La norme et l’épreuve de légitimité

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Sommaire de l'article

Hania Kassoul

Pour citer cet article : H. Kassoul, « La norme et l'épreuve de la légitimité », Droit & Philosophie, Hors-Série no 1 : Normativité et légitimité, 2021 [http://droitphilosophie.com/article/lecture/la-norme-et-l-epreuve-de-legitimite-296]

Il est bon de savoir que vous respectez la légitimité comme garantie de repos pour les Empires, mais que cela ne vous empêche pas au besoin de renverser la légitimité. »

M. Laurentie, De la légitimité et de l’usurpation, 1830[1]

Introduction

1. Le droit et ses présupposés

A

lors qu’en français les usages juridiques du concept de légalité sont strictement légicentrés, celui de légitimité s’affranchit en partie du critère légaliste et embrasse plus largement ce qui est désigné par le droit, lequel n’est pas seulement représenté par la loi au sens technique. Dans sa largeur, le droit est nourri de ses rapports avec les concepts de justice, d’équité, de morale, etc[2]. Innombrables sont les indices d’une forte imprégnation naturaliste dans la littérature juridique depuis le Code civil : dans le Discours préliminaire, Portalis revendiquait l’instauration de « bonnes lois civiles » qui feraient office « d’unique morale du peuple[3] », pensée qui innerve encore les travaux des auteurs d’aujourd’hui. Certains de ces auteurs, publicistes en l’occurrence, écrivent, sur un plan sociologique cette fois, que :

Le droit est constitué non seulement de textes du droit positif, mais encore de présupposés théoriques, d’ordre culturel, politique, intellectuel, etc., qui en forment le contexte et le soubassement, et qui influent […] sur la façon du juriste, quel qu’il soit, d’appréhender son objet, de penser le droit[4].

L’existence de tels présupposés impose le recours à des outils de mesure de pour évaluer ce qui est conforme à une certaine idée du droit et aux valeurs qui façonnent cette idée. Pour sa part, la légalité s’apprécie, dans une approche externe de la norme, à l’aune d’un critère formel : la loi désigne la règle de droit positif issue d’une autorité et d’un processus légiférants. La légitimité, en contrepoint, s’apprécierait dans une approche qualitative de la norme, selon un critère substantiel : le contenu de la norme, peu important sa forme, dans ce qu’il a de vertueux et satisfaisant selon un ou plusieurs présupposés. Autrement dit, la légalité serait le propre d’un monde réglé selon des normes posées, tandis que la légitimité serait le propre d’un monde bien réglé. En conséquence, ce qui est légal ne serait pas nécessairement légitime, et ce qui est légitime ne serait pas nécessairement légal. La légitimité permettrait à ce titre une lecture critique du droit en vigueur ou en préparation.

2. Difficulté

Toutefois une réflexion abstraite portant sur la légitimité comme telle, considérée isolément, se heurte à plusieurs obstacles et sera ici délaissée. En effet, le contenu d’une grille de critères de légitimation ne nous semble pas identifiable en valeur absolue. Il faudrait d’ailleurs, d’abord, trancher la question de savoir s’il existe, selon une approche rationnelle et abstraite, un corps universel de valeurs susceptibles de découvrir ce qu’est la légitimité ou si, au contraire, selon une approche plus empirique ou utilitariste, les références de légitimité sont aussi variables que relatives. Un tel débat ne peut tenir dans le cadre imparti, d’autant qu’il est sans doute impossible de conclure sans scrupule à une thèse plutôt qu’une autre, et cela malgré les bénéfices que l’on pourrait espérer d’une telle discussion. Nous souhaitons en revanche valoriser, en regard, l’opportunité de s’intéresser au « processus de légitimation » et ses rapports à la norme.

3. Processus de légitimation

La légitimation peut s’entendre du processus de justification intellectuelle et morale qui permet la mise en conformité d’une pratique à des exigences qui lui seraient pré-requises. Ce processus de légitimation peut utiliser différents leviers, usages et stratégies, d’ordre idéologique comme méthodologique. Les stratégies déployées ont pour objectif d’emporter une adhésion à la norme soumise à justification. Il existerait d’ailleurs des mythes de légitimation dont le contenu varie selon les contextes et subit les influences de courants ou groupes dominants (comme nous le verrons : le temps, la parole majoritaire, scientifique ou divine, l’habitude, etc.). Ces mythes participent d’un environnement normatif, lequel est composé tant de normes juridiques que de normes non juridiques. Partant, le processus de légitimation des normes juridiques pourrait se fonder sur des normes non juridiques, et inversement. Parallèlement, un processus de légitimation des normes non juridiques pourrait amener la question de leur mise en concurrence avec des normes juridiques, voire d’une contrariété entre les unes et les autres : la légitimation d’une norme non juridique viendrait alors délégitimer une norme juridique. Une telle configuration pose un problème de cohabitation et de concurrence entre ces normes, ce qui inclut l’influence inter-normative des processus de légitimation et leurs éventuels rapports de force.

4. Plan

Pour contourner la difficulté d’une (en)quête fondamentale, au moins dans le cadre qui nous est donné, posons deux principes : d’une part, en toute hypothèse, le processus de légitimation doit proposer une épreuve de légitimité (I. Principe d’une épreuve de légitimité). Peu importe sa nature et ses modalités, la mise à l’épreuve est une condition de légitimation. Dans une approche réaliste du droit – à savoir par un prisme sociologisant montrant qu’une norme puisse dériver d’un fait et dépendre de présupposés situationnels – il conviendra ensuite d’explorer les formes prises par l’épreuve légitimatrice, pour laquelle nous distinguerons entre l’épreuve légitimatrice d’une norme déjà existante (II. Épreuve de légitimité a posteriori) et celle d’une norme en cours d’élaboration (III. Épreuve de légitimité a priori) :

(I) Principe d’une épreuve de légitimité

(II) Épreuve de légitimité a posteriori : contester, réévaluer, contextualiser

(III) Épreuve de légitimité a priori : expertiser, délibérer, motiver

Précisons à ce stade que l’ensemble du travail ici présenté se propose modestement de partager et retracer les cheminements d’une réflexion en construction sur les processus de légitimation. Il ne prétend donc aucunement être une étude achevée des enjeux posés par le sujet. Au contraire, les pages qui vont suivre valent seulement comme une tentative d’analyse et, en même temps, comme une expérience, pour leur autrice, tendant à éprouver le processus d’élaboration des thèses défendues – avec l’espoir que le lecteur puisse éventuellement s’en saisir et exploiter le canevas échafaudé.

I. Principe de l’épreuve de légitimité

5. Figure de l’épée légendaire

La légitimité de la norme, pour être reconnue, doit être éprouvée. Encore faut-il convenir des modalités de l’épreuve. L’épreuve de légitimité s’illustre parfaitement dans l’allégorie d’Excalibur de la légende Arthurienne. L’épreuve de l’enclume (ou du rocher selon les versions) met littéralement en scène une épreuve de légitimité : celui qui réussira l’épreuve sera désigné roi et reconnu par tous comme tel. Il s’agit aussi d’une norme qui établit le contenu de l’épreuve et le critère de la légitimité institutionnelle : le gouvernement légitime est celui qui retirera l’épée du rocher. On pourrait d’abord réfléchir à la conception du droit ici ; seul celui choisi par les dieux est capable de retirer l’épée (dès lors, l’épreuve serait-elle truquée ? Ce qui ressemble à une épreuve de force est en réalité un prétexte démonstratif : le gagnant est choisi d’avance et l’épreuve ne sert qu’à mettre en scène son investiture). Si finalement la conception du droit importe peu ici, il n’en demeure pas moins que la règle est communément acceptée, et ce alors qu’elle pourrait être tout autre. Le Président de la République française est élu au suffrage universel direct tandis que le Pape est élu par un conclave, et que le secrétaire général de l’onu, quant à lui, est nommé. Ce qui compte, c’est l’adhésion commune à la validité de l’épreuve de légitimité.

