De l’importance de la publicité dans le délit d’offense au président de la République. L’exemple ambivalent des offenses à Pétain.
Dans la version originelle de la loi du 29 juillet 1881 (loi sur la liberté de la presse), l’article 26 disposait sobrement : « L’offense au président de la République par l’un des moyens énoncés dans l’article 23 et dans l’article 28 est punie d’un emprisonnement de trois mois à une année et d’une amende de 100 francs à 3.000 francs, ou de l’une de ces deux peines seulement ». Ce délit d’offense a été abrogé par l’article 21 de la loi du 5 août 2013. Le sujet est devenu de l’histoire du droit entre le moment où il fut proposé pour cette conférence et le moment où il a fallu le traiter. Mais ce n’est pas véritablement gênant car le propos était, dès l’origine, tourné vers l’histoire de ce délit et en particulier vers l’histoire du régime de Vichy.
Une des difficultés de l’exégèse de l’article 26 tient à ce que sa compréhension suppose la connaissance de deux autres articles, l’article 23 et l’article 28, qui énumèrent les moyens de commission du délit. Au lieu de définir les moyens de publication dans un seul article, le législateur de 1881 a commis « une faute de technique » en les dispersant dans deux articles différents : l’article 23 qui concerne la provocation aux crimes et délits, et l’article 28 qui réprime l’outrage aux bonnes mœurs. L’article 23 est le plus disert en matière de « moyens de publication », comme le prouve l’énumération qu’il contient : « des discours, cris ou menaces proférés dans des lieux ou réunions publics, […] des écrits, des imprimés, vendus ou distribués, mis en vente ou exposés dans des lieux ou réunions publics, […] des placards ou des affiches exposés au regard du public ». Ainsi l’article 26, par son renvoi à l’article 23, réprime non seulement le délit commis par voie de presse (et dans la presse, il y a non seulement le journal, mais aussi l’édition), mais aussi la parole publique injurieuse ou insultante, qui fut, comme on le verra, omniprésente à l’époque de la dictature du maréchal Pétain.
Il en découle que la publicité est un élément du délit d’offense, ce qui revient à dire qu’une offense est nécessairement publique et que, inversement, un propos offensant en soi (par son contenu) n’est pas juridiquement constitutif d’un délit d’offense s’il n’est pas « public ». Pour illustrer à quel point cette condition de publicité est importante en matière d’offense, il suffit d’indiquer la prégnance du vocable « offenses publiques » dans la littérature juridique. C’est particulièrement vrai dans le langage du Parquet que l’on peut scruter dans les courriers des procureurs de la République ou dans certains jugements, y compris sous la Ve République.
La question du lieu devient alors déterminante car, sauf exceptions sur lesquelles on reviendra, il est évident que le plus souvent l’offense publique a été commise soit par voie de presse (qui est publique par nature) soit dans un lieu considéré comme public. Ainsi, le partage entre le « public » et le « privé » dessine deux lieux différents qui vont aboutir à une application différente de la règle de droit. Dès lors qu’elle est nécessairement « publique », l’offense au président de la République désigne un délit qui est réprimé parce qu’il est publiquement porté atteinte à la dignité ou à l’honneur du chef de l’État. C’est la connaissance par des tiers de propos ou écrits malséants qui forme l’une des conditions d’existence du délit. On peut énoncer de tels propos ou écrire des textes offensants en soi, sans subir la rigueur de la loi si l’on ne porte pas à l’extérieur la connaissance de tels faits. L’espace du privé dessine un lieu où le droit pénal n’a pas à pénétrer et à réguler les pratiques sociales. Dans un tel régime juridique, il est loisible aux citoyens de penser le plus grand mal du chef de l’État et de le dire chez soi ou chez des amis, sans que la machine répressive ne se mette en marche. La distinction des espaces public et privé est donc en quelque sorte reflétée par les délits de presse et en particulier par le délit d’offense. La circonstance selon laquelle la condition de publicité fait partie des éléments du délit d’offense peut être interprétée comme constituant un correctif libéral d’un délit potentiellement autoritaire (I). Mais, comme toujours en droit, tout dépend de l’application des notions. Il peut arriver que l’on interprète de façon extensive la condition de publicité pour mieux réprimer les opposants au régime ou au chef de l’État. C’est ce qui s’est passé sous le régime de Vichy au cours duquel la justice a souvent oublié, de façon plus ou moins opportune, l’existence de cette condition restrictive du délit d’offense, même si dans de rares cas, la publicité fut utilisée pour relaxer les prévenus (II).
I. La publicité comme garantie libérale d’un délit potentiellement autoritaire
Le délit d’offense au président de la République, prévu par l’article 26 de la loi du 29 juillet 1881, est ce qu’on appelle un délit de presse. Il n’est pas le seul délit de presse réprimé par cette grande charte de la presse, comme le prouve l’existence des délits de diffamation, d’injures ou encore de cris séditieux.
Il faut tout de suite souligner ce paradoxe, difficile à comprendre pour les profanes, selon lequel une loi officiellement intitulée « sur la liberté de la presse » contient de nombreuses prescriptions relatives à la répression pénale des délits de presse. Or, une telle logique est libérale : le législateur a renoncé au régime autoritaire de la censure préalable, cette technique relevant de ce que les juristes appellent un régime préventif de police, et il a proclamé la liberté au lieu de la censure. Mais pour garantir cette liberté, il a fallu passer d’un contrôle a priori à un contrôle a posteriori, du régime préventif au régime répressif, ce qui est interprété par tous les juristes comme un progrès du droit. Plus concrètement, tous les citoyens ont le droit de s’exprimer librement dans la presse, dans l’édition ou dans des lieux publics, sans contrôle préalable. Mais c’est à leurs risques et périls : s'ils mésusent de cette liberté, ils encourent une sanction pénale. Toutefois, ils obtiennent, en contrepartie, la garantie que seul le juge pénal, au terme d’un procès garantissant certains droits procéduraux (droits de la défense par exemple, impartialité du juge), prononcera éventuellement une sanction tandis que, dans le cas du régime préventif, c’est l’administration qui décidera de la faculté ou non de s’exprimer publiquement, avec les inconvénients bien connus qui sont afférents au fonctionnement de toute bureaucratie.
Par ailleurs, une autre garantie très libérale du régime juridique réside dans la nature et la composition de la juridiction chargée de trancher de tels litiges. Par exception au droit commun, qui ne lui donne compétence que pour les crimes, la cour d’assises était, selon l’article 45 de la loi de 1881, compétente pour juger du délit d’offense (au président de la République et au chef d’État étranger). On considère traditionnellement qu’en matière politique, les citoyens doivent être jugés par d’autres citoyens et que le jury est, selon une jolie formule, « le tribunal de l’intime conviction démocratique ». En 1881, redonner à la cour d’assises la compétence pour juger des offenses au président de la République était une décision de grande portée qui contrebalançait l’imprécision du délit. On retiendra que c’est le propre des régimes autoritaires d’enlever cette compétence et la donner à des tribunaux correctionnels. La règle n’a pas manqué d’être confirmée sous Vichy comme on le verra plus loin (voir infra, II). Si l’ordonnance d’Alger du Gouvernement provisoire de la République française du 6 mai 1944 a confirmé cette compétence, c’est en raison de la volonté des soumettre l’ensemble des délits de presse à des magistrats professionnels car les gouvernants se méfiaient des jurés.
