La preuve à l’épreuve. Origines et modalités de l’enquête pénale selon Michel Foucault
L'œœuvre de Michel Foucault est généralement associée à l’idée d’une critique dévastatrice de l’appareil judiciaire et policier, menée à partir non tant de ses fondements que de ses modalités de fonctionnement. Il est indéniable que la dénonciation et la délégitimation des institutions pénales font partie de ses objectifs. Cependant, on ne saurait les ramener à de simples postures militantes. De fait, la profusion des textes de Foucault ayant trait aux institutions judiciaires a longtemps masqué la cohérence et l’ampleur d’une démarche que la publication des cours et conférences inédits, d’une part, et le flot croissant de commentaires qui les accompagnent, d’autre part, ont depuis contribué à mettre au jour – même si ce fut d’abord de manière quelque peu désordonnée, la publication des cours au Collège de France ne s’étant pas, loin de là, opérée dans l’ordre initial, ce qui aurait pu permettre de mieux comprendre les inflexions successives de la pensée foucaldienne.
Or, on peut désormais considérer que la réflexion de Foucault sur la preuve en matière pénale, qui a pris la forme d’une ample analyse historique de l’enquête judiciaire, a constitué une matrice essentielle de la réflexion qu’il a menée à partir de 1970 sur le pouvoir et son rapport à la vérité. Cet aspect de ses recherches constitue ainsi, en quelque sorte, le soubassement de ses travaux les plus connus en matière pénale, ceux qui se concentrent sur l’émergence des disciplines à l’âge classique, et dont Surveiller et punir (1975) se présente comme l’aboutissement majeur, mais qui de ce fait même contribue encore, paradoxalement, à occulter la richesse de ces travaux préalables.
Ainsi, se concentrer sur cette réflexion originale sur la preuve répond ici à un triple objectif : premièrement, contribuer à l’éclaircissement, à présent que les principaux jalons en sont disponibles, de ce qu’on pourrait appeler l’histoire foucaldienne du discours judiciaire (et plus particulièrement, pénal, antérieurement à, et en complément de l’émergence des disciplines) ; deuxièmement, et secondairement, mieux comprendre les liens entre cette histoire et la réflexion entreprise dans les champs connexes de ses investigations (folie, sexualité, disciplines, gouvernementalité, etc.) – même si un traitement complet de cette question déborderait largement les limites du présent travail ; troisièmement et enfin , éclairer par là même le statut du discours philosophique par rapport à ce discours juridique, ce qui revient à expliciter le fondement de la critique qu’il entend opérer de ce discours – ou, en d’autres termes encore, à expliciter son propre rapport à la vérité.
Ces trois dimensions peuvent être distinguées, mais elles sont en réalité profondément indissociables, car il paraît impossible de séparer la teneur purement historique ou positive des travaux de Foucault de leur dimension proprement philosophique. Quand bien même, en effet, on souhaiterait se contenter de relever les différentes références que fait Foucault à l’histoire longue de l’enquête pénale au cours de son œuvre, on serait obligé de constater l’hétérogénéité des contextes : il n’y a pas seulement reprise ou approfondissement, mais une véritable modification de la perspective et des objectifs mêmes de la recherche, de telle sorte que la lecture foucaldienne de l’enquête pénale n’est pas absolument univoque et doit être comprise en fonction d’un projet proprement philosophique, qui relève d’une réflexion générale, quoique inégalement explicitée, sur le rapport entre le discours et la vérité dont il est porteur.
De ce fait, et toutefois, on ne peut pas non plus considérer que la réflexion de Foucault affronte directement, dans sa généralité, la question de la preuve judiciaire. Si, selon lui, le discours judiciaire paraît constituer le foyer privilégié de la relation problématique du pouvoir à la vérité, il demeure que, dans la mesure où le droit reste pour l’essentiel envisagé à la lumière de sa dimension punitive, c’est surtout en matière pénale qu’est considéré chez lui le problème de la preuve judiciaire. On verra ainsi, dans un premier temps, en quoi le modèle de l’épreuve judiciaire a d’abord fait l’objet d’une forme de réhabilitation par Foucault, à travers l’étude de son occultation dans l’Antiquité, puis au Moyen Âge, au profit de la figure selon lui typiquement occidentale d’établissement de la vérité judiciaire qu’est l’enquête. Mais, comme on le verra dans un deuxième temps, cette réhabilitation de l’épreuve contre l’enquête a elle-même ensuite fait l’objet d’une relativisation, corrélative d’une mise à distance du modèle de la guerre pour analyser les rapports de pouvoir qui se fait jour dans d’autres textes de la même période. La réhabilitation de l’épreuve par Foucault s’est alors recentrée autour du problème du rapport véridique à soi-même, à travers la critique du paradigme de l’aveu en matière pénale, mais dont les limites trahissent selon lui, la faiblesse de rien moins que l’ensemble de l’édifice philosophico-juridique qu’est le système pénal.
I. Années 1970 : l’affrontement belliqueux comme contre-modèle de la justice pénale
La proto-histoire de l’enquête pénale en Grèce antique
La publication des derniers cours et conférences inédits a permis de mettre en lumière la continuité, qui manquait initialement d’évidence, entre les premières recherches de Foucault, centrées sur l’âge classique et les sociétés disciplinaires, et ses recherches tardives sur l’Antiquité. Mais cet intérêt n’était pas nouveau en 1980 : les Leçons sur la volonté de savoir, qui inaugurent l’enseignement de Foucault au Collège de France (1970), sont ainsi, déjà, entièrement consacrées à la Grèce antique.
