Le rapport entre la norme et la violence : un conflit irrésolu ou une association indépassable ?

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Sommaire de l'article

Sabina Tortorella

J.-F. Kervégan, M. Plouviez, P.-Y. Quiviger (dir.), Norme et violence. Enquête franco-italienne, Hildesheim, Olms, 2015

« Le nomos, de tous souverain, des mortels et des immortels, conduit le monde d’une main entre toutes puissante en justifiant la plus extrême violence[1] ». C’est ainsi que s’exprimait Pindare dans une ode célèbre, dont la fortune dans l’histoire de la pensée occidentale se manifeste par la relecture qui en a été faite de Platon à G. Agamben, de F. Hölderlin à C. Schmitt. Le rapport entre le droit et la violence constitue l’un des topoï de la réflexion philosophique dès sa naissance. Il suffit d’évoquer Antigone pour souligner la violence de la loi et les conséquences tragiques auxquelles elle conduit : le nomos se présente comme le visage politique du droit et montre le côté tyrannique du pouvoir, auquel personne ne peut échapper. Si, aux origines, le thème de la violence fait son apparition à propos de la relation entre physis et nomos, entre l’ordre cosmique et divin d’un côté et la loi humaine et positive de l’autre, il va au fil des siècles prendre place au cœur du nomos lui-même. Ainsi, interroger le statut de la violence signifie désormais mettre en perspective le pouvoir politique et la nature de la norme qu’il implique. Au-delà de l’opposition entre la loi non écrite et immuable des dieux et la loi de la cité, le nomos est alors censé faire la part entre le droit et la violence. Quelle que soit son origine, en tant que loi humaine, il doit permettre de distinguer, comme l’affirmait Hésiode, entre la violence et la justice : c’est en tant qu’il est dikè et non bia que le nomos est fondé. Il peut certes avoir recours au kratos, mais de telle sorte qu’il ne soit pas réduit au droit du plus fort.

C’est bien le rapport entre la norme et la violence qui est questionné à la lumière de la philosophie moderne et contemporaine dans Norme et violence. Enquête franco-italienne, publié sous la direction de J.-F. Kervégan, M. Plouviez, P.-Y. Quiviger. Issu d’une coopération scientifique franco-italienne associant le laboratoire « Normes, Sociétés, Philosophies » de l’Université Paris 1 et le Département de droit public et de théorie et histoire des institutions de l’Université de Salerne, il s’agit de la publication des actes d’un colloque ayant eu lieu à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne en 2011 et qui constitue le deuxième volume publié à la suite des journées d’études coorganisées par les deux composantes[2]. À rebours d’une approche portant sur le lien entre le droit et la justice tel qu’il est conçu depuis l’Antiquité, et de la conception identifiant le droit et la liberté présente au moins depuis Hobbes et jusqu’à Hegel, l’ouvrage part de l’hypothèse selon laquelle la violence n’est pas le strict contraire du droit, mais qu’elle s’inscrit dans la trame même de la norme. Les études ici réunies proposent ainsi une investigation sur le côté obscur du droit, qui tient au fait que, si le droit s’oppose à la violence, il la suppose et la présuppose à son fondement. Il ne s’agit évidemment pas de faire l’apologie de la violence ni d’asseoir l’opinion selon laquelle le droit coïnciderait avec les rapports de force tels qu’ils surgissent spontanément entre les acteurs privés, niant par là au droit la dimension normative qui lui est constitutive. Il s’agit plutôt, pour l’ensemble des contributions, d’interroger et de discuter la thèse selon laquelle la violence serait une composante implicite mais essentielle du droit comme tel, qui investirait le concept même du juridique et, si tel est le cas, de déterminer la manière dont elle est à l’œuvre. Si le droit ne s’identifie bien entendu pas à la violence pure et simple, il n’en reste pas moins que celle-ci pourrait être, non pas simplement l’autre du droit, mais l’autre toujours enfermé dans le droit, la violence n’étant pas l’opposé du droit, mais le revers d’une médaille dont il serait l’avers.