Enfin, parmi les autres garanties libérales entourant le délit prévu à l’article 26, figurent les conditions de réalisation du délit, c’est-à-dire la question des « moyens » déjà évoquées dans l’introduction. En effet, parmi les éléments de ce délit figure, à côté de l’élément matériel (l’offense proprement dite) et de l’élément moral (l’intention d’offenser), la publicité qui est une condition classiquement exigée pour qu’existe un tel délit. Il faut une extériorisation de la pensée pour que le droit saisisse l’intention exprimée, la publicité étant justement l’élément qui matérialise cette pensée. Ce point est absolument central car en « matière de presse, note Hauriou, c’est la publicité qui fait le délit ».
La conséquence procédurale de cette idée pour ce qui concerne la poursuite est la suivante : c’est le « publicateur », c’est-à-dire celui qui a donné la publicité à l’écrit qui « est considéré comme auteur principal du délit » (art. 42, loi du 29 juillet 1881). Il en résulte, par exemple, que l’auteur de l’article de presse (le journaliste le plus souvent) n’est, juridiquement parlant, que le complice du directeur de publication. La plupart des procès pour offense voient alors deux personnes poursuivies (publicateur et journaliste) tandis que la partie poursuivante est uniquement le ministère public, non pas le Président lui-même. Mais parfois, l’auteur de l’article est anonyme ou il est couvert par un pseudonyme. C’est là que l’utilité de la responsabilité pénale du directeur de publication prend tout son sens, car le Parquet peut quand même poursuivre le directeur qui endosse en quelque sorte la responsabilité de l’auteur caché de l’article. L’autre conséquence, déjà entrevue lors de l’exégèse de l’article 26 de la loi de 1881, porte sur la diversité des moyens de publication : il y a , d’une part, le délit commis par la parole, et d’autre part, le délit commis par l’écriture ou la presse. En réalité, le délit d’offense peut être commis selon les deux voies. « La publicité pour les discours, cris ou menaces, consiste dans leur profération dans des lieux ou réunions publics. Si l’une des conditions fait défaut, il n’y a point de publicité dans le sens de la loi et le délit manque de corps ». Ce qui réunit l’article de journal et l’insulte publique, c’est justement la publicité. Toute attaque publique contre le chef de l’État, qu’elle soit faite par l’écrit ou oralement, est pénalement répréhensible en vertu de l’article 26 de la loi du 29 juillet 1881. Pour ce qui concerne la parole publique, une condition supplémentaire réside dans la « profération » du propos qui rend parfois plus difficile la réalisation des conditions du délit.
D’autre part, le délit de presse est commis par voie d’écrits ou de dessins ; il faut alors qu’ils aient été vendus ou distribués, mis en vente ou exposés dans les lieux ou réunions publics (articles 23 et 28). Pour les placards ou affiches, il suffit qu’ils aient été exposés au public. Le délit d’offense relève de ce régime juridique. Sur ce point précis, le libéralisme de l’article 26 de la loi du 29 juillet 1881 se révèle dans l’énumération exhaustive des « moyens de publicité » par lesquels l’offense peut être réalisée. La loi fournit une liste très précise de ces moyens aux articles 23 et 28. On a déjà vu plus haut la longue liste des moyens prévus par l’article 23, mais il faut les compléter par ceux de l’article 28 relatif à l’outrage aux bonnes mœurs qui énumère comme « moyens » « la distribution ou l’exposition de dessins, gravures, peintures, emblèmes ou images obscènes ». Juridiquement, il résulte de ces conditions de publicité que si l’un des moyens est absent, le délit n’est pas réalisé. Ainsi, cette double liste fixée par les articles 23 et 28 ne contient pas l’offense par geste, comme la lacération d’un drapeau ou du portrait du chef d’État, qui fut utilisée sous la Restauration et la Monarchie de Juillet et réutilisée sous Vichy. En revanche, dans les régimes autoritaires, les moyens de publicité ne sont pas énumérés, de sorte que le pouvoir peut choisir tout « moyen » qui lui semble répréhensible. C’est ce que fit le Second Empire français au cours duquel on interpréta l’article 86 du code pénal pour réprimer toute offense, « sans se soucier des moyens de publicité ».
Comprenons la portée de cette exigence légale de la publicité. Elle implique de savoir quand la condition de publicité est réalisée, c’est-à-dire quand l’offense est non pas privée, mais « publique ». Pour le cas des paroles publiques, cette question de la publicité entre en relation avec la détermination de ce qu’est un « lieu public » ou une réunion publique. Que faut-il entendre par les mots « lieux publics » ? La définition traditionnelle en doctrine, au XIXe siècle, est la suivante : « Ce sont des lieux qui sont ouverts ou accessibles à tout le monde soit gratuitement soit moyennant rétribution ou certaines conditions d’admissibilité ». Il serait naïf de croire que le seul fait de proférer un discours outrageant dans un lieu privé suffit à couvrir la personne contre une poursuite car les juristes, jamais à court d’imagination, ont opéré une classification tripartite élargissant la définition du lieu public. Il y a d’abord, les lieux publics par leur nature : ce sont « ceux qui, d’une façon permanente et absolue sont accessibles au public : les chemins publics, les rues, les places, les promenades publiques ». Il y a ensuite les lieux publics « par leur destination », qui sont « ceux qui, sans l’être par leur nature, sont tels par l’objet auquel ils sont destinés ». Ici la liste est longue des églises aux bibliothèques en passant par les salles d’audience de justice ou des bureaux d’administration, ou encore les cafés et restaurants. Enfin, il y a les lieux publics « par accident », qui sont « des lieux privés qui ne prennent un caractère publicité qu’en raison de la présence plus ou moins accidentelle d’un public dans lesdits lieux ». Ainsi, une conversation dans l’escalier d’un immeuble peut devenir un lieu public si les mots qui y sont échangés sont proférés de telle manière que de nombreuses personnes peuvent les entendre. En vertu de ces qualifications juridiques, la Cour de cassation a par exemple estimé que des propos outrageants proférés dans une salle de bains d’un hôpital étaient de nature « publique ».
