne peut être atteint en droit français, lequel conceptualise, comme nous l’avons vu, le contrat ou la « convention » comme un simple fait, prima facie dénué de toute forme d’autorité. Les contrats font, de toute évidence, autorité en droit français. Mais cette autorité est, à notre avis, avérée seulement dans la mesure où un quelconque fondement de troisième personne peut être identifié qui puisse en justifier. La doctrine – source quasi formelle de droit dans le système français – fourmille de telles justifications, lesquelles sont précisément formulées à la troisième personne : rare est le traité de droit français sur les obligations contractuelles qui ne débute par un exposé sur l’origine de la force obligatoire du contrat, laquelle est analysée en termes d’idéaux kantiens de liberté humaine et libre arbitre. George Ripert est peut-être le défenseur le plus en vue de cette approche, ayant à répétition soutenu que les lois des hommes ne sont, au final, qu’une forme de morale appliquée. En ce qui concerne les contrats, en particulier, il commente que,
[a]fin de parvenir à cette conception de la volonté souveraine, créatrice de droits et d’obligations par son seul pouvoir, il a été nécessaire que […] la philosophie spiritualise la loi pour extraire la volonté pure de ses représentations matérielles, que la religion chrétienne impose aux hommes la foi en une parole scrupuleusement observée, que le Droit naturel enseigne la supériorité du contrat en fondant la société elle-même par lui[.]
Les opinions de Ripert ont, il est vrai connu bon nombre de détracteurs. Néanmoins, le volume impressionnant d’écrits doctrinaux consacrés à ce débat indique que les juristes français s’entendent au moins sur un point : peu importe la source de la force obligatoire du contrat (voire même d’autres formes d’interactions légales), cette source est nécessairement extrinsèque au contrat en tant que tel, et appelle dès lors une justification à la troisième personne.
Promesse et causa
La justification extrinsèque la plus fréquemment citée est liée, tel que mentionné, à la conception du contrat comme mise en œuvre d’engagements – des manifestations de la liberté humaine – obligatoires en morale. Ainsi, comme le philosophe israélien Joseph Raz l’a observé, cette justification s’apparente sur le fond à, par exemple : « l’interdiction légale de la pornographie ». Ce qui lie les parties au contrat entre elles n’est donc, dans le modèle français, pas tellement le contrat lui-même que le fait qu’elles sont, étant toutes deux engagées dans une transaction contractuelle, redevables des mêmes règles morales quant à cet engagement. Les parties ne sont donc pas directement connectées l’une à l’autre à travers le contrat, mais bien indirectement connectées via leur redevance commune à un même ensemble d’idéaux moraux. Dans les mots mêmes de Ripert, ici particulièrement révélateurs, « [o]n ne doit jamais oublier que le prometteur et celui qui s’oblige sont des individus appartenant à la même communauté, qu’une sublime moralité fait d’eux des frères, et qui peuvent détenir, pour le premier, des droits et, pour le second, des obligations, dans la seule mesure permise par la loi morale […] ». Pour ce qui est de présenter la situation sous l’angle de la troisième personne, on pourrait difficilement faire mieux. De fait, les deux parties sont ici précisément dépeintes comme « [regardant] au-delà de l’autre vers […] une vérité morale dans le monde qui, tout en leur étant commune, existe indépendamment d’elles et de ce qu’elles peuvent réclamer ».