La lecture de l’ouvrage laisse penser que la cible de sa position d’ensemble ainsi énoncée est la conception irénique et idéalisée du droit, dont l’expression par excellence réside dans la vulgate libérale : cantonnant la violence en-dehors du champ d’application du droit, cette conception finit par faire reposer la notion du droit sur le consentement et par l’épuiser dans le processus délibératif et intersubjectif qui en constituerait la légitimité. Cet ouvrage vise à prendre le contrepied d’une telle conception, conception qui a été défendue par l’école du droit naturel et, mutatis mutandis, dans la période contemporaine, par l’éthique de la discussion. Un tel projet est basé sur la conviction selon laquelle éclaircir le droit nécessite aussi de prendre en compte son côté sombre et de pointer l’irrationnel qu’il renferme, le droit n’étant pas un concept entièrement transparent. D’une certaine manière, le livre est sous-tendu par la mise en cause de la perspective jusnaturaliste dans son acception la plus courante, qui fait correspondre le droit à la morale et qui envisage la norme à l’aide des principes éthiques, comme d’ailleurs l’étymologie latine du mot appelle à le faire, le ius relevant du iustum. Ainsi, il s’agit de dévoiler les enjeux de la liaison de la norme et de la violence, tout en s’écartant de deux extrêmes trop simplistes : puisque l’objectif est de mettre au jour « la manière dont la norme juridique gère la violence » mais aussi celle dont la violence « saillit dans les interstices des ordres normatifs », l’ouvrage trouve son point de départ dans la thèse selon laquelle la violence n’est pas « une simple marge » de la norme, mais n’est pas non plus son « fond de la vérité » (p. 7).

Il est vrai que les œuvres de Jhering, de Kelsen et du réalisme juridique nous ont accoutumés à l’idée d’une association entre le droit et la violence. Il n’y a rien d’étonnant dans le fait que le droit ait recours à la force, que celle-ci se présente comme instrument de l’efficacité du droit, moyen d’atteindre sa réalisation pratique : n’existant pas sans la force, le droit a été compris comme organisation de la force en raison de son être d’ordre coercitif et il se présente comme Gewaltanwendung ayant son pivot dans la sanction comme acte de contrainte. Pourtant, situer la violence au sein de la norme signifie plus encore, cela implique de sortir de la logique unissant le moyen à la fin, de ne pas réduire la violence à la force physique et de ne pas l’identifier au droit pénal. Or, l’ouvrage vise précisément à mettre en perspective la manière dont la violence s’inscrit dans la norme dans la mesure où elle n’est pas anomie, mais puissance de façonner et d’ordonner la réalité. C’est d’abord en tant que devoir-être que la norme se saisit comme violence à l’égard de l’être : la norme comme Sollen est à la fois mise en forme de ce qui est et, par voie de conséquence, elle change, modifie, modèle, voire viole, le Sein. Dans cet écart entre l’être et le devoir-être se manifeste la tension entre la norme et la violence de telle sorte que le droit soit pouvoir et se serve de son pouvoir pour accomplir une brèche au sein du monde.

Dès lors, il ne faut pas entendre la violence de la norme comme s’il s’agissait d’une sorte de théorie de l’état d’exception ni comme si la conséquence à en tirer était l’irrationalité tout court de la norme qui tiendrait à la décision à l’origine du droit. Au contraire, le propos de l’ouvrage est de montrer que c’est bien la normalité qui demande de mettre en perspective la violence de la norme. C’est pourquoi la tentative des auteurs est de mettre en valeur le double visage de la norme tel qu’il peut se dévoiler dans l’écart entre Macht et Gewalt ainsi que dans les enjeux que chaque terme renferme, si l’on admet que la norme qui prescrit est toujours une force susceptible de se manifester violemment. L’un des principaux intérêts de ce recueil, ainsi que son fil conducteur, tient à la mise en valeur du paradoxe suivant : si le droit se caractérise par le fait d'être une mise en forme de la violence, il est également vrai que la violence peut être un instrument de la forme, puisque la forme entraîne une certaine violence, tout comme la violence est à la fois source et genèse d’un ordre.

Le rapport entre norme et violence est traité à partir de perspectives assez différentes et hétérogènes. L’ampleur des questions abordées, la pluralité des auteurs mobilisés ainsi que la diversité des approches des nombreuses contributions en font un ouvrage très riche : par le biais de Kelsen, Schmitt, Hegel, Benjamin, Foucault et Marx – les auteurs les plus récurrents –, l’œuvre dessine les contours du phénomène de la violence propre à la norme en le cernant d’abord au prisme du rapport entre morale et droit (p. 23-128), puis au regard de la relation entre droit et politique (p. 129-265). Bien que l’ouvrage n’adopte pas une perspective historico-philosophique, il est manifeste, comme le souligne d’ailleurs J.-F. Kervégan (p. 193) et comme le montrent les auteurs évoqués, que la question devient centrale dans la réflexion philosophique à partir du xixe siècle, sans pour autant que les contributions fassent fi des références plus contemporaines ou analytiques. Le premier mérite de l’ouvrage est de retracer une sorte d’histoire contemporaine de la pensée de la violence juridique, une sorte de contre-histoire de la philosophie du droit : laissant de côté la querelle entre nature et volonté ainsi qu’entre raison et décision, c’est à l’intérieur d’une perspective plutôt positiviste que la question de la violence de la norme est d’une manière générale étudiée, en interrogeant les conditions de légitimité de la normativité (V. Giordano, T. Rossi Leidi), son mode opératoire et ses pathologies (S. Iodice, A. Tucci, M. Carpentier). De surcroît, si une partie de l’ouvrage est consacrée au sujet de la peine et de l’évolution de la théorie pénale (L. Jaffro, M. Plouviez), la violence de la norme est analysée à partir de la naissance de l’État moderne (J.-F. Kervégan), pour montrer à la fois ce qu’il en est dans une société post-étatique mondiale (A. Catania) ou bien déceler la manière dont elle est à l’œuvre au sein des sociétés démocratiques contemporaines (F. Mancuso). De même, le recueil ne néglige pas d’interroger la violence du droit – et par là les défauts de celui-ci – sur le terrain du droit international (G. Preterossi, J. Saada), en se penchant en même temps sur les enjeux intersubjectifs et anthropologiques du droit (G. Durante), jusqu’à l’analyse de cas d’études (P.-Y. Quiviger, C. Gabrielli).

