Quand il s’agit de frotter le droit de la santé à la philosophie, on s’attend en général à ce que la rencontre se fasse avec la philosophie morale car les questions de consentement, de volonté, de liberté, de contrainte sont au centre de la réglementation contemporaine du corps, en particulier malade, et des réflexions qu’il suscite. Basculer vers la philosophie politique et les concepts fondamentaux de corporations (« corps »), de communautés et de minorités, bref de la représentation des individus par les collectifs, paraît moins fructueux. On pourrait même y déceler un contresens inaugural lié à une simple homonymie. Lorsque la philosophie politique ou le droit public parlent de « corps », ils entendent par là les corporations, autrement dit des personnes morales, c’est-à-dire des entités abstraites se caractérisant par leur absence de corps. Or la médecine, régulée aujourd’hui par ce vaste corpus qu’est le droit de la santé, a précisément affaire à des corps (ou des âmes objectivées par des images, des symptômes physiques) malades et qui souffrent de façon irréductiblement singulière. Par conséquent, associer les malades à des « corporations » (abstraites) ou même à des communautés (le collectif envisagé de façon plus incarnée) semble de prime abord vain : un malade est avant tout un corps (et une psychè) individuel. Quant au concept de minorité, appliqué aux malades, il est particulièrement inapproprié : vu les avancées de la génétique et de la médecine personnalisée, de l’embryon au moribond, chacun pourra connaître son état de santé, et la saillie fameuse que Jules Romains mettait, en 1923, dans la bouche de son Knock, « les gens bien portants sont des malades qui s’ignorent », aura vraisemblablement de plus en plus de réalité. Les malades, loin d’être minoritaires, sont potentiellement la totalité car chacun de nous a été, est ou sera malade. Ainsi, il n’y a rien de moins juridiquement incorporable (susceptible d’être envisagé sous le prisme abstrait de la corporation d’individus qui les représente) qu’un corps, malade ou pas.

Et pourtant, les malades – et même les malades minoritaires, ceux dont les pathologies sont significativement qualifiées d'« orphelines » – se sont bien invités au banquet des entités collectives, pour des raisons d’inégale valeur et avec plus ou moins de succès. À la faveur d’un concept juridico-politique productif né il y a un peu plus de dix ans, la « démocratie sanitaire », des communautés de malades, le plus souvent structurées en associations (donc, pour reprendre l’expression médiévale, en « corporations »), se sont en effet épanouies.

Que diverses raisons sociales et juridiques aient créé un contexte favorable pour que les malades s’organisent dans la vie de la cité (I) et qu’ainsi le concept de « communauté » appliqué aux malades ait permis d’engranger des succès mitigés par des revers (II) n’empêche pas que, sous le règne de la « démocratie sanitaire », les représentants institués des malades soient parfois considérés comme des rouages encombrants (III). Au bout du compte, c’est bien la notion même de représentation des malades qui se révèle peut-être un leurre (IV).

 

 

I. Un contexte favorable à l’éclosion des communautés de malades

 

Le phénomène social de personnes atteintes de telle ou telle maladie ou de tel ou tel type d’accident corporel se réunissant en associations n’a rien de nouveau – que l’on songe à la création, dès la fin de la première guerre mondiale, de la Ligue contre le cancer ou encore aux associations d’invalides de guerre. C’est assez logique si l’on pense qu’en France ce sont chaque année environ 70 000 associations qui se créent, qu’une association a essentiellement pour but l’entraide entre membres et que les malades ou les victimes de dommages corporels graves risquent tout particulièrement d’être isolés et démunis. Et à l’instar des patients entre lesquels elles tissent des liens, les associations naissent, vivent et meurent. Ainsi, le promeneur du dimanche que ses pas porteraient vers le vieux quartier parisien de Ménilmontant peut voir, dans la rue du même nom, une devanture de magasin dont le délabrement n’empêche pas d’observer qu’il abritait « l’association des porteurs de valves artificielles cardiaques » dissoute par décret en 2009.

Une rupture intervient au début des années 1990 quand les associations de malades ou les communautés de patients (ou d’usagers) commencent à jouer un rôle politique que consacreront les ordonnances dites Juppé du 24 avril 1996 et que commenteront à l’envi divers travaux de sociologie de la santé. Cette percée remarquable dont nous engrangeons aujourd’hui les résultats et héritons des questionnements peut s’expliquer par trois raisons, deux factuelles, la troisième socio-juridique.

