Dans un article paru en 1997, Frédéric Audren dresse le bilan des publications consacrées, par les historiens du droit français, à la genèse médiévale du « droit politique moderne » depuis le début des années 1980. Il y souligne l’abandon progressif « des vieux cadres hérités de l’histoire institutionnelle » au profit d’une histoire englobante de la norme, qu’il relie au « dialogue entre juristes et historiens ». Selon lui, « l’intérêt suscité par la traduction de l’ouvrage de E. Kantorowicz, Les Deux Corps du roi » en porterait témoignage. Comment comprendre le lien ainsi établi entre l’historien allemand, sa lecture par les juristes historiens français et le renouvellement de l’histoire de l’État dans les années 1980 ?

Pour le saisir, il faut avant tout préciser qu’il n’y a pas eu, au sens étroit du terme, de réception des travaux de Kantorowicz par les historiens du droit en France : aucun colloque ou journée d’étude, aucun numéro de revue, pas même un article ne leur a été spécifiquement dédié. La Revue historique de droit français et étranger, seul périodique français généraliste de la discipline, s’en est en outre peu fait l’écho. Si les Deux Corps du roi, dans leur version anglaise, font l’objet d’un compte rendu favorable – mais sans enthousiasme excessif – de Georges de Lagarde en 1961, la traduction de 1989, pas plus que celle du Frédéric II en 1987, ne sont recensées alors même qu’elles sont attendues depuis près d’une décennie. Seuls les articles réunis en 1984 dans Mourir pour la patrie et autres textes, édités et traduits par des historiens du droit, donnent lieu à une brève description sans relief. C’est donc à l’aune des traces, parfois ténues, laissées par ses écrits que l’influence de l’historien allemand doit être scrutée.

Il semble cependant que la place occupée par Kantorowicz chez les historiens du droit français, loin d’être insignifiante, éclaire non seulement des enjeux internes à la discipline mais aussi le tournant historiographique majeur qui conduit, dans les années 1980, à la recherche d’une genèse médiévale et, surtout, européenne de l’État moderne. Son inscription dans le contexte des années 1970 et 1980 permet de retracer, en creux, une histoire politique de l’État, aux différents sens que revêt cette expression. Il faut, pour le démontrer, s’interroger tout d’abord sur les conditions spécifiques de diffusion de l’œuvre de Kantorowicz chez les historiens du droit français dans les années 1970 et 1980 (I), avant de tenter d’en comprendre les raisons, dans le contexte particulier du renouveau de l’histoire politique médiévale (II).

I. La diffusion de l’œuvre de Kantorowicz chez les historiens du droit français

Si la singularité de l’accueil réservé en France aux travaux de Kantorowicz a été relevée dès 1991 par Peter Schöttler, les conditions de leur réception par les historiens du droit français ont moins retenu l’attention. Leur diffusion semble, au départ, liée à l’histoire du droit canonique médiéval. Dès l’après-guerre, un réseau de recherche international se met, en effet, en place sous l’impulsion de Stephan Kuttner. En 1952, un premier colloque autour de la figure de Gratien réunit en Italie, en présence du pape et du président de la République, un grand nombre de spécialistes de la discipline. C’est à Rome, en 1955, que Kuttner fonde l’Institute of Medieval Canon Law lors d’une série de réunions auxquelles Kantorowicz prend part. L’auteur des Deux Corps du roi en intègre dès le départ l’Advisory Board – c’est-à-dire le conseil d’administration – où il siège jusqu’à son décès. L’organigramme de l’institut comprend, en outre, des historiens qui connaissent bien les travaux de Kantorowicz. C’est le cas de Gaines Post, qui rejoint le comité directeur, de Walter Ullmann ou encore des jeunes Robert Benson, élève de l’auteur des Deux Corps du roi, et Brian Tierney, qui devient pour sa part secrétaire de l’institut.

