Introduction

 

Le stalinisme et ses avatars nous ont volé les utopies. Il est bien connu que c’est dès 1944 qu’Friedrich August von Hayek publia The Road to Serfdom (« La route de la servitude »), livre dans lequel il identifiait plus ou moins le national-socialisme, le fascisme et le socialisme de l’Union Soviétique. Son livre The Constitution of Liberty est devenu l’un des manifestes du néo-libéralisme. Margaret Thatcher en disait : « This is what we believe ». Mais cette idéologie n’était pas nécessaire pour faire perdre tout crédit au socialisme étatique. Les cruautés de l’Archipel Goulag suffisaient à cela. Ceci étant, l’inhumanité d’un capitalisme débridé est devenue si manifeste que même Josef Ackermann, le chef de la Deutsche Bank, estime que des contrôles contre les « excès » des marchés financiers sont nécessaires. Mais on peut douter que l’élimination de quelques excès soit suffisante ou même qu’elle soit possible. La crise financière et économique mondiale actuelle semble seulement le symptôme visible d’un profond malaise.

Dans cette situation, l’anarchisme, comme exigence d’optimisation d’une société libre et juste, n’acquiert pas par hasard un nouveau pouvoir d’attraction, dans la mesure où il permet d’offrir une utopie possible, un objectif de développement politique qui n’a pas encore perdu sa crédibilité. L’utopie, ici, n’est pas à comprendre comme un modèle normatif de société idéale mais comme l’injonction à critiquer systématiquement toute violation de liberté, toute forme d’injustice et toute forme d’incurie envers les défavorisés. Ce n’est pas une idée totalement nouvelle. L’anarchisme est souvent considéré comme la recherche d’une synthèse entre le socialisme et le libéralisme, synthèse qui a pour objectif de mettre en commun les principes de la liberté et de l’égalité et de les considérer comme d’égale valeur en droit. Cette synthèse ne croît pas d’elle-même mais, lorsqu’elle est positive, elle est le résultat d’un équilibre dynamique entre la liberté individuelle et les exigences de la justice. La réalisation de cet équilibre est la tâche du corps politique.

La version que je propose de l’anarchie « éclairée » se distingue de la plupart des projets alternatifs en ce qu’elle prend son point de départ dans le libéralisme égalitaire. Cela se fonde sur le fait que si la contrainte apparaît prima facie comme quelque chose de mauvais, on ne peut néanmoins pas espérer pour tout de suite une cohabitation des hommes entièrement libres de toute contrainte. De ce fait, la contrainte devrait être exercée au moins mutuellement et avec tous les mécanismes possibles de protection des individus. Cette protection est cependant davantage possible dans le domaine public que dans nombre d’autres domaines où les hommes sont soumis depuis toujours à des oppressions sexuelles, familiales, religieuses et économiques. L'hypothèse selon laquelle l'État, au moyen de son appareil répressif, soutiendrait de telles oppressions de la vie s'est révélée, ces dernières années, d'une grande fausseté, comme l'atteste le fait que l'on peut utiliser l'État démocratique, libéral et social contre les oppressions « privées ». L’État conserve ainsi sa légitimité en présentant la condition de possibilité de son abolition, mais également de l’abolition des formes traditionnelles ou des formes nouvellement établies de l’oppression.

Cette approche procède, apparemment, d’une conception du libéralisme plus orientée vers la protection des droits de l’individu que vers l’utilité économique. Ce libéralisme est davantage celui de Rawls, de Nussbaum, ou même peut-être de Mill, que celui de Hayek. Le programme de l’anarchie éclairée implique la confrontation et la connexion, à la fois continues et insolubles, entre des éléments collectivistes et individualistes dans la société, tout particulièrement dans la société moderne. Néanmoins cela peut impliquer de préserver la liberté économique, si elle se montre d’avantage pour le bien commun. Il faut donc mener une recherche sur les différentes significations du concept de liberté et sur celles des exigences des collectifs. Dans ce qui suit, je vais commencer par montrer que les concepts traditionnels de liberté positive, de liberté négative et de liberté républicaine ne sont pas, en un sens déterminé, inconciliables. Au sein d’un État constitutionnel démocratique, ils doivent se compléter pour pouvoir se développer pleinement. Ensuite, je montrerai comment, dans cette interprétation, s’articulent les conceptions de la liberté qui sont présentes dans la discussion contemporaine. 