En premier lieu, à partir du milieu des années 1980 et l’apparition de l’épidémie du sida avec le traumatisme profond qu’elle a engendré dans une société bien présomptueuse qui croyait avoir vaincu les grandes épidémies, vont se succéder les grandes affaires de santé publique, par paresse souvent regroupées dans la même catégorie des « scandales sanitaires », qui, différentes dans leur origine, leur ampleur, leur caractère évitable, émaillent notre quotidien et ont contribué à ce que des communautés de malades jouent un rôle politique inédit. En effet, du sida au Mediator en passant par la vache folle, l’hormone de croissance ou l’amiante, le fait que des personnes aient été affectées de maladies souvent mortelles et qui, selon des modalités et à des degrés divers, ont pu être imputées à une mauvaise organisation de la santé publique a suscité de fortes mobilisations. Ces lames de fond ont remis en cause la structuration ou le fonctionnement des autorités sanitaires, sévèrement critiquées pour n’avoir pas su prévenir les catastrophes. C’est tout particulièrement la figure de l’expert qui s’est trouvée sur la sellette, ce qui, en contrepoint, a fait émerger l’association de malades comme moteur des changements juridico-sanitaires souhaités.

En second lieu, les progrès continus dans la connaissance du génome – et, partant, dans celle des maladies d’origine entièrement ou partiellement génétique – ont rendu possibles, souvent le dépistage, parfois le soin de ces pathologies particulières que sont les maladies transmissibles héréditairement et qui font advenir, sur la scène sociale, voire juridique, des communautés d’apparentés biologiques. Le fait même que le législateur consacre une disposition du Code de la santé publique au devoir d’information, vis-à-vis de ses apparentés, d’une personne ayant pris connaissance d’un de ses traits héréditaires pathologiques atteste de l’émergence sur la scène sociale de ces communautés familiales soudées par un destin biologique susceptible d’être plus ou moins maîtrisé par la médecine.

En dernier lieu, ces évolutions se sont produites sur fond de transformation de la relation médicale en général, envisagée d’un point de vue tant individuel (le colloque singulier médecin/patient) que collectif (les grands enjeux de santé publique). La loi Kouchner, en date du 4 mars 2002, bien qu’elle n’ait en réalité fait que consacrer nombre de solutions déontologiques ou jurisprudentielles, a constitué une étape majeure dans le double mouvement consistant, d’une part, à rééquilibrer la relation médecin/patient en rognant sur le paternalisme institutionnel de celui-là et en conférant des droits fondamentaux à celui-ci, d’autre part à organiser l’indemnisation collective des dommages graves ou sériels attribuables plutôt à la malchance qu’à l’erreur humaine, ce que la loi appelle « les accidents médicaux ». C’est le titre II de cette loi qui contient une nouvelle déclinaison, plutôt inattendue, de notre régime politique : « la démocratie sanitaire ». Dès le projet de loi initial, enregistré à l’Assemblée nationale le 5 septembre 2001 et présenté par Élisabeth Guigou, alors ministre de l’emploi et de la solidarité, l’esprit de cette nouvelle forme (ou objet ?) de démocratie soufflait : « Le présent projet de loi s’inscrit dans le cadre de la politique suivie par le Gouvernement visant à démocratiser le fonctionnement du système de santé et à améliorer sa qualité ». La « démocratie sanitaire » reposera sur cinq piliers : « reconnaître et préciser les droits des personnes malades et plus largement de toute personne dans ses relations avec le système de santé » ; « rééquilibrer les relations entre le professionnel de santé et le malade, en faisant de ce dernier un véritable acteur de santé » ; « mettre en place les bases de l’expression et de la participation des usagers du système de santé » ; « clarifier les responsabilités des professionnels et des institutions sanitaires » ; « renforcer la démocratie sanitaire en redéfinissant les conditions d’élaboration et de concertation des politiques de santé tant au niveau national qu’au niveau régional ». Alors que par les hasards du calendrier, à New York, les avions lancés par Al Qaida sur les tours jumelles allaient faire près de 3000 victimes et mettre durablement en danger les fondements de la démocratie, le ministre de la santé, venu présenter, le 11 septembre 2001 au matin, à la commission des affaires culturelles, familiales et sociales de l’Assemblée, la loi qui allait porter son nom, choisissait trois mots pour caractériser la « philosophie et l’ambition » de celle-ci : « transparence, responsabilité et confiance ».