À compter de la fin des années 1950, l’Institute of Medieval Canon Law organise régulièrement des congrès internationaux, qui ont sans doute joué un rôle dans la diffusion des écrits de Kantorowicz auprès des historiens du droit canonique français. On sait, par exemple, l’importance revêtue par le congrès de 1958 dans le parcours de Pierre Legendre, qui a insisté à plusieurs reprises sur l’influence de sa rencontre avec Kuttner. Si Kantorowicz ne semble pas avoir pris part aux congrès, ces derniers réunissent dès le départ des historiens de langue anglaise, familiers de son œuvre, et des universitaires français qui favoriseront sa réception au cours des années 1970. En 1958, Gabriel Le Bras, accompagné de Pierre Legendre, a pu rencontrer Gaines Post et Brian Tierney. Post prend part aux congrès de 1968 et 1972, Tierney à ceux de 1963 et 1972, tandis que Kuttner et Benson sont présents sans discontinuer jusqu’en 1976. On relève, côté français, la présence de Pierre Legendre aux congrès de 1963 ou 1976, de Jean Gaudemet dès 1963 et, lors du Congrès de Strasbourg en 1968, de Marguerite Boulet-Sautel et Paul Ourliac. Le colloque de 1952 sur Gratien réunissait déjà, outre Kuttner et Ullmann, Le Bras, Ourliac et Boulet-Sautel.

L’intérêt des historiens du droit canonique et de l’Église de langue anglaise pour Kantorowicz est réciproque. Ce dernier, comme l’écrit Robert Lerner, a dû se former aux sources juridiques du Moyen Âge occidental pour préparer ses publications d’après-guerre, en particulier les Deux Corps du roi. S’il s’appuie souvent sur des auteurs plus anciens comme Maitland ou les frères Carlyle, il cite également ses contemporains Post, Kuttner, Tierney ou Ullmann, a fortiori Benson, son élève. Des notes témoignent, par ailleurs, d’échanges réguliers avec Post et Kuttner. En sens inverse, les travaux de Kantorowicz sont allégués fréquemment par ces auteurs et présentés le plus souvent sous un jour favorable. L’intérêt de ces historiens procède sans doute d’une interprétation « continuiste » du corpus kantorowiczien, laquelle s’accorde bien, par ailleurs, avec l’idée d’un creuset médiéval des institutions ecclésiales, en particulier pontificales. Dès les années 1950, Gaines Post, comme Brian Tierney, sont engagés dans une relecture de la modernité politique dont ils renvoient la genèse aux constructions savantes médiévales. Les écrits de l’historien allemand, qui se fondent en partie sur les mêmes sources, laissent par endroits entendre qu’il embrasse une perspective similaire, quoique l’ambiguïté persiste. Post, Tierney et Ullmann, davantage que Kantorowicz, sont largement reçus en France par les historiens du droit et des institutions de l’Église.

Les travaux de l’auteur des Deux Corps du roi sont, pour leur part, accueillis par les historiens du droit français à compter des années 1970. Comme l’a relevé Peter Schöttler, il revient sans doute à Pierre Legendre d’avoir accordé, le premier, une importance singulière à l’historien allemand dans ses écrits. Mentionné dès L’amour du censeur (1974) et Jouir du pouvoir (1976), Kantorowicz est au cœur de l’enseignement dispensé à Paris 1 et, à partir de 1977, à l’École Pratique des Hautes Études. C’est encore Legendre, on le sait, qui dirige le projet de traduction d’articles paru en 1984 sous le titre Mourir pour la patrie et autres textes. On comprend ce qui, dans l’œuvre de l’historien allemand, a pu séduire le promoteur de l’« anthropologie dogmatique » : l’érudition, l’intérêt pour la scolastique juridique comme l’ambiguïté de certains développements que Legendre tire du côté du dévoilement de l’« architecture invisible » de l’Occident, celle de ses « montages » normatifs. Plus discrète est la part prise par Kantorowicz dans les travaux de Marguerite Boulet-Sautel, qui le cite cependant en 1976 dans un article fameux – issu d’un colloque de 1970 – consacré aux conceptions politiques de Jean de Blanot. Une note se réfère à l’article « Pro patria mori… », dont elle a peut-être pris connaissance par la lecture de Gaines Post. On peut joindre à ces deux exemples celui de Paul Ourliac, même s’il ne semble pas citer directement l’historien allemand dans ses publications – il est vrai souvent avares en notes. Le témoignage de Jacques Krynen nous permet toutefois d’affirmer qu’il connaissait Kantorowicz dès les années 1970. Si Ourliac, qui fréquente les canonistes anglais et américains depuis l’après-guerre, ne paraît pas connaître Les Deux Corps du roi au début des années 1960, il cite abondamment Tierney et Ullmann et rédige des comptes rendus d’auteurs proches de l’historien allemand, comme Ralph Giesey ou Robert Strayer.