 

I. Liberté positive et autonomie kantienne

 

La liberté positive doit garantir l’autonomie, l’autodétermination dans la sphère politique. Dans des termes plus simples, on doit expliquer d'une manière ou d'une autre en quoi l’individu peut avoir raison de considérer comme siennes les décisions de la communauté auxquelles il est soumis. Il s’agit de voir comment le concept d’autonomie peut être transposé dans le domaine politique. Nous examinerons donc les effets qu’exercent sur la situation politique concrète les différentes interprétations que l’on peut donner de la relation entre l’autodétermination individuelle et l’autodétermination collective.

Comment peut-on concilier l’autonomie individuelle avec l’existence de lois contraignantes au sein d’un système juridique étatique ? Cela est possible dans une certaine mesure par la création d’un domaine dans lequel les lois se taisent – ce qui permet à l’autonomie de demeurer intacte. La liberté positive, au contraire, offre à l’individu la possibilité de collaborer à la création des lois auxquelles il est soumis. Bien connues sont les formulations classiques de cette version de la liberté positive chez Rousseau. De même, Kant accorde au citoyen de l’État le droit « de n’obéir à aucune autre loi que celle à laquelle le citoyen a donné son assentiment ». Kant souligne que le citoyen ne sacrifie pas une partie de sa liberté innée, mais qu’il abandonne plutôt totalement sa « liberté sauvage et sans loi » pour la retrouver non amoindrie dans l’ordre légal.

Chez Rousseau comme dans l’éthique kantienne, l’autonomie du sujet et sa soumission à la loi morale sont non seulement conciliables, mais elles ont précisément la même signification. Toute réserve eu égard à la loi, tout domaine de « liberté sauvage et sans loi » qui seraient réservés à l’individu, ouvriraient la porte à une invasion de la contrainte de l’arbitraire et de l’absence de liberté. Face à cette (auto)législation, il ne peut y avoir aucun espace qui soit libre de tout droit.

On trouve la contrepartie de cette manière de voir dans la conception, présente chez Beccaria, selon laquelle l’individu, en acceptant les termes du contrat social, n’abandonne de sa liberté que ce qui est nécessaire à la préservation de l’ordre public – ce qui comprend une part de liberté négative. Une des conséquences, et non des moindres, de cette conception de la liberté est la remise en question du droit de la communauté à condamner à mort un individu. Et, de fait, il existe des domaines de notre existence qu’intuitivement nous ne confierions jamais à une si grande majorité, des domaines dans lesquels nous possédons des droits de l’homme « inaliénables », selon la conception qui est actuellement dominante.

L’abandon complet, chez Kant, de la liberté sauvage et sans loi ne signifie pas cependant que l’individu ne serait libre qu’à l’égard de ce qui est explicitement autorisé par la loi générale. On sait que, pour Kant, « toute action est juste qui peut faire coexister la liberté de l’arbitre de chacun avec la liberté de tout autre selon une loi universelle ». La discussion relative à l'affirmation selon laquelle la liberté positive, faisant de l'individu le coauteur des décisions politiques, serait la seule liberté d'importance politique porte donc moins sur la question de savoir pour quelles actions l’individu est libre que sur celle de savoir s’il existe une sphère « pré-étatique » dans laquelle même le législateur démocratique ne pourrait pénétrer. Même si, dans le champ de l’éthique, l’autonomie comme auto-législation morale peut sembler être une explication plus attractive de la liberté que l’autonomie comme auto-détermination arbitraire, il n’est pas du tout certain que, dans le champ politique, le refus d’une telle sphère d’auto-détermination puisse favoriser la liberté positive. Dans un monde multiculturel, mais en principe dans chaque société ouverte, les choix des maximes subjectives qui doivent être jugées par le critère de l'impératif catégorique peuvent différer. C’est pourquoi il faut laisser un espace à la discussion où les individus forment leurs jugements et leurs maximes en dehors de la portée de la loi. Ce n’est qu’avec cette garantie qu’on peut parler de la participation des individus, de leur autodétermination politique et de leur liberté positive.

