Éthique doctrinale rudimentaire

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Sommaire de l'article

Michel Boudot

Pour citer cet article : M. Boudot, « Ethique doctrinale rudimentaire », Droit & Philosophie, Hors-Série no 1 : Normativité et légitimité, 2021 [http://droitphilosophie.com/article/lecture/ethique-doctrinale-rudimentaire-298]

I. Éthiques de l’écriture doctrinale

1. Doctrine

D

ans la littérature juridique, la doctrine est un concept à usage métonymique qui désigne simultanément le discours sur le droit et celui qui le tient. Elle possède la double extension de discours doctrinal prenant la forme de commentaires, traités, manuels écrits ou cours d’amphithéâtre, et celle de communauté universitaire ou corporatiste, elle représente alors une autorité dont la géométrie varie selon les spécialités et le nombre de spécialistes. Les premières rencontres Thémis et Sophia programmées au mois de mars 2020 auraient dû être le théâtre de dialogiques juridiques et de débats philosophiques sur la légitimité des discours normatifs ; nous aurions échangé sur nos pratiques discursives respectives sans esquiver les dimensions éthiques de nos textes ou déontologiques de nos professions, sans refuser de dessiner les contours du rôle que nous assumons. Chercheurs et enseignants. De cette confrontation d’idées auraient pu surgir quelques lumières philosophiques et quelques règles de bonne conduite, mais il faudra se contenter d’un chiasme en guise de plan et de propositions confinées au domaine de Thémis, non débattues par Sophia ; en somme, des tropismes de juriste pétris d’approximations philosophiques.

2. Cognitivisme éthique vs. Non cognitivisme éthique

Les controverses sur l’éthique doctrinale ne sont pas récentes ; je ne vais pas ici remonter aux temps antiques où les pontifes affrontaient les juristes laïcs[1], ni aux querelles médiévales opposant herméneutes canonistes et civilistes. Les positions et les postures ont changé, mais il est toujours intéressant de se demander ce qu’est un bon jurisconsulte, un juriste « digne-de-ce-nom », celui qui accomplit justement sa mission voire son sacerdoce[2].

3. Marcel Planiol et Georges Ripert

Au début du xxe siècle, Marcel Planiol plante un décor qui tient encore debout pour signifier le cadre de la mission dévolue à la doctrine en tant que corps ou communauté culturelle. Les différences ne sont pas significatives entre privatistes et publicistes : les uns, plus ou moins proches des prétoires de la République, des cours d’arbitrage ou des couloirs de la Chancellerie et les autres, plus ou moins proches du Conseil d’État ou du palais Bourbon[3].

Le jurisconsulte, vraiment digne de ce nom, ne se contente pas de résoudre des questions pratiques ; il apprécie et juge les lois. Pour cela, il a besoin de critique, et il ne peut posséder cette qualité que par une culture intellectuelle étendue : l’histoire du droit lui fera connaître l’origine des institutions ; l’économie politique lui en fera voir les résultats pratiques ; la législation comparée lui donnera des points de comparaison empruntés aux législations étrangères. C’est à cette condition seulement que le droit peut remplir sa mission[4].

Ce qui fait dire à Georges Ripert, en défenseur de l’ordre moral, « un juriste ne doit pas seulement être le technicien habile qui rédige ou explique avec toutes les ressources de l’esprit des textes de loi ; il doit s’efforcer de faire passer dans le droit son idéal moral[5] ». Il est frappant de voir que la même rhétorique qui coulait chez Planiol au début du siècle dernier et grinçait après-guerre sous la plume de Ripert, est reproduite au xxie siècle pour nourrir le discours de légitimation des ambitions politiques des auteurs.

4. Jacques Ghestin et Hugo Barbier

Un fort exemple d’une représentation de la doctrine comme autorité simultanément expertale et politique se donne à lire au numéro 416 de la cinquième édition de l’introduction générale au Traité de droit civil dirigé par Jacques Ghestin. Une série de considérations d’ordre éthique et de prescriptions déontologiques dessinent le contour des charges doctrinales :

La doctrine doit porter des jugements de valeur sur le droit. La doctrine n’est pas neutre parce que le droit ne l’est pas. Elle ne doit donc pas ignorer cette réalité et doit veiller constamment à ce que le droit posé soit conforme à la justice. Elle doit toujours avoir un regard critique par rapport aux règles émanant du législateur ou du juge ou encore par rapport aux opinions publiées par ses membres. En un mot, elle doit être engagée. C’est l’un des rôles essentiels de la doctrine que de porter des jugements de valeur sur le droit et de dénoncer avec force tous les manquements à la justice. Il n’est pas besoin d’aller très loin dans le passé pour trouver des périodes, certes très difficiles, aux cours desquelles une partie de la doctrine n’a pas toujours mesuré exactement l’étendue de ses devoirs. La doctrine ne peut se limiter à penser de lege lata, c’est-à-dire à propos de la loi telle qu’elle existe en droit positif. Elle doit y ajouter des critiques de cette législation et raisonner également de lege ferenda, c’est-à-dire au sujet de la loi devant être créée dans la perspective d’une nouvelle législation qui devrait être adoptée[6].