Ce faisceau d’indices ne retiendrait guère l’attention si Marguerite Boulet-Sautel et Paul Ourliac n’avaient dirigé, au cours des années 1970, deux thèses déterminantes dans la diffusion des travaux de Kantorowicz parmi les historiens du droit français. La première, celle de Jean Barbey, est soutenue à Paris en 1979. Éditée en 1983, elle est consacrée aux Tractatus de Jean de Terrevermeille, ouvrage politique du début du xve siècle qui comprend l’une des premières formulations de la théorie dite « statutaire » de la couronne. Comme le souligne Marguerite Boulet-Sautel dans sa préface, l’importance de Jean de Terrevermeille avait été relevée, à la suite d’André Lemaire, par Ralph Giesey. Quelle que soit l’influence de ce dernier, dont on connaît la proximité avec Kantorowicz, la thèse de Jean Barbey témoigne d’une fréquentation assidue de l’œuvre de l’historien allemand – dont il a lu The King’s Two Bodies et l’article « Pro patria mori » – comme des publications de Post, Ullmann ou Tierney. Si l’on pouvait encore, au début des années 1960, évoquer l’influence politique de la théorie du « corps mystique » sans citer Les Deux Corps du roi, cela ne semble plus être le cas une vingtaine d’années plus tard

La seconde thèse, préparée à Toulouse sous la direction de Paul Ourliac, est soutenue par Jacques Krynen en 1980. Elle porte sur la « littérature politique » des règnes de Charles VI et, pour partie, de Charles VII. L’ouvrage atteste, lui aussi, l’influence de l’historiographie politique de langue anglaise, de Giesey à Post, Strayer, Ullmann et Tierney. De Kantorowicz sont cités The King’s Two Bodies et « Pro patria mori », surtout lorsqu’il s’agit, là encore, d’aborder la théorie du corpus mysticum. Les publications ultérieures de Jacques Krynen, qui rencontrent un large écho – au-delà du cercle d’influence habituel des historiens du droit – témoignent d’un recours constant aux écrits de l’historien allemand. S’ils sont employés, au départ, pour éclairer par comparaison les théories politiques françaises, ils permettent rapidement d’intégrer celles-ci dans le cadre plus large d’une réflexion politique européenne transmise par le droit savant, à l’étude duquel Jacques Krynen s’intéresse de manière croissante à l’exemple explicite de l’auteur des Deux Corps du roi. La proximité de l’historien toulousain avec Bernard Guenée mérite d’être soulignée : lecteur attentif de Kantorowicz dès les années 1960, Guenée initie un renouvellement de l’histoire politique, ouverte à l’histoire intellectuelle dans une perspective comparée et internationale, dans laquelle les travaux de Jacques Krynen s’inscrivent largement. C’est également par son intermédiaire que Jacques Krynen est associé, avec d’autres historiens du droit, au projet « Genèse de l’État moderne » porté par un élève de Guenée, Jean-Philippe Genet.

Ce projet, financé dès 1984 par le CNRS puis par la Fondation européenne pour la science à compter de 1989, se traduit par la mise en place d’une série de groupes de travail ainsi que plusieurs tables-rondes et colloques assortis de publication. Si ses objectifs et ses principales étapes ont été retracés depuis longtemps, on a peut-être moins souligné la place importante accordée en son sein aux historiens du droit. L’un des groupes de travail du programme originel, consacré au rôle de la « renaissance du pouvoir législatif » dans la « genèse de l’État », se réunit même en 1985-1986 autour de deux d’entre eux, André Gouron et Albert Rigaudière.