Dès l’origine, les travaux de Foucault sur la vérité et le droit pénal concernent donc, conjointement, deux périodes, dont le lien n’est établi que d’une manière lâche (avec des périodes inexplorées entre les deux) : l’Antiquité grecque d’une part, le Moyen Âge et l’âge classique de l’autre. Il semble en effet que la Grèce antique, pour Foucault, ait joué d’une certaine manière, par rapport à l’histoire moderne et contemporaine de l’Occident, le rôle d’une « autre scène », qui aurait à la fois joui d’une précédence chronologique et d’une forme de dignité philosophique supérieure, ce qui constitue une trace de la lecture que Foucault a faite de Heidegger et de Nietzsche. La césure historique dans l’histoire des formes de juridiction semble alors pouvoir être interprétée en partie comme le signe d’une différence de statut dans l’analyse, qui n’est plus seulement historique mais a, pour partie, une valeur directement philosophique, permettant éventuellement la transposition directe de catégories d’analyse d’une période dans une autre.
En dépit de la distance qui les sépare, c’est ainsi d’abord un même schème explicatif qui permet à Foucault d’analyser la naissance de l’enquête médiévale et ce qu’on pourrait appeler la « proto-histoire » de l’enquête dans la Grèce antique. Ce schème est celui du passage entre deux procédures au demeurant bien connues du droit pénal, d’une procédure accusatoire à une procédure inquisitoire. À travers cette forme de réhabilitation (ou de réminiscence) de la procédure accusatoire, toute l’histoire longue qu’entreprend Foucault des modalités d’établissement de la preuve en Occident constitue à cet égard une tentative de fonder une critique radicale de la façon dont le discours judiciaire moderne entend s’arroger le privilège de la vérité, en ce qu’il s’autoriserait, par le biais de procédures impartiales d’établissement de la preuve, d’une sorte de rationalité pure. Dès lors, dans le contexte des premières études de Foucault, au début des années 1970, ce passage a de profondes implications, puisqu’il conduit rien moins qu’à discuter les catégories fondamentales du discours philosophique occidental lui-même.
D’après Foucault, dans la période archaïque, telle que nous la laissent entrevoir les récits homériques, la vérité n’apparaît pas sous la forme de l’objet d’une constatation, mais au contraire sous la modalité d’une épreuve, celle de l’affrontement d’un danger maximal. En effet, « dans la pratique judiciaire archaïque, la parole de vérité n’est pas liée à la lumière et au regard sur les choses ; elle est liée à l’obscurité de l’événement futur et incertain ». Or, des textes d’Hésiode, associés à un certain nombre d’inscriptions (dites législation de Gortyne), permettent de comprendre comment cette conception de la vérité comme épreuve a été disqualifiée au profit d’un autre type de véridiction dans lequel le serment n’est plus prêté par les parties en présence, mais par le juge, qui dans le système précédent ne faisait qu’attester de la régularité de la procédure. Le « serment décisoire » des parties est remplacé par le « jugement-mesure » du juge ; la « vérité-défi », ordalique, par une « vérité-savoir » hors parties.
Dès lors, si seul le juge s’expose au courroux des dieux dans le risque de l’erreur, les parties se retrouvent quant à elles « disqualifiées en tant que porteuses de vérité ». En revanche, sa sentence, que ce soit en droit criminel ou dans les procès civils, a pour fonction d’établir une compensation à l’égard de ce qui a été lésé – sanctionnant non pas le criminel, mais le crime ; reconnaissant non pas un droit subjectif, mais la simple nécessité d’une rétribution ou d’une destitution. Autrement dit, le nouveau droit du krinein (impliquant le serment du juge) s’est substitué, chez Hésiode, au « mauvais » droit du dikazein (impliquant le serment des parties) qui rappelait le pré-droit archaïque de la vérité-épreuve. Dès lors, le dikaion, la nouvelle figure de la justice qui apparaît alors, se comprend fondamentalement comme étant articulée à un ordre du monde qu’elle permet de maintenir :
Le faiseur des lois sera en même temps celui qui dit l’ordonnance du monde ; il veille sur lui, solidairement, par ses chants ou son savoir, et par ses prescriptions et sa souveraineté. Et inversement celui qui connaît l’ordre du monde pourra dire ce qui est le meilleur et le plus juste pour les hommes et les cités.
La notion de nomos devient centrale et équivoque. À partir de cette forme juridique du krinein apparaît un type singulier de discours vrai qui est lié au dikaion, au nomos, à l’ordre du monde et à l’ordonnancement de la cité. Il est encore fort éloigné de notre discours vrai à nous, mais le nôtre en dérive par transformations multiples.
Nous appartenons à cette dynastie du krinein.
Poursuivant son analyse, Foucault suggère que cette transformation des structures de savoir et de pouvoir peut se comprendre à la lumière de l’adaptation des formes de pouvoir orientales à la société grecque, sur fond de poussée démocratique et de revendication de partage des terres. En effet, le savoir cosmologique qui apparaît dans ce nouveau dikaion chanté par l’auteur des Travaux et les jours n’est autre que celui des empires assyriens et babyloniens : savoir des jours fastes et néfastes indiqués par le calendrier officiel, savoir des quantités et des mesures nécessaires au prélèvement de l’impôt, savoir récitatif, enfin, des rituels épiques à la gloire du pouvoir. Or, il est facile de voir que, transposé dans la Grèce classique, ce savoir se transforme :
ce ne sera plus […] le savoir des fonctionnaires, des scribes, des comptables et des astrologues du pouvoir ; ce sera le savoir dont tout homme a besoin pour être juste et revendiquer, de chacun, la justice. Le savoir se déplace de l’exercice du pouvoir au contrôle de la justice.