L’épreuve de légitimité reste dans toutes les hypothèses une étape nécessaire du processus de légitimation institutionnelle. Elle repose elle-même sur une norme assurant que le résultat de l’épreuve sera largement admis.

Naturellement, l’histoire récente et l’actualité nous enseignent que l’épreuve de légitimité, pourtant habituelle et communément admise, peut être sujette à de fortes perturbations. En témoignent les manifestations faisant suite aux résultats du second tour des élections présidentielles françaises, le 21 avril 2002, ou l’intrusion de partisans trumpistes à la suite de l’élection de Joe Biden au cœur de la Maison Blanche le 6 janvier 2021.

Dans le premier cas, la contestation du résultat du premier tour de l’élection n’a pas remis en cause l’épreuve de légitimité elle-même – le suffrage universel
direct –, mais la conformité de son résultat avec le contenu d’un certain idéal démocratique[5]. Il s’agit d’un échec (allégué) de l’épreuve dans ses ambitions.

Dans le second cas, plus épique[6], si le résultat de l’élection a nécessairement déçu les partisans républicains, l’épreuve légitimatrice était entachée de rumeurs de fraudes, ce qui, en l’espèce, remettait en cause la validité du résultat. Une atteinte aux garanties procédurales étant soupçonnée, était suspecté un hiatus probatoire autour de l’épreuve de légitimité passée par Joe Biden[7]. Il s’agit d’un échec (allégué) de l’épreuve dans sa mise en œuvre.

On pourrait par ailleurs rappeler que l’élection de Donald Trump avait elle-même souffert d’une crise de légitimité qui, pour sa part, n’était pas liée à une remise en cause du déroulement de l’élection. On pense aux deux tentatives d’impeachment, procédure prévue par l’article 2 de la Constitution américaine, menée à l’encontre du Président, et réclamée dès le début de son mandat sous le slogan : « The president is supposed to serve the American people, not himself[8] ». Soulignons ici que l’épreuve de légitimité n’est pas qu’un mode de désignation du pouvoir politique. Elle est aussi une épreuve de vertu, c’est-à-dire une épreuve de comportement – conforme à ce qui est légitimement attendu du souverain. En témoigne de façon encore plus flagrante le procès d’impeachment conduit en 1998 à l’encontre de Bill Clinton, à la suite du célèbre Monicagate[9].

Il peut donc y avoir des crises de légitimité, lesquelles peuvent elles-mêmes être plus ou moins bien fondées, du sursaut factieux[10] à la vague d’indignation menant à une révolution[11], en passant par l’influence des groupes d’intérêt[12].

6. Effet de légitimation

Pour en revenir à la légende arthurienne, une réécriture très récente et populaire de celle-ci en propose une relecture édifiante : dans l’adaptation d’Alexandre Astier[13], le roi Arthur, manifestement abandonné par les dieux et impopulaire, « remet en jeu » son titre en replantant Excalibur dans son rocher, mettant ainsi au défi quiconque de passer l’épreuve de légitimité. L’intérêt de cette réécriture est particulièrement puissant si l’on veut bien le mettre en perspective avec les sciences politiques. Le Président de la République pourrait, pour réaffirmer son autorité ou sa légitimité politique, dissoudre l’Assemblé Nationale en vertu de l’article 12 de la Constitution de 1958, de même que le Premier Ministre peut recourir à l’article 49, alinéa 1er du même texte dans le cadre du vote de confiance. Le Roi Arthur répond à une crise de légitimité en rejouant lui aussi l’épreuve de sa démonstration. Il s’agit toutefois d’un pari : la nouvelle épreuve crée un aléa, la légitimité étant susceptible d’être réaffirmée comme désavouée. Si l’épreuve réitérative est favorable, alors l’effet de légitimation vient restaurer ou affermir la posture de celui dont la légitimité s’était fragilisée et renforcer son projet normatif. Le pouvoir politique bénéficie d’un effet de légitimité restaurée. Cette restauration trouve d’autres illustrations juridiques, en dehors de la seule question politique.

Dans l’histoire du droit, Rome, Byzance, Athènes connaissaient des mécanismes spécifiques dits de légitimation[14]. L’effet provoqué était la réparation d’un désordre par le rétablissement d’un certain ordre. Tel était le cas de la reconnaissance d’une parenté ou d’une union naturelle par le recours à une institution tel que le mariage, un rescrit, une reconnaissance parentale, une oblation, etc. L’effet attendu du processus de légitimation est bien un effet restauratif, lequel permettra de déployer des effets juridiques nouveaux. Le droit positif connaît encore des mécanismes restauratifs, tels que la réhabilitation[15], la réintégration[16], la régularisation[17].

Sur le plan du gouvernement, la « force normative[18] » de la loi se trouve accrue par l’effet de légitimation. Il ne faut effectivement pas l’oublier, comme le met en scène l’univers arthurien (qui reflète aussi une conception formaliste du droit au travers de l’exercice de l’État), seul le roi légitime est en mesure de créer ou de restaurer des normes étatiques. La normativité des règles de droit dites et appliquées par l’institution tire sa légitimité du pouvoir lui-même légitimé, lequel bénéficie à ce titre de la force de commandement et du monopôle du gouvernement. L’effet de légitimation assoit donc l’effet normatif autant qu’il justifie l’obéissance à la règle[19]. Reste à identifier les formes que doit prendre l’épreuve de légitimité, ce qui nécessite de déterminer les normes auxquelles cette épreuve doit elle-même se conformer. Ayant renoncé, tel qu’annoncé en introduction, à la quête d’une norme absolue de légitimation – laquelle impliquerait d’affronter la détermination du critère de la légitimité elle-même – nous devrons nous contenter de recourir à des normes ad hoc.

7. Recours à des normes ad hoc

La norme subit des épreuves de légitimité construites d’après une ou plusieurs normes ad hoc, à un moment donné, dans un lieu donné, pour une question donnée, sans considération systématique d’une superposition formelle normative fondamentale ou universelle. La norme légitimatrice est donc la norme opportune, celle qui émergera parmi les différents présupposés et références de légitimité. Bien sûr, on pourra se demander quel est le moment d’intervention de l’épreuve de légitimité. La légitimité doit-elle être éprouvée avant la naissance de la norme contrôlée, dans le processus de son élaboration, ou après sa naissance, à la lumière de son exécution ?

Lorsque la norme juridique est légale, elle bénéficie d’une présomption de légitimité qui lui vient de sa positivité. Déconstruire sa légitimité implique de l’éprouver a posteriori, pour la renverser. Tel sera le cas, de façon plus générale, de toute norme déjà effective, qu’elle soit donnée ou construite. Nous traiterons à ce titre de la question de la coutume, norme qui associe l’épreuve du temps à une épreuve légitimatrice. Alors que la loi nouvelle pourra se soumettre à l’épreuve de légitimité durant sa conception, la coutume devra, pour sa part, endurer l’épreuve de légitimité après des siècles, voire des millénaires, de pratique.

