L’évaluation de la preuve scientifique
1. Introduction
La rapide prolifération des technologies et l’avancement des connaissances scientifiques, de plus en plus utilisées dans les expertises judiciaires, ont vite conduit les juristes à se confronter au manque d’outils normatifs permettant d’établir des règles d’évaluation et d’appréciation de ces nouvelles technologies. À défaut de règles – qu’elles soient légales ou jurisprudentielles –, les juges européens ont interprété leur rôle de façon très différente : d’un côté, ils ont adopté une attitude de déférence face aux opinions des scientifiques ; de l’autre, ils ont essayé d’évaluer eux-mêmes la scientificité des théories.
En outre, l’évaluation de l’expertise dans le procès représente bien plus qu’un problème de réglementation procédurale, la raison de ce vide normatif étant la difficile mise en forme d’un problème philosophique au carrefour de l’épistémologie, de la philosophie du droit et de l’histoire de la pensée scientifique.
Comme on le verra par la suite, une fois établis la fonction et les pouvoirs du juge dans l’évaluation de la scientificité de la théorie revendiquée par un expert, le problème relatif à la notion de méthode scientifique s’impose.
Nous montrerons d’abord que le rôle du juge fait l’objet de deux interprétations opposées de la part des juges français et italiens, pour examiner, dans un second temps, la jurisprudence américaine. La définition que donne le célèbre arrêt Daubert du juge comme « gate keeper », c’est-à-dire comme garant de la méthode scientifique, sera ensuite analysée. À cet égard, nous envisagerons la possibilité que ce modèle représente une troisième voie entre l’attitude du juge « autonome » et celle du juge « récepteur », tout en accomplissant une véritable coopération entre droit et science.
Étant donné l’importance considérable de ces enjeux, on comprend difficilement pourquoi la philosophie du droit n’a plus, depuis longtemps, étudié la preuve en général, et l’expertise en particulier.
S’il est vrai que ce champ suppose des connaissances dans plusieurs domaines – l’épistémologie et l’histoire de la pensée notamment –, le noyau théorique de ces questions est d’abord juridique, de telle sorte que la théorie du droit peut participer à clarifier les termes du débat sur l’expertise.
2. Deux modèles de juge : « apprenti sorcier » et « récepteur »
Les codes de procédure d’Europe continentale contiennent des normes qui visent à régler le processus de réception d’une expertise dans le procès. Née pour compléter les connaissances du juge relatives aux faits judiciaires, l’expertise est marquée dès l’origine par la relation asymétrique qui préside à la commande : le juge sollicite un expert pour intervenir dans le procès, en lui demandant un service. Dans les systèmes romano-canoniques, le juge est libre de déterminer l’usage qu’il fera des informations produites dans le respect des règles de procédure.
Cela explique le traitement réservé à l’expert par les juges continentaux. Si le maître du procès est toujours le juge, peritus peritorum en vertu du seul savoir qui détermine la prise de décision – c’est-à-dire son expertise juridique –, il pourra en toute légitimité moduler comme il le souhaite l’évaluation de l’expertise. Michele Taruffo parle à ce propos d’un « paradoxe de l’expertise » : lorsque le juge est déjà muni – en tant que peritus peritorum – des outils pour connaître les faits judiciaires, on ne comprend pas les raisons de son recours à l’expertise.
Il arrive ainsi de retrouver une interprétation littérale de cette expression parmi certains juges qui prennent au sérieux leur rôle de periti peritorum, soit en refusant l’expertise sans le justifier, soit en produisant de façon autonome des jugements de nature scientifique. En ce dernier cas, Taruffo définit le juge comme un « apprenti sorcier », en soulignant sa volonté de se substituer à l’expert, sans pourtant maîtriser les connaissances scientifiques requises.
Cette attitude semble assez répandue en France, où certains juges ont tendance à prendre des libertés face aux experts. On est donc parfois confronté à des décisions où les juges ont eux-mêmes recours aux éléments scientifiques produits dans le procès, écartant l’expertise et donnant ainsi leur propre interprétation de ces éléments. Cela est arrivé dans certains cas de faute médicale, pour lesquels, à partir des mêmes données scientifiques, le lien causal entre l’acte médical (la vaccination par exemple) et la maladie a été évalué différemment par les juges et les experts.