La liberté positive comme autonomie contient déjà, dans un certain sens, des exigences collectives car elle est liée à l’obligation morale de suivre les lois dont l’individu est le co-auteur. Reste la question de savoir si on peut ou doit accepter des espaces de liberté négative comme zones de non-intervention. D’où la nécessité de s’interroger sur ce qu’il faut entendre par « liberté négative » et la nécessité de déterminer en quel sens ce type de liberté est requis lorsqu’on défend une conception de la liberté comme auto-détermination. 

 

II. Liberté négative pure et liberté comme permission

 

La liberté à l’égard d’une tutelle non nécessaire, la liberté négative, est comprise comme étant la liberté libérale classique, le « silence des lois », selon l’expression de Hobbes. L’« indépendance vis-à-vis de l’arbitraire contraignant d’un autre individu », selon l’expression de Kant, est ainsi étendue à la liberté à l’égard de l’intrusion de l’État et de la sphère publique. C’est le type de liberté qu’Hayek défend. Néanmoins, il convient d’opérer certaines distinctions pour éviter les multiples malentendus qui ont conduit à considérer la libre circulation des biens et du capital comme le cœur de la liberté propre au libéralisme, afin de protéger les moyens de production face au prolétariat, ou encore pour éviter les malentendus qui ont conduit à l’assimiler à la frivolité sexuelle et à l’abrutissement de la population qu’elle est supposée entraîner.

À cette fin, nous distinguerons ici la liberté en tant que permission, la liberté en tant qu’indépendance et la liberté dite « active » ou « sociale » en tant que marge d’action, que l’on peut considérer comme la garantie et le prolongement au sein de l’État démocratique et social de la liberté en tant qu’indépendance.

Dans un premier sens, la liberté négative dans un cadre politique signifie simplement que l’action concernée n’est pas interdite par la loi. Aucune qualification morale positive n’est liée à la liberté négative en ce premier sens. Il n’y a aucune limite syntaxique ou sémantique à la liaison du mot « liberté » avec les activités les plus diverses.

C’est par la connexion de cette liberté à un système juridique qu’on peut dire, que la liberté de tuer, de torturer, de frauder, de voler ne peut pas avoir de sens au sein d’un tel système juridique, puisque ce système a pour tâche de protéger les hommes. Toutefois, il y avait et il y a encore, au sein de certains systèmes juridiques, des usages, des contrats, voire des lois qui accordent à certaines personnes des libertés que nous considérons comme posant problème. La permission de posséder des esclaves, par exemple, ou encore celle de la polygamie. Il est toujours difficile de déterminer des limites a priori dans l’une ou l’autre de ces directions. D’un côté, on peut difficilement affirmer qu’en plus de ce qui concerne la protection immédiate des êtres humains, certaines manières de se comporter sont nécessairement interdites. D’un autre côté, il n’y a pas de revendications morales ou jusnaturalistes qui serviraient de garantie à de telles libertés. Il y a une restriction générale de la permission selon laquelle celui qui veut interdire quelque chose à quelqu’un doit justifier en quoi cela est nécessaire pour la protection ou pour le bien-être des autres et en quoi ceux qui ne pas sont concernés par l’interdiction ne devraient pas être inquiétés.

La manière de concevoir la relation entre l’autorisation et l’interdiction dans des domaines particuliers de la vie en société devra donc dépendre de différents facteurs, parmi lesquels l’utilité et la nuisance sociale et économique jouent un rôle particulier – relation dans laquelle on doit toujours pouvoir identifier le rapport entre la « société globale » et les individus concernés. Nonobstant l’hypothèse générale en faveur de la liberté, les choses comprises sous la liberté en tant que permission sont si peu pertinentes au plan moral qu’il n’est nécessaire ni de les reconnaître dignes d’être protégées par des moyens supra-étatiques ni de les prévenir via l’usage de moyens légaux.