Le plus important dans cette condition de publicité tient à ce qu’elle indique le fait qu’une prise de parole pouvant porter atteinte à l’image du chef de l’État doit être poursuivie dans la mesure où une telle attaque « publique » peut être considérée par certains régimes comme préjudiciable à l’État et à la société. Un régime est néanmoins encore plus autoritaire lorsqu’il prétend traquer la parole « privée » et pénaliser les propos tenus dans des espaces intimes où l’État est censé ne pas s’immiscer, par exemple dans des conversations privées. Ainsi, la condition de publicité ne figurait pas dans le Code pénal de l’Empire allemand de 1871 qui incriminait toute espèce d’injure, quel que fût l’endroit où elle était proférée. On sait que le propre d’un régime totalitaire est d’abolir toute possibilité d’espace privé de sorte que même une conversation privée peut vous conduire en prison, ou au Goulag. Or, la France a connu un régime dictatorial avec le régime de Vichy. Il peut être intéressant d’examiner cette sorte de laboratoire de la répression autoritaire de la liberté d’expression.
II. L’appréciation contrastée de la publicité par les magistrats des offenses à Pétain sous Vichy
La loi du 10 octobre 1940, intitulée « loi modifiant les articles 26 et 45 complétant l’article 60 de la loi la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse », bouleverse en réalité le régime juridique de l’offense au président de la République. Il y a trois modifications expresses et une modification implicite qui donnent une tonalité clairement anti-républicaine à ce décret du maréchal Pétain qui sera « exécuté comme loi de l’État » (art. 3). Le premier changement décisif réside dans l’aggravation des sanctions attachées au délit : celui qui offense le maréchal Pétain encourt désormais une peine de trois mois à deux ans de prison (au lieu de trois mois à un an de prison) et d’une amende de 100 fr à 3.000 fr (art. 1). Le second changement, tout aussi important sinon plus, concerne l’autorité compétente pour juger des offenses. Alors que l’article 45 de la loi de 1881 attribuait une telle compétence à la cour d’assises afin de garantir les prévenus contre d’éventuels excès du Parquet et du pouvoir exécutif (voir supra, I), l’article premier, alinéa 2, de la loi du 10 octobre 1940 opère ce que les juristes appellent une « correctionnalisation » du délit d’offense en attribuant une telle compétence aux tribunaux correctionnels, donc à des magistrats professionnels. Cette évolution parachève celle concernant l’offense au chef de l’État étranger qui, depuis une loi de 1895, relevait des tribunaux correctionnels. La signification de cette réforme est fondamentale et facilite la répression. Le dernier changement exprès porte sur la modification de l’article 60 de la loi de 1881 : désormais, en matière d’offenses, « la saisie et l’arrestation auront lieu en ce cas conformément aux dispositions du code d’instruction criminelle » (art. 2). Ce texte sera souvent appliqué puisque de nombreuses personnes inculpées du chef d’offenses au chef de l’État seront écrouées (placées sous mandat de dépôt) avant d’être jugées.
Enfin, la loi du 10 octobre 1940 opère un changement implicite d’une grande portée en substituant au mot de président de la République celui de « chef de l’État ». Il faut désormais, juridiquement parlant, user de l’expression « offense au chef de l’État » et celle-ci n’est plus du tout synonyme à celle d’offense au Président de la République, comme elle l’était sous la IIIe République par le simple fait que le chef de l’État, ici le maréchal Pétain, concentre tous les pouvoirs depuis le 10 juillet 1940 et en vertu des premiers décrets constitutionnels qu’il a lui-même, en qualité de titulaire du pouvoir constituant, édictés.
Mais les textes écrits ne sont rien sans leur application. Le régime de Vichy a entendu réinstaurer une sorte de culte du Chef, voulant convaincre le peuple français que Pétain était son « Sauveur » à qui il fallait prêter des vertus extraordinaires. Le symétrique de cet effort de « divinisation » du chef fut évidemment la poursuite de tout propos qui pourrait apparaître, à maints égards, comme un sacrilège. On a la preuve que le pouvoir politique a demandé au Parquet de poursuivre systématiquement les offenses à Pétain. En effet, une circulaire spécifique du ministère de la Justice en date du 31 janvier 1941, signée par procuration par le directeur des affaires criminelles, Henry Corvisy, vise à rendre effective l’application de la nouvelle loi du 10 octobre 1940. La Chancellerie attire l’attention des procureurs généraux sur le fait qu’elle tient à être « tenue exactement informée de l’application des nouvelles dispositions des articles 26 et 60 dont le but est de rendre plus efficace la répression d’un délit qui, dans les circonstances présentes, revêt un caractère de particulière gravité ». Le ministère invite les Procureurs à lui « adresser sur chaque affaire un rapport circonstancié ». Ainsi, cette circulaire est un indice précieux pour démontrer que le régime de Vichy prend au sérieux les insultes à Pétain et leur nécessaire répression.
Face à cette pression très nette du pouvoir politique, la magistrature a le plus souvent courbé l’échine et s’est résolue à appliquer de manière autoritaire le droit pénal. C’est visible en matière de publicité de l’offense (A). Mais on sait moins que, parfois, des magistrats un peu plus courageux que la moyenne ont continué à faire du droit sous Vichy et ont donc appliqué avec la rigueur nécessaire la condition de publicité, refusant de poursuivre ou de condamner quand cette condition n’était pas remplie dans les faits (B).
A. La condition de publicité largement entendue par les tribunaux
On a vu plus haut que la condition de publicité est une garantie libérale du délit d’offense en tant qu’elle restreint la poursuite et la condamnation d’un propos offensant au cas où il aurait été fait publiquement. Sous Vichy, la liberté de la presse n’existe plus, la censure étant réapparue, de sorte que ce sont uniquement les paroles publiques qui sont poursuivies. Elles vont l’être massivement et il incombera à la justice de vérifier si les conditions légales de l’offense sont ou non réunies. Dans la majorité des cas, les magistrats soit interprèteront largement la condition de publicité, soit – plus subtilement – feront semblant d’oublier cette condition de publicité pour mieux poursuivre ou condamner ceux qui outrageaient par leurs paroles le maréchal Pétain.
De même que le Parquet poursuivit sans être trop regardant sur les conditions de publicité, de même les magistrats du siège adoptèrent une attitude très « tolérante » à l’égard de la condition de publicité. À lire la plupart des jugements ou arrêts rendus par les tribunaux ou les cours d’appel, on a l’impression que la condition de publicité était présumée exister. On se bornera à examiner deux cas emblématiques de l’interprétation large de la condition de publicité qui se retourne contre les « offenseurs » de Pétain.