Lorsque la norme ne bénéficie pas du sceau légal, parce qu’elle n’est encore qu’en discussion ou parce qu’elle est en concurrence avec une norme légale, l’épreuve de légitimité lui permet de se construire grâce à un effet de légitimation. Dans le cas d’une phase d’élaboration de la loi, une épreuve de légitimité a priori vient garantir son bien-fondé, ce qui permettra de rappeler que la conception de la loi n’est pas qu’un projet technique et formel, mais aussi un projet juridique, éthique, socioéconomique, etc. Si l’épreuve est concluante, il sera alors difficile de ne pas l’instituer.

Nous essaierons de montrer ces jeux d’épreuve et les effets qu’ils décrivent, en distinguant, comme annoncé, entre l’épreuve a posteriori et l’épreuve a priori.

II. Épreuve a posteriori : contester, réévaluer, contextualiser

8. Contester

Une fois la norme juridique posée, sa légitimité peut être remise en question aussi bien dans son processus formel d’élaboration que dans son contenu – la légalité n’étant pas toujours reçue, selon les conceptions, comme une garantie de légitimité du droit. La loi contestée deviendra illégitime parce que son contrôle a posteriori révélera qu’elle n’est pas conforme à une norme ascendante ou concurrente. Tel est le cas du contrôle de constitutionnalité, qu’il est possible de mettre en œuvre a posteriori depuis la réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008, entrée en vigueur le 1er mars 2010, ayant introduit la question prioritaire de constitutionnalité[20].

9. La norme constitutionnelle

Cette petite révolution juridique a été présentée comme une modernisation de nos institutions permettant de « redonner à la Constitution sa place prééminente parmi les normes juridiques, y compris au quotidien pour les individus, […] par une dynamisation du contrôle de constitutionnalité des lois jusque-là limité dans le temps et dans l’espace[21] ». En effet, le contrôle de constitutionnalité à la française était connu pour être opéré a priori, ce qu’ont affirmé assez tôt aussi bien les juridictions administratives que judiciaires. Il en résultait que les juges étaient historiquement tenus de faire application de la loi inconstitutionnelle :

Tout juge, ne pouvait qu’appliquer la loi, même inconstitutionnelle, car celle-ci est la « règle des tribunaux », pour reprendre la formule utilisée par la Cour de cassation dès 1853 avec l’arrêt Paulin […]. Cette immunité juridictionnelle des lois parlementaires s’expliquait, sous la IIIe République, par le « système général de la Constitution […] de la France, en tant que celle-ci en investissant le Parlement non seulement de la puissance législative mais même de la puissance constituante, a fait de lui l’organe suprême de l’État »[22].

La « qpc » a permis à ce titre d’atténuer l’héritage d’une suprématie parlementaire qui pouvait s’apparenter à une insuffisance démocratique[23]. Le mécanisme organise en effet, au travers de l’article 61-1 de la Constitution, le droit pour toute personne qui est partie à un procès ou une instance de soutenir qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit. Entre 2010 et 2018, le mécanisme a été utilisé des milliers de fois par les justiciables et donné lieu à 671 saisines du Conseil constitutionnel et à 572 décisions[24]. En plus d’organiser les moyens de contester la légitimité de la norme appliquée, la réforme constitutionnelle a légitimé la place de tout citoyen, mais aussi des juridictions étatiques, dans le processus de contrôle du droit positif. Ce faisant, le monopôle de légitimité jusque-là détenu par le Parlement s’est désagrégé en voyant le pouvoir de délégitimation de la loi descendre dans la cité via un acte de contestation judiciaire. Il s’agit ici d’une double détente de la légitimité : d’une part, rendre le justiciable lui-même légitime dans sa contestation de la norme (pourtant posée par ses représentants légitimes), et, d’autre part, rendre possible la délégitimation de la loi présumée légitime. Sur ce dernier point, on voit que la modernisation des institutions a transformé la présomption irréfragable (antérieure à la réforme) de légitimité, attachée à la légalité, en présomption simple susceptible d’être renversée par les destinataires et applicateurs de la norme. Ce partage, par dépossession partielle de la légitimité représentative indirecte, du pouvoir de délégitimation est un fort symbole de diffusion démocratique, montrant, au travers du détachement du couple légalité–légitimité, que si la norme légitimatrice est au sommet d’une pyramide, le pouvoir légitimateur peut pour sa part venir de sa base. La légalité apparaît comme verticale, tandis que le pouvoir légitimant serait diffus, permettant d’influencer[25] et réévaluer la norme descendante[26].

10. Réévaluer

La contestation a posteriori est la première marche de la réévaluation du droit en vigueur, à savoir l’action par laquelle peut intervenir une nouvelle évaluation, un nouveau jugement de la valeur de la norme. C’est ainsi qu’ont récemment été jugées non conformes à la « norme suprême[27] » les lois prévoyant la prolongation de plein droit des détentions provisoires dans un contexte d’urgence sanitaire[28], l’utilisation de la visioconférence sans accord des parties devant les juridictions pénales dans un contexte d’urgence sanitaire[29], l’absence d’obligation légale d’aviser le tuteur ou le curateur d’un majeur protégé d’une perquisition menée à son domicile dans le cadre d’une enquête préliminaire[30], le maintien à l’isolement ou en contention en psychiatrie au-delà d’une certaine durée sans contrôle du juge judiciaire[31], ou encore, de façon très médiatisée, la loi incriminant le « délit de solidarité[32] ». Dans ce dernier cas, le conseil retient que :

en réprimant toute aide apportée à la circulation de l’étranger en situation irrégulière, y compris si elle constitue l’accessoire de l’aide au séjour de l’étranger et si elle est motivée par un but humanitaire, le législateur n’a pas assuré une conciliation équilibrée entre le principe de fraternité et l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public.

Cette décision n’est pas seulement significative parce qu’elle offre un bon exemple restauratif de légitimité (les actes de fraternité alors poursuivis au nom de la loi sont réhabilités dans leur légitimité) mais aussi parce qu’elle illustre parfaitement le mystère des fondements normativo-légitimateurs. En l’espèce, la reconnaissance de la valeur constitutionnelle de la fraternité a transformé une valeur en norme… par on ne sait quel procédé ! Le Conseil constitutionnel invoque un principe sans s’expliquer sur le processus permettant une telle reconnaissance. Il s’agit là possiblement d’une interprétation exégétique de la norme constitutionnelle dont l’esprit s’exprime dans la découverte d’un principe ad hoc implicitement contenu dans le texte. On prendra simplement soin de relever au sujet de cet « avènement de la fraternité[33] » que la référence à la norme constitutionnelle, ainsi que l’épreuve de constitutionnalité à l’œuvre ici, révèlent que le contenu de la norme légitimatrice est plastique : il est susceptible de contenir une pluralité de normes implicites rejouant régulièrement l’esprit et les fonctions de la loi au travers de la (re)découverte de principes directeurs, eux-mêmes mobilisant des considérations de morale sociale, valeurs sociologiques fondamentales et idéaux universels. En d’autres termes, la norme légitimatrice peut être fondée sur des présupposés tacites contenus dans des normes expresses.