Et dès l’amorce du processus comme tout au long du processus législatif, le rôle des associations de patients était mis en avant dans les exposés des motifs, rapports parlementaires et autres discussions publiques. S’agit-il d’une pure incantation ou bien les associations de patients ont-elles vraiment trouvé leur place dans la construction de la démocratie sanitaire que le législateur appelait de ses vœux  et, plus généralement, dans l’organisation sanitaire issue des bouleversements de la médecine, de la société et du droit durant la deuxième moitié du XXe siècle ?

 

 

II. Les communautés de malades en action : de l’art et des difficultés de percer le front

 

Si les communautés de malades ont assurément gagné en visibilité et en légitimité sociales, leur rôle politico-juridique demeure incertain.

De prime abord, il est indéniable que les associations de patients ont gagné leurs lettres de noblesse, en usant principalement de trois stratégies : légitimer l’expérience de leurs membres, intervenir dans les choix de santé publique et, enfin, se lancer dans l’arène judiciaire et législative.

En premier lieu, la littérature sociologique l’a abondamment souligné, les associations de patients ont bénéficié de la crise de l’expertise des années 1990 pour faire imposer leur « expertise profane » ou « expertise d’usage » selon l’oxymore devenue en vogue dans bien des domaines, de la santé à l’urbanisme en passant par la justice. Ce savoir d’une nature particulière peut servir – quand précisément il n’est pas occulté – d’alerte, comme ce fut le cas, bien tardivement, pour l’amiante ; il peut également être un guide pour le soin et la thérapie, comme cela est mis en valeur dans le domaine des maladies génétiques, en particulier rares. C’est ainsi que la présidente de la puissante Association française contre les myopathies (AFM), organisation qui a tôt retenu l’attention des spécialistes des sciences sociales tant son modèle de développement est original et innovant, écrit : « Il faut, dans nos maladies rares, accorder toute leur place aux malades et aux familles qui sont de véritables “experts d’expérience”. Bien mieux que certains spécialistes de la prise en charge, ils connaissent leur propre corps, sa façon de réagir à telle ou telle “agression” extérieure, la meilleure façon de compenser les situations inconfortables, de combattre la douleur lorsqu’elle commence à se faire sentir… Mieux que quiconque, ils connaissent leurs limites, mais aussi et surtout leurs capacités, et peuvent ainsi inscrire leur avenir dans un véritable projet de vie ».

En deuxième lieu, et par voie de conséquence, une fois que les malades sont reconnus comme porteurs d’une parole légitime car pertinente, les associations peuvent mobiliser leurs compétences pour faire progresser la recherche, la prévention et la thérapie des grandes maladies de notre temps, en clair pour peser sur les politiques de santé publique. En matière de sida, les associations, chacune dans son style, ont joué un rôle déterminant dans le financement de la recherche, dans le choix de telle ou telle stratégie de prévention ou thérapeutique, dans la mise au point des protocoles de recherche, la pression exercée sur le corps médical pour faire entrer tel ou tel patient dans un protocole compassionnel, etc.

Quant à l’AFM, elle a, depuis sa création en 1987, donné l’impulsion à « l’épopée de la génétique », toujours selon les termes de la présidente : si l’on est passé de quelques gènes connus au milieu des années 1980 à 3700 aujourd’hui, ce serait grâce à la capacité de l’AFM à faire émerger dans la sphère publique des problèmes ignorés, comme les maladies rares, et à construire de nouveaux outils pour « gagner du terrain sur la maladie », selon les termes volontiers combatifs de l’AFM : regroupement des centres de recherche d’excellence, développement de la recherche dite « translationnelle » qui est celle qui permet d’aller plus efficacement de la découverte fondamentale à l’application clinique, recherche d’un « modèle économique de pharmacie non lucrative qui permettrait, dans une stratégie innovante de “partage des risques”, la mise à disposition de traitements efficaces pour les malades, à un “prix juste et maîtrisé”, acceptable par la collectivité », possibilité de produire des médicaments, tout en n’étant pas un établissement pharmaceutique mais une association à but non lucratif. Mais c’est déjà là aborder le troisième et dernier mode d’action des associations de malades : le combat par le droit. Les associations de malades ont aussi su user de l’arsenal juridique pour faire entendre leur voix, encore que, sur ce terrain-là, les succès n’aient pas toujours été à la hauteur des attentes.