L’un des thèmes autour duquel se regroupent plusieurs des contributions concerne le noyau qui relie la normativité et la légitimité. La dichotomie entre la justification et la force est l’objet du texte de V. Giordano, qui après avoir énoncé les changements subis par le droit sous l’effet de la théorie positiviste – notamment avec Kelsen, Olivecrona et Ross –, se penche sur les conceptions juridiques d’inspiration néo-kantienne. Si le positivisme kelsenien réalise une opération de « démystification » du droit (p. 44) en raison du fait que sa légitimité « dépend d’une évaluation empirico-factuelle de l’effectivité du pouvoir constitué » (p. 45), il finit par soutenir une « vision déflationniste » du droit comme « technique du contrôle » (p. 47). Cette position se heurte alors à la position inverse qui s’expose de son côté au péril de « sacralisation du droit » (p. 49) en proposant un « modèle éthico-justificatif du droit » (p. 46). Ressortent alors deux manières de concevoir le fondement ultime du droit et, par là, deux modèles de rationalité tout à fait différents : d’une part le néo-constitutionnalisme, qui élabore un « modèle juridique de type éthique et fondationnel » et qui, au nom de la relation entre « justesse morale et justificabilité juridique » (p. 48), conduit à « occulter la force, le pouvoir effectif derrière le consensus » (p. 46)  ; d’autre part la théorie positiviste pure, qui propose une conception procédurale identifiant la raison avec la rationalisation de la force et l’effectivité du pouvoir. V. Giordano souligne les défauts des deux approches : le paradigme jusrationaliste « réduit la légitimité juridique au caractère négocié de la morale » en sous-estimant « les dispositifs de pouvoir qui président aux décisions juridiques » et en faisant du juridique un « cas particulier de la morale » (p. 47), ainsi que l’affirme Alexy ; les positivistes en revanche risquent de confondre légalité et légitimité et renoncent à l’idée de toute forme de consensus à l’origine de la normativité. Tandis que ce modèle peut être qualifié de « réductionnisme normatif » (p. 43), le premier privilégie « une approche transactionnelle du droit » et poursuit une stratégie « déflationniste » (p. 47), qui réduit « l’obligation juridique à une pratique discursive et concordante » et entraîne ainsi « un fort risque d’affaiblissement de sa normativité » (p. 49).

Le thème de la fondation de la normativité est également abordé par le texte de T. Rossi Leidi, qui interroge les « modèles possibles qui expliquent la normativité d’une norme » (p. 103) à la recherche de structures fondatrices valables à la fois pour le droit et l’éthique. La question à l’origine du texte est aussi simple que claire : « qu’est-ce qui fonde la signification du “il faut” » que l’on considère comme le « contenu de la prescription normative » (p. 103) ? Peut-on déceler une justification réaliste et universaliste des normes sur la base d’une soi-disant nature humaine de façon telle que l’on puisse déduire des comportements normatifs à partir de ses propriétés essentielles et intrinsèques ? C’est à l’aide de la logique modale et du statut déontologique de la catégorie de nécessité que T. Rossi Leidi passe en revue au premier chef les thèses de Quine et puis celles de Moore, en mettant en perspective le débat entre réalisme et nominalisme. T. Rossi Leidi s’écarte dès lors de toute forme d’essentialisme éthique défendant un « enracinement naturaliste de l’éthique » (p. 109) pour affirmer au contraire l’« enracinement social de la normativité » (p. 113). Étant donné que la normativité pratique ne se fonde pas sur une loi logique ou physique, Leidi parvient à « reconsidérer la normativité » (p. 110) à la lumière d’une « attitude commune » aux membres d’une société qui partagent les mêmes valeurs. Il s’agit alors de dégager un modèle de normativité qui tient à la philosophie de l’histoire et non à celle de la nature, qui s’explique par une logique sociale et non physique, qui relève d’une forme de vie sociale et non de la vie biologique, la vie sociale étant une seconde nature plutôt qu’une simple nature.