Cela étant dit, si le droit constitutionnel est sans aucun doute un catalyseur très évocateur des liens entre normativité et légitimité, encore faut-il rappeler que le contrôle constitutionnel n’est certainement pas la seule épreuve de légitimité du droit. Toujours dans la perspective de l’épreuve a posteriori, nous aborderons les normes instaurées par le temps. Tel est le cas de la coutume.

11. La norme coutumière

Tous les étudiants en droit retiennent la formule dès leur entrée en première année, « la coutume est une source de droit[34] », « un droit fondé par le temps[35] ». Les normes coutumières désignent le jus non scriptum, soit l’ensemble des normes comportementales qui répondent à la définition du droit, un droit spontané et non écrit. En ce sens, l’épreuve légitimatrice est une épreuve sociologique collective qui ne repose pas sur la technique légistique, mais provient des destinataires de la norme eux-mêmes et de leur consentement général à une convention tacite, laquelle est l’expression d’une ratio entendue comme « conviction commune qui reconnaît la vérité, la nécessité de la règle, c’est-à-dire le fondement même du droit, dont la coutume n’est que le résultat et le signe[36] ». La force de cette adhésion commune[37] est considérable : son essence consensuelle prête aux usages une force obligatoire. La normativité est ici conventionnelle, tandis que la légitimité est puisée dans le fondement volontariste. Il n’empêche que des forces politiques, institutionnelles, sociales ou économiques restent susceptibles d’influencer les termes du contrat coutumier ou, au contraire, de forcer leur maintien. Dans ses essais, Montaigne narre d’ailleurs comment le législateur des Thuriens découragea les esprits contestataires ou audacieux, en ordonnant que celui qui voudrait « abolir une des vieilles lois, ou en établir une nouvelle, devrait se présenter au peuple la corde au cou ; afin que si la nouvelleté n’était pas approuvée d’un chacun, il fût incontinent étranglé[38] ».

Encore faut-il préciser que la coutume, pour être considérée comme telle, doit impérativement être légitimée par le poids ancestral. Pour que la norme comportementale soit qualifiée de coutumière, elle doit être entérinée par l’habitude qui, avec le temps et l’adhésion commune, en font une règle de droit. La norme comportementale doit être spontanément répétée collectivement et, en ce sens ne doit pas émaner d’un commandement étatique. Il s’agit ici d’une épreuve de légitimité que l’on qualifiera de rustique en ce que la coutume se présente comme un « mode primitif et normal de la formation du droit[39] ». À la question « pourquoi doit-on faire ainsi ? », la norme coutumière sera justifiée, de façon vulgaire, par une réponse de ce type : « parce que c’est ainsi que l’on a toujours fait ». C’est notamment ce que l’on peut entendre, peu ou prou, dans une juridiction coutumière. Or, cela aggrave la rigidité de la norme et réduit les perspectives de remise en question (quel recours a-t-on contre l’épreuve du temps ?) notamment en présence de normes provenant de sources concurrentes, lorsque le temps ne suffit plus à garantir le bien-fondé des normes établies par la force de l’habitude[40]. On assiste certes à son « effacement relatif devant la loi ou la jurisprudence[41] », confirmant le principe énoncé par le rescrit de Constantin : consuetudo non vincit legem[42]. Toutefois, si l’on veut bien se rappeler qu’une large partie du droit commun n’est ni plus ni moins que de la coutume légiférée[43], on s’interrogera sur la valeur des critères légitimateurs de l’une et l’autre normes : une bonne coutume (substantiellement légitime) doit-elle céder face à une mauvaise loi (formellement légitime mais substantiellement illégitime) ? Et inversement ? Si le temps est une épreuve de légitimation de la norme coutumière, cette épreuve a aussi permis à la période médiévale de distinguer entre « bonnes coutumes » et « mauvaises coutumes » :

L’expression « bonnes coutumes » fait référence au système juridique coutumier traditionnel, issu des franchises locales concédées par le pouvoir seigneurial et désigne un corps de règles coutumières propre à un ressort […]. Au contraire, l’expression « mauvaises coutumes » évoque l’époque antérieure à la fixation de la géographie coutumière, lorsque les nouveaux maîtres du pouvoir, seniores, châtelains et autres « sires », tentent d’imposer de nouveaux droits, de nouvelles taxes, qualifiées de « mauvaises » ou d’injustes parce qu’arbitraires, exagérées, non coutumières.[44]

La nouvelle coutume est ici associée à la mauvaise coutume. C’est dire si la réforme peut inspirer défiance et méfiance, alors que l’habitude instaure la confiance. Ce n’est toutefois pas seulement la nouveauté qui fonde l’illégitimité, c’est encore, dit-on, l’injustice qu’elle permet, son caractère arbitraire ou exagéré. Ainsi, est réintroduit un criterium légitimateur ne reposant plus sur la légitimation de la norme juridique par l’épreuve du temps. Ce sera l’appréciation qualitative de la norme qui apparaîtra ici pour questionner son contenu : est-il satisfaisant ? La norme bien fondée n’est pas seulement ce que les usages ont établi ; c’est aussi un contenu jugé conforme à une représentation des vertus nécessaires et substantielles de la règle. La légitimité de la norme dépendra de sa capacité à réaliser la paix et la justice dans la cité, peu important son mode de formalisation. Plusieurs exemples pourraient s’offrir à l’analyse dans le cadre d’une recherche plus ample. Nous en retiendrons deux appartenant aussi bien aux coutumes du passé qu’aux coutumes actuelles.

11.1. Coutumes du passé

Le premier exemple est celui de l’évolution du droit de la responsabilité civile. L’histoire moderne du droit de la responsabilité en occident a montré l’effacement final du système de vengeance privée en faveur d’un droit de l’indemnisation. La pratique coutumière de la vengeance privée a été regardée, sous certains aspects, comme une surenchère de violence, malgré des siècles de mise en œuvre. La violence vindicatoire s’est construite historiquement comme réponse légitime à la violence de l’auteur du dommage, légitimant la contre-agression, le recours à la guerre[45], même par ou contre le parent éloigné de la victime, ou de l’auteur du dommage[46]. En réaction, l’apparition des modes de médiation, notamment ecclésiastiques, des tarifs indemnitaires et autres modes de rançons prévus par le législateur, sont venus délégitimer le recours à la violence privée en tant que mode de réalisation de la justice[47]. L’impératif de restauration durable de la paix sociale a ainsi contrecarré la force de l’habitude et délégitimé la reproduction des schémas vindicatoires. Un mot pourrait être dit sur la résonance que l’histoire de la responsabilité et de la justice corrective peut avoir avec la délégitimation philosophique de l’état de nature – mais aussi de la légitimation corrélative de l’État de droit. En effet, la délégitimation de la violence n’est pas sans évoquer la lutte contre un état de guerre permanent maintenu par l’état de nature. Le recours à un tiers arbitre s’octroyant le monopole de la violence (laquelle est alors confisquée à chacun) forme une césure, celle qui marque l’avènement de l’homme raisonnable qui, en renonçant à l’exercice de sa propre violence, reconnaît la légitimité de l’action étatique et l’illégitimité de sa propre brutalité.