1) Un premier cas topique : l’affaire du salon de coiffure de Troyes
Il s’agit d’un cas typique d’offense sous Vichy. Un représentant de commerce de 45 ans se trouve dans un salon de coiffure situé dans la ville de Troyes, lorsqu’il commet l’imprudence de confier au coiffeur : « le Maréchal Pétain est une vieille baderne ». Dénoncé, probablement par un autre client de passage à ce moment, il est ensuite interrogé puis arrêté et interné administrativement, avant, enfin, d’être condamné par le Tribunal correctionnel de Troyes, le 9 septembre 1941 à un mois d’emprisonnement « pour offense au chef de l’État ». Le Parquet ne fait pas appel car, selon le Procureur de la République (suivi par sa hiérarchie), « la décision relativement indulgente du Tribunal se justifie par les excellents renseignements dont l’inculpé faisait l’objet à tous égards. Au surplus, il a été mobilisé durant les deux guerres et a obtenu au cours de la première la croix de guerre avec une citation très élogieuse ». Ainsi, à lire uniquement le rapport du procureur de la République, rien ne semble difficile dans cette affaire : les faits semblent clairs et la culpabilité établie.
Pourtant, les faits sont un peu plus complexes, comme le révèle l’ensemble du dossier qui a été conservé aux archives départementales de l’Aube. On se bornera ici à examiner la condition de publicité. Dans leur mémoire en défense, les avocats du prévenu – dont l’un d’eux est André Mutter qui – ironie du sort – sera, six ans plus tard, le premier directeur de publication d’un journal (Paroles Françaises) condamné pour offense sous la IVe République – ont soulevé comme principal moyen de défense le défaut de publicité. Or, sur ce point précis, leur argumentation était plutôt solide d’un point de vue juridique. D’une part, ils invoquent l’absence de condition de la profération : les propos jugés offensants ont été « prononcés au cours d’un échange de propos, auquel personne d’autres que les interlocuteurs n’assistait ». En d’autres termes, le prévenu n’a pas tenu à haute voix ces propos qui relevaient plutôt du genre de la conversation entre personnes se connaissant. D’autre part, le salon de coiffure n’est pas un lieu public car, comme le précisent les avocats, ce « n’est ni un lieu public par nature, ni un lieu public par destination, mais pourrait tout au plus devenir un lieu public par accident ». Pour admettre cette dernière qualification, il faudrait admettre que, la porte du salon de coiffure étant ouverte, les gens de l’extérieur aient pu entendre les propos offensants imputés au prévenu. Or, ajoutent les avocats, dans le cas d’espèce, les seules personnes présentes dans le salon de coiffure étaient les trois protagonistes déjà mentionnés, et, en outre et surtout, « ce salon est séparé de la rue par le magasin de vente dans lequel personne n’était entré ». Cette question de la localisation exacte du salon intrigue le Parquet de Troyes qui demande au coiffeur si un ou plusieurs clients se trouvaient dans le magasin et ensuite pose deux questions : « à quel étage se trouve son salon de coiffure, et la porte de celui-ci donne-t-elle sur la rue et est-elle constamment ouverte ? ». Le coiffeur répond au Parquet :
Lorsque M. Gasquet a prononcé les paroles contre le Maréchal, deux clients se trouvaient dans mon salon de coiffure, M. Gasquet et un deuxième que je ne connais pas. Mon salon de coiffure est situé au rez-de-chaussée à l’adresse précitée. Il est séparé de la rue Georges Clémenceau par le magasin de vente vide de clients dans le moment ; la porte d’accès au magasin de vente et du salon est ouverte suivant la température, c’est-à-dire qu’à cette époque, elle l’est constamment.
La réponse du coiffeur à l’interrogation du Parquet ne lève pas tous les doutes sur l’existence de la publicité de l’offense. Pourtant, le Parquet décide de citer le prévenu devant le tribunal correctionnel, sans s’arrêter à cette objection de l’absence de publicité. Quant au tribunal, il balaie d’un revers de la main cette difficulté juridique, se bornant à affirmer :
Attendu que le nommé X […] a tenu en présence de témoins des propos outrageants à l’égard du Maréchal Pétain, chef de l’État français.
Attendu qu’un salon de coiffure est un lieu public
On voit bien que, dans une telle affaire, la question de la publicité de l’offense est délibérément occultée par le Parquet. Quant au tribunal correctionnel, il n’oppose aucun argument de fond au mémoire des avocats de la défense qui avaient pris la peine de bâtir un raisonnement juridique sérieux pour contester la publicité de l’offense. Peine perdue dans la mesure où le tribunal ne répond pas à l’objection de l’absence de « profération » et se borne à asséner plus qu’à démontrer la règle selon laquelle un salon de coiffure serait un « lieu public », sans même tenir compte de la topographie très particulière des lieux qui interdisait de considérer qu’on était en présence d’un lieu public « par accident ».
2) Lorsque la Cour de cassation se penche sur une affaire de publicité : l’affaire Lavison
L’abondante pratique des offenses sous Vichy témoigne, en la matière, d’une subtile casuistique juridique. On peut s’en douter en lisant l’arrêt Lavison qui fut, sous Vichy, le seul arrêt de la Chambre criminelle publié au Bulletin criminel de la Cour de cassation. Les problèmes juridiques portaient, d’une part, sur une question de nullité de la citation directe, pour défaut de forme, et d’autre part, sur l’existence ou non de la condition de publicité. Alexandre Lavison avait déclaré, à deux reprises, en août 1941, à la terrasse d’un café de Tallard (non loin de Gap) : « Pétain, c’est un vieux cul... ». Il est poursuivi, puis condamné par le tribunal correctionnel de Gap, le 25 mars 1942, à 4 mois d’emprisonnement avec sursis et 300 francs d’amende. Le 30 juillet 1942, la Cour d’appel de Grenoble confirma la peine, « malgré les excellents renseignements » recueillis sur le prévenu. Devant la Cour de cassation, le condamné souleva l’argument juridique de l’absence de publicité du délit. La Chambre criminelle lui répondit que « les propos incriminés grossièrement injurieux envers le chef de l’État ont été tenus à haute voix par Lavison à la terrasse d’un café et ont été entendus par plusieurs consommateurs qui se trouvaient à une table voisine de la sienne ». « Dans ces conditions », les exigences de la publicité fixées par la loi sont bien réunies. Il y eut offense publique, donc punissable. Ainsi, le seul arrêt de la Cour de cassation publié en matière d’offense sous Vichy traite de la question de la publicité.
Si la Chambre criminelle de la Cour de cassation a considéré que la condition de publicité, contestée par l’accusé, était remplie en se réfugiant derrière les constatations des juges du fond, il apparaît toutefois à la lecture comparée du jugement du Tribunal correctionnel de Gap et de l’arrêt de la Cour d’appel de Grenoble que la condition de publicité, en réalité, prêtait à discussion. Cette impression est confirmée par la comparaison des décisions juridictionnelles avec l’exposé du cas par le Parquet (dans le rapport du Procureur général au Garde des Sceaux).