Une autre hypothèse apparaît lorsque le juge considère que certaines connaissances scientifiques sont acquises au sens commun, au point d’être devenues un « fait notoire ». Il appartient alors aux juges de les apprécier en tant que fait. Ce dernier argument a notamment été très utilisé pour attester du pouvoir cancérigène de l’amiante, que les juges ont souvent considéré comme une notion de sens commun. De plus, il faut bien souligner que le recours aux experts a longtemps été envisagé comme facultatif en Italie, à l’appui d’une interprétation littérale du Code de procédure pénale italien, qui donne au juge le « pouvoir » de demander une expertise.
Inversement, on trouve de très nombreux cas dans lesquels les juges accordent une confiance totale aux experts. Plus encore, dans les domaines où les connaissances scientifiques sont moins intelligibles, les juges renoncent parfois à leur rôle de periti peritorum, en se bornant à exprimer une vague appréciation des résultats de l’expertise. Le juge ne fait ainsi que recevoir un savoir « clef en main », en avouant une distance épistémologique infranchissable entre la logique judiciaire et la logique scientifique.
Il n’est donc pas étonnant de lire des commentaires dénonçant la dérive scientiste de l’expertise ou bien – et cela ne contredit pas la première affirmation – le retour à la logique de l’ordalie. Étant donné que le résultat de l’expertise échappe à la compréhension du juge, le risque est que la résolution du procès soit complétement dépendante d’un élément extérieur, à l’instar de l’ordalie, qui détermine le jugement sans que le juge ne puisse avoir prise sur lui.
Cette attitude est fréquente dans les cas de preuves neuroscientifiques, auxquelles fait référence la loi de de la bioéthique (7 juillet 2011), la France étant pionnière en la matière. Permettant d’observer le cerveau lorsqu’un individu exécute une tâche, les neurosciences cognitives font l’objet d’un profond intérêt de la part du droit de l’expertise. Les techniques d’imagerie cérébrale (imagerie à résonance magnétique, tomographie à émission de positrons, électroencéphalographie, etc.) promettent en effet de détecter l’existence d’un trouble mental sur une base neurobiologique, et ainsi de démontrer l’irresponsabilité pénale ou la responsabilité réduite, de détecter le mensonge ou bien le souvenir, de quantifier la douleur en regardant l’activation de certaines zones du cerveaux.
Cette promesse de sûreté dans des domaines incertains comme la psychiatrie a vite conquis les juges italiens qui détiennent une singulière primauté en Europe dans l’utilisation de l’expertise neuroscientifique.
Dans l’arrêt rendu par le juge du Tribunal de Como en 2011, on peut lire que les techniques de neuroimaging, utilisées comme preuve pour attester de l’infirmité du défendeur, sont envisagées comme des procédures objectives et fiables, dans la mesure où elles sont basées sur des données évidentes. Et cela même si l’appréciation du juge pourrait paraître, au premier abord, active et critique : le juge nie l’exceptionnalisme neuroscientifique, en assurant qu’il ne s’agit pas d’une révolution dans le domaine du droit de la preuve. Il se contente cependant d’évaluer la méthode de présentation de l’expertise, et non la méthode utilisée pour établir le diagnostic ou obtenir le résultat, c’est-à-dire l’autobiographical implicit association test.
Ces deux approches que sont l’autonomie normative des juges déguisés en scientifiques et la délégation totale et insouciante de juges « récepteurs » témoignent d’un lien étroit entre science et droit, voire – et cela peut surprendre – d’une démarche convergente.
Certes, en utilisant les catégories heuristiques de Sheila Jasanoff, nous ne pourrions appeler « séparatiste » que la seule approche des juges récepteurs : l’utilisation passive de la science présuppose une séparation tranchée entre droit et science. Selon cette approche, la science est réputée être un champ neutre où les scientifiques, libres de tout conditionnement de nature normative, arriveraient à saisir la vérité. C’est l’idée de Sheila Jasanoff lorsqu’elle écrit :
Pour préserver l’intégrité de la science, il faut nécessairement ménager à celle-ci un espace déjuridicisé – un espace dans lequel la science peut être en accord avec elle-même, débarrassée du biais dû au procès et de la pression qui lui est inhérente pour aboutir à une conclusion.
À l’inverse, l’autonomie des juges « apprentis sorciers » suppose une mise en valeur de la normativité du droit et, plus particulièrement, du procès. Les juges se reconnaissent eux-mêmes comme les titulaires exclusifs du pouvoir de décider non seulement de la quaestio iuris, mais aussi de la quaestio facti. Ce faisant, la science dont ils ont besoin est celle qui aide à trancher le jugement, étant donné que le but du procès est de rendre la justice et non pas de déclarer une vérité, quelle qu’elle soit.
