Rendre raison d’une norme juridique : légitimer, habiliter, expliquer

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Sommaire de l'article

Pierre-Yves Quiviger

Pour citer cet article : P-Y. Quiviger, « Rendre raison d'une norme juridique : légitimer, habiliter, expliquer », Droit & Philosophie, Hors-Série no 1 : Normativité et légitimité, 2021 [http://droitphilosophie.com/article/lecture/rendre-raison-d-une-norme-juridique-legitimer-habiliter-expliquer-291]

L

a question de la rationalité juridique est aussi vieille que la philosophie du droit si l’on définit par rationalité juridique la capacité à rendre raison du droit (ou de ce qui est désigné comme faisant partie du champ du droit) et en premier lieu les normes juridiques. La centralité – et l’ancienneté – de ce souci peut se comprendre par l’entrelacement de préoccupations philosophiques et juridiques qui caractérise cette question. La préoccupation philosophique s’inscrit dans le champ de la théorie de la connaissance : il s’agit de savoir si les énoncés juridiques relèvent d’un ensemble plus général, celui des énoncés rationnels ou, pour le dire autrement, scientifiques. Obéissent-ils par exemple à un modèle hypothético-déductif, sont-ils cohérents, reproductibles, prévisibles, formalisables ? Y a-t-il ainsi quelque chose comme une démonstration dans un raisonnement juridique ? À cette préoccupation philosophique, s’ajoute une préoccupation juridique, touchant à la pratique du droit et qu’on peut rattacher à la problématique générale de la sécurité juridique (on désigne ainsi en droit la prévisibilité et la stabilité des règles de droit, qui permettent aux citoyens d’agir en pouvant anticiper l’état ultérieur du droit). En effet, pouvoir rendre raison d’une norme, c’est améliorer la faculté d’anticiper rationnellement ce que le droit peut dire, et en particulier via une décision de justice. Un des grands bouleversements que le monde du droit a connu ces dernières années est l’émergence de ce qu’on a appelé la justice prédictive[1]. Des cabinets d’avocats, en premier lieu en Californie, se sont rapprochés d’entreprises spécialisées en informatique et en particulier en exploration automatisée de corpus, pour construire des outils visant à prédire de manière optimale ce que les tribunaux allaient décider. La question de la rationalité juridique, et en particulier de l’obéissance à des règles de logique formelle, est centrale dans ce nouveau contexte. On demande en effet à un outil construit rationnellement (comme une intelligence artificielle), et dont le fonctionnement est de la logique mise à nue, pour ainsi dire, d’embrasser les corpus juridiques pour en tirer une cartographie des possibles, puis des conclusions en termes de probabilités (par exemple, si vous inscrivez telle clause dans tel contrat, vous avez 70 % de chances d’être condamné dans le Wisconsin et 40 % de chances d’être condamné dans l’Iowa – donc si vous tenez à cette clause, on vous conseille d’installer le siège social de la firme dans l’Iowa). Il est évident que ce type de démarche rencontre sa limite dans (1) le fait humain : un tribunal est composé d’individus qui peuvent agir de manière relativement imprévisible ; (2) les revirements de jurisprudence. Si les tribunaux de l’Iowa décident d’agir comme ceux du Wisconsin, du jour au lendemain, la prédiction aura été mauvaise – on ne peut pas demander à une intelligence artificielle d’inventer une information dont elle ne dispose pas. Comment quantifier ces phénomènes de revirement et jusqu’à quel point sont-ils présents ? Rien n’interdit d’imaginer que de bons outils statistiques puissent permettre de quantifier ce risque d’imprévisibilité ponctuelle…