La participation à un projet de réforme deviendrait-elle une étape obligée du cursus honorum des professeurs de droit ? J’ignore s’il s’agit là d’un legs involontaire du doyen Carbonnier à la postérité. Lui, nourri de sociologie wébérienne, représentait dans ses ouvrages la doctrine comme un discours d’autorité distinct des sources du droit, mais fut, dans sa vie de citoyen, maître d’œuvre génial des réformes législatives qui remodelèrent le premier livre du Code civil dans les années 1960 et 1970. Désormais qu’il s’agisse de la littérature proto-législative[7], d’appels et de pétitions déguisées en analyse[8], qu’il s’agisse des commentaires des nouvelles réformes du Code civil[9], du Code du travail ou du Code de l’environnement, ou encore des commentaires des décisions de la Cour européenne des droits de l’Homme, un grand nombre d’auteurs assument un discours prescriptif et prédictif, autant qu’un rôle prescripteur et prédicateur politique. Il va de soi que cette abondante littérature prescriptive produite par les propositions de lege ferenda n’a rien de scientifique ou d’expertale ; elle ne nous apprend rien sur le droit, mais elle nous apprend beaucoup sur la littérature juridique et sur l’évolution de ses genres littéraires. Un effort de resituation sociologico-historique[10] voire historiographique[11] montre de quels univers culturels les discours juridiques sont issus et de quelles sources ils se nourrissent.

5. Kelsen en quête de neutralité

Dénonçant ses contemporains qui « cherchaient à influer sur la création du droit[12] », H. Kelsen composait une théorie épistémologique et une éthique doctrinale dont l’ambition était d’offrir un outil pour éradiquer de la littérature juridique les « soi-disant méthodes d’interprétation[13] » destinées à « présenter faussement comme une vérité scientifique, ce qui n’est en réalité qu’un simple jugement de valeur politique[14] ». La théorie de doctrine exposée aux dernières pages de la deuxième version de la théorie pure du droit induit une éthique doctrinale, et dessine les traits de la légitimité et de l’illégitimité à parler au nom de la science. Naturellement, les lourdes accusations proférées par Kelsen à l’encontre de ses contemporains ont produit une réaction bien compréhensible de la part de ceux qui se pensaient visés, et qui s’employèrent à montrer que la quête de neutralité scientifique qui animait la théorie pure du droit aura échouée ou se sera bercée d’illusions[15].

6. Légitimité vs. liberté d’expression

7. Difficultés pratiques

Mettre en garde le législateur contre les conséquences dogmatiques d’une loi nouvelle, c’est un travail d’analyse qui est demandé aux experts du droit pour qu’ils évaluent les qualités techniques d’un texte, et de ce point de vue, le magistère du professeur conjugue souvent travail d’expertise juridique et appréciation des contenus à l’aune des principes qui gouvernent le système juridique. Cela vaut autant pour une réforme du droit de la famille ou de la procédure pénale aux forts accents militants que pour la réforme du régime général de l’obligation qui pourrait sembler politiquement neutre.

8. Décriture

Vincent Forray et Sébastien Pimont ont proposé récemment un outil d’analyse des discours juridiques qu’ils ont nommé théorie de la décriture[19] pour signifier que la littérature juridique dans son ensemble produisait une accumulation de concepts et usages conceptuels qui s’amalgament et s’étendent, se distinguent et rétrécissent, s’inventent et se renouvellent dans de nouveaux genres ou de vieilles histoires. De cet ensemble d’écrits surgirait le droit. Ce ne serait pas un objet posé a priori, stipulé pour être étudié par un discours de science, mais au contraire le résultat spontané de cette littérature théorique et pratique, hétérogène et controversiste, un résultat formalisé par une instance collective maîtrisant un système de symboles, à savoir la doctrine en tant que communauté culturelle, capable de décrire et de réécrire sans cesse jusqu’à transformer le droit[20]. Pour ou contre cette théorie post-hayekienne n’est pas l’objet de mon propos, mais ses auteurs abordent sans trembler la question de la responsabilité morale des juristes à travers le raisonnement suivant :

1o L’activité la plus typique de la connaissance juridique – la description du droit – est politiquement signifiante[21] ;

2o La doctrine en tant que communauté culturelle produisant des écrits, constitue une instance collective de production du droit alternative aux institutions constitutionnelles ;

3o Le juriste conscient que sa participation au processus alternatif de formalisation du droit, répond des conséquences politiques de son discours ;

4o Cette responsabilité individuelle (qui n’est ni civile, ni pénale, mais morale) implique que soit adoptée une conduite éthique d’écriture.

Que veut dire écrire éthiquement un texte descriptif du droit ? Cela signifie d’abord considérer son écriture de manière à assumer la transformation qu’elle fait subir au droit dont on cherche à exprimer la compréhension. Assumer à la différence de subir, c’est embrasser volontairement les conséquences du texte que l’on produit […]. Fondamentalement, l’éthique dans l’écriture du droit entraîne le juriste dans le processus d’une décision qu’il doit prendre quant à son écriture […].