Dès lors, Foucault n’hésite pas à repérer, dans ces transformations grecques du savoir-pouvoir oriental, les origines des grandes catégories du savoir occidental : au savoir des origines et de la succession des temps correspondraient ceux de la cosmologie, de la philosophie et de l’histoire ; à celui des quantités et des mesures, les mathématiques et la physique ; à celui du moment et de l’événement, les savoirs techniques de l’agronomie et de la médecine, ainsi que les savoirs magiques (ce dernier peu à peu marginalisé toutefois). Et suite à l’oubli du lien archaïque entre savoir et pouvoir qui caractérisait la tyrannie orientale, émergeront dans la culture occidentale deux figures symétriques, celle de l’ignorance innocente et du savoir tout-puissant : saint Antoine et Faust (ce dernier étant toutefois impuissant sans l’appui redoutable de Méphistophélès).
Une fable contemporaine résume et décrit cette transformation et cette occultation : la tragédie d’Œdipe roi, qui est comme la première figuration mythique de l’enquête impartiale comme puissance de relégation des procédures accusatoires par épreuve des parties. À rebours de la lecture freudienne qui fait d’Œdipe un inconscient et de son histoire la révélation des structures intemporelles du désir humain, Foucault, qui revint sur cette lecture à de nombreuses reprises dans la décennie suivante, montre au contraire qu’il est l’homme du savoir : mais un savoir qui a précisément cessé de valoir à l’heure de la nouvelle structuration des rapports entre la vérité et la justice. Aux yeux des Athéniens qui en découvrent le mythe, Œdipe est doté d’un savoir de trop et ce, d’abord, parce qu’il est un homme en trop.
Foucault montre que la pièce est construite comme une énigme résultant de la dissémination d’une série de fragments détenus par les diverses parties prenantes du drame, et dont seule la réunion permettra la manifestation de la vérité, et du même coup la fin du mal qui ronge la ville, la peste. Or, tous ces différents morceaux de la vérité seront finalement réunis dans la personne même d’Œdipe, qui est donc le véritable symbolon, ce tesson brisé servant de signe de reconnaissance, du drame même. La résolution du problème nécessitera ainsi la conjonction des différents savoirs détenus respectivement par les dieux et les devins (Apollon, Tirésias) – savoir divin –, par Jocaste et Œdipe lui-même, qui savent l’une que Laïos a été assassiné, l’autre qu’il a tué un voyageur – savoir royal –, et enfin par les bergers, le messager de Corinthe et l’esclave de Thèbes, qui font finalement éclater la vérité sur la naissance d’Œdipe et de ce fait permettront la résolution de l’énigme.
Or, de ce point de vue, l’histoire de la pièce est d’abord celle d’un déplacement de la parole prophétique et prescriptive des dieux (relayée par les devins et les oracles) à celle, rétrospective et constative, des bergers, lesquels témoignent de ce qu’ils ont vu et fait. Ce déplacement demeure autorisé par la correspondance terme à terme (et non la contradiction) de leurs savoir respectifs, l’un orienté vers le futur, l’autre vers le passé : les dieux et les bergers sont bien détenteurs de la même vérité immuable.
Le problème se pose donc en réalité au niveau intermédiaire, celui des rois, qui donne significativement son titre à la pièce (Oidipous tyrannos). En effet, Œdipe est dans la pièce le seul personnage qui se soucie moins de la vérité que de son pouvoir, qu’il craint de perdre. Or, c’est aussi celui qui cherche le plus à savoir. Mais le savoir qu’il déploie est celui de l’enquête : c’est un savoir nouveau, qui est bel et bien humain et qui n’a rien à voir avec le registre de l’épreuve ou de l’ordalie de la période archaïque. Cependant, à la différence des bergers innocents parce qu’étrangers à l’exercice du pouvoir, Œdipe revendique ce savoir à son propre profit : l’enquête ainsi ne doit pas tant le mener à la vérité qu’à l’affermissement de sa puissance. C’est en cela qu’il est l’héritier de la tyrannie orientale, et c’est aussi la raison pour laquelle le drame ne peut se résoudre que par son expulsion. En effet, le châtier reviendrait à le traiter en simple criminel, alors que l’expulser signifie explicitement rejeter la forme judiciaire et politique qu’il incarne tout entière.
Odia signifie en même temps « savoir » et « voir » ; oidipous est celui qui est capable de cette activité de voir et de savoir : « parce qu’il était cet homme au regard autocratique, ouvert sur les choses, Œdipe est tombé dans le piège ». Il était celui qui voyait, qui savait, et par cela même il a été aveuglé. Désormais, ce savoir-pouvoir oriental est littéralement chassé de la scène de la cité athénienne : c’est là ce que raconte le drame. Dès lors, Platon pourra dire qu’il y a antinomie du pouvoir et du savoir, et les démocrates athéniens revendiquer le pouvoir de juger et d’opposer la vérité aux détenteurs du pouvoir – ce que Foucault n’hésite pas à qualifier de « grande conquête de la démocratie grecque » : « ce droit de témoigner, d’opposer la vérité au pouvoir, ce droit d’opposer une vérité sans pouvoir à un pouvoir sans vérité » ; « le processus à travers lequel le peuple s’est emparé du droit de juger du droit de dire la vérité, d’opposer la vérité à ses propres maîtres, de juger ceux qui le gouvernent ».