11.2. Coutumes du présent

12. Contextualiser

Impossible de ne pas retenir, à la lumière des éléments précédents, que la normativité tirée de la légitimité, aussi bien que l’épreuve de légitimité prise dans ses fondements, ne peuvent être appréciées que par un effort de contextualisation : la réévaluation de la norme est un geste qu’il est difficile de faire sans immersion contextuelle (juridique, culturel, historique, etc.). Si parfois le processus de délégitimation peut se rattacher à un phénomène de désuétude[52] – tel qu’en a témoigné l’interdiction en France du port du pantalon pour les femmes qui fut abrogée en 2003 dans un contexte où la norme était désuète – on voit en revanche que le phénomène de l’excision oppose une norme sociale qui, malgré les interventions législatives, ne parvient pas à s’éteindre[53]. On assiste ainsi à une concurrence féroce des légitimités et des normativités. La loi ne suffit pas sans adhésion sociale : l’intensité de la normativité sociale peut s’avérer nettement supérieure à celle de la normativité légale.

Il faut parallèlement remarquer que dans le cas de la désuétude, c’est la perte d’effectivité qui crée l’illégitimité. La règle dépourvue d’effectivité ne parvient plus à justifier valablement son bien-fondé. Les nouveaux schémas coutumiers ont alors le pouvoir d’abroger[54] virtuellement la norme désuète, du simple fait de la disparition des usages concernés ou de leur réprobation générale et spontanée. Toutefois, autre configuration, la norme coutumière, pourtant délégitimée socialement, peut voir sa vivacité maintenue par l’effet de la loi. Tel est le cas en France des dispositions dérogatoires permettant la survie des courses de taureaux et combats de coqs. Pour rappel, l’article 521-1, alinéa 1er du Code pénal prévoit que

le fait, publiquement ou non, d’exercer des sévices graves, ou de nature sexuelle, ou de commettre un acte de cruauté envers un animal domestique, ou apprivoisé, ou tenu en captivité, est puni de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende.

Or, le même article, dans son cinquième alinéa, précise encore que ces dispositions ne sont pas applicables aux courses de taureaux, lorsqu’une tradition locale ininterrompue peut être invoquée. Elles ne sont pas non plus applicables aux combats de coqs dans les localités où une tradition ininterrompue peut être établie. La lecture du droit positif révèle ici deux choses.

Premièrement, la loi peut être délégitimée et s’effacer derrière la coutume. Le temps est ainsi retenu comme épreuve légitimatrice supplantant l’épreuve de légalité.

Deuxièmement, la norme légale elle-même peut prévoir la dérogation érigeant en critère de légitimité l’épreuve du temps (tradition locale ininterrompue).

Or, l’évolution de la morale sociale a sans doute ébranlé la légitimité du contenu de la norme coutumière laquelle, fût-elle perpétuée de façon ininterrompue, n’emporte plus l’adhésion du collectif. Du moins, s’il fallait supposément en douter, un conflit d’approches légitimatrices est cristallisé dans cet article du Code pénal : le premier alinéa est justifié par des valeurs sociologiques tenant à la protection du bien-être animal (approche légitimatrice substantielle des vertus de la norme), tandis que le cinquième alinéa se borne à légitimer une norme contradictoire au nom de l’habitude (approche légitimatrice formelle du bien-fondé de la norme). Alors que l’on peut concéder à la défense de l’intérêt de l’animal une amplitude universelle, il y a dans le cas qui nous occupe, un intérêt qui serait supérieur à conserver un particularisme local.

Pour bien le comprendre, peut-être faut-il poser clairement le sens et la portée du texte. En l’occurrence, le droit positif admet ici que les courses de taureaux et combats de coqs constituent des actes répréhensibles car constitutifs de sévices graves et actes de cruauté envers les animaux. L’incrimination consiste donc à ériger la pratique en infraction pénale. Mais, le même texte prévoit, dans un second temps, que ces sévices doivent bénéficier d’une immunité justifiée par la tradition. Chaque alinéa du texte pénal conclut son propre processus de légitimation. Le premier alinéa repose sur une épreuve de légitimité dont le critère est substantiel (le contenu de la norme doit être compatible avec une certaine valeur sociologiquement protégée), tandis que le second repose sur une épreuve dont le critère est formel (la norme est instituée par le temps). On observe un double conflit entre les formes et les critères de légitimation, et entre les prescriptions qui en résultent. Il en ressort que les nouvelles représentations sociales ne suffiront jamais à abroger une loi qui, pourtant, a légitimé formellement d’anciens schémas sociaux devenus minoritaires.

C’est pourquoi, la question coutumière met sans aucun doute en lumière la dimension anthropologique du droit[55], laquelle implique d’observer les dynamiques normatives en lien avec leur contexte. Elle implique également une lecture politique des épreuves légitimatrices dès qu’il s’agit d’arbitrer les rapports entre les structures sociales et la loi. On souligne encore, à l’issue de ces développements consacrés à l’épreuve légitimatrice a posteriori, que le processus de légitimation ne se confond pas systématiquement avec l’épreuve de légalité. Il procède de la contestation, de la réévaluation et de la contextualisation des normes juridiques à l’aide de normes légitimatrices ad hoc[56]. Ce constat pourrait valoir aussi pour l’épreuve de légitimité a priori, mais c’est un autre processus que nous aimerions mettre en évidence pour celle-ci.

III. Épreuve a priori : expertiser, délibérer, motiver

13. Penser le projet normatif

L’épreuve de légitimation a priori participe du projet d’élaboration de la norme, dont le bien-fondé doit être vérifié en amont de son insertion dans l’ordre juridique. Fonder en amont la décision normative fait partie intégrante de la construction décisionnelle, tant du législateur que du juge.

14. Fonder la loi

Comment assurer la légitimité de la loi ? La question constitutionnelle étant déjà évoquée supra, nous ne traiterons pas ici du contrôle de constitutionnalité a priori des textes de loi. En revanche, l’inflation législative assortie de sa complexification croissante, a placé le législateur dans une posture de technocrate plus ou moins visible.

Les connaissances scientifiques et techniques susceptibles d’éclairer les phénomènes auxquels la loi doit répondre sont insuffisamment et inégalement maîtrisées par les représentants démocratiques. Or, pour ne citer que quelques exemples, la problématique environnementale, ou celle de la gestion de la pandémie, révèle le besoin d’expertise dans le processus de légitimation de la norme. Comment fonder la loi relative à l’interdiction ou l’autorisation de produits phytosanitaires lorsque le législateur n’est pas lui-même agronome ? Comment légiférer sur une crise sanitaire lorsque l’on n’est pas soi-même médecin ou épidémiologiste ? Ces questions pourraient être déclinées à loisir selon les sujets variés qui rythment la vie collective, qu’il s’agisse du numérique, du nucléaire, de la bioéthique, mais aussi de la fiscalité, des relations internationales, des successions, de l’enseignement et de la recherche… L’élaboration de la loi se fait alors à l’aide d’études d’impact[57], de rapports législatifs, d’informations, parlementaires ou (inter)ministériels, rapports de commissions d’enquête[58], de commissions permanentes ou spéciales[59] ou de comités d’évaluation et de contrôle des politiques publiques[60], avis[61], consultations[62], et autres supports du travail délibératif. Il en ressort que, en principe, le législateur ne peut légiférer légitimement sans s’entourer d’experts.