Comme l’a déjà établi John Stuart Mill, la liberté de commerce, ainsi que l’ensemble de la sphère économique, appartient à ce genre de liberté. Cependant, on admet ici un grand nombre de libertés, dans la mesure où, depuis un siècle et demi, cela s’est avéré avantageux à long terme pour toutes les personnes concernées. Les ententes sur les prix, la formation de cartels et les autres mesures qui, au moyen d’avantages concurrentiels réservés à quelques-uns, ont tendance à miner les opérations économiques libres, avantageuses pour tous, feront toutefois l’objet d’interdictions. Nous reviendrons sur ce type de liberté par la suite.

La liberté sexuelle, actuellement plus grande que par le passé, repose sur la conviction qu’elle ne devrait normalement causer aucun dommage à l’individu ou à l’ensemble de la société. D’un autre côté, même si quelques théoriciens sont convaincus de ses effets providentiels, on n’affirme pas l’existence d’un droit fondamental à la diffusion ou à la consommation de matériel pornographique. Au plus certaines interdictions sont considérées comme des violations de la liberté de la presse, de la liberté de l’art, comme une intrusion dans la sphère privée, etc.

Quoi qu’il en soit, il n’y a pas de conflit entre ce type de liberté et les exigences collectives car il est manifeste que les exigences collectives sont à privilégier si elles sont justifiées. Nous reviendrons aux critères de justification.

 

III. La liberté comme indépendance

 

Il en va tout autrement du type de liberté que l’on désigne également par l’expression de droits défensifs ou de droits de l’homme de première génération, comme la liberté de la presse, la liberté d’expression et d’opinion, la liberté en matière de religion, la liberté de rassemblement, la liberté de circulation, etc. Ces libertés doivent garantir ce qui constitue l’homme en son essence, notamment le fait d’être un zoon logon echon qui peut faire usage de sa raison et qui a la possibilité de s’entendre avec les autres, sur un mode argumentatif ou narratif, afin de chercher sa voie personnelle vers le bonheur, mais aussi ce qui convient à la communauté politique. Le droit à la protection de la vie privée fait également partie de ce type de liberté.

Ces libertés ne sont donc pas du tout neutres sur le plan moral ; elles constituent les droits « inviolables » des individus, dont la préservation peut servir de critère à la légitimité d’un régime, puisque c’est seulement là où elles sont garanties que l’on peut poser, de manière sérieuse, la question de légitimité par le consentement. Dans la mesure où ces droits sont accordés de la même manière à tout individu, leur réalisation requiert également l’égalité politique et juridique. C’est seulement dans cette mesure qu’on peut les considérer effectivement comme des droits de l’homme et des droits civiques, et non comme des privilèges réservés à un groupe. Pour qu’ils puissent se réaliser en que tant que droits susceptibles d’être invoqués en justice au sein d’un système politique, et non pas simplement observés comme une faveur accordée par un monarque ou une minorité dominante, ces droits doivent être reliés à des droits positifs à la liberté possédés par des individus empiriques, donc à des droits relatifs à l’exercice d’une influence sur les décisions politiques. En conséquence, les droits libéraux à la liberté ne sont en contradiction ni avec l’égalité des citoyens ni avec la liberté positive de ces derniers.

La liberté comme indépendance, au sens d’une garantie des droits essentiels à la formation de la volonté, est compatible, bien qu’élaborée différemment du point de vue conceptuel, avec la liberté spécifiquement républicaine comprise comme non-domination, introduite récemment dans les débats par Jean-Fabien Spitz et Philip Pettit. Celle-ci ne coïncide ni avec une simple liberté négative comprise comme maximisation de la non-interférence de l’État, que nous avons ici désignée comme liberté en tant que permission, ni avec la liberté positive. Elle correspond plutôt à ce que Kant avait déjà appelé « l’indépendance par rapport à l’arbitraire contraignant d’un autre individu ». Il s’agit historiquement que personne ne soit le dominium – ici au sens de propriété – d’un autre, ne puisse appartenir à quiconque, parce qu’il serait alors subordonné à son arbitraire. En ce sens, les limites à la liberté ne peuvent être que réciproques et ne peuvent survenir que par des lois universelles. On se situe aussi également à proximité de la conception kantienne du droit défini au sens strict comme contrainte réciproque selon des lois universelles, définition qui implique une domination des lois et non des hommes.