La première décision éthique, nous disent Vincent Forray et Sébastien Pimont est de refuser d’écrire[22] : ne pas décrire les dispositions des lois que l’on juge iniques.

La deuxième décision tout aussi radicale serait d’accepter l’effet de neutralisation (banalisation) du contenu politique des dispositions commentées, une neutralisation augmentant avec la technicité du discours employée.

Une troisième décision serait de dé-historiciser ou inversement de ré-historiciser l’objet de la description. La dé-historicisation « produit l’occultation des liens qui expliquent de manière causale le sens non juridique de l’énoncé premier (sens politique, social, philosophique…)[23] », elle conduit à une technicisation du discours, alors que la ré-historicisation restitue l’énoncé décrit dans une pluralité des significations possibles.

Une dernière décision possible est celle d’une imputation établissant entre « l’énoncé à décrire et l’énoncé qui décrit, des liens conformes à la logique juridique[24] ». C’est une décision stratégique qui consiste à imputer l’énoncé en examen à une littérature autre que celle où il est ordinairement référencé, ce qui permet d’en déduire des conséquences interprétatives obéissant à une logique différente. En conclusion de leurs propos, V. Forray et S. Pimont affirment que « les diverses stratégies de décriture qui font suite à la prise de conscience d’une responsabilité du juriste écrivant suggère au bout du compte l’institution d’une norme à laquelle s’attache l’obligation éthique des auteurs ». S’appuyant sur M. Foucault, ils nous invitent à « l’art de l’inservitude volontaire, celui de l’indocilité réfléchie » pour dessiner une critique interne du droit[25].

II. Écriture d’une éthique doctrinale

9. Style

Avant de prétendre débattre du rôle des auteurs ou de la mission de la doctrine, qui plus est si l’ambition ultime était d’en légitimer ou diriger la recherche par des règles de bonne conduite, il faudrait pouvoir commencer à débrouiller les fils des usages hétérogènes et polysémiques de doctrine en tant que discours. Déjà les difficultés stylistiques sont ardues. En utilisant tel type de formules plutôt que tel autre, ce que Gilles Granger appelle un style[26], les efforts de neutralité théorique d’un auteur[27] peuvent être d’emblée disqualifiés en tentatives de manipulation, par un lecteur qui lui prêtera un certain type d’intention, intention que lui-même aura projetée sur le style choisi. Ils peuvent aussi et inversement être valorisés par celui qui se reconnait dans ce style, ou bien, mi-figue, mi-raisin, ignorés par celui qui serait hermétique au galimatias de l’auteur[28]. Quand il s’agit de théorie des discours juridiques, les lecteurs qui restent sont en général peu nombreux.

10. Position de départ

La doctrine juridique est un discours qui a pour objet d’élucider les conditions des énoncés juridiques, à savoir du discours que l’on appelle « droit ». Et comme tout discours de niveau N qui a pour objet d’élucider les conditions des énoncés de niveau N-1, il est analytique lorsqu’il maintient l’extériorité du discours de niveau N ; il est rhétorique lorsqu’il promeut un effet d’adhésion à l’une des positions analysées[29].

Pour être plus précis, il faudrait aussi distinguer l’énonciation de l’énoncé[30]. L’énonciation est l’acte comportemental d’énoncer ; l’énoncé est le produit de cette énonciation à savoir les paroles, dont le contenu sera signifié entre guillemets dans une transcription du discours. Énoncer, c’est faire une énonciation et c’est un fait, mais l’énoncé produit par l’énonciation peut être lui-même un fait, et c’est un fait différent. Comment faire des choses avec des mots ? C’est ce qu’a mis en évidence John L. Austin dans son célèbre ouvrage Quand dire, c’est faire[31]. Certains actes de parole décrivent le monde et certains expriment une action. Sur la base de cette distinction primaire des actes constatifs et des actes performatifs, retravaillée, contestée, reformulée, par Austin lui-même, ses successeurs[32] et ses critiques[33], la philosophie analytique est parvenue à une trichotomie des actes de langage :

1o Les actes locutoires sont tous ceux qui consistent simplement dans le fait de dire quelque chose qui a un sens et une structure grammaticale, indépendamment du contenu de l’énonciation ou du destinataire ;

2o Les actes illocutoires sont ceux qui, adressés à un destinataire, consistent à faire une action en disant quelque chose et à raison de la signification de ce que l’on dit ;

3o Les actes perlocutoires sont ceux qui provoquent une réaction ou un effet psychologique (perlocutoire) de l’adressataire, par le fait d’avoir dit quelque chose et en raison de ce qui est dit.