Bien évidemment, la vérité morale en question implique que le prometteur soit redevable envers l’autre partie, mais il en est ainsi sans doute seulement parce que son engagement spécifique le prévoit. C’est dire que là où je m’engage à faire quelque chose pour vous, je ne suis obligée envers vous et nul autre tout simplement parce que mon engagement a été formulé ainsi. Il y a par ailleurs lieu de noter qu’aucune implication de votre part, sous la forme d’un engagement en retour ou même d’une simple acceptation de mon engagement, n’est requise pour que mon obligation envers vous existe. L’article 1108 du Code civil édicte en effet que, en ce qui a trait aux obligations consensuelles, n’est requis que « [l]e consentement de la partie qui s’oblige ». L’échange de consentements mutuels, à travers le procédé de l’offre et de son acceptation, est, il est vrai, nécessaire à la création d’obligations contractuelles, mais il pourrait être argué que cette nécessité sert à qualifier les obligations résultantes de « contractuelles », non pas de les reconnaître comme des « obligations » en tant que telles. Si tel est le cas, la différence essentielle entre un engagement contractuel et un engagement non contractuel en est une de contenu seulement : les engagements contractuels sont les engagements où celui qui s’engage a l’intention (unilatérale) qu’ils soient acceptés par la partie bénéficiaire. Le bénéficiaire pourrait ainsi exiger que l’engagement soit exécuté, non pas en vertu d’un quelconque statut normatif privilégié vis-à-vis de la partie qui s’est engagée, mais plutôt parce que la condition attachée à cet engagement, son acceptation, est satisfaite. L’on peut donc présumer que l’annulation (ou la modification) de cette condition par le prometteur n’affecterait aucunement la nature obligatoire de son engagement. Le droit français tend en effet vers cette direction en ce qu’il exhibe une certaine prédisposition à accorder force exécutoire à certains « actes juridiques unilatéraux », lesquels n’emportent aucune forme d’acceptation par autrui. Bien que la force obligatoire des actes juridiques unilatéraux demeure une question hautement débattue, le simple fait que les juristes français se sont longtemps appliqués à en débattre est, il me semble, révélateur de l’importance qu’ils accordent à la dimension promissoire des actes juridiques. Il semble donc possible d’affirmer que le droit français traite comme obligatoire toute forme d’engagement (contractuel ou non), du seul fait qu’il se qualifie comme tel, et ce pour la simple raison que tout engagement en appelle à des règles morales gouvernant les promesses.
Concernant maintenant les engagements contractuels en particulier, nous observons que, bien que ces engagements impliquent une corrélation entre les consentements, leur « arrimage » n’est pas requis. En effet, aucune réciprocité n’est requise, en droit français, pour qu’un engagement contractuel soit reconnu et sanctionné comme tel. Une cause doit bien sûr être présente, mais tel que relevé par plusieurs spécialistes de droit comparé, il serait une erreur d’assimiler la cause du droit français à la consideration du droit anglais. Mais il importe de distinguer au préalable, au sein même du droit français, la cause du contrat pris dans son ensemble (article 1108 du Code civil) de celle relevant de l’obligation contractuelle individuelle (article 1131 du Code civil). Alors que quelques juristes français ont soutenu une conception objective de ce second type de cause (au moins dans le contexte de certains types de contrat), la cause du contrat est en général considérée comme subjective, puisqu’elle relève des motivations privées et de la culpabilité morale. Le Code civil, après tout, prévoit explicitement qu’une convention légalement formée comporte une « cause licite » (et non une « cause » tout simplement), ouvrant ainsi la porte à l’investigation judiciaire de l’acceptabilité morale des buts du contrat, une porte que les tribunaux français n’ont pas hésité à franchir à plusieurs reprises. Quant à la cause des obligations individuelles, une distinction doit de même être apportée entre celle des contrats de bienfaisance – l’animus donandi prévue à l’article 1105 du Code civil – et celle en jeu dans les contrats à titre onéreux, laquelle se rapproche davantage de la consideration du droit anglais, étant donné qu’elle est double, une pour chaque partie.
Mais ici encore, la différence demeure importante. En effet, contrairement au droit anglais, où, tel que discuté ci-haut, les engagements mutuels des deux parties ne peuvent être analysés séparément, une telle analyse est vraisemblablement possible en droit français. Cette particularité s’explique aisément, il me semble, par référence aux deux modèles de raisonnement contractuel français et anglais énoncés ci-dessus (Partie II), en vertu desquels le droit anglais tendrait à fusionner les étapes normative et factuelle de l’analyse contractuelle, alors que le droit français tendrait plutôt à les garder séparées. Nous avons vu que, en droit anglais, seule la conception des promesses mutuelles comme formant un tout indissociable permet d’éviter le cercle vicieux selon lequel chaque promesse ne peut constituer une valable contrepartie pour l’autre que si elle peut elle-même être déjà considérée per se. Ce cercle vicieux survient ici précisément parce que la doctrine de la réciprocité combine les dimensions factuelle et normative : une contrepartie valable n’est pas seulement quelque chose que la personne qui s’engage fait pour l’autre partie, c’est aussi quelque chose qu’elle est obligée de faire. Or, cette circularité est évitée en droit français en ce que celui-ci distingue l’obligation comme telle (son aspect normatif) de son objet (son aspect factuel) et définit la cause par référence à ce dernier seulement. L’obligation de la partie qui s’engage requiert bel et bien une cause valide, mais cette cause réside dans l’objet de l’obligation de l’autre partie, non pas dans son obligation comme telle. L’obligation de chaque partie peut donc être conceptualisée comme étant complète en tant que telle, indépendamment de celle de l’autre : une fois que l’action que doit exécuter chaque partie est déterminée, la cause requise est automatiquement présente, sans égard à ce que cette action soit, ou non, obligatoire. Il semble donc que, même dans sa conception la plus objective, la cause du droit français demeure fort éloignée de l’impératif de réciprocité du droit anglais.