En première instance, le tribunal de Gap se borne à admettre que l’offense fut publique en énonçant le constat suivant :
Attendu qu’il résulte de l’enquête du commissaire principal aux renseignements généraux, de l’information et des débats et notamment des déclarations concordantes du Docteur X, de sa femme, de Dame Vve Y, et du sieur Z, garçon de course à Marseille, qui ne connaissait pas le prévenu, que le 19 ou 20 août 1941, vers midi, à la terrasse du café Rivat, à Tallard, pendant que ces témoins prenaient leur apéritif, ils ont entendu Lavison assis à une autre table, en compagnie du sieur K dire : « Pétain est un vieux cul ».
C’est donc implicitement que les juges estiment que la condition de la profération est remplie, puisque l’insulte lancée à Pétain aurait été entendue par de nombreux témoins, non seulement les voisins de table, mais aussi le serveur. La Cour d’appel de Grenoble confirme quelques mois plus tard cette interprétation des faits, mais elle sera plus précise dans l’exposé des faits car elle mentionne, au passage, une circonstance importante omise par le tribunal de Gap, à savoir que l’insulte eut lieu lors d’une discussion entre les deux tables voisines :
Il résulte des témoignages qu’au cours d’un colloque avec X, Lavison a dit : « Pétain, c’est un vieux cul » ; qu’il est constant qu’il a prononcé ces paroles à haute voix, étant bien entendu, et sur un ton autre que celui de la confidence.
D’une décision à l’autre, le compte-rendu des faits est modifié sur un point capital : l’injure proférée par Lavison n’a pas été faite de façon gratuite, mais elle constitue le résultat d’une discussion avec un voisin de table, dont on apprend, par ailleurs, qu’il est un ardent pétainiste. On peut supposer que la discussion a dû s’envenimer entre deux personnes professant des opinions politiques antagoniques. Mais il s’agit bien d’une conversation entre deux personnes de sorte que les juges de Grenoble apparaissent un peu gênés pour considérer que la condition de publicité était remplie. Ils s’en sortent par une formule très sibylline : l’insulte n’a pas été lancée « sur le ton de la confidence ». Ce qui est une évidence car il est rare qu’une injure soit proférée à voix basse… Mais cette formule sonne un peu comme un aveu : il s’agissait d’une discussion entre deux voisins de table de sorte qu’il pouvait être prétendu que celle-ci constituait une conversation privée dans un lieu public. C’est ce que plaidait probablement le défenseur de l’accusé. La cour d’appel de Grenoble a refusé de qualifier ainsi cette discussion, mais elle a eu le mérite, par rapport au tribunal de Gap, de corriger la version des faits en y introduisant un élément de complexité qui est la discussion entre voisins de table.
Cette complexité, en revanche, ressort parfaitement de la version donnée par le Parquet pour justifier la poursuite initiale, plus proche de celle de la Cour d’appel de Grenoble que de celle du tribunal de Gap. Il ressort du rapport circonstancié du Procureur général de Grenoble, envoyé le 18 septembre 1941 au Garde des Sceaux, que M. Lavison aurait été un récidiviste dans la mesure où il avait déjà tenu des propos très critiques envers le chef de l’État . Il aurait déjà été mis en garde par le Docteur, témoin à charge et pétainiste, contre les dangers qu’il encourrait en prononçant des paroles déplacées envers Pétain, mais il se serait exclamé : « Je m’en fous, lorsque les gaullistes seront victorieux, ils me délivreront et je sortirai avec honneur ».
Un tel rapport, particulièrement détaillé, donne une autre image plus complète et bien plus riche de « l’affaire Lavison ». Elle apparaît tout de suite comme une affaire politiquement « sensible » dans la mesure où elle illustre l’un des cas classiques d’offenses : un partisan du maréchal Pétain dénonce aux autorités un partisan du général de Gaulle. En effet, il ressort de ce rapport que le docteur pétainiste a alerté le « maire » qui, lui-même, a alerté le Préfet, ce dernier se chargeant de mettre en marche la machine répressive : le commissaire aux renseignements généraux a été mobilisé pour mener l’enquête. De celle-ci il résulte que Lavison est un récidiviste puisqu’il aurait auparavant prononcé la même insulte à l’adresse du maréchal Pétain. C’est d’ailleurs pourquoi la citation directe ajoute comme seconde offense le même propos proféré soit le 15 soit le 17 août 1941, quelques jours avant l’offense ayant fait l’objet de l’enquête de police.
Si l’on revient au cas de la publicité, le rapport du Procureur général est particulièrement instructif parce qu’il confirme le fait qu’il y eut une conversation de table à table, entre deux camps, une tablée composée de partisans de Pétain (celle du docteur maréchaliste), l’autre composée d’adversaires de Pétain (celle de l’avocat offenseur). Une phrase du rapport du Procureur général mérite alors une attention particulière: « Ces propos prononcés sur le ton de la conversation entre gens assis à la même table n’auraient pas attiré l’attention des autres consommateurs ». Ainsi, a contrario, c’est uniquement parce que le propos offensant aurait été échangé d’une table à l’autre qu’il serait devenu public. Mais ni dans le rapport du Procureur, ni dans les trois décisions juridictionnelles relatives à cette affaire Lavison, il n’est signalé que les voisins de ces deux tables auraient entendu les propos offensants. Les témoins à charge sont uniquement les commensaux du docteur pétainiste et le serveur. Il y a par ailleurs une certaine contradiction à énoncer que l’insulte eut lieu lors d’un « colloque » entre deux personnes, donc lors d’une conversation, et qu’elle serait alors de nature publique.
En réalité, les arguments juridiques sur la publicité de l’offense pèsent assez peu dans cette affaire au regard du contexte largement politique. Le conflit est inévitablement politique en raison de la personnalité de l’accusé, Lavison, qui est non seulement un avocat lyonnais, mais, comme ne le manque pas de le rappeler le Préfet dans sa lettre à son Ministre de l’Intérieur, « ancien premier adjoint au maire de Lyon ». C’est la personnalité du prévenu qui explique toute l’attention particulière que prête le Préfet à cette affaire. En effet, Alexandre Lavison, qui est âgé de 56 ans, est un « radical socialiste convaincu », qui s’est engagé en politique derrière Édouard Herriot et c’est sous cette couleur radicale qu’il fut élu conseiller municipal à Lyon en 1935. Par ailleurs, il devint président de la Fédération des patronages laïques de Lyon et de sa région et lorsque le régime de Vichy s’installa il fut vite repéré en sa qualité d’ancien membre de la loge maçonnique « Solidarité lyonnaise ». Comme on s’en doute, son cas s’aggrava avec cette affaire d’offense. Il fut ensuite surveillé par la police et classé parmi « les individus suspects d’avoir des activités subversives ». Mais il eut la chance de bénéficier du soutien sans failles du Barreau lyonnais. Lors de l’audience du tribunal correctionnel à Gap, il est défendu par deux avocats, et il réussit à avoir six témoins à décharge dont un ancien adjoint au Maire de Lyon et Me Cohendy, membre du Conseil de l’Ordre des Avocats de Lyon et ancien Président de la Délégation spéciale de Lyon. Cette solidarité corporative lui servira car le Conseil de l’Ordre du barreau, saisi par le procureur de Lyon à la suite du rejet du pourvoi en cassation, fit en sorte que l’enquête disciplinaire s’enlise et ne débouche sur aucune sanction.