De façon prévisible, les associations ont eu une attitude de lobbyistes sur le pouvoir législatif ou exécutif quand il a fallu réformer les textes pour que l’emploi de l’amiante soit circonscrit avant d’être complètement interdit, pour la création, par la collectivité, de fonds d’indemnisation évitant aux victimes de certaines pathologies les affres d’une procédure juridictionnelle avec la preuve à rapporter d’un dommage, d’une faute et d’un lien de causalité, pour que les banques ne refusent pas systématiquement une assurance à des clients frappés par le cancer et souhaitant contracter un prêt, pour que la chaîne de contrôle du médicament soit revue de sorte qu’un médicament non autorisé pour une indication ne puisse être délivré sans contrôle pour une autre, pour élargir l’habilitation législative indispensable à une association voulant exercer l’action civile, c’est-à-dire l’action en réparation d’un préjudice causé par une infraction.

Munies d’une telle habilitation, certaines associations ont porté leur lutte dans l’arène judiciaire, plus particulièrement pénale en raison de sa forte charge symbolique, et c’est là que les résultats n’ont pas été les plus éclatants. Le constat est paradoxal dès lors qu’on aurait pu imaginer que la justice pénale serait accueillante aux plaintes de collectifs de corps souffrants non par l’effet de la nature, mais par l’action des hommes. Et en effet, l’on créa même un pôle exclusivement chargé des affaires dites de santé publique. En réalité les ruses du droit – prescription, lien de causalité, preuve de l'intention – sont telles que, dans ce domaine, les condamnations sont restées très faibles. A elle seule, cette observation ne saurait signer un échec puisque même là où notre empathie va spontanément aux victimes, le respect de la présomption d’innocence et des règles fondamentales du procès équitable interdisent de voir dans un acquittement ou une relaxe une injustice systématique ou encore ce que les associations sont trop promptes à dénoncer en criant au « déni de justice ». L’échec vient plutôt du sentiment d’un enlisement des procédures, d’une incapacité à apprendre de l’expérience et, surtout, d’un gigantesque malentendu : on a jugé des affaires de santé publique avec les moyens du bord, c’est-à-dire avec un code pénal très pauvre en matière de santé publique et, ce faisant, très peu réceptif à la poursuite et au jugement des auteurs de préjudices collectifs. Plus généralement, et paradoxalement, notre système de santé, hérité de l’hygiénisme, autrement dit d’un très fort engagement de l’État dans la santé de ses citoyens, n’est pas forcément bien armé pour penser les collectifs. Alors, dans cet environnement, que faire des communautés de malades institutionnalisées par la loi de 2002 ?

 

 

III. Les représentants des malades-usagers, rouages encombrants de la démocratie sanitaire ?

 

Les associations de patients et les représentants des usagers sont au cœur du discours, parfois boursouflé, relatif à la démocratie sanitaire. Toutefois, le bilan qu'il est possible de tirer de la loi Kouchner, dix ans après son adoption, fait apparaître des acteurs considérés officiellement comme des rouages essentiels mais dont le positionnement demeure ambigu du fait du dispositif législatif lui-même, des pratiques et, plus profondément, de la difficulté à concevoir une représentation adéquate des usagers du système de santé.