En dépit de sa critique sous-jacente, un tel jugement, qui fait écho à des textes ultérieurs de Foucault sur la vérité comme instance critique du pouvoir, paraît interdire de considérer l’analyse historique des modes de véridiction comme une simple critique de la vérité-savoir au profit d’une réhabilitation du savoir-épreuve, ce qui rend d’autant plus difficile l’appréciation de la position de Foucault sur ce point. Il y a donc là l’indice d’une difficulté qui, comme on le verra, ne sera affrontée qu’ultérieurement. On peut simplement relever pour l’heure que Foucault entreprend sa propre histoire des modes d’administration de la preuve comme une épreuve critique de ces derniers. Dès lors, qu’il retrouve sans cesse la catégorie d’épreuve du système accusatoire face à la preuve objective et impersonnelle du système inquisitoire ne doit pas étonner, puisque cette opposition joue dans son propre discours comme l’hypothèse fondamentale qui guide et oriente sa recherche, sur ce point comme sur d’autres du reste. C’est donc sans surprise que les mêmes catégories opèrent à nouveau dans l’histoire de l’enquête pénale moderne, pour laquelle Foucault parle de « seconde naissance » au Moyen Âge.
Du droit germanique à l’enquête médiévale
Pour comprendre l’origine des procédures pénales modernes, Foucault récuse toute explication de type téléologique qui y verrait un progrès sur le plan rationnel, voire moral, et renvoie à une lente recomposition de rapports de pouvoir, en prenant à nouveau pour référence la catégorie d’épreuve dans le droit archaïque. Certes, il ne s’agit plus alors du droit de la Grèce ancienne, mais de l’ancien droit germanique. Le droit y constitue « la forme rituelle de la guerre ». Une fois reconnu le litige, on s’affronte dans un cadre et selon des modalités prédéfinis, et cela aboutit à une décision reconnue comme légitime.
En 1973, Foucault recense ainsi trois types d’épreuves. Les premières attestent l’importance sociale d’un individu, par sa capacité à faire témoigner pour soi, sous serment, sa propre parentèle (qui n’est pas là pour dire le vrai mais seulement pour faire masse : il n’est pas question d’alibi). Les secondes, verbales, montrent sa capacité à répondre aux accusations par un certain nombre de formules assurant qu’il n’avait pas commis vol ou meurtre, sans faute de grammaire, interversion des mots, etc. (si l’accusé est un mineur, une femme ou un prêtre, quelqu’un d’autre peut les prononcer à sa place). Les troisièmes sont magico-religieuses : la prestation de serment (si l’accusé n’ose pas, il perd le procès) et l’ordalie, ensemble d’épreuves physiques dans lesquelles Foucault voit une lutte avec son propre corps (comme dans l’épreuve du feu où l’on perd son procès si on conserve des cicatrices deux jours après avoir marché sur des braises).
Ainsi, quelle que soit la forme de la procédure, et en l’absence d’instance tierce aux parties en présence, « au fond il s’agit toujours d’une bataille, il s’agit toujours de savoir qui est le plus fort ». Pour comprendre leur abandon (mais aussi leur rémanence partielle et subordonnée, comme dans le serment moderne des témoins), Foucault invoque le développement du pouvoir monarchique, à travers la concentration du pouvoir symbolique (signes de valeurs), matériel (biens), et coercitif (militaire), qui atteint un seuil important au cours du xiie siècle, entraînant l’apparition de formes juridiques nouvelles. Celles-ci sont caractérisées par l’imposition de la justice d’en haut aux parties du litige, par l’apparition de la figure du procureur, autour du xiie siècle, représentant du souverain, du roi ou du maître, dont le pouvoir est lésé par le seul fait du délit ou du crime ; par celle, corrélative, de l’infraction, c’est-à-dire du fait que le tort n’est pas seulement fait à l’autre partie mais aussi au souverain (l’infraction remplace donc le tort) ; enfin, que le souverain exige réparation (avec la mise en place d’un mécanisme d’amendes et de confiscations).
Faute de disposer de véritable moyen judiciaire d’établir la vérité, la procédure pénale a puisé, ajoute Foucault, dans deux domaines non judiciaires d’exercice du pouvoir : l’administration laïque et l’Église. Ces institutions apparaissent ainsi comme la source historique de l’enquête judiciaire, laquelle se voit ainsi posée par Foucault comme l’instance par excellence de la preuve impartiale par opposition au modèle archaïque de l’épreuve personnalisée.
D’une part, dans le monde administratif (depuis l’empire carolingien), l’enquête était utilisée pour résoudre des difficultés d’application du pouvoir, ou une question d’impôts, de mœurs, de rente foncière ou de propriété. Ce pouvoir s’exerçait par le souverain, en posant des questions pour obtenir un savoir, c’est-à-dire en interrogeant des notables (distingués par leur âge, leur richesse, etc.), mais sans menacer quiconque de violence. Les personnes interrogées se réunissent collectivement et donnent un avis collectif. Foucault donne l’exemple, célèbre, de la mise en ordre par Guillaume le Conquérant de son nouveau royaume après sa conquête en 1066, par le biais du Domesday Book, inventaire exhaustif des hommes et des propriétés foncières, et qui était également une manière de consolider son pouvoir et de contraindre ses nouveaux sujets à se reconnaître ses vassaux.