Ces considérations très politiques pèsent donc bien plus lourd que les arguments de droit pénal sur les éléments du délit, et notamment la condition de publicité. Ici, dans l’affaire Lavison, comme dans tant d’autres, les magistrats cèdent à la pression du pouvoir, en considérant que le délit est établi et que la publicité est remplie, malgré les doutes qu’on pouvait avoir sur ce sujet. Bref, ils « entrent en condamnation » comme ils l’écrivent parfois. En revanche, ils font preuve de modération dans l’octroi de la peine en accordant ici à Lavison le bénéfice du sursis. On va voir que, toutefois, d’autres juges sauvèrent sous Vichy l’honneur de la magistrature.
B. La condition de publicité, arme de résistance de magistrats rétifs à la répression des offenses
Il y eut assez peu de cas sous Vichy où les offenseurs échappèrent aux rigueurs de la loi. Les seuls cas où l’on releva des refus de poursuite de la part du Parquet ou encore des relaxes concernent soit les cas d’absence de publicité, soit des cas où la preuve du propos offensant ne fut pas rapportée, faute de témoignages concordants. Statistiquement, ce fut la condition de publicité qui fut, et de loin, la plus protectrice pour les offenseurs quand ils eurent la chance de tomber sur des magistrats qui tentèrent de faire appliquer le droit. On distinguera entre l’attitude du Parquet et celle des juges du siège.
1) Quand le Parquet résiste discrètement aux ordres du pouvoir en invoquant la condition de publicité
Il est arrivé, parfois, que cette condition de publicité fut discutée par les Procureurs généraux dans leurs rapports au Garde des Sceaux. Il est arrivé encore plus rarement que les représentants du Parquet ne donnèrent pas suite à des plaintes en classant l’affaire parce que la publicité de l’offense était douteuse. C’était d’ailleurs moins pour protéger l’accusé que pour empêcher une poursuite aventureuse.
On peut citer à ce propos une affaire particulièrement révélatrice des mœurs de l’époque et qui a mis aux prises de paisibles citoyens de la ville de Royan avec un maire farouchement pétainiste qui les a dénoncés pour propos hostiles. Il convient de laisser ici la parole au Procureur général de Bordeaux qui a la plume alerte et un bel esprit juridique :
J’ai l’honneur, conformément aux prescriptions de votre circulaire du 31 janvier 1941, relative aux offenses au chef de l’État, de vous rendre compte des faits suivants, qui ont déjà été portés à la connaissance de Monsieur le Maréchal Pétain, chef de l’État, par une lettre privée, et de M. le Préfet de la Charente inférieure, par un compte-rendu du Commissaire de Police de Royan.
Le 26 juillet 1941 à Royan, M. X, maire de cette ville, passant par la rue Gambetta en même temps que les époux Y, […] entendit Madame Y, dire à son mari, au cours d’une conversation dont il n’avait pas entendu le début : « … la moitié de son peuple est en zone occupée, l’autre moitié en zone libre ; qu’est-ce qu’il peut bien faire ? Il nous embête cette vieille baderne ».
M. le Maire porta plainte aussitôt au Commissariat de Police.
Au cours de l’enquête subséquente, la Dame Y, tout en reconnaissant avoir proféré les mots de “vieille baderne”, soutint énergiquement n’avoir pas voulu parler de Monsieur le Maréchal Pétain, mais bien de l’un des principaux dirigeants d’une Nation étrangère voisine.
De plus, elle contesta avoir tenu les propos incriminés dans la forme rapportée par M. le Maire de Royan.
Elle donna, d’ailleurs, de même que son mari, des explications détaillées sur les propos qu’elle avait tenus, au moment où M. X les avait entendus.
Les renseignements recueillis sur le compte des époux Y leur sont favorables.
M. Y, ancien pharmacien, a toujours eu une attitude politique correcte ; sa conduite et celle de sa femme n’ont donné lieu à aucune remarque défavorable.
Des poursuites correctionnelles contre Madame Y semblent inopportunes pour les raisons suivantes :
1° Le nom respecté du chef de l’État n’ayant pas été prononcé par les deux interlocuteurs, il n’est pas établi que les propos incriminés aient été proférés à son encontre ;
2° La conversation avait un caractère privé et il a fallu, pour les saisir, que M. le Maire de Royan s’approchât du couple, à courte distance, et prêtât attentivement l’oreille à la conversation ;
3° Les propos dont il s’agit ont été entendus et rapportés par un témoin unique ;
4° Il y a intérêt à ne pas livrer à la publicité de l’audience certaines parties de l’enquête, qui affectent maladroitement le caractère d’une controverse brûlante de politique intérieure et étrangère.
5° Enfin, le renvoi en police correctionnelle de la dame Y me paraît devoir aboutir à une décision de relaxe, qui ne manquerait pas de produire un fâcheux effet.
Dans ces conditions, sauf avis contraire de votre Chancellerie, je conclus au classement pur et simple de cette affaire.
Le Directeur des affaires criminelles, Corivsy, saisi de ce cas par l’administration de Paris, écrit qu’il faut laisser au Procureur général le soin « de prendre sur cette affaire la décision qui lui paraît la plus justifiée ». Ainsi voit-on parfois le Parquet faire obstacle à une plainte ou à une dénonciation en élevant l’objection de l’absence de publicité. On ne peut pas considérer, en droit, qu’un couple qui se promène dans une rue, peut être poursuivi pour offense si leur conversation, dans une rue, restait privée.
D’autres cas significatifs méritent d’être également évoqués. Ainsi, aux alentours de Sées (dans le département de l’Orne), un minotier discute avec le boulanger dans la cuisine de celui-ci et s’écrie : « Le Maréchal Pétain est un salaud. Il a gagné Verdun à coups de pied dans le cul. C’est un dégoutant (sic) d’avoir mis le traître à la tête de l’État ». Ces propos sont rapportés par un délateur à un inspecteur des Renseignements généraux, le Parquet est alors alerté. Il ressort de l’enquête que le minotier aurait des « sentiments gaullistes », mais le Procureur général de Caen recommande de ne pas ouvrir une information (débouchant en général sur une inculpation) au motif de l’inexistence de la publicité de l’offense. Il fait observer que, outre un problème de prescription, il existe un autre obstacle majeur à l’inculpation de l’intéressé : « la publicité exigée par l’article 26 de la loi du 29 juillet 1881 pour constituer le délit n’a pas existé puisque la conversation a eu lieu dans un lieu privé ». La Chancellerie approuve cette manière de voir et considère que « l’élément publicité fait défaut ». Dans un autre cas, la femme d’un militant communiste, lui-même placé sous résidence surveillée, est soupçonnée par la police d’avoir insulté le maréchal Pétain. Mais le Parquet ne poursuit pas de tels propos au motif justement que la condition de publicité n’est pas remplie car ils furent tenus dans une conversation privée.