Dans le sillage des ordonnances Juppé et de la création, la même année, du Collectif inter-associatif sur la santé (CISS), la loi de 2002 a voulu institutionnaliser le rôle des collectifs de patients. Pour ce faire, outre reconnaître ponctuellement le rôle spécifique des associations dans tel ou tel domaine, elle a donné une place de choix à la notion d’usager du système de santé. En effet, une personne qui fréquente un établissement de santé, juridiquement, se dédouble : elle est à la fois un patient en chair et en os à qui des droits individuels fondamentaux sont reconnus (vie privée, information, accès au dossier médical, non-discrimination, etc.) pour compenser le caractère fondamentalement déséquilibré de la relation médecin-patient ; elle est aussi un usager d’un service (privé ou public) et, à ce titre, est dotée de prérogatives qui ont une nature collective. C’est ainsi qu’après avoir posé que « le droit fondamental à la protection de la santé doit être mis en œuvre par tous moyens disponibles au bénéfice de toute personne », l’article princeps de la loi (art. L1110-1) énumère les acteurs censés mettre en œuvre ce droit, c’est-à-dire « développer la prévention, garantir l’égal accès de chaque personne aux soins nécessités par son état de santé et assurer la continuité des soins et la meilleure sécurité sanitaire possible » : « les professionnels, les établissements et réseaux de santé, les organismes d’assurance maladie ou tous autres organismes participant à la prévention et aux soins, et les autorités sanitaires (….) avec les usagers ». La formulation de l’article en illustre parfaitement l’enjeu : il s’agit bien d’accorder une place aux usagers mais sans que ceux-ci soient mis exactement sur le même plan que les acteurs traditionnels de la politique sanitaire. La préposition « avec » est riche de sens : sans traduire de hiérarchie, elle instaure bien un décalage (sinon, les usagers eussent été simplement intégrés à l’énumération de ceux qui contribuent à la mise en œuvre du droit à la protection de la santé). Sur cette entité abstraite – les usagers – pèsent aussi des « responsabilités de nature à garantir la pérennité du système de santé et des principes sur lesquels il repose » (article L1110-2 CSP), concrètement la responsabilité de contribuer à ce que le système de santé ne fasse pas faillite tout en restant aussi protecteur.

Mais la caractéristique remarquable du dispositif, c’est que l’usager intègre la démocratie sanitaire par le rouage des associations, et plus précisément des associations agréées. C’est dans un chapitre consacré à la « Participation des usagers au fonctionnement du système de santé » que la loi fait le lien entre associations et usagers (chapitre 4, titre 1, livre 1, partie 1 du CSP). À l’évidence, la volonté de canaliser les revendications des usagers mais aussi d’assurer la qualité de la représentation de ces derniers explique que « seules » les associations, non seulement régulièrement déclarées, mais surtout agréées « représentent les usagers du système de santé dans les instances hospitalières ou de santé publique » (art. L1114-1, al. 2). L’agrément, à savoir la reconnaissance par l’autorité publique compétente du rôle joué par l’association, donné sur avis conforme de la Commission nationale de l’agrément (voir art. L1114-1, al. 1), est par conséquent capital et deux questions méritent l’attention : comment est-on agréé ? Quelles prérogatives l’agrément confère-t-il ?

Pour être agréée, une association doit obéir à trois critères principaux : son activité, son indépendance, sa représentativité.

Elle doit tout d’abord justifier, pendant une durée réglementaire précédant la demande d’agrément, d’une activité effective et publique dans le domaine de la qualité de la santé et de la prise en charge des malades.

Ensuite, ses statuts, son financement, son organisation et son fonctionnement doivent garantir son indépendance, en particulier à l’égard des professionnels, établissements, services et organismes de santé. Cette question de l’indépendance est tellement cruciale qu’elle a donné lieu à une disposition particulière de la loi 9 août 2004 relative à la politique de santé publique, aux termes de laquelle les entreprises fabriquant et commercialisant des produits pharmaceutiques et produits de santé doivent déclarer annuellement à la Haute autorité de santé (HAS) la liste des associations de patients qu’elles soutiennent et le montant des aides de toute nature qu’elles leur ont procurées l’année précédente (art. L1114-1 al. 3 CSP).

Enfin, sa représentativité doit être assurée par un nombre suffisant de membres cotisant individuellement, eu égard au public auquel elle s’adresse et au cadre territorial de ses activités. À défaut, aux termes du texte, « l’association est regardée comme représentative si elle justifie d’une large audience auprès des personnes qu’elle entend représenter ou défendre » (article R1114-3 CSP), ce qui donne bien sûr matière à appréciation et interprétation.

Une fois qu’elle a obtenu l’agrément, qui est donc loin d’être une formalité, l’association peut exercer deux séries de prérogatives.