D’autre part, l’enquête a également une origine ecclésiale : aspect auquel les recherches ultérieures de Foucault sur la subjectivité donneront une ampleur tout autre. Mais dans un premier temps, il s’intéresse simplement au versant administratif de l’enquête ecclésiale : la visite (visitatio) que l’évêque fait en parcourant son diocèse, interrogeant les notables pour prendre connaissance des difficultés éventuelles (fautes et manquements commis – c’est l’inquisitio generalis), puis, le cas échéant, par l’inquisitio specialis, la recherche du ou des coupables, qui pouvait être interrompue à tout moment par la confession spontanée du coupable.
À ce stade de sa réflexion, Foucault peut ainsi comprendre l’origine de la conjonction de l’atteinte à la loi et de la faute religieuse, dont il montrera que l’institution carcérale est l’héritière, via le mouvement puritain (et dont le terme d’« administration pénitentiaire » conserve la mémoire). Mais cette analyse est aussi à relier au projet d’épistémologie historique des Mots et les choses : la procédure d’enquête se développe en dehors du champ juridique, dans les premiers savoirs économiques et administratifs. C’est en effet comme recueils de témoignages que se pensent la médecine, la botanique et la zoologie aux xvie-xviie siècles. Corrélativement, la fin du modèle épistémique de l’épreuve entraîne, d’une part, la disparition du savoir alchimique (fondé sur opposition entre la force lumineuse de l’alchimiste et l’obscurité de la matière, art soigneusement régi par un ensemble de procédures déterminées) ; d’autre part, la disqualification progressive de l’art médiéval scolastique de la disputatio (versus le nouveau savoir encyclopédique type inquisitorial de la Renaissance).
II. Années 1980 : l’épreuve de soi comme analyseur de la preuve judiciaire
Le croisement du discours judiciaire et du discours sur soi, ou le problème de l’aveu
C’est dans le prolongement de cette réflexion sur l’enquête que Foucault se penche sur le concept d’aveu. En effet, le pouvoir moderne, c’est la grande thèse de Surveiller et punir, ne s’est pas tant humanisé qu’il ne s’est comme diffracté et capillarisé, de manière à opérer un contrôle toujours plus fin et plus exhaustif sur son objet (individus et populations). La vérité de l’individu est le fondement idéal de ce pouvoir. Dans le premier volume de l’Histoire de la sexualité, Foucault avait identifié le phénomène de l’aveu comme étant une clé des dispositifs de pouvoir contemporain : nous serions sans cesse confrontés à l’impératif étrange de devoir dire la vérité de nous-mêmes – de nos fautes d’abord, de nos désirs ensuite, le psychanalyste prenant en quelque sorte la relève du prêtre dans ce dispositif.
Cependant, l’approfondissement de ses recherches sur l’Antiquité et le christianisme a introduit un hiatus dans l’histoire de l’enquête pénale. Jusqu’alors, la réflexion sur l’aveu se voulait le complément et le prolongement de la réflexion critique sur les formes spécifiques de pouvoir moderne identifiées comme les disciplines et le biopouvoir. Mais, et cela est perceptible dès l’analyse d’Œdipe entreprise dans le premier cours consacré au christianisme, le rapport à soi est désormais désindexé, pour Foucault, de l’idée d’une exploitation ou d’une répression par le pouvoir. Comme l’a bien montré P. Chevallier, dans cette analyse, ce n’est plus, en tant que telle, la nouvelle technique inquisitrice d’Œdipe qui fait de lui un tyran, mais simplement l’usage qu’il en fait à son propre et unique profit. Dès lors, la difficulté signalée plus haut sur l’appréciation de l’enquête paraît en voie d’être levée.
Les implications de ce geste sur l’histoire de l’enquête judiciaire semblent de deux ordres. Premièrement, la relation de savoir et de pouvoir n’est plus immédiatement synonyme d’exploitation et de répression comme c’était initialement le cas dans les deux cours de 1971 et 1972 : Foucault prend ses distances par rapport à une attitude critique univoque et conçoit les relations de pouvoir d’une manière beaucoup plus vague et ambiguë. Deuxièmement, cette analyse ouvre par là même la question des rapports à la vérité de soi-même comme un champ de déploiement du pouvoir.
On comprend donc que les conférences de 1981, Mal faire, dire vrai, soient tout à fait singulières : non seulement elles opèrent une synthèse absolument unique entre tous les travaux de la décennie 1970 sur l’histoire des institutions pénales et les recherches sur les « pratiques de soi » antiques et médiévales, mais elles constituent aussi un infléchissement de la manière même d’envisager l’histoire des pratiques pénales, inflexion où se laisse voir qu’il y a beaucoup moins continuité que ruptures entre l’aveu du christianisme primitif et celui des disciplines modernes.
L’opposition de la preuve inquisitoriale et de l’épreuve des procédures accusatoires ne disparaît pas pour autant. Elle fait l’objet d’un vaste rappel dans les deux premiers cours (l’un consacré à l’opposition archaïque dikazein/krinein, l’autre à Œdipe roi), où elle est reconsidérée du point de vue d’une « préhistoire de l’aveu ». Cependant, dans « l’histoire » de l’aveu proprement dite, à partir de l’examen du christianisme primitif, elle passe au second plan par rapport à l’examen des modalités du rapport à soi, qui s’inscrivent dans la problématique générale du rapport chrétien à la vérité.