Si l’on suit la taxinomie développée par John Searle, 12 critères affectant les formes verbales dans les langues européennes permettent de distinguer parmi les énoncés linguistiques : les trois premiers – les plus importants – sont leur but, la direction d’ajustement des paroles au monde qui est la conséquence du but, et l’état psychologique exprimé[34]. Par exemple, « le but d’une description est qu’elle soit une représentation vraie ou fausse, précise ou imprécise, de quelque chose[35] ». Mais une description indique aussi une direction : l’énoncé assertif ou descriptif s’ajuste au monde, et le locuteur peut croire ou ne pas croire la description qu’il fait. Autre exemple, le but d’un commandement ou d’une prescription en général, ce que Searle nomme un acte directif, est d’obtenir de l’adressataire, qu’il y obéisse ; la direction d’ajustement au monde est inverse de celle de la description en ce sens que le locuteur entend obtenir que le monde s’ajuste à ses paroles. La prescription indique le désir (ou la volonté) du locuteur. Les assertifs et les directifs forment les deux premières catégories sur les cinq qu’il propose, de la taxinomie des actes de langage ; Searle propose trois autres catégories :

– Les promissifs ou commissifs qui engagent le locuteur à raison de « l’obligation contractée de réaliser une action future » (par exemple une promesse) et qui prescrivent l’ajustement du monde aux mots, ils sont sincères ou non ;

– Les expressifs qui expriment l’état psychologique du locuteur spécifié dans la condition de sincérité.

La cinquième catégorie, très spécifique[36] et très utile pour l’analyse notamment des jugements, est formée par les déclarations (comme par exemple une déclaration de guerre). Lorsqu’un acte a un but illocutoire déclaratif, « la direction d’ajustement va à la fois des mots au monde et du monde aux mots, en raison du caractère particulier des déclarations ». Si l’arbitre de football siffle hors-jeu, ou si le juge déclare le prévenu coupable, il y a hors-jeu du point de vue du football, ou culpabilité du point de vue judiciaire, quelle que soit la vérité ou la fausseté de la déclaration (une fois devenue définitive). Ces déclarations expriment à la fois une assertion qui décrit la position de hors-jeu ou la culpabilité, elles s’ajustent au monde ; mais simultanément, elles modifient le monde qui s’ajuste à elles ; elles se décomposent en une description et une prescription. Le joueur déclaré ‘hors-jeu’ est hors-jeu quelle que fût sa position réelle sur le terrain.

11. Doctrine juridique

Quand il s’agit d’analyser la loi ou les jugements, le discours des juristes se concentre principalement sur la deuxième et la cinquième catégories : les prescriptifs et les déclarations ; quand il analyse les contrats ou les testaments, il se concentre principalement sur les promissifs ; quand il analyse le discours sur la preuve des faits, il se concentre sur les assertifs ou descriptifs. Quant aux expressifs, leur examen est sans doute marginal : le législateur, le juge, le contractant, le testateur, le plaignant s’expriment rarement au moyen de formes verbales de ce type. On ne rencontrera probablement pas d’arrêt de cassation remerciant le demandeur d’avoir formé un pourvoi, s’excusant de devoir le rejeter ou le félicitant d’avoir convaincu la Cour. On rencontrera sans doute plus souvent des testaments, voire des contrats, exprimant l’état de félicité ou de méfiance du rédacteur ; en revanche, il n’est pas rare que des plaideurs déplorent le sort qui leur fut réservé en première instance. Néanmoins, les expressifs méritent d’être distingués selon que leur usage est linguistique ou métalinguistique, à savoir dans l’énoncé juridique ou dans le commentaire doctrinal : en effet, il n’est pas rare que ceux qui parlent de droit utilisent des expressifs pour saluer, approuver ou désapprouver une loi ou un jugement. D’un point de vue linguistique, un tel verbe expressif exprime seulement l’état mental de l’auteur, sans direction d’ajustement : approuver un fait advenu, ce n’est pas prescrire qu’il advienne. Mais d’un point de vue métalinguistique, il s’agit d’un jugement sur la valeur de l’énoncé linguistique et cela le drape d’un caractère rhétorique lorsqu’il peut être paraphrasé en un énoncé directif.

En somme, les énoncés analytiques sont les descriptifs ou assertifs, qui ont seulement pour but de s’ajuster au monde ; ils possèdent une valeur de vérité, à savoir qu’ils sont vérifiables ou falsifiables. Par opposition, les énoncés rhétoriques sont les directifs ou prescriptifs, auxquels se joignent les promissifs et les déclarations dans leur dimension prescriptive, et ont pour but que le monde s’ajuste à eux ; ils sont dépourvus de valeur de vérité, puisqu’ils ne sont ni vrais, ni faux. Le discours doctrinal a pour objet d’analyser les énoncés émanant de ce que la dogmatique contemporaine nomme « sources du droit » ; en tant qu’il constitue un discours sur un discours, la doctrine sera regardée comme un méta-discours.