Étant donné qu’on peut admettre que la limitation des principes qui correspondent à la liberté comprise comme indépendance et non seulement comme permission – différence conceptualisée en particulier par Ronald Dworkin – ne peut être l’objet d’une telle législation, ces façons d’aborder le concept de liberté sont relativement proches. La démarche ici choisie rejoint du reste quelques idées inhérentes à ce type de liberté : la protection de la liberté de penser, la libre circulation des personnes, la liberté de la presse, etc., qui supposent la liberté comme non-soumission, mais qui ne sont pas encore impliquées par elle, pour qui s’applique donc quelque chose de semblable à ce qui vaut pour l’idéal d’autodétermination. La spécification plus forte et le lien avec des facultés humaines déterminées conduit à une certaine proximité avec ce qu’on appelle la capability approach, qui implique qu’une forme adéquate de la liberté des hommes doit leur permettre d’avoir une existence conforme à leurs propres facultés, indépendamment de leurs conditions initiales contingentes, qu’elles soient sociales ou naturelles. De ce point de vue, selon la critique d’Amartya Sen à Pettit, la liberté comme non domination est nécessaire mais non suffisante.

En cas de conflit, on va donner la préférence à cette liberté sur les revendications collectives. Cette forme de liberté est aussi dans l’intérêt du collectif, car là où elle manque le collectif perd sa capacité à délibérer et à réformer. 

 

IV. La sphère privée et la liberté sociale

 

La protection de la sphère privée, la préservation d’un domaine dans lequel l’État ne doit pas s’immiscer, occupe également une place particulière dans la théorie du droit. En permettant à l’individu de revendiquer une sphère privée, une zone d’autonomie, on lui laisse le choix de déterminer ce qu’il aimerait voir respecté par la sphère générale. Une série de régulations de la vie quotidienne à des niveaux officiels et semi-officiels, dont chacune est rationnelle et ne lèse aucunement, de manière directe, les droits à la liberté, a également pour conséquence de créer une atmosphère d’étouffement et d’oppression, dans laquelle l’obser­vation des droits effectifs à la liberté offre à peine une qualité de vie acceptable.

C’est précisément ce qui a amené Mill à écrire On Liberty, qui s’adresse autant à l’opinion publique qu’aux autorités étatiques. Il faut donc chercher à atteindre, dans chaque situation concrète, cette ligne où, d’un côté, un accroissement des permissions ferait augmenter de manière disproportionnée les tracas et où, d’un autre côté, une diminution de ces permissions signifierait en regard des agréments reconnus une limitation exagérée de l’espace de mouvement. Dans ce domaine, il faut bien équilibrer les revendications individuelles et les revendications collectives. À cette fin, nous allons nous demander quelles sont les exigences des collectifs qui sont justifiées.

Mais d’abord nous devons prendre brièvement en considération le fait que la liberté factuelle d’orienter son existence selon ses propres projets, incluant la sphère privée, n’exige pas seulement des droits à la liberté et des autorisations formelles, mais également certains outils matériels de base, qui seuls peuvent libérer la marge d’action dévoilée par les libertés formelles. C’est ici où il y a une différence essentielle entre le libéralisme égalitaire des auteurs comme Rawls ou Nussbaum et le libertarianisme de Hayek et de ses successeurs.