Si les chercheurs réunis par le projet « Genèse de l’État moderne » viennent d’horizons divers, Kantorowicz constitue une référence commune à nombre d’entre eux, particulièrement aux participants des quatre groupes de travail suivants : « L’État moderne : le droit, l’espace et les formes de l’État » (1984), « Culture et idéologie dans la genèse de l’État moderne » (1984), « Renaissance du pouvoir législatif et genèse de l’État » (1985-1986), « Théologie et droit dans la science politique de l’État moderne » (1987). Outre Jean-Philippe Genet, à qui l’on doit notamment la traduction française des Deux Corps du roi, on trouve parmi eux deux élèves de Jacques Le Goff, grands lecteurs de Kantorowicz : Alain Boureau et Jacques Chiffoleau. Sont également présents des spécialistes d’histoire du droit médiéval représentant plusieurs domaines de recherche : l’histoire institutionnelle (A. Rigaudière), l’histoire de l’idéologie monarchique (J. Krynen) et l’histoire du droit savant (G. Giordanengo, A. Gouron, L. Mayali). Certains, à l’instar de Jacques Krynen, mentionnent Kantorowicz lors de ces rencontres : c’est le cas de Laurent Mayali, Yan Thomas, André Gouron ou encore Michel Villey. D’autres devaient rapidement le citer, à leur tour, dans les années qui suivent. Cette convergence entre histoire politique, institutionnelle et droit savant médiéval traduit un renouvellement historiographique profond, bien perçu à l’époque, dans lequel le rôle de Kantorowicz, ou plus exactement la fonction jouée par la référence à son œuvre, reste à préciser.

II. Kantorowicz et le renouveau de l’histoire politique médiévale

La diffusion des travaux de Kantorowicz parmi les historiens du droit est antérieure, on l’a vu, aux traductions des années 1980, quoique celles-ci en aient assurément facilité la lecture. Leur réception s’inscrit donc dans un contexte intellectuel spécifique, distinct des réseaux complexes qui, de Foucault à Le Goff, de Gauchet et Nora à Furet, conduisent aussi à Bourdieu lequel, dans son cours sur l’État, s’inspire d’une pensée dont la traduction était précisément destinée à contrer son influence

La période qui s’ouvre à la fin des années 1970 témoigne, pour l’histoire du droit, de plusieurs évolutions marquantes. La première concerne l’histoire des institutions monarchiques dont le projet consistait, depuis la fin du xixe siècle, à retracer la singularité de la voie française dans une perspective souvent nationaliste sinon antimoderne, à l’image des ouvrages de François Olivier-Martin. Une vision comparable, quoique moins immédiatement politique, est encore présente dans La France médiévale de Jean-François Lemarignier (1970), l’un des manuels d’histoire des institutions françaises de référence dans les années 1970 et 1980. L’idéologie monarchique est à peine évoquée, le droit savant – qui n’est pourtant pas ignoré – présenté comme un élément extérieur susceptible d’avoir influencé très marginalement un droit « français » constitué par les coutumes et la législation royale. On mesure à cette aune le caractère novateur des travaux de Jacques Krynen, qui insistent sur le rôle central des idées politiques dans la construction monarchique.