Avec l’exigence de réciprocité disparaissent bien sûr les divers dilemmes connexes identifiés en droit anglais. Les modifications purement consensuelles à un contrat préalablement formé, qu’elles soient ou non unilatérales, ne sont pas problématiques en droit français : si des consentements individuels interreliés suffisent à créer un contrat, ils suffisent nécessairement à le défaire. L’article 1134 du Code civil prévoit en effet que « [l]es conventions légalement formées […] ne peuvent être révoquées que [du] consentement mutuel [des parties] ». Et le même raisonnement s’applique en ce qui concerne l’extension des protections contractuelles à des tierces parties. Le fardeau du contrat ne peut, bien sûr, reposer que sur les parties elles-mêmes : le même principe de l’autonomie dictant que les engagements contractuels soient obligatoires pour les parties ayant entrepris de s’engager emporte que les parties non engagées ne le soient pas. L’article 1119 du Code civil confirme ainsi que l’« [o]n ne peut, en général, s’engager, ni stipuler en son propre nom, que pour soi-même. » Il n’y a cependant aucune raison d’appliquer la même restriction en ce qui concerne les bénéfices contractuels : du moment que les parties stipulent clairement qu’une tierce partie doit bénéficier de leur contrat, aucune objection morale n’existe qui pourrait venir contrecarrer la mise en application de telles stipulations. L’article 1121 du Code civil spécifie de plus que la stipulation devient irrévocable à compter de l’acceptation de la tierce partie. Cette spécification est pleinement congruente avec le raisonnement général du droit français en matières contractuelles : l’acceptation de la tierce partie a pour effet de la faire entrer dans le domaine contractuel, puisque son intention devient ainsi, en quelque sorte, elle-même « interreliée » avec celles des parties contractantes. Bien que la nature exacte de la « stipulation pour autrui » ait été intensément débattue – droit contractuel dérivé ou une institution sui generis ? –, sa licéité demeure incontestée.
Formation
La conception (à la troisième personne) du contrat comme simple corrélation d’intentions individuelles est corroborée par les règles françaises sur les contrats par correspondance. En ce qui a trait à ces contrats, la doctrine française enseigne que l’acceptation devrait être considérée comme effective « du moment où une manifestation externe de l’intention a eu lieu ». Quoique le droit français, comme le droit anglais, endosse ultimement la théorie de l’émission, la justification qui en est donnée est ici particulièrement éclairante. Le moment de l’émission est à préférer à ceux de la réception ou de la communication, il est argué, parce que « [d]’exiger que l’intention de la partie acceptante soit connue de l’offrant revient à ajouter un nouvel élément arbitraire à l’intention et au contrat » ; « [d]’exiger la connaissance de l’acceptation revient à ajouter une condition de formation des contrats que la loi n’exige pas » ; « le fait que l’acceptation soit portée à la connaissance de l’offrant n’ajoute rien aux conséquences juridiques de l’acceptation ».
Dans le même esprit, l’éminent juriste français Robert Pothier enseignait que lorsque l’offrant change d’avis et révoque son offre avant qu’elle n’ait été acceptée, toute tentative d’acceptation subséquente par l’autre partie ne peut qu’être ineffective étant donné qu’elle ne peut plus, à ce moment-là, être considérée comme répondant à l’offre. Dans un tel cas, les deux volontés ne sont en effet ni « interreliées », ni même « coïncidentes », la seconde ne pouvant constituer une « acceptation » ou une « réponse à » une première volonté désormais inexistante. L’offrant est dégagé de toute responsabilité contractuelle, puisqu’il n’a enfreint aucune promesse : il a retiré une offre de promesse plutôt qu’une promesse comme telle, une offre en devenir mais non encore devenue. De plus, le fait que le bénéficiaire de l’offre puisse ne pas être au courant du revirement de l’offrant est sans importance : une offre étant d’abord et avant tout une formulation d’intention privée, un changement à cette intention privée suffit nécessairement à la rendre caduque (étant entendu que le changement en question puisse être prouvé à la satisfaction du tribunal). Quoique les circonstances entourant l’offre et son retrait subséquent peuvent entraîner d’autres formes de responsabilité pour l’offrant, cet état de chose ne mitige en rien le fait qu’un contrat requière une promesse, et qu’une offre retirée avant acceptation équivaille à une absence de promesse, avec pour conséquence que toute forme de responsabilité contractuelle est impossible.