15. Expertiser la norme

L’isolement du législateur le priverait du savoir nécessaire à l’élaboration d’une norme satisfaisante. Il apparaît alors que l’épreuve de légitimité a priori peut être extérieure à l’enjeu de juridicité technique, le rôle de l’État étant d’organiser les moyens de consulter utilement la société, les sciences et les arts pertinents pour que le législateur puisse accomplir sa mission de façon éclairée. Faut-il encore que les référents (commissions parlementaires, autorités administratives indépendantes, organisations non gouvernementales, ou sociétés privées[63], etc.) contribuant à la consultation, soient eux-mêmes regardés comme légitimes. Or, leur valeur pourrait effectivement être discutée. Certaines institutions sont investies spécialement par le législateur de la mission d’expertise, comme le Conseil économique, social et environnemental qui rend des avis sur les projets de loi[64], et peut être saisi par le Gouvernement ou le Parlement[65], par pétition[66] ou par auto-saisine[67]. Il en est de même pour le Comité Consultatif National d’Éthique pour les sciences de la vie et de la santé[68] qui a pour mission de donner son avis sur les problèmes moraux qui sont soulevés par la recherche dans les domaines de la biologie, de la médecine et de la santé, que ces problèmes concernent l’homme, des groupes sociaux ou la société toute entière.

Le rapprochement entre les sciences juridiques, le politique et les autres sciences, particulièrement naturelles, a sans doute institué les dépositaires du savoir scientifique – qu’il concerne la médecine, la physique, la biologie, l’éthologie, l’informatique, etc. – comme référents légitimes. Ces derniers sont regardés comme suffisamment légitimes pour que les normes juridiques soient parfois expliquées et justifiées auprès du grand public non par des juristes ou des légistes, mais par des professionnels de santé. Si l’on s’en tient simplement à la crise sanitaire causée par la pandémie de la covid-19, chacun observera que les augures d’hier sont les médecins et épidémiologistes d’aujourd’hui. Ainsi, la loi no 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 a prévu dans son article 2 qu’en cas de déclaration de l’état d’urgence sanitaire, il est réuni sans délai un comité de scientifiques composé de « personnalités qualifiées » rendant périodiquement des avis sur l’état de la catastrophe sanitaire, les connaissances scientifiques qui s’y rapportent et les mesures propres à y mettre un terme ainsi que sur la durée de leur application.

Illustrant à nouveau une concurrence des légitimités, les critères de cette normativité expertale sont quotidiennement discutés, au motif que les nouvelles normes dites « sanitaires » entrent en conflit avec d’autres intérêts que ceux portés par la santé ; tel est le cas des intérêts socio-économiques qui seraient défavorisés par la priorité donnée à la gestion sanitaire.

Cependant, l’étape expertale n’est pas toujours extra-juridique. Elle doit être parfois spécifiquement juridique afin de mesurer l’utilité et la cohérence de la loi au sein du droit positif et de son évolution. Nous le disions, le législateur n’est effectivement pas nécessairement familier des concepts de la dogmatique juridique, pas plus que du droit déjà posé. C’est alors au tour de la doctrine des juristes d’occuper une place expertale indéniable dans le processus de légitimation de la norme, notamment lorsque celle-ci s’apprête à être réformée. On ne compte plus les avant-projets de réforme échafaudés par des membres de la doctrine, permettant au projet normatif de s’emparer des diagnostics et propositions de juristes experts pour, en théorie, offrir les réponses les plus pertinentes aux besoins ou insuffisances du droit positif. Les auditions parlementaires créent également le lien entre les chercheurs en droit et les travaux législatifs. Le travail doctrinal, en tout état de cause, est censé permettre de clarifier, proposer et orienter l’évolution du droit[69] – au point que la doctrine est parfois qualifiée de « législatrice » ou « de lege ferenda », ce qui donne à discuter son rôle, particulièrement dans un cadre normativiste[70].

La complexité croissante des phénomènes auxquels le législateur est confronté encourage le recours toujours réitéré à des experts de plus en plus spécialisées ; mais quoi qu’il en soit l’étape expertale ne fait que précéder une étape délibérative.

16. Délibérer

Si l’expertise est une contrainte méthodologique du processus de légitimation de la norme, elle ne contraint pas, en principe, les dépositaires du pouvoir légiférant. Assurément, le législateur consulte pour être éclairé et non pour céder son pouvoir à l’expert. Tel est l’esprit du recours à l’expertise qui n’est finalement qu’une ressource délibérative parmi les techniques de légitimation de la norme. La délibération s’aide ensuite, ou s’émancipe au besoin, des données expertales qui vont, au travers de la mise en discussion de la norme, fournir des arguments délibératifs – parmi lesquels, précisément, la légitimité ou l’illégitimité des données expertales. Les débats parlementaires en ont offert une illustration spectaculaire récemment à l’occasion de la proposition de loi, adoptée, par l’Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée, visant à renforcer la lutte contre la maltraitance animale[71]. L’article 12 de la proposition de loi prévoit, sauf dérogations prévues par le texte, l’interdiction de la captivité des spécimens cétacés, leur participation à des spectacles, leur reproduction, et toute nouvelle acquisition de ces animaux. Les débats à l’Assemblée nationale se sont focalisés sur la justification scientifique de cet article, donnant lieu à une remise en cause de la légitimité des sources citées par la Rapporteuse du texte ainsi que par le Gouvernement, mais, également, sur l’opportunité de limiter le débat à des considérations purement éthologiques quand certains députés y voyaient également des questionnements de principe éthique, philosophique ou idéologique. La souveraineté de la représentation nationale, conjuguée au débat public, a alors éclipsé aisément les considérations scientifiques techniques qu’il est parfois difficile pour tout parlementaire de contredire – mais qu’il est possible de peser. C’est cet exercice de pesée qui caractérise l’épreuve légitimatrice.

La légitimité de la norme, certes éclairée par les discours de science, se fonde sur un exercice de délibération. Cette dernière désigne communément l’action d’« examiner, peser tous les éléments d’une question avec d’autres personnes, ou éventuellement en soi-même, avant de prendre une décision, pour arriver à une conclusion[72] ». Le fait est que, dans l’hémicycle, le processus délibératif soutient souvent davantage une posture politique trouvant, ou non, appui sur l’expertise pour légitimer l’adoption d’une norme plutôt qu’une autre. L’étape délibérative peut d’ailleurs se référer à, ou se libérer de, nombreuses considérations légitimatrices. Dans cette dynamique politicienne, la ressource expertale peut être évincée à l’opportunité par la magie d’une incantation à des références légitimatrices qui lui sont supposément supérieures. Par exemple, pour éviter de discuter la pertinence de rapports scientifiques relatifs à la captivité des animaux marins, les débats parlementaires précités ont régulièrement fait référence à « l’opinion des Français ». Ici, les parlementaires chargés de délibérer se sont prévalu de leur devoir et de leur pouvoir de représenter fidèlement la volonté du peuple souverain : ils ont cité à cet égard des statistiques issues de sondages comme levier de légitimation de la norme présentée comme majoritairement consentie par ses destinataires.