Bien plus, le renouveau progressif de l’étude du droit savant en France, à la même époque, conduit à replacer l’histoire de la monarchie et de son idéologie dans un cadre européen. L’intérêt pour les théories juridiques médiévales, sensible dans plusieurs pays d’Europe de l’ouest dès les lendemains de la guerre, concerne à la fois le droit canonique et le droit romain. Il est indissociable du rejet des histoires nationales dans l’après-guerre au profit d’une conception plus irénique des origines juridiques de l’Europe. C’est dans ce cadre que sont formulés les premiers projets de recherches portant sur les racines médiévales communes des systèmes juridiques européens, en particulier en droit privé. En dépit d’articles pionniers, tels ceux de Georges Chevrier ou Marguerite Boulet-Sautel, il faut attendre les années 1970 pour que l’histoire du droit savant acquière en France sa pleine légitimité. Elle conduit à réviser profondément le schéma ancien dans lequel s’inscrivait l’histoire du droit privé français depuis le xixe siècle, centré sur l’exaltation des coutumes et, dans une moindre mesure, de la législation royale tout en négligeant l’influence des théories savantes. Un mouvement similaire affecte l’histoire du droit public. La prise en compte de la scolastique juridique par l’histoire politique française est ainsi présentée par Jacques Krynen, lors des colloques d’historiographie médiévale franco-allemands de la fin des années 1990, comme l’un des traits marquants du renouveau de la discipline depuis les années 1970.

La convergence de ces différents champs de recherche – institutions, idéologie monarchique, droit savant – au milieu des années 1980 sert le projet d’un renouvellement de l’histoire de l’État. Il vise à renverser le prisme traditionnel – celui d’un sonderweg juridique et institutionnel français – au profit d’une histoire moins cloisonnée, qui insiste sur la commune destinée juridique de l’Europe. Les influents travaux d’Albert Rigaudière et de ses élèves illustrent bien ce mouvement. À compter des années 1980, ce dernier oriente progressivement ses recherches vers l’histoire de la législation royale française, qu’il combine à celle de l’idéologie monarchique. Associé dès 1984 à l’ATP « Genèse de l’État moderne », il est membre de l’équipe qui se consacre à la « renaissance du pouvoir législatif ». Les résultats, parus en 1988, témoignent de la nécessité nouvelle d’analyser l’émergence du pouvoir normatif des princes médiévaux au prisme des sources savantes, qu’on ne peut rattacher à une quelconque tradition nationale. À compter de 1987, Albert Rigaudière intègre à ses propres recherches l’étude de la scolastique juridique, concomitamment au recours à l’œuvre de Kantorowicz. Ce tournant est largement perceptible dans les thèses qu’il a dirigées au tournant des années 1990, dont l’objet a largement consisté à réévaluer, à l’aune de ce renouveau historiographique, quelques monuments de l’histoire nationale des institutions françaises. Il en va ainsi de la thèse de Guillaume Leyte soutenue en 1993, qui porte sur la domanialité publique dans la France médiévale, c’est-à-dire sur la genèse de l’inaliénabilité du domaine royal telle qu’elle est consacrée en 1566 par l’Édit de Moulins. Une vision traditionnelle, transmise par exemple par François Olivier-Martin, en fait une affaire purement française. L’ouvrage de Guillaume Leyte, qui cite abondamment Kantorowicz, insiste à l’inverse sur le rôle central de la réflexion savante européenne, en particulier des juristes siciliens glossateurs du Liber augustalis de… Frédéric II.

Cette perspective historiographique est exposée de la manière la plus claire lors du colloque organisé à Bordeaux par Jacques Krynen en 1990 – « Droits savants et pratiques françaises du pouvoir (xie-xve siècles) » –, au cours duquel interviennent notamment Gérard Giordanengo, Laurent Mayali et Albert Rigaudière. Il s’agit de mettre en évidence l’importance de la scolastique juridique et, partant, de ses historiens dans le contexte d’un renouveau de l’histoire politique européenne. Les écrits de Kantorowicz, largement cités, y sont érigés en modèle. Cette conception renouvelée est intégrée, de manière progressive, dans les manuels d’histoire des institutions médiévales françaises à partir de la fin des années 1980.

Pour prendre la mesure de l’évolution, il suffit de rappeler que, dans les années 1980, la Revue historique de droit français et étranger distingue encore, dans ses comptes rendus, quatre grands champs disciplinaires : les « droits de l’Antiquité », le « droit canon et l’histoire religieuse », le « droit français » et les « droits étrangers ». C’est dans cette dernière catégorie que l’on trouve, par exemple, les comptes rendus des ouvrages de Giesey et Hanley et, naturellement, ceux de Kantorowicz. Cet habitus disciplinaire, qui remonte à la fin du xixe siècle, explique peut-être les réticences à repenser l’histoire de l’État à partir d’un substrat idéologique non seulement médiéval, mais encore commun à l’Europe occidentale.