Ce rapport est de deux ordres : d’une part, celui entre l’individu et la vérité du Texte sacré, qui fonde ce que Foucault nomme « l’herméneutique du Texte » ou la « vérité de la foi » ; d’autre part, celui entre l’individu et la vérité de lui-même, qui fonde ce qu’il appelle « l’herméneutique de soi » ou la « vérité de soi ». La recherche d’une vérité de soi ne dépend pas de techniques d’interprétation textuelles (on ne se décode pas à partir d’un ensemble de signes), mais se déploie sur fond d’une conception de la subjectivité marquée par le péché. Il ne s’agit pas de savoir quelle est son identité, ni quel est son désir, mais d’où vient la résistance que l’on oppose à la Parole qui sauve.
Or, cette deuxième forme d’herméneutique de soi, dans le monachisme primitif, a été élaborée à son tour sous deux formes distinctes : « l’exomologèse » et « l’exagoreusis ». La première (de homologein : donner son accord) a pour terme central l’aveu, c’est-à-dire la confession comme acte de foi à partir de la reconnaissance d’un péché, d’une faute, et qui prend donc la forme de la pénitence (mortification), jusqu’à mener intégralement une vie de pénitent. Le modèle absolu en est le martyre, qui est un témoignage volontaire, non verbal mais pratique, de la foi. La seconde constitue un aveu verbal de ses fautes en direction du directeur de conscience, dans une opération de tri entre ses pensées, les amenant à la lumière sans honte, pour se connaître malgré les illusions qu’on se fait sur soi, chassant l’Autre à l’intérieur de soi. Par ce biais, il s’agit d’assurer l’obéissance, et plus encore, la soumission permanente et perpétuelle du pénitent. On peut relever que l’exomologèse, par son caractère non verbal, a quelque chose de l’épreuve ; toutefois, il s’en faut de beaucoup que l’exagoreusis soit, par contraste, le prototype de l’enquête pénale.
Tout au contraire, c’est celle-ci qui s’est d’abord combinée avec le principe du droit germanique pour aboutir, à partir du viie siècle, à une tarification de la pénitence, sur le modèle typiquement binaire (deux parties étant en présence) de la faute exigeant réparation – l’exomologèse perdant ainsi graduellement de l’importance. Dans un second temps, cette tarification est juridicisée, à l’intérieur d’un cadre ternaire cette fois, entre le xie et le xiiie siècles. Curieusement, c’est en effet au moment où elle devient un sacrement, au concile de Latran (1215), qui affirme l’obligation de se confesser pour Pâques, qu’elle devient une opération mettant en jeu le pécheur, Dieu et le prêtre, à qui est conféré un pouvoir d’absoudre, c’est-à-dire de prononcer une sentence judiciaire. C’est à une telle juridification des rapports entre l’homme et Dieu, au profit de l’institution ecclésiale, que réagira la Réforme, qui tentera du même coup d’identifier vérité de soi et vérité du Texte. Mais, au Moyen Âge, l’aveu devient la clé de voûte de la pénitence, sa matière même, liant indissolublement vérité de la foi (car la confession commence toujours par une profession de foi), vérité de soi (dans une procédure sur les détails de laquelle on n’entrera pas ici) et sentence judiciaire.
Une fois établie cette juridification du rapport à soi, la liaison avec les éléments déjà connus de l’histoire de l’enquête est relativement compréhensible. Mais sur ce point, l’exposé de Foucault est plus allusif. Il se contente d’indiquer le mouvement « parallèle » qui, dans l’ordre laïc, voit à la même époque (xiiie siècle) la relégation des épreuves de l’ancien droit germanique au profit de la consolidation d’un véritable pouvoir judiciaire autour et à partir de l’autorité royale. Ainsi, c’est toujours et seulement à ce niveau que joue l’opposition entre recherche impartiale des preuves et confrontation des parties par des épreuves décisives.
Mais il ne faut pas négliger pour autant, bien sûr, le rôle de l’Église dans cet infléchissement. À cet égard, de manière remarquable, l’aveu occupe là encore une place centrale, non plus entre sacrement et juridiction, mais entre procédure accusatoire et procédure inquisitoire. C’est ce que montre le problème de la torture inquisitoriale à laquelle Foucault s’est intéressé dès 1972. La torture est en effet à la frontière entre les procédures accusatoires, binaires, et inquisitoriales, ternaires, d’établissement pénal de la vérité, puisque résister à la torture, qui était une procédure elle-même très réglée et codifiée, signifiait qu’on avait surmonté une épreuve décisive et donc que ce qu’on disait être vrai l’était en effet. Dans ce contexte, l’idée de torturer jusqu’à l’obtention d’un aveu ne pouvait donc avoir aucun sens.
L’aveu comme épreuve du système pénal en tant que tel
On comprend alors que l’aveu moderne, celui qui naît après l’âge classique, ait finalement peu à voir avec l’aveu du pénitent. En effet, désormais, étant entendu que l’on a « mal fait », il ne s’agit plus de dire le vrai d’un soi que l’on pose en autre que soi (autre que l’on entend reléguer dans les ténèbres auquel il appartient), mais de dire le vrai de soi en tant que raison essentielle de la peine que l’on encourt. Cela constitue un véritable basculement de la signification spirituelle de l’aveu. C’est que l’aveu, dispositif hérité du passé, tient désormais une place centrale dans la pensée moderne de la peine, et ce pour trois raisons.