D’une part, elle peut siéger dans un certain nombre d’instances internes aux établissements de santé ou placées auprès des pouvoirs publics afin de participer à l’élaboration des politiques de santé. Le législateur a ici considéré que la voix des patients, via l’association qui les représente, mérite d’être entendue dans les enceintes qui prennent soin d’eux ou qui dessinent les politiques publiques sanitaires. Un exemple emblématique de ce rôle dévolu aux associations de patients comme porte-voix est celui des Commissions des relations avec les usagers et de la qualité de la prise en charge prévues par l’article L1112-3 du Code de la santé publique, qui sont en réalité des commissions de conciliation destinées à déminer les conflits avant qu’ils n’éclatent.

D’autre part, si un conflit est quand même porté dans l’arène judiciaire pénale, les associations agréées nationalement – et elles seules – peuvent exercer les droits reconnus à la partie civile, pour certaines infractions limitativement prévues et sous réserve de l’accord de la victime.

S’il s’agit là assurément de prérogatives qui hissent le patient, ou du moins l’association qui le représente, au rang d’un acteur de santé, elles ne l’en cantonnent pas moins dans un rôle ambigu voire fragile.

Les critiques que l’on peut formuler à l’encontre du système ont été, pour l’essentiel, explicitées dans un long rapport d’évaluation de la loi Kouchner publié presque dix ans après le vote de celle-ci, durant l’année des « Malades et de leurs droits » (2011), le Rapport Ceretti. Long, touffu, informé et constructif, il donne malheureusement souvent dans l’un des travers de notre temps, à savoir un bureaucratisme pesant doublé d’un psychologisme qui frise le ridicule. Il n’en reste pas moins que se situant dans une perspective de célébration, parfois grandiloquente du reste, de la démocratie sanitaire à la française, le rapport est éclairant dans les critiques qu’il formule et qui, presque toutes, tournent autour d’une double ambiguïté du rôle que la démocratie sanitaire assigne à la représentation des usagers.

D’abord, comment concilier le fait que l’usager est en général un bénévole qui accomplit sa tâche par dévouement ou parce qu’il a du temps (par exemple parce qu’il est retraité) et sans doute parce qu’il y a un intérêt plus ou moins personnel, et le rôle qui lui est dévolu, à savoir une fonction de représentation qui exige compétence, professionnalisme et distanciation ? La tension excède le champ socio-sanitaire mais elle s’y manifeste de façon aiguë : « Le représentant d’association agréée est ainsi non seulement la voix des patients auprès des personnes qui prennent en charge ces derniers et assurent leur soin, mais aussi un partenaire éclairant, par son expérience de terrain, les choix du décideur politique et administratif ». Entre l’être concret et la fonction d’expert profane, l’équilibre de la démocratie sanitaire est difficile à tenir. En effet, si l’on veut que le système soit efficace, on peut certes s’appuyer sur le réseau des bénévoles (« le sang de la démocratie sanitaire qui coule dans les veines de la Nation ») mais il faut aussi motiver les troupes, leur montrer que la fonction est non seulement noble mais qu’on n’y perd pas ses plumes, voire qu’elle est attrayante. Pour ce faire, le nerf de la guerre est encore et toujours le financement. Le rapport Ceretti évoque alors de nombreuses pistes pour financer un « fonds de la démocratie sanitaire » qui permettrait que les garanties de la fonction (congé formation, droit à formation, indemnité de représentation) prévues par la loi ne soient pas un vain mot et que le système ne se heurte pas à une « crise des vocations ». Pour ce faire, le rapport, dans le sillage du CISS, propose que soit menée une vaste enquête démographique pour connaître le profil socio-économique des représentants des usagers et ainsi ajuster les exigences de la fonction sur des données concrètes.