Si le projet de l’historiographie nouvelle n’est pas explicitement politique, il rejoint néanmoins, plus ou moins consciemment, aussi bien le rejet des nationalismes consécutif à la Seconde Guerre mondiale que la recherche d’une identité commune de l’Europe de l’ouest face au bloc soviétique, en particulier après l’édification du mur de Berlin. Il accompagne, au reste, la relance de la construction européenne, entre élargissement et Acte unique, dont on sait à quel point elle a surdéterminé les thématiques de recherche en sciences humaines et sociales dans les années 1980.

On comprend aisément, dans ce contexte, l’intérêt que suscitent la vie et l’œuvre de Kantorowicz, ou du moins l’image déformée qui en est largement diffusée dans le monde académique et, plus largement, dans le milieu intellectuel français. Son parcours prendrait la forme d’une épiphanie libérale : juif allemand assimilé, anticommuniste, il embrasse l’idéologie nationaliste autoritaire au début du xxe siècle, au point de rejoindre les Freikorps à l’issue de la Première Guerre mondiale et de faire le coup de feu contre les spartakistes. Son intégration dans le cercle de Stefan George, chantre de l’« Allemagne secrète », lors de ses études à Heidelberg, renforce ces convictions. C’est sur commande de George qu’il rédige, entre 1922-1927, une biographie littéraire de Frédéric II, aux relents nationalistes, voire racistes, et xénophobes. Les persécutions antisémites qui suivent l’arrivée des nazis au pouvoir le conduisent à remettre en cause ses sentiments nationalistes avant qu’il ne parvienne à fuir l’Allemagne pour l’Angleterre, puis les États-Unis, après la Nuit de cristal. C’est en Californie que s’exprimerait le mieux son adhésion nouvelle à l’idéologie libérale, lors de son combat contre le serment anticommuniste imposé au personnel de l’université en plein maccarthysme. Mûri par ces épreuves et ces combats, Kantorowicz, dorénavant à Princeton, aurait dévoilé la vérité ultime des arcanes de l’État au cœur de la mécanique totalitaire dans Les Deux Corps du roi.

Plusieurs travaux récents, notamment la biographie de Robert Lerner – quoi qu’elle ne remette pas entièrement en cause le récit du retournement idéologique – permettent d’apporter de sérieuses nuances. Pour s’en tenir à quelques illustrations, on relève par exemple que, si Kantorowicz n’a jamais été proche des nazis – contrairement à plusieurs amis du cercle de George –, il a conservé très tard ses convictions nationalistes. Son entêtement presque maladif lors de l’affaire du serment de Berkeley paraît, à l’analyse, davantage motivé par une conception quasi mystique de la liberté académique que par la défense de ses anciens ennemis communistes au nom des libertés individuelles. Enfin, les éléments de continuité dans l’œuvre – les laudes comme les deux corps sont pensés dès les années 1930, à partir de réflexions nourries par le travail sur Frédéric II – invalident partiellement l’hypothèse de la rupture rédemptrice.

Quoi qu’il en soit – la vie discrète et le style elliptique de l’historien allemand lui permettant de conserver une large part de mystère –, l’image de Kantorowicz telle qu’elle est diffusée en France dans les années 1980 est bien celle d’un destin qui épouse le siècle européen, de la tragédie nationaliste au génocide juif, de la tentation totalitaire au combat pour la liberté. De son œuvre, les historiens du droit retiennent surtout le rôle central de l’interprétation médiévale du droit romain et du droit canonique dans l’émergence d’un fonds politique commun en Europe.