Pour que les hommes puissent défendre leurs droits de sauvegarder leur personnalité au sein d’un État moderne, il faut également, selon Mill, leur assurer un certain revenu matériel, afin qu’ils aient effectivement la possibilité d’exercer leur liberté. Bon nombre d’auteurs du dix-neuvième siècle comme, par exemple, Max Stirner ou Marx et Engels, et, avant eux, Rousseau, ont indiqué que les libertés formelles du citoyen ne sont guère utiles pour ceux qui vivent dans des conditions de misère sociale et de dépendance. Il s’agit alors de la liberté par rapport à la misère matérielle et à la crainte de sombrer dans le néant social, de la liberté à l’égard de ce qu’on appelle les contraintes sociales. C’est pourquoi on parle de « liberté sociale », concept interprété beaucoup plus extensivement par Axel Honneth dans son livre Das Recht der Freiheit mais limité ici au fait d'être libre de toute peur de tomber dans la misère.

À la différence des droits fondamentaux la faisabilité économique joue ici un rôle considérable. L’exigence d’une liberté sociale universelle représente donc un programme politique important. Elle doit cependant être évaluée en rapport avec d’autres exigences politiques tout aussi importantes, comme la préservation des conditions de vie pour les générations futures. En tout cas, pour avoir la possibilité de garantir cette liberté sociale pour tous, il faut que les citoyens coopèrent, c’est-à-dire qu’ils soient solidaires. L’organisation de cette solidarité est l’une des tâches plus importantes de l’État libéral et l’une des justifications des revendications des collectifs.

 

V. Quelles sont les exigences justifiées des collectifs ?

 

Il n’y a qu’un seul moyen légitime pour identifier les revendications des collectifs qui conduisent à une limitation justifiée de la liberté personnelle – exception faite des limitations induites par les mesures préventives contre les actes criminels. Ce moyen, c’est ce que John Rawls et Amartya Sen, entre autres, ont appelé l’usage public de la raison. L’espace public forme aujourd’hui le médium de la discussion commune indispensable à la survie de l’État. C’est par la discussion, les échanges culturels, sportifs, etc., grâce au contact avec les films, livres, pièces de théâtre, spots publicitaires et événements sportifs que naît – tant s’en faut – une communauté de citoyens, un « ethos de la démocratie ». Dans une société de masse, cet espace public offre un substitut, aussi imparfait soit-il, au débat continu avec les personnes dans l’agora, sur le forum, sur la piazza ou dans tout endroit où peut avoir lieu un échange républicain vivant.

Je me vais limiter ici à un domaine qui va plus ou moins de pair avec la liberté : la solidarité dans la communauté des citoyens. L’une des tâches les plus importantes de l’organisation politique consiste à coordonner les différentes plans des citoyennes et citoyens, à fixer les buts communs et à garantir leur réalisation, éventuellement leur correction, etc.

Les engagements sociaux que nous pouvons résumer par le mot-clé de solidarité ont plutôt été traditionnellement assurés par les communautés, comme la famille, par exemple, éventuellement aussi par les syndicats pour le compte de leurs membres et non pour tous ceux qui sont dans le besoin. C’est la tâche de l’État en tant que communauté de citoyens d’assurer les fonctions de la solidarité qui ne peuvent plus être exercées par les forces sociales comme la famille, les syndicats, les Églises, ou encore par les pensions de vieillesse liées aux entreprises par des critères de nécessité. De plus, au-delà de la solidarité « véritable », liée aux situations d’urgence provisoire, l’État a la tâche de soutenir le plus durablement possible les défavorisés afin de compenser leurs désavantages naturels et sociaux, de sorte qu’ils aient des chances égales de mener une vie réussie. L’État se doit donc de garantir la liberté sociale. Et c’est même un devoir d’imposer des taxes pour contraindre les citoyens à la solidarité

La prise en charge des tâches de solidarité par l’État et sa bureaucratie change drastiquement la perception et le vécu de la solidarité. Dans le sens originel, la solidarité signifie, au moins en partie, une aide désintéressée ou une serviabilité envers ses semblables dans l’intérêt de celui qui bénéficie de l’aide, lors de catastrophes naturelles, par exemple. La solidarité accorde souvent aux donneurs un important sentiment d’estime de soi, une grande considération sociale et, si possible, une expérience de la communauté avec les bénéficiaires.