En suivant Riccardo Guastini,

1o l’énoncé descriptif requiert de l’auditeur (ou du lecteur) une réaction de type théorique ou cognitif : croire vraie ou fausse la proposition[37]. Le discours descriptif de niveau N vise à décrire le monde tel qu’il est ou tel qu’il se présente à l’esprit du locuteur : il représente le monde et s’ajuste à lui. Il n’y a pas de jeu de mots avec présent utilisé comme radical. La description se situe dans un temps qui est le présent à la différence de la prédiction qui prédit un futur, ou de la rétrodiction qui rétrodit un passé. Le verbe « décrire » est pourtant utilisé en français de manière générique pour les trois temps, parce que « prédire », c’est décrire au présent une représentation que l’on a du « futur », et « rétrodire » c’est décrire au présent une représentation que l’on a du « passé ». Mais en toutes hypothèses, les énoncés descriptifs sont vrais ou faux, si ce n’est la possibilité ou l’impossibilité matérielle de les vérifier ou de les falsifier.

2o l’énoncé prescriptif requiert une réaction de type pratique : obéir à la prescription. Le discours prescriptif de niveau N vise à changer les conditions de la description de la réalité prise pour objet : en changeant la réalité extralinguistique pour une prescription de niveau 1, en changeant les conditions d’analyse des réalités linguistiques pour les niveaux suivants.

3o un énoncé de niveau N qui s’analyse à la fois comme descriptif et prescriptif est ambigu. On peut distinguer l’énoncé ambigu de l’énoncé polysémique ou polyvoque car il ne se réduit pas à une collection d’énoncés univoques. C’est une propriété intrinsèque des discours auto-référentiels de nouer de manière soit indicible, soit contradictoire, soit prohibée, des relations conceptuelles supposément incompatibles. « L’ambiguïté, c’est le problème du sens multiple en sa diversité irréductible, en sa possibilité même[38] ». Mais lorsqu’il est autoréférentiel, le discours qui décrit l’ambiguïté dénoncée, prescrit un déni dans les termes du débat posé, et revient à exposer que les modalités positives d’énonciation des questions sont insusceptibles de produire des réponses satisfaisantes, justes, raisonnées ou cohérentes, tout en invitant à une recomposition du débat et de ses éléments.

12. Théorème

Le discours doctrinal, qualifié de discours « métajuridique », combine deux profils, l’un analytique (qui décrit), l’autre rhétorique (qui prescrit) ; le discours sur la doctrine, formant un discours “méta-doctrinal” ou une théorie de la doctrine, observe lui-aussi un double profil analytique et rhétorique ; le discours relatif aux théories de la doctrine, “méta-méta-doctrinal”, qui raconte la théorie des théories, l’histoire de la pensée juridique, ou l’épistémologie juridique, observe encore un double profil analytique et rhétorique, et ainsi de suite en passant par un discours que l’on peut qualifier de philosophique, lui-aussi à la fois, savoir et action[39], puis l’histoire de la philosophie, l’histoire de l’histoire de la philosophie et la philosophie de l’histoire de la philosophie[40]. Et ainsi de suite… on pourra aussi s’interroger sur les implications morales de la théorie des actes de langage[41].

13. Éthique

Si donc la quête de pure neutralité est vaine, ou à tout le moins elle est rendue largement illusoire ou désespérante, il reste aux jurisconsultes qui se prétendraient dignes de ce nom, la tâche purement éthique de présenter et ne pas taire les conditions de leurs propres énoncés, fussent-ils des jugements de valeur sur le droit. Dit autrement, c’est bien parce que la neutralité du discours ne se proclame pas d’autorité qu’une éthique du discours est rendue nécessaire. Que cette éthique devienne déontologie ou loi est une question que je n’aborderai pas ici malgré la pression de l’actualité[42]. Une éthique de l’écriture doctrinale consistera a minima à éclairer la congruence des profils analytique et rhétorique des discours juridiques, dans le but de dénoncer et de lever autant qu’il est possible, les ambiguïtés linguistiques ou d’en éclairer les postulats d’arrière-plan[43]. A minima toujours, les discours d’analyse sont légitimés par l’honnêteté intellectuelle, laquelle « ne consiste pas à se retrancher sur sa position mais au contraire à spécifier avec précision dans quelles conditions on accepterait de l’abandonner[44] ».

14. Situation pratique

La loi no 2013-404 du 17 mai 2013 ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe aura offert plusieurs chapitres importants pour la compréhension de la littérature juridique au tournant du xxie siècle. Quelques semaines avant l’adoption de la loi, les manifestations de la rue ont porté les voix de 17o professeurs de droit appelant les sénateurs de la République à se prononcer contre l’adoption de la loi[45] ; restée sourde, la Chambre Haute a voté, et la loi fut adoptée. L’appel des 170, diffusé abondamment sur internet, eut un écho polémique publié sur le site internet Raison publique sous le titre « Mariage pour tous : juristes, taisons-nous ! » co-signé par quatre professeurs de droit public[46], publié à nouveau au Recueil Dalloz sous le titre « Mariage pour tous : les juristes peuvent-ils parler “au nom du Droit” ? » pourvu d’une réplique par droit de réponse rédigée par quatre autres collègues, signataires de l’appel[47]. Ceci appelle quelques précisions pour que les choses soient claires.