La logique du droit

Au croisement de la théorie de la connaissance et de la pratique juridique, on rencontre ainsi, quand on cherche à rendre raison du droit, le problème délicat de la conformité du droit à la rationalité et à une rationalité formalisable et modélisable, autrement dit ce qu’on appelle la logique. La question de la conformité du droit à la logique n’est pas neuve et certains théoriciens du droit (comme Chaïm Perelman[2]) considèrent qu’il y a une logique juridique qui se distingue de la logique formelle et qui, sans être toujours contraire aux exigences de la logique, accorde une place éminente à la rhétorique. L’opposition entre rhétorique et logique mériterait une longue discussion, éloignant de notre sujet, mais notons qu’elle est à la fois fondamentale et problématique. Jusqu’à quel point la rhétorique est-elle autre chose qu’un discours susceptible d’être appréhendé, traité, formalisé par la logique ? Cela marche dans un sens : la logique n’est pas de la rhétorique même si on peut faire un usage rhétorique de la logique, soit par simple invocation de celle-ci, soit par la puissance de persuasion de la logique (argument a fortiori, raisonnement par l’absurde) ; on pourrait même avancer l’idée que la logique trône au sommet de la rhétorique. En revanche, il serait faux d’avancer l’idée que la logique use de la rhétorique, il y aurait là un contresens sur ce que cherche précisément à faire la logique formelle. Mais une autre difficulté surgit immédiatement, même si l’on tranche le débat en faveur de la possibilité d’identifier la logique formelle à l’œuvre dans le droit : celle du type de logique mobilisée et mobilisable. Certes, il existe une voie déjà bien explorée et bien connue, la logique déontique, qui est présente à la fois dans des travaux de théorie du droit (mais aussi de philosophie morale) et des travaux informatiques. Mais rien ne dit que la logique déontique soit la plus adaptée à la description de la juridicité à la fois pour des raisons techniques (d’autres formes de logiques paraissent plus adaptées, comme la ludique[3], la théorie sémantique des jeux[4] ou encore la logique dialogique[5]) et pour des raisons ontologiques. Sur ce dernier point, qu’on puisse réduire la juridicité à la normativité, ou même à une forme spécifique de normativité, ne va pas de soi – soit que l’on considère qu’il y ait plus que de la normativité dans le droit, soit que l’on considère que le droit n’est pas du tout normatif, les normes se trouvant alors cantonnées au rang de sources du droit. On peut ainsi considérer que, pas plus que le droit n’épuiserait le spectre de la normativité, les normes n’épuiseraient le spectre de la juridicité. Cette hypothèse, contestable évidemment, permet de comprendre les inquiétudes qui naissent à propos des phénomènes d’automatisation de la justice, tels qu’ils sont décrits dans un livre récent[6]. On s’effraie de la disparition (ou de la minoration) de l’humanité dans la procédure judiciaire et de l’effacement du juge capable de « motiver » les décisions après un temps de réflexion dans le cadre d’un examen véritable des prétentions des parties. Mais, au-delà de l’inquiétude, légitime psychologiquement et sentimentalement, face à toute déshumanisation, on comprend moins directement les inconvénients d’une telle disparition car, au fond, on pourrait voir dans l’automaticité une homogénéisation des décisions de justice et une rationalisation de la jurisprudence. Cette évolution consacrerait pleinement le statut normatif de la décision de justice et son inscription dans une hiérarchie fermement définie. En revanche, si l’on pense que l’intervention du juge est un moment essentiel du droit et que ce moment n’est pas « normatif » (ou plus exactement, que l’essence de la décision du juge n’est pas normative même si, évidemment, elle produit des effets normatifs), alors on peut trouver des arguments solides pour craindre l’automatisation. La piste que je souhaite explorer est la suivante : un aspect essentiel du travail du juge est de rendre raison de la norme juridique – ce qui n’est ni un travail purement normatif, ni un travail d’application. « Rendre raison » doit ici s’entendre en une acception qui peut évoquer le type de geste culinaire qu’on accomplit quand on fait « dégorger » certains légumes (par exemple en les frottant avec du sel avant de les laisser reposer) qui ainsi « rendent » leur eau. Le juge a à sa disposition une norme (un texte, en général, mais il peut s’agir d’autre chose) et cherche à en extraire ce qui va lui permettre de « dire droit », de rendre la justice[7] ou, comme le dit Clément Rosset, de pouvoir affirmer que « ça se fait ».

[…] le dévot est d’abord celui qui est incapable d’affronter le non-nécessaire. C’est pourquoi, comme le dit Pierre Legendre, il aime le censeur et entend jouir du pouvoir exercé à ses propres dépens. Pour s’avancer dans les dédales du non-nécessaire il a besoin de l’appoint permanent d’un « allez-y donc », la garantie d’une nécessité que lui délivrera, à l’occasion, tout porteur de l’insigne « il le faut » : tel le juriste, le policier, le médecin ; tel aussi, parfois, le philosophe. Le dévot n’est pas celui qui répugnerait spontanément à certaines pratiques, mais celui qui refuse de pratiquer sans raison, sans « ordre » (au sens à la fois impératif et normatif). Il est même ouvert à toute pratique, pourvu qu’elle reçoive l’aval d’une autorité qui, si l’on peut dire, lui donne cours : une réalité considérée comme impie sera aussitôt adoptée si le juriste lui assure que « ça se fait », le policier que « c’est permis », le médecin que « c’est conseillé », le philosophe que “c’est rationnel”[8].

On peut, en suivant Clément Rosset, décrire le travail de la philosophie du droit comme la rencontre du « c’est rationnel » et « ça se fait » ou, plus précisément, le repérage des différentes manières de rationaliser (au sens de « rendre raison ») le « ça se fait ». Il me semble qu’on peut distinguer au moins trois manières d’opérer ce travail de rationalisation – légitimer, habiliter, expliquer.