Sanctions de l’inexécution
Mais lorsqu’une promesse en bonne et due forme n’est pas respectée, la sanction prévue en droit français est, tel qu’on pourrait s’y attendre, plus sévère qu’en droit anglais. Même s’il serait difficile d’établir avec certitude si l’exécution en nature est, en pratique, ordonnée plus fréquemment en France qu’en Angleterre, sa consécration formelle comme premier moyen de sanction du manquement au contrat est largement perçue comme une forme de serment d’allégeance au respect de la parole donnée. En droit français, le non-respect d’un contrat constitue en effet une « faute » – et est vraisemblablement sanctionné comme tel. Alors que les juristes de droit comparé ont eu tendance à se concentrer sur la hiérarchie des sanctions en droit français (c’est-à-dire la priorisation de l’exécution en nature par rapport aux dommages pécuniaires), une particularité davantage frappante, à notre avis, est le fait que le choix de la sanction revienne, non pas au tribunal, comme en Angleterre, mais bien au bénéficiaire de la promesse. Cette partie – la partie non-fautive – est ainsi placée en position d’empêcher, en particulier, toute rupture de contrat motivée par un profit accru et, ce faisant, de s’approprier la nouvelle opportunité de profit. Il a vraisemblablement été raisonné que, à choisir entre le débiteur de l’obligation contractuelle, qui doit commettre une faute pour bénéficier des profits additionnels, et son créancier, qui peut demeurer blanc comme neige, il est sûrement préférable de favoriser ce dernier. En somme, en laissant le choix de la sanction au créancier de l’obligation, le droit français élimine la possibilité de rompre un contrat pour des raisons d’efficience et redirige les opportunités de profit vers les parties qui n’ont pas à briser de promesse.
Mais la mainmise du créancier sur l’obligation contractuelle va plus loin encore. Quand le débiteur manque de se conformer à une injonction d’exécution en nature, il y sera contraint par le biais du mécanisme procédural de l’astreinte. En tant que substitut à l’emprisonnement pour cause de dettes (aboli pour les matières non criminelles en 1867), l’astreinte impose aux défendeurs récalcitrants des paiements périodiques qui continuent de s’accumuler aussi longtemps qu’ils maintiennent leur refus de se conformer. Prononcée par le juge ex officio, l’astreinte est clairement punitive puisque la somme exigée peut dépasser tous dommages compensatoires par ailleurs dus à la partie demanderesse, et est déterminée par référence à des facteurs tels que le comportement de la partie défenderesse, ses ressources financières et ses intentions apparentes. Alors que tous les systèmes juridiques punissent le refus de se conformer aux ordonnances des tribunaux, l’astreinte est particulière en ce que le montant payable l’est à la partie demanderesse plutôt qu’à l’État – ce qui confirme qu’elle peut être vue comme un simple transfert punitif de la partie « fautive » à la partie « non fautive ». Et bien que cet aspect particulier ait été fortement critiqué dans la communauté juridique française, il semble que l’astreinte n’en demeure pas moins bien portante, largement utilisée et, de surcroît, hautement efficace.
L’équité
Rien de tout ceci ne devrait être considéré comme étonnant : il est bien établi d’un point de vue historique que le droit français est imprégné de droit canon depuis ses premiers temps. Contrairement au droit anglais, qui est parvenu à contenir les influences canoniques en les reléguant à la juridiction de l’Equity, le droit français est un descendant direct du ius commune médiéval, lui-même mélange de droit canon et de droit romain. Ainsi, alors que les considérations juridiques et d’équité sont conceptualisées distinctement en droit anglais, que le juridique puisse ne pas être ipso facto équitable (au moins en tant qu’idéal) ne fait aucun sens en droit français.