En dépit de ces remarquables différences, les deux approches s’avèrent bien plus proches qu’on ne serait tenté de le croire. Elles présupposent la même incommunicabilité entre champ juridique et champ scientifique. En acceptant l’expertise sans l’évaluer, ou bien en l’écartant, les juges ne font pas l’effort de comprendre la logique scientifique. En effet, ils considèrent qu’il n’est pas possible d’avoir accès à la rationalité scientifique et ainsi de l’évaluer. Néanmoins, il convient de remarquer que, au-delà de deux approches distinguant le droit de la science, ces dernières années témoignent de conflits internes à la communauté scientifique même, lorsqu’une même technique – comme la détection de la mémoire – n’est réputée fiable que par une partie des scientifiques.
Le problème pour le droit, comme Jasanoff l’a montré, est alors de gérer la science en termes de conditions d’incertitude.
3. Une « étrange histoire de la philosophie » : le droit de l’expertise aux États-Unis
La conscience de cette conflictualité endémique de la science est notamment à l’origine de l’évolution normative qu’a connu aux États-Unis le droit de l’expertise, et destiné à produire des effets bien au-delà de ces frontières.
Comme l’a justement remarqué Mathias Girel, cette démarche ressemble « à une étrange histoire de la philosophie », dans la mesure où elle prend en compte la mutation épistémologique menée par la philosophie des sciences à partir des années 1960.
Jusqu’aux années 1970, le standard d’évaluation de la preuve scientifique avait en effet été celui de l’acceptation générale. L’arrêt Frey de 1923 avait établi une identification de type positiviste entre vérité scientifique et acceptation générale, sans se soucier de la méthode appliquée. Les juges évaluaient la nature scientifique d’une théorie en vérifiant le consensus à l’intérieur de la communauté scientifique :
Si les juridictions peuvent admettre des témoignages d’experts tirés de principes scientifiques ou de découvertes largement reconnus, il importe que l’élément à partir duquel cette déduction est faite soit suffisamment établi pour avoir recueilli l’acceptation générale dans le domaine auquel il appartient.
Cette attitude engage une déférence totale envers la science, à l’instar des « juges récepteurs » que nous avons décrits plus haut. Or, au-delà du principe mobilisé – celui du séparatisme –, cette approche entraîne de nombreux problèmes relatifs à son application pratique. Comment déterminer si une théorie emporte l’acceptation générale des scientifiques ? Et comment différencier un charlatan d’un scientifique ?
L’incertitude suscitée par la règle Frey a donc conduit à la rédaction, en 1975, des Federal Rules of Evidence, et plus particulièrement de la Règle 702 qui prévoit des critères d’évaluation très larges :
Si un savoir scientifique, technique ou tout autre savoir spécialisé est susceptible d’aider le jury à comprendre un élément de preuve ou à établir un fait litigieux, un témoin qualifié d’expert en raison de son savoir, sa compétence, son expérience, sa pratique ou sa formation, peut témoigner à ce sujet sous la forme d’une opinion ou autrement.
Avec cette règlementation, le principe d’admissibilité d’une expertise devient celui de l’utilité pour le jugement. Aucune référence n’est faite au fonctionnement de la science, tout est laissé à la libre interprétation des juges (suivant un principe très proche de celui des juges « apprentis sorciers »).
Il n’est donc pas étonnant que la critique menée par Peter Huber in Galileo’s Revenge – selon laquelle les Federal Rules of Evidence auraient ouvert la route à la junk-science – ait vite conduit à introduire des critères de démarcation plus spécifiques.
Ces critères ont été énoncés en 1993 par la Cour suprême des États-Unis, qui a ainsi accompli un véritable bouleversement. Le cas soumis au juge était un cas typique de responsabilité médicale : il s’agissait de déterminer l’existence ou non d’un lien causal entre l’administration d’un médicament anti-nausée pendant la grossesse et la phocomélie du nouveau-né. Les parents des victimes (dont le petit Daubert) avaient produit un certain nombre d’expertises, dans lesquelles les experts s’étaient appuyés sur une théorie tout à fait originale, tirée d’études in vitro résultant d’expérimentations animales et d’analyses toxicologiques. De leur côté, les experts de la Merrell Daw niaient le lien de causalité sur la base d’études publiées portant sur 130 000 cas.