Dans une autre affaire, encore plus instructive, un jeune marin pêcheur, âgé de16 ans, élève d’une école d’apprentissage maritime de Croix de Vie (Vendée) avait craché sur le portrait du maréchal dans une salle de classe, après un discours pro-vichyste du Directeur de l’École. Chargé d’examiner l’opportunité de la poursuite, le Procureur général soulève le problème juridique de savoir si une salle de classe peut être considérée comme un lieu public, ce qui conditionne la question de la publicité de l’offense. Il observe, d’abord, que l’offense par geste (le geste étant ici le crachat sur la photo) suppose aussi l’élément de publicité. Il évoque, ensuite, ses doutes sur la nature publique du lieu où a été commise l’offense de sorte qu’il propose de classer cette affaire qui avait parallèlement abouti à une sanction disciplinaire importante, l’exclusion pendant une année de l’élève. Voici comment il pose le problème de droit :
Il est communément admis que l’on ne saurait reconnaître le caractère de lieux publics aux locaux et édifices ayant reçu une affectation spéciale et où le public n’a pas libre accès, en particulier à une école (Le Poittevin, Traité de la presse, n° 515). Cette règle semble d’autant mieux s’appliquer au cas d’espèce que le geste du jeune X a été accompli dans une salle de classe de l’école dont il suivait les cours, c’est-à-dire dans une partie de l’établissement où le public ne pouvait avoir aucun accès à aucun titre. Il s’en suit que l’élément de publicité exigé par la loi faisant défaut, le délit qui fait l’objet de l’inculpation ne me paraît pas suffisamment caractérisé en droit.
Comme on le voit, à cette occasion, les rapports des procureurs généraux peuvent parfois prendre la forme d’une consultation juridique à l’attention du Garde des Sceaux. Le Procureur général reprend l’opinion dominante en doctrine, selon laquelle les collèges ou écoles ne sont pas des lieux publics. En l’occurrence, la Chancellerie partage la manière de voir du Procureur général. L’affaire est donc classée et le jeune élève, exclu de l’école, ne sera pas poursuivi pénalement pour offense, même s’il sera exclu de l’école (sanction disciplinaire).
Le cas particulier des magasins – Cela vaut notamment pour les paroles lancées dans des magasins ou des boutiques. On considère habituellement qu’un magasin ou une boutique ne sont pas un des lieux publics « par destination », car « ils n’ont pas pour destination de recevoir et de réunir le public ». Il peut devenir, exceptionnellement, un lieu public « par accident », lorsque dans ce magasin a lieu une vente publique ou quand les portes sont ouvertes et que l’on peut, à l’extérieur du magasin, entendre les propos tenus dans le magasin ou dans la boutique. Dès lors, les propos qui y sont tenus devraient échapper à l’empire de la loi sur l’offense. Pourtant, les cas sont nombreux sous Vichy où des personnes furent poursuivies et condamnées pour avoir insulté le maréchal Pétain dans des boutiques ou magasins. Rares furent les cas où le Parquet souleva le problème. On examinera ici seulement les cas de condamnations, laissant les hypothèses de non-lieu ou de relaxe comme étant la preuve contraire selon laquelle dans certains cas, les juges ont continué à faire du droit sous Vichy.
Dans le village de Vence, on cause à la boulangerie et des paroles hostiles à Pétain s’échappent de la langue de la boulangère et de deux autres clientes. Une indiscrétion fait « fuiter » le propos à la police de sorte qu’une poursuite est diligentée contre les trois femmes insolentes. Deux d’entres elles sont relaxées « du fait que leurs propos qui leur étaient reprochés n’ont pas été tenus dans un lieu public » – écrit le Procureur général, résumant ainsi le jugement du tribunal de Grasse. Toutefois, la troisième prévenue, une femme d’origine lorraine, est condamnée pour avoir, dans un autre magasin, une droguerie, prononcé la parole suivante : « Le Maréchal, c’est bien joli (sic), mais ce n’est pas lui qui me rendra mon pays ; ce sont les Anglais qui nous rendront l’Alsace-Lorraine, et non point la collaboration ». Elle se voit infliger une peine de deux mois de prison pour offense et propos défaitiste, mais avec sursis. Le Parquet fait appel de cette décision, car le Procureur estime, d’une part, que cette peine ne lui « paraît pas suffisante » et, d’autre part, que « la thèse du Tribunal sur la question de la publicité mérite d’être soumise à la Cour ». Malgré cette invitation à réexaminer juridiquement et pratiquement l’affaire, la Cour d’appel d’Aix se contente, comme souvent, d’adopter « les motifs qui ont déterminé les premiers juges » et de confirmer « le jugement entrepris ». On ne saura donc jamais pourquoi, dans un même cas, l’offense proférée dans la boulangerie est considérée comme étant non publique, donc non punissable, alors qu’elle le devient subitement dans un autre magasin, la droguerie. La condition de la publicité paraît ici à géométrie variable, et le facteur de variation semble résider dans la volonté ou non répressive des juges du fond.
2) L’exception : quand les juges du siège relèvent l’inexistence de la publicité de l’offense
Si l’on ne devait retenir qu’un cas de relaxe pour défaut de publicité, il faudrait retenir le jugement du tribunal de Corbeil qui a relaxé une institutrice d’Athis-Mons qui s’était fourrée dans de très mauvais draps. Ce très beau cas juridique condense presque tous les problèmes juridiques relatifs à la publicité de l’offense et présente aussi l’intérêt d’illustrer le conflit récurrent entre le ministère de l’Intérieur et le ministère de la Justice, ou si l’on veut entre la police et la magistrature.