L’histoire montre cependant que cet argument n’a pas toujours pesé. Le même procédé rhétorique est utilisé également à des fins opposées. En témoigne la loi no 81-908 du 9 octobre 1981 portant abolition de la peine de mort, laquelle fût adoptée, après deux jours de débats parlementaires, par 363 voix contre 117, dans un contexte d’opinion plutôt défavorable, mais minimisée au nom de la réalisation du programme du Président de la République et de l’exercice du mandat politique – le mandat électif est invoqué pour se libérer de l’opinion populaire, à savoir par le truchement de son pouvoir de représentation. Sans revenir sur tous les piliers argumentatifs du Garde des Sceaux Robert Badinter portant la proposition de loi, on rappellera simplement sa référence légitimatrice, non scientifique en l’occurrence, à un homme politique, Jean Jaurès pour qui : « la peine de mort est contraire à ce que l’humanité depuis deux mille ans a pensé de plus haut et rêve de plus noble. Elle est contraire à la fois à l’esprit du christianisme et à l’esprit de la Révolution[73] ». La thèse, on le voit, ne repose donc pas sur une étude d’impact ou un avis de spécialistes, mais sur une guerre de convictions touchant aux fondements idéologiques, culturels, éthiques, philosophiques, anthropologiques, voire métaphysiques, de la civilisation à destination de laquelle la norme s’appliquera. Cet épisode législatif peut d’ailleurs être présenté comme un exemple dans lequel le législateur va légitimer la rupture entre le projet normatif et l’opinion publique au nom d’un idéal démocratique ne reposant pas sur la loi du nombre mais sur celle du progrès humain.

La délibération apparaît bien ici comme l’épreuve légitimatrice de la norme par excellence dans un contexte démocratique, laquelle emploie des techniques et des ressources diverses pour s’imposer à coup d’enthymèmes, d’éloquence et de stratagèmes rhétoriques ou politiques. Cette opération formalise une conviction collective par la voie du suffrage parlementaire. Elle a vocation à permettre au législateur de se convaincre du bien-fondé de la norme. Reste à convaincre le destinataire de la norme : une autre étape légitimatrice doit encore être identifiée, permettant de rendre compte de la délibération. Il s’agit de l’étape de la motivation.

17. Motiver

Tout juriste est familiarisé avec « l’exposé des motifs », cette partie d’un projet ou d’une proposition de loi qui présente les raisons pour lesquelles la norme a été créée, ses objectifs et son esprit. Motiver la norme consiste donc à en exposer les motifs, c’est-à-dire expliquer et justifier rationnellement cette norme. La motivation s’apparente à une épreuve de légitimation didactique, en ce qu’elle s’efforce d’expliciter les fondements de la norme pour lui rendre raison[74]. Cet effort explicatif déploie sa vertu pédagogique, voire promotionnelle, tant auprès des destinataires de la norme, lesquels doivent être convaincus de sa légitimité, que des applicateurs de cette norme, lesquels doivent pouvoir eux-mêmes légitimement l’exploiter, c’est-à-dire conformément au sens donné par le législateur. Ainsi, « la motivation revêt une fonction légitimante[75] ».

C’est pourquoi cette étape s’avère cruciale lorsque sont mis en exergue ses liens avec le travail du juge et le travail doctrinal.

18. La décision judiciaire

La légitimation du jugement pourrait tout à fait répondre aux étapes décrites précédemment : expertiser, délibérer, motiver.

Le juge est un expert du droit. Pour reprendre les termes d’un rédacteur du Code napoléonien, il est chargé de diriger l’application de la loi[76]. De sa connaissance du droit naît sa légitimité à statuer[77]. Le jugement légitime est donc celui rendu par un arbitre-sachant, via une procédure garante de la légitimité de la décision définitive. Toutefois, si le juge est un sachant du droit, il est confronté, tout comme le législateur, à des domaines d’intervention qui lui échappent. Le contentieux de la responsabilité civile en est un parfait exemple lorsqu’il s’agit d’évaluer le préjudice corporel, contentieux dans lequel il est inenvisageable de délibérer sans avoir eu recours à une appréciation médicale au moins.

C’est ainsi que l’étape expertale reposant sur l’avis d’un tiers désigné comme compétent fait pleinement partie du processus judiciaire, qu’il s’agisse d’une mesure d’expertise[78] ou du recours à l’amicus curiae. Le juge doit pouvoir éclairer sa conviction à l’aide de sachants qui, encore une fois, n’ont pas vocation à s’instituer calife à la place du calife. Seuls sont soumis à l’expert les éléments de faits contribuant à la compréhension de l’espèce et, donc, à la construction décisionnelle. Cette dernière assertion peut néanmoins être relativisée car pour le juge, l’avis expertal peut constituer une contrainte de facto. Le juge n’est certes pas lié juridiquement par la conclusion expertale, mais il est lié par sa propre méconnaissance. Aura-t-il les ressources intellectuelles pour contester l’exposé d’une vérité dont il ignore les causes et les raisons ? Les discours de sciences jouent un rôle crucial de légitimation de la décision judiciaire, à la manière des « épreuves judiciaires », comme les ordalies.

Reste que la juridiction saisie d’un litige doit ensuite délibérer, que ce soit un juge unique ou d’une formation collégiale, et que cette délibération ne dispense pas le juge de son devoir de motivation. Dans certains cas, l’exigence de motivation peut se montrer relativement faible ; on pense à « l’intime conviction[79] » du juge répressif, mais aussi au jury populaire. Les décisions de cours d’assises tirent moins leur légitimité de la démonstration juridique que de l’expression de la volonté populaire[80]. Nous relèverons que le choix du peuple bénéficie d’une présomption de légitimité, ce choix eût-il été discutable sur le fond. Pour autant, depuis la réforme opérée par la loi no 2011-939 du 10 août 2011 sur la participation des citoyens au fonctionnement de la justice pénale et le jugement des mineurs, les décisions de cours d’assises doivent être motivées[81]. Assurément, le principe est bien que le juge civil comme pénal doit s’acquitter de son devoir de motivation suffisante, sous peine de voir sa décision exposée à la censure des juridictions supérieures. La motivation du jugement participe aux exigences du procès équitable : elle est un élément de barrage contre l’arbitraire du juge et constitue à ce titre un droit fondamental protégé par l’article 6 de Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme[82]. En matière pénale, l’enjeu est considérable et la doctrine s’est récemment questionnée sur les fondements et le processus de légitimation dans la détermination des peines, notamment en droit international, qui pose, au surplus, le problème de son adéquation aux conceptions des modes de répression selon les lieux et les cultures[83].

De plus, même si la loi est laconique, l’épreuve de motivation obligera le juge à interpréter la norme afin de justifier de sa bonne application, ne pouvant refuser de statuer sauf à commettre un déni de justice[84]. Elle se transforme alors en épreuve téléologique par laquelle seront précisément recherchés les motifs de la loi pour en déduire les motifs du jugement. Dans cette épreuve, le juge compte certes sur lui-même, mais c’est à cette étape qu’intervient utilement l’aide de la doctrine.