Les juges de première instance et les juges d’appel avaient utilisé le standard Frey pour nier la scientificité de la théorie soutenue par les experts des victimes, ce qui a conduit ces dernières à introduire un recours auprès de la Cour suprême.
La Cour, qui ne résoudra pas la question, profite de ce litige pour clarifier un secteur qui demandait à être réformé. Elle affirme que l’acceptation générale invoquée par la Cour d’appel avait été écartée par les Federal Rules of Evidences, qui, cependant, ne donnaient pas de définition du « savoir scientifique ». Selon la Cour, le juge, qui doit revêtir le rôle de « gate-keeper » et donc de gardien de la méthode scientifique, est tenu d’exprimer l’évaluation de la scientificité d’une théorie ou d’une thèse en s’appuyant sur quatre critères.
Ces critères, qui se définissent comme des indices non exclusifs, c’est-à-dire concourant à la détermination de la fiabilité (« reliability ») de la théorie, sont : (1) la testabilité de la théorie, c’est-à-dire son aptitude à être soumise à une expérience scientifique qui puisse la confirmer ou la nier (la « réfutabilité » au sens poppérien) ; (2) la publication au sein de revues scientifiques de la théorie suite à une procédure de révision entre pairs (peer review) ; (3) la connaissance du pourcentage d’erreurs des techniques scientifiques ; (4) de façon subsidiaire, l’acceptation générale de la communauté scientifique.
Le juge est ainsi chargé d’un rôle actif, et pourtant très éloigné de l’image d’« apprenti sorcier » dont nous avons parlé. L’évaluation de la scientificité fait bien partie de ses attributions, mais il n’est pas libre de choisir la théorie la plus convaincante : il doit juger en appliquant les critères spécifiques énoncés plus haut.
Nous serions tentés de voir l’arrêt Daubert comme la réalisation d’une véritable alliance entre droit et science : le juge partage avec les scientifiques une rationalité commune et, en vertu de cette rationalité, il est autorisé à juger de la scientificité d’une théorie. Il est ainsi enfin dégagé des rôles opposés d’« apprenti sorcier » ou de « récepteur » même si, pour les raisons que nous avons indiquées, il peut contrôler le jugement de la quaestio facti en pleine légitimité.
À cette fin, les juges américains reçoivent une formation scientifique grâce au Reference Manual on Scientific Evidence qui contient les principes généraux des disciplines scientifiques les plus fréquemment mobilisées dans le procès.
Toutefois, l’arrêt Daubert soulève un certain nombre de questions encore irrésolues : est-ce que vérifier la présence de quatre indices équivaut à maîtriser la méthode scientifique ? Ou encore : est-ce que la validité scientifique se réduit aux critères énoncés par Daubert ?
4. Critiques des critères Daubert
Ces questions entraînent deux ordres de réflexions. D’un côté, il s’agit de mettre en question le rôle du juge, en évaluant ce qu’il peut faire en termes de capacité (maîtrise-t-il la méthode scientifique ?) et ce qu’il doit faire en appliquant un principe (quel est le modèle de juge et de jugement auxquels nous faisons référence ?).
On pourra donc apprécier le principe qui a inspiré l’arrêt Daubert en chargeant le juge de l’évaluation de fiabilité de la théorie présentée par les experts, on soumet chaque partie du jugement à sa responsabilité, puisque le juge est censé apprécier lui-même la scientificité de la théorie scientifique et en rendre raison dans la motivation.
Pourtant, il est tout à fait légitime de douter des capacités du juge à accomplir cette tâche « héroïque ». Mathias Girel s’est demandé si les juristes seront prêts à confier la résolution d’une question juridique très difficile aux scientifiques. On peut d’ailleurs également lire ce scepticisme, à l’époque de Daubert, dans l’opinion dissidente du juge Rehnquist, Président de la Cour suprême des États-Unis, qui se disait incapable de comprendre le concept de réfutabilité.