La première est le principe de la souveraineté populaire. Le principe volontariste du consentement étant à la base de l’ordre politique, le criminel est en tant que citoyen à l’origine de son propre châtiment, par l’intermédiaire du tribunal. En avouant, non seulement il reconnaît son crime, mais il met en lumière le principe même de la loi pénale : la reconnaissance de la légitimité de la loi et du tribunal vaut validation de la procédure. La deuxième est le principe de la conscience du juge dans l’appréciation des preuves : « Tout citoyen doit pouvoir reconnaître ce qui est vrai ou faux en son âme et conscience : souveraineté, donc, de la conscience quelconque par rapport à la souveraineté ». L’aveu est de ce point de vue le reflet de la transparence idéale de la conscience à elle-même, et vaut preuve irréfutable. La troisième, enfin, est que la punition doit désormais permettre d’amender et de corriger, comme Foucault l’a montré dans ses analyses des disciplines. Dès lors l’aveu entre en quelque sorte dans un « pacte punitif » : en avouant, j’accepte la punition et ses effets correctifs pour moi.
La raison essentielle de l’aveu ne relève donc plus, comme dans les années 1970, d’une obscure volonté de plus-de-pouvoir. Elle est plutôt d’ordre structurel : l’aveu est la clé de voûte apparente du pouvoir de punir et, par conséquent, son effectuation vaut validation de celui-ci :
L’aveu, au fond, est de l’ordre de la dramatique ou de la dramaturgie. Si on peut appeler « dramatique » non pas une addition ornementale quelconque, mais tout élément qui, dans une scène, fait apparaître le fondement de légitimité de ce qui s’y déroule, alors je dirais que l’aveu fait partie de la dramatique judiciaire et pénale. […] Et si on veut bien admettre que […] la dramaturgie – le dramatique – est susceptible d’intensités diverses, on pourrait dire que l’aveu est un des éléments les plus intenses de la dramatique judiciaire, et l’un de ceux dont on a le plus besoin.
On peut prolonger ce texte du point de vue de l’analyse foucaldienne des preuves judiciaires, au sens où cette « dramatique » de l’aveu constitue de fait, selon Foucault, l’épreuve, mais cette fois sur la scène de l’histoire, du système judiciaire lui-même – système que Foucault n’hésite pas à traiter comme un objet mal fait : « Effets [de l’aveu] je crois, si paradoxaux que la machine pénale que nous connaissons maintenant s’y est pour une part déréglée, et qu’en tout cas elle s’est engagée dans une série d’impasses dont elle est loin, je crois d’être sortie ». Si la procédure accusatoire joue apparemment un moindre rôle dans l’histoire des formes juridiques que mène Foucault dans les années 1980, c’est donc bien parce que c’est désormais toute l’architecture de la procédure pénale qui se trouve mise à l’épreuve, et ce à travers ses propres prétentions à fonctionner de manière autonome en se donnant un fondement nécessaire et suffisant – fondement qui se révèle en réalité surnuméraire.
À partir de ce point, Foucault intègre ses analyses antérieures du pouvoir psychiatrique à cette nouvelle configuration théorique. Ainsi, étant donné le caractère structurel de l’aveu, s’il vient à faire défaut, quelque chose doit en tenir lieu : c’est le rôle de l’examen psychiatrique, susceptible de fonder le jugement sur une vérité du sujet – ce qui opère une continuité par rapport aux analyses de l’Histoire de la folie, qui montraient comment la psychiatrie est née de l’internement, pratique administrative (rien en soi ne montrant a priori que l’enfermement constitue une thérapeutique adéquate à la folie). Ainsi, la problématisation du fou dangereux (sous diverses appellations historiques : monomanie homicide, dégénérescence, etc.) répond à ce besoin de la psychiatrie de se justifier elle-même – la criminologie prenant son essor dans la période 1800‒1835 à partir de la discussion de cas exemplaires.
De tels crimes étaient sans raison (en dépit des enquêtes cherchant des causes de ces meurtres atroces dans des rivalités obscures, voire dans la faim, etc.), mais surtout sans aveu, c’est-à-dire sans raison subjective apparente, et ce malgré le fait de la reconnaissance du crime par les coupables. En effet, le problème n’est pas celui de l’imputation, mais bien du jugement du sujet criminel : au xviiie siècle, un crime horrible appelait une punition horrible ; au xixe, on veut punir et redresser le criminel et non le crime, parce qu’on ne sait plus très bien quel est le sens de la punition.
Dès lors la question psychiatrique put déborder de sa localisation dans quelques grands crimes exceptionnels, « exemplaires », pour tendre à se diffuser, inaugurant une nouvelle herméneutique des sujets, mais cette fois entièrement sur un mode textuel : les actes du déviant sont interprétés comme des signes déchiffrables d’après le contexte d’une situation sociale donnée. La relation de causalité dépossède les juges (la cause de l’acte étant hors droit et relevant d’une thérapeutique), en revanche la relation de signification leur redonne la main puisqu’ils se meuvent déjà dans un domaine textuel. Mais la difficulté est qu’ils n’ont pas de moyens théoriques de fonder leur décision sur un signe, puisqu’elle est censée découler de la matérialité de l’infraction. Or, il ne s’agit plus d’imputer une responsabilité, mais d’accueillir la subjectivité d’un individu et de lui apporter une réponse sociale : « Dis-moi qui tu es, pour que je puisse prendre une décision judiciaire qui aura à se mesurer, à la fois, bien sûr, sur le crime que tu as commis, mais aussi sur l’individu que tu es ».
Au terme de cette réflexion, l’épreuve n’est donc décidément plus, pour Foucault, ce qui permet de comprendre, de l’intérieur de l’histoire, le caractère limité et arbitraire du caractère probant d’un fait ou d’un raisonnement, elle est, désormais, reléguée à l’extérieur, au niveau de la manière même de raconter cette histoire, de donner un sens aux événements passés.