Appelée à triompher dans les années 1990, cette conception de l’histoire de l’État devait néanmoins provoquer quelque résistance, quoique minoritaire. Ses opposants mesurent bien le rôle joué par Kantorowicz dans la légitimation d’un tournant historiographique dont ils perçoivent les enjeux politiques. Il est donc directement attaqué pour contester une conception renouvelée de l’histoire de France perçue comme antinationale. Invité au colloque romain de 1987 pour évoquer le rôle de Thomas d’Aquin dans la genèse de l’État, Michel Villey ouvre ainsi son intervention en critiquant une « doctrine répandue par l’historiographie allemande, renouvelée récemment (sic) par Kantorowicz ». À l’appui de son propos, qui demeure allusif, il renvoie au livre nouvellement paru de Blandine Barret-Kriegel, Les chemins de l’État. Dès son introduction, ce dernier ouvrage entend contredire plusieurs thèses attribuées à Kantorowicz, qui soutiendrait que les origines du droit politique français seraient « médiévales et impériales » et procèderaient d’un « travail de réception du droit romain accompli par les légistes […] au service du Sacerdoce et de l’Empire ». Blandine Barret-Kriegel défend, à l’inverse, la singularité des institutions françaises, dont la construction se serait opérée précisément par contraste avec l’Empire germanique. L’argumentation s’appuie sur une historiographie ancienne et politiquement très marquée, puisqu’elle recourt à des historiens du droit français de la fin du xixe et du début du xxe siècle, notamment les plus nationalistes et conservateurs – voire antirépublicains – d’entre eux (Declareuil, Chénon ou Olivier-Martin). Les chemins de l’État reprennent ainsi l’antienne d’une France médiévale non seulement hostile à l’Empire germanique, mais encore imperméable à l’influence « des concepts du droit impérial » auquel est réduit le droit romain.

Dans ce contexte, l’auteur des Deux Corps du roi, décrit significativement comme un « allemand émigré aux États-Unis », est renvoyé tout autant à son origine étrangère qu’à son statut d’immigré. Se dessine en creux une figure inversée de Kantorowicz, cheval de Troie de l’expansionnisme allemand dont l’objectif serait de démontrer que le « droit public de la monarchie » est « issu de l’Empire ». Un article postérieur, publié en 1992, précise la position de Blandine Barret-Kriegel : elle y conteste l’idée, attribuée à l’historien allemand, selon laquelle « ce sont les empereurs allemands […] qui ont enseigné la politique étatique aux Européens ». Il s’agit de défendre une autre vision de l’« idée européenne », la pensée de Kantorowicz étant associée, pour mieux la discréditer, à celles de Carl Schmitt et Martin Heidegger… On comprend que, à travers l’historien allemand, c’est la construction européenne et, en son sein, l’influence de l’Allemagne qui sont visées en pointant le risque de dilution de l’identité française construite, dès ses origines médiévales, en opposition au modèle et au monde germaniques.

Cette forme de nationalisme, à la fois scientifique et politique, paraît – provisoirement – défaite à l’issue des années 1980. Dans ce moment, qui voit triompher l’idée du substrat juridique commun des États européens au détriment des singularités nationales, Kantorowicz a joué un rôle ponctuel, moins peut-être par la discussion de son apport théorique qu’à raison de la dimension symbolique de son parcours et de son œuvre. Il suffit, pour s’en convaincre, de constater le reflux des renvois à ses travaux dans les années 2000.

Notons enfin que, si la réception de Kantorowicz dans les années 1980 revêt, pour les historiens du droit médiéval français, une dimension politique, c’est encore au sens de la défense de leur discipline. Les écrits de l’historien allemand remplissent, en effet, une double fonction de légitimation : à l’égard des historiens de l’État non juristes qui partagent avec eux cette référence, ils affirment que cette histoire ne peut s’écrire sans eux ; à l’égard des juristes non-historiens, ils permettent de renforcer la place des historiens du droit dans les facultés de droit par la promotion d’une histoire généalogique de l’État contemporain.

Les usages politiques de Kantorowicz par les historiens du droit français témoignent donc, à leur tour, de la destinée sinueuse et paradoxale d’une œuvre rédigée par un auteur qui, par sa formation, n’était au reste ni historien, ni juriste !

Raphaël Eckert

Université de Strasbourg. UMR DRES 7354.