Par ailleurs, c’est la méthode scientifique telle qu’elle a été représentée dans l’arrêt Daubert qui soulève des critiques. Les références explicites à Popper et à son concept de réfutabilité ont fort étonné les philosophes des sciences. Avec l’idée de réfutabilité, Popper s’était en fait éloigné du positivisme viennois et de sa confiance en la possibilité de saisir une connaissance objective. Ce qui a été mal interprété par les juges de la Cour suprême est justement la fonction du concept de réfutabilité, qui permettait à Popper de faire la distinction, non pas entre la bonne et la mauvaise science, mais entre la science et la métaphysique. Selon Popper, une théorie qui n’est réfutable par aucun fait envisageable est dépourvue de caractère scientifique. C’est la possibilité qu’un fait puisse contredire la théorie qui en détermine la scientificité, la réfutabilité étant précisément cette possibilité qu’une corneille blanche – avec l’efficace expression de Popper – réfute la proposition « toutes les corneilles sont noires ». Le critère de la réfutabilité ne permet donc pas de discerner entre propositions scientifiques vraies et propositions scientifiques fausses, mais seulement d’écarter les propositions non scientifiques. Il est donc surprenant que l’on demande aux juges de considérer la réfutabilité d’une théorie au sens poppérien pour savoir si la théorie proposée est scientifiquement bonne ou mauvaise.
D’autres problèmes se posent pour les trois critères suivants. Il peut y avoir des théories scientifiques formulées à une époque où la publication soumise à l’évaluation par les pairs (peer review) n’était pas diffusée (deuxième critère). Le troisième critère, celui de la connaissance du pourcentage d’erreurs, ne spécifie pas le niveau de ce pourcentage. Et le quatrième critère ne fait que reproduire la formule Frey, qui a conduit plusieurs juges, malgré Daubert, à se cantonner à la vérification de l’acceptation générale (« general acceptance »).
De plus, la mauvaise interprétation de la méthode scientifique entraîne une question relative au rôle même du juge. Si la méthode scientifique « en quatre critères » n’est pas vraisemblable, comment répondre à la question relative aux compétences scientifiques requises par le juge ? Quelle méthode est censée suivre le juge ? Face à ces questions, on peut partager l’avis de Sheila Jasanoff, pour qui Daubert ne serait qu’une tentative manquée de poursuivre la « co-production ». En donnant une vision aussi schématique de la méthode scientifique, la Cour aurait autorisé les juges à créer leur propre science : « En exhortant les juges à s’en remettre à l’autorité scientifique, la Cour a donné aux juges de nouvelles ressources pour inscrire dans le droit l’idée préconçue qu’ils se font de la science ».
5. Une troisième voie : au-delà de Daubert
Malgré les nombreux problèmes soulevés par l’arrêt Daubert, il faut bien reconnaître son extraordinaire autorité, qui dépasse les frontières américaines.
Cette autorité repose, à notre avis, sur la Wirkungsgeschichte de Daubert, c’est-à-dire sur l’histoire des effets qui ont surmonté les intentions de la Cour, y compris la mauvaise interprétation de Popper.
Comme Susan Haack l’a montré, les juges fédéraux ont eu une interprétation large de l’arrêt Daubert. D’un côté, en ayant mal compris le concept de réfutabilité, ils ont évité la dérive sceptique de la théorie poppérienne, suivant laquelle il est bien difficile de distinguer entre proposition scientifique vraie et proposition scientifique fausse. Pour les juges fédéraux, la notion de réfutabilité signifie non pas la possibilité abstraite qu’une théorie soit réfutée, mais qu’elle ait été effectivement testée, et que les tests se soient bien déroulés.
D’un autre côté, les juges ont plutôt valorisé la notion de « fiabilité », très différente de la validité scientifique. Les arrêts de la Cour suprême qui ont suivi Daubert vont d’ailleurs en ce sens : l’arrêt Joiner (1997), qui a précisé que les experts doivent expliquer comment la méthodologie adoptée soit capable de combler le « fossé » entre la preuve et ses conclusions ; l’arrêt Kumho Tire (1999), qui a élargi le contrôle de fiabilité à l’application concrète de la thèse scientifique.
Cette démarche est aussi visible dans la jurisprudence italienne qui a, de manière explicite, eu recours aux critères Daubert.
L’arrêt Cozzini, rendu par la Cour de Cassation en 2010, a emprunté à Daubert le même principe : le juge, pour la Cour italienne, est « gardien et garant » de la connaissance des données factuelles exprimée dans le procès. Or, les finalités pour lesquelles l’arrêt Cozzini et l’arrêt Daubert ont été rendus sont bien différentes. La préoccupation de Daubert était justement d’éviter que des expertises très peu fiables, proposées par les experts, soient transmises au jury (chargé d’évaluer les faits dans le système procédural américain), alors que l’arrêt Cozzini vise à éviter que les juges pénaux tiennent pour vraies des données ne satisfaisant pas les standards normatifs d’évaluation de la preuve comme celui d’être « au-delà de tout doute raisonnable » (« beyond any reasonable doubt »).