Les rapports du Parquet sur cette affaire d’Athis-Mons indiquent que la directrice du groupe scolaire Jean-Jaurès aurait éprouvé un vif ressentiment à l’égard du maréchal Pétain lorsqu’elle aurait appris qu’elle devait finalement partir à la retraite. Selon les témoignages rassemblés par la police et qui sont à sa charge, elle aurait alors commencé à parler du chef de l’État en termes outrageants. Elle l’appelle systématiquement « le Vieux ». Une femme de ménage l’aurait entendu dans la cuisine de l’école parler du maréchal Pétain en disant : ce « vieux con, ce vieux couillon ». Deux institutrices-adjointes témoignent contre elle de façon convergente, et la directrice-adjointe de l’école Blond confirme le fait que, « parlant du Maréchal, celle-ci ne l’appelait que “le Vieux”, faisant sur son compte des réflexions déplacées. Notamment, un jour de fin décembre, alors que les adjointes susnommées se trouvaient dans sa classe, en présence des élèves, la dame X se prit à parler du “vieux” ; comme la dame Y, une adjointe, lui demandait de qui il s’agissait, elle désigna la photographie du Maréchal en ajoutant “mais lui tiens !” au milieu des ricanements des enfants qui paraissaient familiarisées avec cette expression ». Les faits reprochés semblent si graves aux autorités que le juge d’instruction, saisi par le Procureur, met en prison la prévenue le 12 mars 1942, tandis que l’autorité administrative informée suspend son traitement de fonctionnaire. Comme les témoignages sont nombreux et concordants, et provenant de personnes de catégories différentes (la directrice ajointe, deux institutrices, une femme de service, une femme de ménage), la condamnation semblait inéluctable, du moins si l’on comparait cette affaire à d’autres affaires moins graves où les inculpés furent systématiquement condamnés.
Pourtant, premier coup de théâtre, le tribunal correctionnel de Corbeil rend le 14 avril 1942, une décision de relaxe, qui eut pour effet immédiat de libérer de prison l’institutrice d’Athis-Mons. Le raisonnement juridique sur lequel se fondent les juges concerne non pas l’offense en tant que telle, mais la publicité de l’offense. À deux reprises, le juge se fonde sur l’inexistence de la condition de publicité pour ne pas condamner.
La première fois, il s’agit de propos grossiers qu’aurait employé l’inculpée en parlant de Pétain (« ce vieux con, ce vieux couillon, cette vieille pétasse »). La femme de ménage qui a rapporté ces propos se trouvait seule avec la directrice dans la cuisine du réfectoire de l’école des filles. Les circonstances de la profération de la parole publique suffisent à faire relaxer la prévenue. Le juge de Corbeil procède à un syllogisme parfait. Selon la proposition majeure : pour qu’il y ait offense, il faut que « les propos incriminés doivent avoir été proférés dans des lieux publics ». Or, proposition mineure, « la cuisine d’une école [n’est] pas un lieu public et les propos échangés entre deux personnes seules dans cette cuisine peuvent constituer une conversation particulière, dès lors “qu’ils n’ont pas été entendus par des tiers” ». Par conséquent, c’est la conclusion du syllogisme judiciaire, « même si elle [Mme X] les a tenus, les conditions de publicité exigées par la loi ne sont pas réalisées », et donc elle ne peut pas être condamnée pour de telles paroles.
Le même raisonnement est tenu à propos du dernier grief, le plus grave avancé contre la directrice de l’école. Il ressort des témoignages concordants de collègues de travail de la directrice, témoignages recueillis avant le procès et pendant l’audience, qu’elle aurait « dans sa classe en présence de ses élèves [désigné] le Maréchal Pétain, par l’épithète “le Vieux” en disant : “Si le vieux Maréchal était là, je lui dirai” ; “Quand le Vieux viendra, je lui dirai” ». La question juridique à résoudre était de savoir si le fait de qualifier le maréchal Pétain comme étant « le Vieux », tout en le montrant du doigt, constituait une offense publique. La réponse du tribunal correctionnel est encore une fois négative, mais pour une raison de forme et non de fond, dans la mesure où c’est à nouveau la condition de publicité qui fait défaut :
Attendu que si cette épithète peut être considérée comme irrévérencieuse, elle n’a pas le caractère offensant réprimé par la loi dans les conditions où elle a été employée.
Attendu qu’une école n’est pas un lieu public, que la publicité exigée par la loi n’est pas caractérisée par la réunion dans la salle de classe de la directrice, de ses seules élèves et d’institutrices adjointes convoquées pour le règlement d’une question de service intéressant ces élèves alors qu’il n’est établi par aucune autre circonstance de la cause qu’en dehors desdites élèves, des personnes étrangères au personnel enseignant pouvaient avoir accès à cette salle ou entendre de l’extérieur les propos qui y étaient tenus.
Attendu que la publicité, élément essentiel du délit, fait défaut […].
Il faut comprendre que les juges refusent d’examiner si le propos est en lui-même offensant, et se bornent à examiner la condition de la publicité, qui relève des « conditions où elle [l’épithète] a été employée ». Leur conclusion est nette : une salle de classe n’est pas un lieu public au sens de la loi de 1881. Ce n’est pas non plus un lieu public « par accident » car aucune personne tierce à l’école n’était présente, tous les participants étant soit les élèves, soit les membres de la communauté pédagogique. Par conséquent, dès lors que des tiers n’ont pas pu entendre ce qui se disait dans cet espace, il n’y a pas publicité et il ne peut pas y avoir d’offense publique envers le chef de l’État. L’interprétation est judicieuse, mais contestable. En effet, si l’on s’accorde à reconnaître qu’une école n’est pas en soi un lieu public, une salle de classe qui reçoit des élèves a pu, en droit, être interprétée par la doctrine la plus autorisée comme un lieu de réunion publique. En outre, si l’on prend comme critère la profération, élément déterminant de la publicité, il est évident que la présence non seulement des autres institutrices, mais aussi des élèves, accroît le nombre d’auditeurs de sorte que la condition, fixée par la jurisprudence, d’une audition par un certain nombre de personnes semble ici remplie. Une telle interprétation était donc audacieuse, d’un point de vue juridique et il est difficile de ne pas y voir la volonté d’interpréter le droit en faveur de la prévenue qui, au jour du jugement, avait déjà passé un mois en prison.
Le Parquet n’apprécia pas cette décision de relaxe des juges de Corbeil qu’il jugea « inopportune et injustifiée », de sorte qu’il fit appel pour permettre à la Cour d’appel de statuer sur cette question. La Chancellerie répond au Procureur qu’elle tient à être informée des suites de la procédure. Mais en raison d’une absence d’acte du parquet, l’institutrice, relaxée une première fois en première instance, le fut une seconde fois en appel en raison de la prescription du délit. Elle échappa donc presque miraculeusement à une peine de prison.
On voit donc parfaitement que la condition légale de publicité pour l’offense, posée à l’article 23 de la loi du 29 juillet 1881, peut faire l’objet d’interprétations très différentes selon les tribunaux. L’interprétation autoritaire consiste soit à ne pas en tenir compte, alors que c’est une condition légale, soit à en faire une interprétation extensive qui aboutit à davantage de condamnations pour offenses publiques. De ce point de vue, le cas des offenses sous Vichy est un précieux révélateur de la palette des solutions qui s’offrait aux juges, à propos de laquelle il serait bien naïf de croire qu’ils ne pouvaient rien faire face à un droit autoritaire.