19. La doctrine

La doctrine participe effectivement au processus de légitimation des normes, législatives et jurisprudentielles, dans la mesure où elle est censée œuvrer à leur clarification au travers de l’étude rigoureuse qui en est faite. Elle s’impose parfois comme une force critique aussi éclairante qu’influente, au point qu’un magistrat a pu qualifier l’une ou l’autre revue juridique de « véritable instance superégotique des juridictions civiles[85] » faisant trembler les magistrats dont les jugements sont soumis à réprobation doctrinale. Elle fournit des leviers de légitimation, tant sur le plan théorique que rhétorique, pour les plaideurs qui, au travers du travail argumentatif construit par leurs avocats, nourrissent de leurs thèses les éléments qui pèseront dans la délibération. À ce titre, l’apport des praticiens du droit est important. D’une part, l’offre argumentative met à disposition des juges les moyens de réévaluer les applications jurisprudentielles de la norme. D’autre part, l’obstination des plaideurs impose régulièrement au juge cette réévaluation. Cette action double va jusqu’à provoquer parfois un effet de délégitimation des normes réévaluées. Il n’est pas rare que la Haute Juridiction remette en cause, dans ses rapports, la construction de certaines normes et soit à ce titre une force de proposition réformatrice. Néanmoins, nous ne développerons pas le phénomène de « la rébellion des juges », autrement dit les décisions contra legem – si l’on admet qu’il s’agit plutôt pour celles-ci d’éprouver la norme a posteriori par le truchement du jugement.

Les juridictions peuvent aussi adopter une démarche réflexive sur la légitimation de la norme jurisprudentielle. La Cour de cassation a développé, en concertation avec la doctrine[86], son propre courant introspectif au sein d’une auto-réforme portant notamment sur la motivation et la rédaction de ses décisions. Dans cet exercice de rénovation de la justice du xxie siècle, la technique de rédaction des jugements a été repensée en style direct, si bien que la modernisation du langage motivationnel est facteur de légitimation : je pense légitimer en expliquant mieux. Un magistrat de la Cour de cassation explique que « la finalité poursuivie est, en chaque occurrence, de parvenir à un arrêt qui, même complexe, doit se suffire à lui-même, de mieux affirmer sa force persuasive, de faire davantage apparaître les raisons qui ont déterminé une solution[87] ». C’est un argument pédagogique qui est mis en valeur par la réforme, l’idée étant que les normes stylistiques participent à la légitimation des normes juridiques. Autrement dit, les manières d’énoncer le discours améliorent l’étape de motivation et, ce faisant, favorisent le processus de légitimation de la norme aux yeux de son adressataire.

20. Et les philosophes ?

On pourrait s’interroger enfin sur la place du philosophe, dont l’expertise est sans aucun doute éclipsée par la prépondérance des sciences dites « dures ». Dans le domaine éthique, sur les questions de société, les travaux philosophiques sont une ressource précieuse d’élaboration et d’évaluation des projets normatifs – comment, par exemple, délibérer sur la dignité sans éclairage philosophique ? On pense notamment à Abdenour Bidar, Cynthia Fleury et Fréderic Worms, membres du ccne. L’expertise philosophique participe aussi aux processus de légitimation de la norme en réflexion. Il en est ainsi des travaux de Corinne Pelluchon, qui rappelle que le bien-être animal ne doit pas être « réduit à un concept scientifique », intégrés, après audition, à un avis du Conseil Économique et Social[88] relatif aux enjeux des conditions d’élevage, de transport et d’abattage en matière de bien-être animal[89]. Généralisons l’enseignement tiré de cette audition : les enjeux de société ne peuvent être réduits aux concepts scientifiques. La légitimité de la norme, tant dans ses aspects juridiques que sociaux, dépend de plus en plus d’une hyperspécialisation. L’hyper-technicisation des connaissances du juriste conduit à restreindre son champ de vision. Au premier quart du xxie siècle, l’élaboration de la norme fait face à des défis ardus, qu’il s’agisse des questions touchant à l’intelligence artificielle, à la brevetabilité du vivant, aux droits de l’homme, etc. Or, c’est précisément parce que nous n’avons jamais eu autant besoin des hyper-spécialistes que, corrélativement, nous n’aurons jamais autant besoin de la philosophie pour éclairer, non pas la marche de chacune des disciplines, mais, transcendant les préoccupations enclavées de chaque science, celle de la société.

Conclusion

21. Conclusion

Nous avons fait le choix de renoncer à aborder de manière frontale la question de la détermination de la légitimité elle-même, pour préférer, dans une approche réaliste, observer le rapport entre normes juridiques et légitimité par le prisme du concept d’épreuve de légitimité. Nous avons alors voulu mettre en valeur la façon dont se construit l’épreuve légitimatrice, au sein de processus de légitimation, et relever qu’elle s’élabore à l’aide de normes légitimatrices plurielles ad hoc. On a souligné que selon le moment de survenance de l’épreuve de légitimité, il était possible de décrire différemment les processus de légitimation. Ainsi, ont été mis au jour la présence d’une épreuve légitimatrice a posteriori et d’une épreuve légitimatrice a priori.

22. A posteriori

Il en ressort que l’épreuve légitimatrice a posteriori décrit un processus de légitimation quelque peu différent de celui opéré par l’épreuve a priori. L’épreuve a posteriori s’attache à contester, réévaluer et contextualiser la norme éprouvée. Contestation, réévaluation et contextualisation peuvent aussi bien être l’œuvre du législateur, du juge que du sujet de droit. L’épreuve légitimatrice est une épreuve collectivement partagée, via des procédés formalisés par le droit positif ou des phénomènes sociaux. De plus, la norme éprouvée n’est pas nécessairement la norme légale, il peut s’agir également, par exemple, de la coutume. Les normes légitimatrices elles-mêmes varient selon les conceptions du droit, ses présupposés et les motifs de contestation. C’est pourquoi l’épreuve légitimatrice utilise des normes ad hoc.

23. A priori

L’épreuve légitimatrice intervient également en amont de la naissance de la norme. Elle participe alors a priori au projet normatif dans le but de le fonder. L’illustration offerte par le processus législatif a permis de mettre en lumière un processus légitimateur basé sur trois étapes de légitimation : expertiser, délibérer et motiver. Ce nouveau triptyque se justifie par le besoin de rationalisation de la norme en cours d’élaboration, notamment dans un environnement en proie à la complexification du droit, ainsi que des faits et rapports sociaux. L’épreuve expertale permettra d’éclairer le processus décisionnel, sans pour autant se substituer à l’arbitrage qui revient à l’autorité investie du pouvoir de dire la norme. Si elle ne s’y substitue pas, elle nourrit en revanche les étapes de délibération et de motivation de la norme, lesquelles sont décisives dans un référentiel démocratique. L’épreuve de légitimité peut être théorique ou rhétorique, reposant sur l’utilisation d’arguments de légitimation de sources variées, susceptibles de recourir à toutes les références et techniques permettant d’examiner largement et librement la norme éprouvée. Le juge et la doctrine sont pleinement concernés par les épreuves ainsi décrites.

24. Garantir et renverser

Chacun des processus rappelle à sa manière les termes de l’épigraphe ouvrant la présente contribution. Le principe de la légitimité est une des principales garanties du repos et de la stabilité des institutions, même s’il est bon de savoir que cette tranquillité sera au besoin renversée. L’épreuve de légitimité remplit donc une double fonction ambivalente : garantir a priori le bien-fondé de la norme comme renverser a posteriori une norme contestée. Il existe une concurrence normative entre les épreuves légitimatrices ad hoc, exposant alternativement la norme à des effets de légitimation ou de délégitimation. Il en ressort que, dans un mouvement de balancier, si l’épreuve de légitimité est un gage de conservation de l’ordre établi, elle s’assure simultanément de ne pas laisser trop de repos aux empires…

Hania Kassoul

Université de Poitiers, Maîtresse de conférences en droit privé et sciences criminelles, Équipe de Recherche en Droit Privé (ea 1230).

 

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