Comme l’on a vu pour Daubert, la difficulté interprétative demeure dans la double articulation du problème de l’évaluation de la preuve scientifique. Les principes relatifs au modèle du juge mobilisé – dans ce cas celui du « gate keeper » – entraînent la question inéludable de la définition de la méthode scientifique. À ce propos, la méthode telle que la conçoit la Cassazione se définit toujours à partir de la récurrence de certains critères.
Toutefois, les paramètres que le juge devra d’évaluer sont, d’un côté, liés aux qualités personnelles de l’expert : il doit être une personne reconnue de la communauté scientifique ; il doit être indépendant ; les buts de sa recherche ne doivent pas être commerciaux. D’un autre côté, le juge est appelé à évaluer la qualité objective de la recherche dans les termes suivants : son ampleur, sa rigueur, son objectivité, le degré de confirmation que les faits garantissent à la thèse, la discussion critique soulevée par l’énonciation de la thèse, son attitude à fournir un modèle explicatif consistant ; le consensus dont la thèse fait l’objet dans la communauté scientifique.
Tout en n’épousant pas une philosophie des sciences déterminée, la Cour italienne détermine donc un ensemble d’éléments qui permettent de se faire une idée de la méthode à l’oeuvre, qui s’avère en réalité très éloignée de l’image de la science en « quatre critères » proposée par Daubert.
Ce modèle reconnaît la science comme le résultat d’une véritable entreprise, où la confrontation critique garde un rôle fondamental, d’où la pertinence de la discussion à l’issue de la présentation de la théorie et la prise en compte des différentes opinions à l’intérieur de la communauté scientifique.
Or, la finalité, différente de celle de Daubert, consiste à éviter que les juges pénaux tiennent pour vraies des données ne satisfaisant pas les standards normatifs d’évaluation de la preuve. Par conséquent, l’activité d’évaluation de ces critères est issue d’un jugement complexe qui ne se borne pas à la simple vérification de leur récurrence. La fiabilité d’une théorie scientifique, dans l’intention de la Corte di Cassazione, implique une pondération des critères qui ne se réduit pas à un simple calcul. À défaut de ces deux critères – indépendance et approbation de toute la communauté scientifique –, le juge peut malgré tout trancher la question de la scientificité en prenant en compte d’autres critères comme le fait que l’expérience scientifique se soit bien déroulée et que les données scientifiques confirment la thèse formulée.
En outre, puisque l’arrêt vise à réglementer le régime de la preuve dans le procès pénal, il faudra toujours veiller à ce que le standard probatoire du « au-delà de tout doute raisonnable » (« beyond any reasonable doubt », BARD), emprunté par les juges italiens à la jurisprudence américaine, soit respecté.
Cela implique, par exemple, que, face à deux théories concurrentes et suffisamment fiables, il faudra choisir la théorie la plus favorable à l’accusé, en raison du favor rei.
L’arrêt Cozzini présente certes des questions ouvertes relatives surtout à sa dimension procédurale. Toutefois, il nous semble que le sens de la réinterprétation de Daubert par les juges italiens est à saluer. Le modèle du juge « gardien et garant » de la méthode scientifique se présente comme une possible troisième voie, où le juge est poussé, non pas à raisonner comme un scientifique – selon la critique formulée contre Daubert –, mais à évaluer la logique suivie par les scientifiques. Il ne s’interdit pas de formuler ses propres théories suivant le modèle du juge « apprenti sorcier », mais il doit apprécier la fiabilité d’une théorie tout en la soumettant à une évaluation de deuxième ordre, qui prend en compte les standards d’évaluation normatifs.
Il y a donc toujours un espace pour le raisonnement pratique du juge, auquel la preuve scientifique ne se soustrait pas. Cela signifie que la preuve scientifique, aussi fiable soit-elle, sera toujours une preuve faisant l’objet d’une évaluation par le juge.
Alessia Farano
Alessia Farano est chercheuse contractuelle à l’Université Luiss Guido Carli de Rome. Elle est autrice de La responsabilità giuridica alla prova delle neuroscienze, Bari, Cacucci, 2018.