Cet aspect de la promotion de la solidarité s’estompe dans la mesure où l’aide, plus ou moins spontanée, provenant de la compassion immédiate ou de l’attachement personnel, devient un secours donné selon les critères objectifs d’un service public impersonnel qui satisfait des droits à des prestations sociales. Même si les agents administratifs s’efforcent d’être sympathiques et polis envers les usagers, les bénéficiaires vivront la satisfaction des droits juridiques individuels par la communauté étatique comme un refroidissement social, en comparaison de la solidarité du groupe dans des conditions marginales bien plus désagréables.

Ce n’est pas une raison pour céder à la nostalgie des situations de besoin ou de la solidarité des clans, analogue à celle de la mafia, même si l’expérience des témoignages de solidarité y est beaucoup plus impressionnante que l’expérience, par exemple, des services sociaux d’une petite ville. Mais c’est une raison pour promouvoir autant que possible le principe de subsidiarité, donc de soutenir des groupes nés d’initiatives personnelles ou sociales, comme les Églises ou encore les jardins d’enfants, les écoles, les allocations chômages, etc., qui sont soutenus par des entreprises avant de se tourner vers les subventions homogénéisantes mises sur pied par l’État

 

VI. Liberté et propriété

 

Pour les libertariens traditionnels, nommés les « libertariens de droite » par Hillel Steiner, la protection d’une zone d’autonomie, d’une sphère privée, est liée strictement à la protection de la propriété privée contre l’État et la communauté. Rappelons les arguments néolibéraux ou libertariens les plus importants qui sont invoqués tant dans la théorie que dans la politique quotidienne.

Seule la libre initiative personnelle, dont on est personnellement responsable, et la perspective d’un profit élevé stimulent les êtres humains talentueux à de grandes réalisations, lesquelles, en dernière analyse, profitent à tous. Les hommes devraient pouvoir se développer librement et ne pas être entravés dans leur activité économique par des freins bureaucratiques les empêchant, par exemple, de travailler pour un salaire inférieur que d’autres n’accepteraient pas. En outre, l’appareil bureaucratique des différentes institutions destinées à l’assistance sociale représente une expansion coûteuse et disproportionnée de l’État qui acquiert par là un trop grand contrôle sur la vie quotidienne. Lorsque les chômeurs sont mieux traités par l’État que ceux qui travaillent, il en résulte une perte de motivation pour le travail qui, à terme, ruine le système social. L’assistance portée aux pauvres devrait être pour les riches une noble tâche, une vertu sociale, mais elle ne devrait pas être une revendication juridique qui ruine l’État.

De l’autre côté, le système capitaliste est loin de favoriser les plus travailleurs, il favorise souvent au contraire les inactifs dont les propriétés sont le fruit du hasard. De plus, il est incompatible avec la dignité humaine qu’un grand nombre de gens soit dépourvu des nécessités vitales ou même de la liberté sociale tandis qu’ailleurs domine le superflu poussé à l’extrême, alors que les ressources existent pour satisfaire les besoins. L’insatisfaction sociale met en danger la paix intérieure et, partant, la prospérité économique et la possibilité d’éviter la misère. Une mentalité d’irresponsabilité personnelle et d’inamovibilité émerge non seulement dans les administrations publiques et chez les pauvres, mais également dans les grands consortiums, comme cela a été démontré depuis des décennies.

Il n’y a plus, au sein des grandes entreprises, de propriétaires responsables qui s’élèvent et sombrent avec leur entreprise et qui en sont responsables à l’extérieur. La direction des consortiums est entre les mains de mercenaires, dont l’objectif est, d’abord, leur propre carrière, ensuite, les intérêts de l’entreprise et, enfin, la responsabilité économique et écologique de leur entreprise. Chez l’entrepreneur classique, les deux premiers objectifs coïncident, et il pouvait être tenu responsable des déboires de son entreprise.