Première précision (description d’affects). Mon point de vue de citoyen, fondé sur ma sensibilité affective, confessionnelle et politique est que la loi du 17 mai 2013 est une loi que j’aurais pu voter, parce que je ne voyais pas en elle le moteur d’un changement civilisationnel funeste, mais seulement le résultat d’un changement déjà advenu, et dont la reconnaissance ne mettait pas en péril ma représentation du monde, ni ma vision du futur dans lequel j’entends que mes enfants aient une place qui ne leur soit pas imposée. Je ne dirais pas la même chose de la gestation pour autrui (non adoptée) ou de la reconnaissance de la sensibilité de l’animal (adoptée) qui dessinent un autre avenir, mais n’ayant pas un tempérament réactionnaire, je ne descendrai pas dans la rue pour demander à ce que l’on retire à l’animal le statut que lui a accordé la loi du 16 février 2015.

Deuxième précision (description d’un fait). Mon point de vue de juriste est que les deux lois précitées sont des lois que je n’ai pas votées parce qu’en France, les citoyens qui ne sont pas parlementaires, ne votent pas les lois[48].

Troisième précision (dénonciation de conflits). Je n’appartiens à aucune œuvre ou loge, aucun club ou réseau quelconque qui puisse nourrir le soupçon d’une allégeance envers aucun des 170 signataires de la pétition, des 4 de Nanterre, et des auteurs du droit de réponse. Je n’ai aucun conflit académique ou judiciaire à déclarer, ni relations familiales, ni relations d’allégeance ou de créance envers les 170 signataires de la pétition, les 4 de Nanterre, et les auteurs du droit de réponse. Parmi eux se trouvent des collègues et des maîtres fréquentés à Aix-en-Provence, à Poitiers ou rencontrés ailleurs, pour qui je nourris affection et/ou admiration universitaire ; je ne connais Alain Supiot qu’à travers ses écrits.

Quatrième précision (positionnement théologico-philosophique). Je me considère comme athée dans le sens où je crois que les panthéons ou les dieux uniques sont des inventions de l’esprit humain[49]. J’adhère à une philosophie morale sceptique et non cognitiviste car rien jusqu’à présent ne m’a permis de croire que les valeurs morales étaient objectivement connaissables. Cela ne signifie pas que je n’ai pas d’opinions politiques radicales ou inversement des doutes sur la nature des choses : je pense seulement qu’elles ne sont pas universalisables au nom de la connaissance objective.

Cinquième précision (reconnaissance d’honnêteté et crédibilité). J’accorde du crédit, et me laisse convaincre de resituer mes opinions par qui, comme Alain Sériaux, s’efforce d’exprimer clairement les fondements (théo)logico-philosophiques de ses propres positions, même si je ne dis pas avec lui qu’« il n’est de science exacte que du droit naturel en définitive[50] ».

15. Le débat

En premier rideau, les arguments développés par les 4 de Nanterre ne portaient pas sur le contenu du débat politique soumis à l’examen des Sénateurs, puisqu’il aurait très bien pu s’agir de la très sensible réforme du Code du travail[51], de la très consensuelle proposition de loi sur la diplomatie des Outre-mer, ou d’un très quelconque projet de loi de transposition d’une directive européenne tout aussi quelconque. Elle visait les niveaux de discours sur le droit et leur coloration axiologique. L’injonction faite par ces auteurs « Juristes, taisons-nous ! » s’analyse en une prescription dont les adressataires sont les juristes, sans plus de précision, mais cette proposition peut se décomposer :

1o Les juristes ne portent pas des jugements de valeur sur des avant-projets à savoir qu’il n’est pas légitime pour un juriste de porter un jugement de valeur sur un avant-projet ;

2o Celui qui porte un jugement de valeur sur un avant-projet n’est pas un juriste, à savoir il n’est pas légitime à se qualifier tel à cette occasion.

Le concept de « juriste » a été d’abord employé dans la déclaration des 170, lesquels se qualifient ainsi.

Nous, soussignés 170 professeurs et maîtres de conférences en droit des Universités françaises, juristes de droit privé, de droit public et historiens du droit, il nous appartient de vous faire savoir que le projet de loi […], adopté par l’Assemblée nationale en première lecture, implique un bouleversement profond du Droit […].

On notera que par leur injonction, les 4 se comptent également parmi les juristes (Taisons-nous, et non Taisez-vous) : on dénombre alors 174 participants à ce débat, lesquels sont tous universitaires. Ils ne sont ni praticiens, ni acteurs de la vie politique et des affaires, ni étudiants : ce sont des scientifiques, qui donnent des leçons de droit, au sens où ceux-ci produisent censément un discours de connaissance objective, à savoir un discours analytique sur le droit. La pratique professionnelle des juristes à savoir des détenteurs de savoir juridique, consiste à produire de l’expertise juridique et à en enseigner les méthodes. Mais sont-ils légitimes pour donner leur opinion politique en conclusion de leur expertise ? Et à quel titre ?