Légitimer

La légitimation, contrairement aux deux autres manières de rendre raison, comprend une dimension axiologique : on accorde une valeur supplémentaire à la norme juridique qu’on légitime, ce que n’accomplissent ni l’explication ni l’habilitation, fondamentalement descriptives. En légitimant, on cherche à augmenter la force de persuasion propre à une norme juridique. Légitimer c’est, selon la vieille opposition de la légalité et de la légitimité, pénétrer sur le terrain du jusnaturalisme. Sous sa forme moderne, il vise à rattacher, par le mythe de l’état de nature originel présocial, le droit à une essence éternelle de l’homme, rationnelle, et consacrant des principes fondamentaux à portée universelle (la liberté, l’égalité, éventuellement la fraternité) : ce rattachement permet de rendre acceptables les arbitrages rendus, les orientations données, par les normes juridiques. Le droit naturel est un récit (une fable) qui permet de solidifier moralement, socialement, politiquement l’édifice juridique. Sous sa forme ancienne, le droit naturel, comme on le voit par exemple à l’œuvre dans le Gorgias de Platon, permet d’avancer l’hypothèse d’une cohérence conceptuelle du droit positif avec l’ensemble des assertions portant sur le monde. Dans cette approche, la rationalisation de la juridicité s’opère par le respect de l’ordre du monde (cosmos) qu’elle incarne. Si l’on compare la légitimité issue du jusnaturalisme ancien à celle issue du jusnaturalisme moderne, on voit que la force de persuasion induite est d’une nature différente : loin d’être centré sur la figure d’un homme saisi universellement comme sujet rationnel, le jusnaturalisme ancien cherche à dériver la loi de l’observation de la nature (physis) et à renvoyer à une vérité objective, distincte de la subjectivité humaine. Le droit naturel ainsi conçu vise à tenir à distance le droit de la relativité et des évolutions historiques politiques, économiques et sociales.

Pour le jusnaturalisme moderne, le risque principal est alors la consécration d’une vision du droit dans laquelle s’évanouirait complètement la distinction entre droit et politique ou entre droit et morale. Pis : si la source de légitimité la plus grande provient d’une socle politique externe au droit positif, la tentation est grande de politiser intégralement la juridicité pour produire la plus grande légitimité, avec pour horizon la disparition d’une sphère spécifiquement juridique, d’une part, et, d’autre part, une difficulté à maintenir la frontière entre norme et exception. Pour le jusnaturalisme ancien, organisé autour d’un objectif de légitimation épistémologique du droit positif, le danger est la marginalisation du débat politique, du pluralisme et du fait majoritaire, au bénéfice d’un horizon technocratique. Si le droit doit être à l’image des descriptions objectives, scientifiques du monde, alors les arbitrages juridiques devraient être eux-aussi objectifs, démontrés, stables. Quel rôle les choix politiques, en particulier démocratiques, peuvent-ils alors jouer dans un tel système de droit, qui serait « ainsi et pas autrement » pour des raisons données comme certaines (à une nuance poppérienne près). On est alors très proche des discours du type : « There is no alternative », au cœur des phénomènes de mondialisation économique et financière. Dans cette conception, l’action économique, sociale, juridique doit être la même dans tous les États car le monde est unifié et que le prix à payer pour la marginalité – et l’indépendance – serait trop élevé. Rendre raison revient ici très vite à abdiquer devant toute capacité à raisonner autrement.

Habiliter

Je désigne, de manière peu originale, par « habilitation » l’homologation qui rend possible une production normative ou juridictionnelle. Ainsi le premier ministre est-il habilité à produire des décrets, le président de l’Université des arrêtés dans son domaine de compétence, l’Assemblée nationale des lois, le juge d’un tribunal de grande instance des jugements, la Cour de Cassation des arrêts, le Conseil constitutionnel des décisions, etc. Habiliter n’est ni expliquer ni légitimer – l’habilitation est à la fois une manière d’autoriser (il est possible pour l’entité X de…) et une manière de rendre légal (ce que dit l’entité X est bien conforme au droit). Le non-respect des procédures d’habilitation conduit usuellement à l’annulation des décisions et des normes concernées. Il est donc essentiel, pour pouvoir rendre raison d’une norme juridique par la voie de l’habilitation, d’identifier les instances chargées de vérifier le respect de ces procédures d’habilitation. L’habilitation est à la fois un contrôle et une procédure, une répartition des tâches juridiques et une censure du non-respect de cette répartition.