Le seconde ambiguïté tient aux missions assignées aux représentants des usagers et, plus fondamentalement, à la place que la démocratie sanitaire veut bien leur concéder. D’un côté, ils siègent dans un nombre considérable d’instances et on leur fixe toujours plus d’objectifs : porter la voix des patients, assurer leur « éducation thérapeutique » selon l’expression consacrée depuis le milieu des années 1990 mais aussi rien de moins que d’« initier l’éducation de la population aux politiques de santé ». D’un autre côté, les associations de patients ne figurent pas dans les instances délibératives de ces deux institutions-clés que sont la HAS ou l’ANSM (ex-AFSSAPS) et cette méfiance à l’égard d’un rôle fort des associations de patients est relayée dans le champ du judiciaire puisque le projet de loi instaurant la class action à la française (mécanisme permettant à des victimes de se regrouper pour porter leur action en justice) n’a finalement pas inclus la santé (ni l’environnement d’ailleurs) dans son champ. Au bout du compte, on se demande parfois si le rôle qui leur est dévolu est celui de poil à gratter ou de caution de certains choix de la démocratie sanitaire qui pourraient être contestés. C’est ainsi que le rapport Ceretti présente l’initiation de la population, par les représentants, aux politiques de santé comme « une étape indispensable à une réforme acceptée par la population de notre système de santé ». Dans la même veine : « Des représentants d’usagers reconnus, formés, compétents et bénéficiant de financements pérennes pour l’exercice de leurs mandats sont les meilleurs pédagogues auprès de la population dont ont besoin les pouvoirs publics et l’administration, pour rendre acceptables des décisions qui, au premier abord, peuvent sembler injustes ». Et même si les auteurs du rapport formulent une proposition qui dissipe en partie le doute qu’on pouvait nourrir sur leur volonté d’associer véritablement les représentants des usagers à l’élaboration des politiques de santé, la difficulté ne s’estompe pas totalement. En réalité, elle s’accroît si l’on songe à ce qu’implique véritablement, au-delà des discours, l’idée de représentation d’une personne malade.

 

 

IV. Qu’est-ce que représenter un malade ?

 

Tout autant que leur rôle dans la démocratie sanitaire, les associations de patients invitent à interroger la notion même de représentation dans le domaine de la santé, et ce à deux égards.

Tout d’abord, la démocratie sanitaire se veut sans doute un avatar de la démocratie représentative, historiquement hostile aux corps intermédiaires (d’où le passage obligatoire de l’association de malades par les fourches caudines de l’agrément), tout en accordant une fonction de filtre à l’association, précisément pour éviter le débordement d’une démocratie participative qui ferait surgir de partout des usagers tout en chair, os, revendications et plaintes. Si le corps intermédiaire, dans sa fonction sélective, est mis au cœur de la démocratie sanitaire, ce ne sont évidemment pas des entités abstraites qui portent la voix des patients, donnent leur avis sur une prise en charge ou une politique de soins, mais des personnes physiques. L’association représente (au sens d’une légitimation) l’usager qui, lui-même, représente (au sens d’une incarnation) l’association.

Ensuite, et ceci explique en partie cela, l’usager que la démocratie sanitaire a voulu instituer en acteur (le « représentant d’usager », ou RU dans le jargon) est, sinon un malade, du moins un patient ou, comme nous tous, un malade potentiel, autrement dit une personne qui souffre dans sa chair ou sa psychè. Ce qui fait surgir à nouveaux frais la question de l’identité du sujet de la démocratie sanitaire. Il est révélateur que les sources primaires et secondaires hésitent parfois sur le vocabulaire en évoquant indifféremment des associations d’« usagers », de « malades », de « patients », etc. Si techniquement c’est bien l’usager (une sorte de fonction) qui est au cœur du système, il n’y est que parce qu’il a adhéré à une association dont on peut penser qu’il est proche pour une raison qui l’a affecté personnellement. La démocratie sanitaire s’incarne plus facilement dans un « patient » que dans un « usager ». Comme l’expliquait en 2011 le président du CISS, en pratique l’agrément « usagers » est devenu un agrément « patients », ce qui pose problème quand l’usager n’est pas un « patient » au sens d’un malade mais une personne âgée ou handicapée. Certaines instances de la démocratie sanitaire sont alors dispensées de la procédure d’agrément au motif que leurs membres ne sont pas des « patients ». Si la critique est technique et peut recevoir une réponse du même ordre, le problème plus fondamental que pose la diversité des facettes de l’usager du système sanitaire et social est celui de la signification profonde de la professionnalisation d’une association de personnes affectées dans leur santé lato sensu. L’on comprend bien pourquoi la loi de 2002 a préféré distinguer les patients, quand il s’agit des droits individuels de sujets concrets, et les usagers, quand il s’agit des droits collectifs d’entités que l’on veut désincarnées. Dans la littérature grise sur la représentation des usagers, on explique du reste à l’envi que si le représentant des usagers a été choisi sur des qualités propres, il doit aussi s’en défaire et devenir l’expert profane qu’on attend qu’il soit. Mais s’agissant de la santé, la magie de la personne morale n’opère plus si facilement : peut-être plus encore que toute autre, une association de patients, toute professionnelle qu’elle soit, est faite de chair, d’os, de larmes et de sang. Le risque est alors que les patients (ou les bénévoles qui les aident) s’identifient à la maladie, que celle-ci devienne une cause, que la concurrence s’installe, comme en témoigne la polémique entre le président du Sidaction, Pierre Bergé, et l’AFM.