En second rideau, une polémique de ce genre, même si elle est plutôt rare dans la littérature juridique française contemporaine, révèle un point essentiel : le même débat entre « juristes » peut être un débat purement technique sur l’articulation de deux régimes juridiques applicables simultanément à un même objet, et se nourrir d’argument d’autorité questionnant la légitimité du locuteur. Même si cela est rare (on peut l’espérer), il arrive qu’un auteur déploie dans des ouvrages ou des revues des arguments sur commande ou de connivence avec des lobbys. Les conflits d’intérêts et les impostures existent dans la littérature juridique comme partout, et c’est bien une question éthique de les prévenir, l’injonction vaut donc autant pour le militant des droits-de-l’animal que pour le conseiller juridique des sociétés du groupe « Polluer plus pour gagner plus ». Le militant comme l’opportuniste utilise l’amalgame des niveaux de discours pour asseoir son autorité et afficher sa compétence, et plus loin, la tentation est grande pour l’analyste de se convaincre de sa propre neutralité pour prescrire les bonnes conduites à tenir et les bonnes lois à fabriquer. C’est là que se situe la fracture, elle est éthique, ou plutôt méta-éthique.

16. Non-cognitivisme éthique

D’un côté, le reproche adressé par les 4 aux 170 est de s’être drapé des oripeaux de la connaissance objective pour produire non pas un discours analytique mais des prescriptions d’ordres politique et moral, à savoir relevant purement de leur subjectivité et de leurs affects de citoyens ou de croyants. Les valeurs morales n’étant pas objectivement connaissables, les 4 ne disaient pas : « Citoyens, taisons-nous ! », mais en paraphrasant, « Citoyens, ne nous abritons pas derrière l’autorité de notre robe pour tirer de notre expertise scientifique des leçons de morale ! » En ce sens, si les 170 avaient signé de leurs seuls nom et prénom, il n’y aurait pas eu de polémique. Les juristes doivent se taire pour laisser les citoyens parler.

17. Cognitivisme éthique

De l’autre côté, les 170 ne se regardaient évidemment pas comme illégitimes à mettre en garde les Sénateurs contre les conséquences dogmatiques de la loi nouvelle ; ils en faisaient même l’un des attributs de leur mission. Les valeurs morales étant objectivement connaissables dans cette conception du rôle de la doctrine, l’expertise scientifique ne doit certainement pas s’arrêter au seuil d’un jugement de valeur sur la pertinence d’une proposition ou d’une décision, mais elle l’implique : le juriste est donc celui qui apprécie et juge les lois, il prononce à leur endroit un jugement de compatibilité avec le système dogmatique et les valeurs qui véhiculent.

18. À propos de ce débat

Dans son article « Ontologie et déontologie de la doctrine », publié peu de temps après au Recueil Dalloz[52], Alain Supiot faisait la critique des positions tenues par les auteurs du débat précédent : comme eux, il cherchait à répondre à la même double interrogation « de nature ontologique : que faut-il entendre par doctrine juridique ; et de nature déontologique : qu’implique pour les juristes le principe d’indépendance de la recherche universitaire ? »

Le point de vue est – disons – anthropologique ; il s’agit de définir la doctrine en tenant compte du fait que la description d’un fait extralinguistique ou celle d’un énoncé linguistique peut en modifier la perception ou l’interprétation, à savoir que même les propositions scientifiques purement assertives peuvent avoir des effets performatifs.

Il n’est en réalité pas d’analyse juridique sérieuse qui puisse ignorer les faits qui sous-tendent le droit, ni les valeurs qui l’animent. […] C’est à cette double condition que l’analyse juridique peut contribuer à l’intelligibilité de phénomènes dont aucune science ne saurait prétendre détenir toutes les clés. Tout travail qui satisfait à cette condition peut être dit « doctrinal », peu important qu’il soit ou non le fait d’un universitaire. […] Beaucoup de choses se jouent en effet dans l’écart entre ces représentations formelles et l’état réel du monde. Si cet écart est trop grand ou s’élargit, la réalité disqualifie l’ordre normatif et sape sa crédibilité. Mais, inversement, un système normatif peut faire advenir, au moins partiellement dans les faits, la représentation du monde qu’il promeut[53].

Voilà pour l’ontologie : la doctrine est un discours qui pour ne pas être quelconque, requiert certaines qualités, et ce indépendamment de celles de l’auteur. Quant à la déontologie, elle ne vise pas le discours mais la pratique de ce même discours par les auteurs. Et à propos de ceux-ci, une déontologie et des commandements généraux viennent facilement à l’esprit :

1o Tu ne monnayeras pas ton indépendance ;

2o Tu ne déguiseras pas tes consultations en commentaires scientifiques ;

3o Tu déclareras tes conflits d’intérêts ;

4o Tu n’utiliseras pas la chaire comme une tribune politique.

Ces prescriptions visent aussi bien les juristes que les philosophes, les économistes, les médecins, les pharmaciens, les historiens, les géologues, les psychologues, les démographes, et sans exhaustivité les mathématiciens.