En rassemblant et en ordonnant ces différents arguments et diverses observations, on obtient les thèses suivantes :

1/ Il est contraire aux conditions élémentaires de légitimité du pouvoir politique que des hommes aient à vivre dans la misère malgré l’existence de biens en quantité suffisante pour la soulager. À un État qui tolère un tel état de fait on peut appliquer le bon mot de Stirner : le fait qu’il y ait des riches est uniquement de la faute des pauvres qui n’exproprient pas les premiers.

2/ Certes, il faut chercher à empêcher que les hommes fassent de leur pauvreté un « gagne-pain », puisque, en temps de crise, lorsqu’un tel comportement devient un phénomène de masse, cela constitue une charge massive pour la communauté. On évite cependant que les citoyens développent une telle attitude en se préoccupant essentiellement de ceux qui ne sont pas invalides et qui n’assurent pas des tâches comme l’éducation des enfants, et en leur rendant le travail plus attrayant que l’absence de travail, plutôt qu’en faisant peser la menace de paupérisation sur l’ensemble de la population. La créativité et l’initiative personnelle, si importantes pour une économie florissante, croissent davantage dans une atmosphère de sécurité et de sûreté, lorsque la curiosité humaine et la « sur-stimulation », diagnostiquée par Gehlen, peuvent se développer librement, que lorsque règne la peur de sombrer dans la misère. La dynamique économique se développe mieux, selon cette conception, sur la base d’une satisfaction des besoins élémentaires. Bien sûr, pour que se développent les capacités individuelles et l’activité intense nécessaire à leur développement, il doit y avoir des stimuli économiques ainsi qu’une estime sociale. Cependant, ce qui demeure décisif, c’est l’émergence chez l’homme du désir de s’accomplir, de s’améliorer, d’aller au-delà de lui-même.

3/ Les hommes doivent se comprendre, à la fois, comme des citoyens libres et égaux, comme des entrepreneurs responsables auxquels la communauté, qu’ils contribuent à former, offre une protection contre la misère personnelle, et comme des individus qui doivent tout de même se préoccuper de leur propre bonheur dans la mesure où ils ont différentes activités au sein de la communauté. Dans cette perspective, accepter les individus « comme une sorte d’entreprise permanente et multiple » ne signifie pas qu’on les réduit au modèle de l’homo œconomicus seulement dirigé par ses intérêts. Les individus restent, en même temps, membres responsables de la société civile, étant donné que leurs intérêts élémentaires sont protégés par la communauté. Cela produit vraisemblablement les conditions d’un marché à peu près honnête à partir duquel un échange juste devient possible.

4/ Puisque les grandes entreprises sont indispensables pour un grand nombre de projets au sein de l’économie et de la technique modernes, et que les étatisations se sont presque toujours révélées désavantageuses pour l’ensemble des participants, en particulier pour les travailleurs et que, en regard des ramifications internationales des consortiums, elles ne sont plus réalisables, un contrôle du pouvoir économique et politique exercé par ces entreprises ne peut se réaliser avec succès que grâce à une démocratisation de ces entreprises elles-mêmes. Cette démocratisation doit se produire du côté des propriétaires, en particulier via le droit d’acquérir des actions. À cette fin, il est important, en premier lieu, d’impliquer le personnel par le biais de l’actionnariat dans la propriété des entreprises – ce qui a déjà lieu en de nombreux cas ; en deuxième lieu, il importe d’obtenir le plus grand nombre possible de petits actionnaires ; en troisième lieu, il faut organiser la représentation des petits actionnaires d’après le modèle de la démocratie représentative plutôt que d’après celui de la démocratie directe. Le dernier point a pour but d’éviter que les petits actionnaires soient à la merci de quelques stratèges professionnels qui n’ont pas à affronter la discussion générale concernant la politique de l’entreprise, en particulier sur les questions environnementales ou sociales. Il faut établir la liberté positive pour tous dans le domaine économique.

On pourra conclure avec deux thèses : il n’existe pas de droit de l’homme à la propriété qui excède ce qui est nécessaire pour vivre en étant socialement libre ; le champ de l’économie n’est pas une zone de non-ingérence totale.