Alors sans doute faut-il revenir au sujet. Comme le dit la loi de 2002 elle-même, le malade est avant tout une « personne malade », dans la double acception du mot « personne » : un individu singulier et une entité abstraite, point d’imputation de droits et d’obligations. Plus généralement, le malade est un citoyen et bon nombre de droits qui lui sont accordés – ou qui devraient gagner en efficacité – découlent de la citoyenneté (un hôpital pas plus qu’une prison n’est hors de la cité donc du droit). L’enjeu de la démocratie sanitaire est donc considérable : favoriser l’éclosion de communautés dans lesquelles les malades puissent échanger sur leurs souffrances et leurs expériences et les faire valoir auprès de leurs interlocuteurs privilégiés, les médecins, dans une relation qui a tout à perdre à la défiance réciproque (chacun des protagonistes croyant mieux savoir que l’autre) ; structurer le monde associatif de façon à ce qu’il ne soit ni fragmenté en communautés victimaires et concurrentes oublieuses de l’intérêt collectif des patients, ni instrumentalisé par les pouvoirs publics se défaussant sur lui pour faire passer telle réforme jugée délicate ; ne jamais étouffer les voix irréductiblement singulières des malades. Sur ce dernier point, on est surpris de voir à quel point, aujourd’hui, abondent les récits singuliers sur la maladie ou le handicap ou la vieillesse. Vieille antienne, nous dira-t-on : que l’on songe à La montagne magique de Mann ou à Une mort très douce de Beauvoir ou encore à Mars de Zorn, sans parler des narrations épiques du temps des épidémies, les écrivains ont bien sûr toujours affectionné la maladie dans sa double dimension individuelle et collective. Mais le récit autobiographique de la maladie concrète d’un individu, avec ses hauts, ses bas, ses traitements, ses rapports aux médecins et à l’institution, est aujourd’hui en pleine expansion, comme si le sujet individuel était étouffé, non pas sous les droits que la démocratie sanitaire lui a procurés – qui songerait à critiquer les progrès de la médecine et la consécration des droits des patients ? –, mais sous la superstructure qu’elle implique  sans doute inévitablement.

Que sous la « démocratie sanitaire », à côté d’associations bien structurées et intégrées, émergent des collectifs comme celui plaisamment intitulé Dingdingdong, « Institut de coproduction de savoir sur la maladie de Huntington », ensemble bigarré et imaginatif de personnes, atteintes ou pas, qui contribuent à faire changer le regard sur la maladie et, partant, les pratiques médicales, politiques et juridiques, est sans doute un signe de bonne santé du système. Reste que celui-ci aurait tout à gagner à changer de nom. Le rapport d’évaluation de la loi Kouchner, notait, sans aller jusque là, la difficulté à insérer le concept dans les organigrammes : « L’hétérogénéité du positionnement de la démocratie sanitaire dans les organigrammes témoigne de cette immense difficulté que rencontrent les administrations à positionner la démocratie sanitaire, dont elles ont la charge sans en connaître le sens et a fortiori le périmètre ». Dans la même veine, on entend parler parfois de « citoyenneté sanitaire » : autant d’expressions qui suscitent le malaise tant elles sont incapables de rendre compte de la finesse de l’articulation du sujet singulier et de l’organisation collective quand il est question de la santé – ou plutôt de la maladie. Alors faisons progresser le système et commençons par nous débarrasser du mot – pas de l’idée.