Si les 3 premiers commandements ne posent pas de difficultés, sauf à ceux qui pratiquent abondamment l’amalgame et le revendiquent, le 4e commandement est plus délicat. C’est une question de preuve : on peut prouver la complaisance et la connivence[54], la prostitution[55] ou le dol partisan[56] mais comment prouver la seule malhonnêteté intellectuelle de celui ou celle qui enseigne aux étudiants ce qu’il faut savoir ? Ou par extension, de ceux ou celles qui par voie de pétition plaident au nom du droit en faveur d’une position dogmatique, mais dont les implications politiques ne font aucun doute, de celles ou ceux qui au nom de la science plaident en faveur de théories pures, empiriques ou féministes, dont les implications politiques d’arrière-plan tout aussi présentes.

Plus loin que ce débat

Sans revenir sur les idéologies technicistes qui condamnent à notre époque la formation des étudiants en droit à l’indigence théorique et philosophique[57], c’est aussi la formation de l’esprit scientifique du chercheur qui est en examen pour la composition d’une éthique de l’écriture doctrinale. En France comme ailleurs, en droit comme ailleurs, la littérature doctorale est contrainte par les ambitions académiques des aspirants chercheurs et de leurs directeurs de recherche. En deux siècles, on a pu observer que les thèses de droit avaient connu plusieurs genres, plusieurs architectures, et de nombreuses thématiques récurrentes. Depuis les années 1940, moment où les premières thèses de droit sont soutenues sans obligation de publication, jusqu’à l’heure présente, un fossé s’est creusé, séparant en deux catégories bien distinctes les thèses par leur sujet : d’un côté celle à vocation pratique et professionnelle, qui donne l’occasion au doctorant de montrer ses aptitudes au raisonnement juridique appliqué : le sujet est en général étroit, technique, français et le discours se déploie à partir d’un questionnement sur les faits que le corpus de règles observé est censé régir. La thèse est plutôt courte, l’appareil scientifique réduit. Les critiques sont le plus souvent d’opportunité, et les positions de thèse sont constituées de propositions d’amélioration des modalités d’application du droit : nouveaux montages, nouvelles stratégies, nouveaux remèdes.

En face, se trouve la thèse censée ouvrir les portes de l’université au doctorant. Elle constituera le plus souvent la seule monographie épaisse de ceux qui feront la carrière universitaire. Le sujet est ample ; souvent, il se veut comme tout ou partie d’une théorie générale de l’institution juridique analysée. La thèse analyse et explique les régimes de règles positives en examen, y ajoute la profondeur historique, parfois la dimension comparatiste et internationale, soutient des positions dogmatiques quant à la nature juridique des institutions, propose des modes de compréhension des textes et des contextes. Et parfois suggère des modifications du droit positif dans des positions de thèses prescriptives. Sur ce dernier point, je souhaiterais faire part d’une observation teintée d’une certaine inquiétude. Le profil prescriptif de la thèse de doctorat en droit a toujours existé, mais pendant le xxe siècle, la promotion de la jurisprudence comme expression du droit positif vivant, puis l’inflation jurisprudentielle et législative, avaient eu un double effet : 1o dessiner des axes de recherche sur l’articulation du droit commun et des droits spéciaux, précisément pour donner corps à une théorie générale ; 2o vérifier les propositions dogmatiques de la thèse au moyen des arrêts des Hautes cours. Ce raisonnement même s’il est auto-référentiel, fondé sur l’analyse des décisions, vérifié par les décisions analysées, conduisait à produire de l’interprétation, et ajouter des significations possibles dans le cadre des énoncés authentiques. C’est peut-être son seul mérite, mais c’est un véritable acquis scientifique.

Depuis que le genre littéraire de l’avant-projet doctrinal de réforme s’est répandu dans les années 2000, un certain nombre de thèses ont suivi la même voie ; elles ne prescrivent pas vraiment des modes d’analyse, mais directement et ouvertement des modifications législatives. Ce sont des thèses commencées à l’orée des années 2010, qui viennent aujourd’hui devant le cnu et les comités de sélection. Quelles théories proposent-elles ? Grand Un. Il faut changer la loi. Grand deux. Il faut adopter ma proposition de réforme ; où la première partie s’échine à montrer toutes les faiblesses du système législatif mal interprété par les juges, où la seconde partie dispose et justifie les dispositions projetées. Un exposé des motifs suivi d’un avant-projet doctoral.

J’ignore si la tendance est lourde, et dans quelle proportion elle affecterait des travaux demeurant analytiques par ailleurs ; il serait peut-être intéressant d’observer ce mouvement au prisme d’une recherche statistique au sein même des instances qui reconnaissent des qualités scientifiques à ces travaux. Je veux espérer qu’ils resteront un phénomène marginal, mais d’un point de vue méta-doctrinal, encore une fois, quelles théories explicatives proposent ces thèses ? Or, à moins que le concept de théorie juridique ne soit sur le point de connaître un nouveau glissement, elles n’en proposent aucune, et à l’heure de remettre en cause le rôle des instances académiques nationales et pluralistes, il serait bienvenu de questionner la légitimité scientifique de ces écrits proto-parlementaires et celle des commissions qui en coopteraient localement les auteurs.

Michel Boudot

Université de Poitiers, Professeur en droit privé et sciences criminelles, Équipe de Recherche en Droit Privé (ea 1230).

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