Cela est particulièrement évident de par l’obligation omniprésente de la bonne foi, dont les juristes français ont dit qu’elle constituait le principal « moyen par lequel on a permis à la règle morale d’infiltrer le droit positif ». L’article 1135 du Code civil prévoit en effet que les contrats obligent « non seulement à ce qui y est exprimé, mais encore à toutes les suites que l’équité, l’usage ou la loi donnent à l’obligation d’après sa nature ». Les exemples de cas d’illégalité donnés ci-dessus vont dans le même sens. Nous avons vu que dans de tels cas le droit anglais a typiquement recours à l’estoppel pour, lorsque possible, sanctionner la conduite moralement répréhensible des parties sans avoir à s’en prendre au contrat lui-même. Un tel procédé n’est pas disponible en droit français, lequel fait intervenir les motivations privées des parties au cœur du contrat, à travers l’exigence d’une cause licite. Étant donnée cette exigence, il ne peut y avoir contrat lorsque les parties sont motivées par des motifs illicites. L’analyse morale, en d’autres mots, vient inévitablement envahir l’ensemble de l’analyse contractuelle.
L’erreur unilatérale
Dans l’équivalent français de Smith v. Hughes – l’affaire du faux fauteuil Louis XV acheté dans la croyance qu’il s’agissait d’un vrai –, le vendeur ne peut simplement ignorer l’erreur de l’acheteur et procéder à la vente. Il doit, en droit français, intervenir pour corriger l’erreur ; il détient, envers l’acheteur, une obligation de renseignement. (Il est obligé à, dans les mots de Markovits, « coopérer » plutôt que simplement « collaborer »). Contrairement au cultivateur d’avoine anglais, l’antiquaire français est tout simplement dépourvu de raison lui permettant de présumer qu’il lui est acceptable de ne rien faire ou de ne rien dire. Alors que le vendeur anglais peut tenir pour acquis que sa connaissance de l’erreur de l’acheteur demeure périphérique, donc sans incidence sur leur interaction, celle-ci étant fondée sur le marché ouvertement conclu entre eux, le vendeur français quant à lui ne peut conclure à une telle distinction. Il sait que sa position contractuelle n’est solide que dans la mesure où elle est moralement défendable et qu’il se doit, par conséquent, de considérer tout facteur moral pertinent. Étant donné que la seule issue moralement cohérente est pour lui de signaler à l’acheteur qu’il est dans l’erreur, le droit lui retirera le bénéfice du contrat s’il manque de le faire. En somme, aucune raison à la seconde personne n’étant disponible au vendeur français qui lui permettrait d’ignorer l’erreur de l’acheteur en toute impunité, il n’a d’autre choix que de se rabattre sur le domaine de la troisième personne, lequel lui impose de tenir compte de tous les facteurs moraux pertinents.
Conclusion
On dit souvent du droit français qu’il tend à être « idéaliste » ou « moraliste », alors que le droit anglais serait au contraire davantage « pragmatique » ou « empirique ». La présente discussion confirme ces étiquettes, inconditionnellement en ce qui concerne le droit français et de façon plus qualifiée en ce qui concerne le droit anglais. Bien que l’un comme l’autre de ces deux systèmes traite les contrats comme des engagements bilatéraux, le droit français souligne leur dimension promissoire, alors que le droit anglais met davantage l’accent sur leur dimension bilatérale. Le droit français permet donc un moralisme-idéalisme dans la mesure où, dans la lignée du paradigme de la troisième personne, il dépeint l’être comme clairement séparé d’un devoir être supérieur, auquel il doit cependant aspirer. Ce droit est dès lors pleinement conséquent avec le modèle (moraliste) cartésien selon lequel il importe de viser à élever le monde réel au niveau du monde idéal en le rendant conforme à celui-ci. Fournir aux individus des raisons de troisième personne pour modifier leur comportement est indubitablement moralisateur. En ce qui a trait au droit anglais, il se qualifie de « pragmatique » ou « d’empirique » dans la mesure où ces termes font appel à une déférence aux faits, à une prédisposition à être dirigé par ceux-ci. Mais ces mêmes termes seraient non-avenus s’ils étaient plutôt entendus comme désignant une absence de toute forme de normativité ou une complète indifférence aux considérations normatives. Tel que discuté, la dimension normative du droit anglais est, comme il en est dans le modèle de la deuxième personne, intégrée au sein même de la dimension factuelle, avec comme résultat que ce droit est normatif par inhérence plutôt que par transcendance. Cela étant, il n’est définitivement pas dépourvu de normativité.