La question la plus délicate qui concerne les procédures d’habilitation est celle de l’indépendance des instances habilitées. Si elles font l’objet d’un contrôle, on peut s’inquiéter de leur éventuelle dépendance vis-à-vis de celui qui les contrôle ; si elles ne font l’objet d’aucun contrôle, on peut alors craindre qu’elles soient tentées de ne pas respecter les bornes fixées à leur faculté d’intervention. Autre difficulté : une Cour suprême peut-elle être bornée dans son action par une procédure habilitation ? Mais alors, quand une Cour suprême se plaît à construire une jurisprudence contra legem, que faire ? Faut-il changer la loi ? La démarche est incertaine car rien ne garantit qu’elle sera plus respectée que l’actuelle. Faut-il alors sanctionner les membres de cette Cour ? Leurs membres jouissent, et c’est heureux, d’une grande indépendance : on voit mal comment éviter une forme de procès politique d’exception. Cum grano salis, on est tenté de se demander pourquoi l’habilitation produit néanmoins des effets en haut de l’échelle juridictionnelle et pourquoi, bon an mal an, la hiérarchie des normes est plus respectée que méprisée. Qui garde les gardiens ? Ils semblent globalement capables de se garder eux-mêmes.

Expliquer

L’explication est une opération beaucoup plus délicate à circonscrire et qui recouvre des contextes et des gestes très variés, de la note d’arrêt (doctrine) à la motivation (jurisprudence). Pourquoi la Cour de cassation considère-t-elle que les décisions de justice doivent être motivées, et que l’absence de motivation d’une décision de justice par les juridictions du fond produit un défaut de base légale ? Parce que si une décision de justice n’est pas motivée, elle est inexplicable et on ne peut pas demander aux justiciables d’endurer une justice qui ne saurait pas rendre raison de ses arbitrages (qui pourraient alors sembler arbitraires). C’est aussi porter atteinte au droit fondamental à un procès équitable que de ne pas expliquer une décision. Curieusement, la Cour de cassation autorise pour elle-même (ce qui nous renvoie au point précédent) l’absence de motivation pour ses propres refus préliminaires, dans certains cas, pour des motifs pédagogiques (autrement dit : quand le pourvoi n’est vraiment pas sérieux et qu’il s’agit d’éviter de l’imiter à l’avenir). Expliquer revient ici à mettre en lumière les « motifs » qui permettent de rendre raison de la norme jurisprudentielle. Ces motifs peuvent être de plusieurs ordres : un raisonnement, une démonstration (les considérants), une référence à une source juridique (les visas). L’essentiel est qu’on soit en mesure de formuler objectivement et explicitement pourquoi la norme jurisprudentielle est ainsi et pas autrement. L’explication n’est obligatoire que pour les normes jurisprudentielles : la norme législative n’est pas nécessairement assortie d’une explication.

Il arrive néanmoins que certaines lois soient précédées d’un texte préliminaire qui explique les raisons d’être de telle ou telle évolution législative ou qui fixe un cadre général aux articles qui suivent[9]. De plus, la loi est précédée d’une activité législative et l’examen des débats parlementaires permet de reconnaître le rôle du rapporteur et l’importance de la proposition ou du projet de loi qui précède la loi. Mais l’explication qui intervient ici n’en demeure pas moins d’une autre nature que la motivation propre aux décisions de justice, quand bien même on peut trouver des points de superposition. Il s’agit avec la loi de manifester une volonté politique et de justifier le recours à une norme juridique pour réaliser une finalité politique ; dans la motivation juridictionnelle, on fait tenir du droit avec du droit (raisonnement juridique, références à des normes), dans la motivation législative, on conjugue du droit et de la politique (et éventuellement du droit aussi, s’il s’agit par exemple de faire référence à d’autres parties du droit). Un des effets de ce régime distinct d’explication est le contraste possible entre une loi satisfaisante politiquement, accomplissant son objectif démocratique, mais, dans le même temps, catastrophique sur le plan juridique, par contradiction induite avec une autre loi ou par obscurité. Rien n’interdit au législateur de se contredire – c’est plus embêtant pour la justice, sauf si la contradiction intervient dans le temps, via un revirement de jurisprudence.

J’ai décrit ces trois manières de rendre raison d’une norme juridique car je crois important de ne pas les confondre : légitimer une loi n’est pas l’expliquer, identifier une procédure d’habilitation n’est pas produire une légitimation. On ne peut pas se contenter d’explication et d’habilitation en matière de légitimation : il serait alors difficile d’améliorer le droit qui ne serait plus alors qu’une technique stérile. Rendre raison du droit et plus spécifiquement d’une norme juridique doit demeurer une opération complexe, à trois dimensions (légitimer, habiliter, expliquer) qu’il serait délétère de vouloir simplifier sauf à prendre le risque de s’éloigner des raisons d’être du droit.

Pierre-Yves Quiviger

Institut des Sciences Juridiques et Philosophiques de la Sorbonne (umr 8103), Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

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