On peut donc comprendre que dans ses deux cours suivants (et qui furent les derniers), Foucault ait réinvesti en profondeur la scène de la Grèce antique pour y faire jouer la catégorie de l’épreuve d’une tout autre manière : non plus dans le cadre du système pénal, mais dans une perspective directement éthique et politique, comme révélatrice d’un soi qui met en jeu sa vérité comme liberté face aux pouvoirs. Alors pourrait se défaire l’assujettissement « véridique » de l’individu au pouvoir, via la constitution d’un autre rapport du sujet à la vérité, qui conserverait le caractère de l’épreuve, mais entendue cette fois davantage comme un rapport à soi que comme l’affrontement pur et simple d’un adversaire. Toutefois, une telle analyse, dont on mesure l’aspect décisif, des fonctions éthiques et politiques de l’épreuve chez Foucault, excède par construction les limites du présent propos. Plutôt que de le prolonger, il paraît préférable d’en dresser le bilan.
Retracer les étapes de cette longue réflexion de Foucault sur l’enquête judiciaire conduit nettement à réévaluer l’ampleur d’un travail qui ne peut se ramener à une simple mise en évidence de mécanismes d’oppression indûment masqués par une rhétorique humaniste. En montrant comment, à chaque période qu’il étudie, le droit s’articule à la cosmologie et l’anthropologie de son époque, Foucault fait indéniablement bien plus que dénoncer une idéologie répressive, même si les attendus de sa réflexion demeurent assez largement implicites.
Ainsi, en schématisant, l’épreuve a initialement joué dans ses travaux le rôle d’un opérateur critique à l’égard de l’idéal d’une justice caractérisée par son impartialité et son impersonnalité, avant que cette critique ne se recentre sur la problématique plus spécifique de l’aveu, considéré tout à la fois comme la pièce maîtresse et (de ce fait même) comme le talon d’Achille du système pénal moderne.
Dans ce déplacement peut se lire, on l’a vu, une nette prise de distance à l’égard du modèle de la guerre pour analyser les rapports de pouvoir. De fait, si toute entreprise de fondation du pouvoir sur un savoir est sujette à caution, l’épreuve n’est pas en elle-même plus légitime que l’enquête pour justifier la décision judiciaire. Il s’ensuit que l’entreprise critique, en tant que dimension du travail philosophique en général, n’a pas à être a priori indexée sur le modèle militant de l’épreuve de force.
Toutefois, cette prise de distance à l’égard de la « justification par la lutte » a pour corollaire la mise en place d’un nouveau dispositif théorique, celui d’une dramaturgie du système juridico-pénal en tant que tel, dont les implications quant au rapport entre pouvoir et vérité doivent être clarifiées.
Il est évident que, pour Foucault, il n’y a pas grand-chose à attendre des raffinements des procédures inquisitoriales (du type de la police scientifique, si prisée par les séries télévisées contemporaines) si l’on cherche à raffermir la vérité de la décision judiciaire et à garantir les individus contre l’arbitraire en matière pénale. Plus encore, Foucault opère une critique radicale de l’expertise psychiatrique, dont la fonction est plutôt de combler un vide structurel plutôt que d’éclairer la décision du juge (à laquelle elle aurait d’ailleurs tout bonnement tendance à se substituer). Mais c’étaient là déjà des acquis du mouvement qui va des Leçons sur la volonté de savoir à Surveiller et punir. En revanche, ce que tend à montrer le glissement théorique des années ultérieures, occulté par des changements apparents de périodisation (Moyen Âge et Antiquité), c’est que les élaborations théoriques de justification du pouvoir par le savoir sont toujours essentiellement précaires : c’est donc en définitive l’Histoire elle-même qui joue le rôle d’une épreuve pour les modes de véridiction et de juridiction.
Les relations de la vérité au pouvoir apparaissent donc beaucoup plus variées que le simple couple de la décision souveraine (qui opère la légitimation circulaire du savoir et du pouvoir) et de la révolte qu’elle suscite. Car la fragilité des rapports de pouvoir induit la possibilité d’en faire l’épreuve, en lui opposant simplement d’autres types de rapport à la vérité, quitte à ce que ceux-ci le subvertissent en s’y combinant plutôt qu’en le renversant purement et simplement. Cette possibilité d’une authentification de son action par une épreuve assumée individuellement, qu’exploreront les dernières leçons de Foucault au Collège de France, constitue indéniablement un glissement vers l’éthique (comme cela est le plus souvent interprété), mais doit également se comprendre comme une véritable réflexion sur les conditions de possibilité d’un ordre juridique, lesquelles sont évidemment moins éthiques que politiques.
Dès lors, tout se passe comme si Foucault mettait en place les conditions d’un rapport authentique à la vérité judiciaire, qui serait en quelque sorte l’inverse exact de celui typifié par la décision souveraine. Dans le paysage philosophique contemporain, il tracerait en quelque sorte les voies d’un anti-schmittisme original, distinct tout aussi bien des normativismes kelsénien et habermassien, que des entreprises de dévoilement réaliste des structures sociales de la décision judiciaire, par le biais d’une méditation, particulièrement documentée historiquement, sur les possibilités d’une contestation politique des modalités de la preuve en justice.
Thomas Boccon-Gibod
Maître de conférences en philosophie du droit (Université Grenoble Alpes, IPhiG)