La même question portant sur la tension, voire le conflit, entre légalité et légitimité fait l’objet du texte de F. Mancuso, qui met au jour les enjeux implicites dans une certaine manière de saisir la légitimité et ses conséquences au niveau de l’obligation politique. Ici, c’est directement l’actualité, notamment la situation politique italienne, qui inspire les réflexions de F. Mancuso. L’objet de sa contribution est la crise de légitimité qui frappe de plus en plus les régimes démocratiques et que F. Mancuso aborde à partir de la thèse selon laquelle la démocratie reposerait sur les consensus du peuple et non sur les formes de garanties juridiques des États de droit. Sa question est alors la suivante : peut-on réduire la source de légitimité de la démocratie à une sorte de « super-légitimité populaire » (p. 207) qui prendrait le dessus sur la légalité ? Autrement dit, si les procédures de formation du consensus font l’objet d’une crise qui débouche sur le populisme, comment peut-on renouer le lien entre la légalité et la légitimité qui constitue le propre de la démocratie ? Le problème n’est pas seulement la détermination du demos invoqué ou bien celle de son interprète, mais plutôt les conséquences pour la démocratie du fait que le consensus populaire et le rapport direct entre élus et électeurs puissent s’affirmer indépendamment de ou même en opposition aux formes de médiations politique et juridique. En s’appuyant sur Kelsen, Bobbio et Passerin d’Entreves, l’article se penche sur une mise en perspective des concepts de légitimité et légalité, censés être l’« hendiadys nécessaire » (p. 209) fondant la démocratie libérale, dans le but de renouer le lien entre le droit et la politique et ne pas désavouer les attentes de la « promesse démocratique », qui semble aujourd’hui plutôt une « promesse manquée » (p. 208).

À partir d’une perspective tout à fait différente, S. Iodice propose une « clinique de la crise » sur le modèle de la psychanalyse pour identifier l’approche marxienne visant à faire ressortir les pratiques discursives qui ont « une vie sociale dans les marchandises ainsi que dans toutes les institutions sociales » (p. 173). Partant de l’idée selon laquelle la crise est un « lieu privilégié de ces discours sociaux » ainsi que « le moment de l’émergence de nouvelles normes et structures monétaires », l’analyse menée par S. Iodice se concentre sur la « théorie du discours » construite par Marx dans le Capital, dans le but de parvenir à « la libération d’un discours contraint dans les formes symptômales de son expression » (p. 174), et poursuit en s’appuyant sur les thèses d’Aglietta et Orléan à propos de la « norme monétaire » (p. 180).

Interroger les racines de la normativité conduit alors à mettre en avant la conflictualité qu’elle suppose, la discorde immanente au social, le négatif sous-tendu dans toutes relations politiques. C’est évidemment Hegel qui est convoqué à cet égard, à la fois par J.-F. Kervégan et G. Durante, pour montrer que la reconnaissance caractérisant la sphère sociale et juridique surgit d’une lutte à mort, et n’est donc pas du tout une donnée naturelle, mais une conquête à laquelle on aboutit au prix de la violence. L’intérêt des deux articles est de dévoiler, à l’aide de la Phénoménologie de l’esprit et de la Science de la Logique, les enjeux de la violence conçue comme relation, une relation telle qu’il ne s’agit pas d’un rapport entre deux pôles opposés, entre un dominant et un dominé, mais d’une relation biunivoque que chaque terme entretient avec lui-même, impliquant toujours un rapport négatif envers soi-même et non seulement envers autrui (p. 152-154 et p. 188-191). Bien qu’elle ne soit pas le fondement du politique, la violence se révèle être, d’après les deux articles, l’originaire (p. 193), ce qui est à la frontière entre l’ordre politique et ce qui peut être à la fois brutalité destructrice et insensée, et puissance créatrice, humanisante et libératrice. G. Durante se penche alors sur la notion de conscience en tant que sujet désirant – désir du désir ainsi que l’interprète Kojève – pour retracer le parcours hégélien jusqu’au combat à la vie et à la mort et montrer, à travers les renversements de la dialectique maître-serveur, que Hegel nous appelle à « prendre au sérieux la fonction universalisante de la Gewalt » en tant que « forme », qui reste constamment « inscrite dans la rationalisation éthique de l’État » (p. 164-165). C’est alors la nécessité d’une constante actualisation du processus de reconnaissance à l’œuvre aussi bien dans les sphères de la Sittlichkeit que la lecture kojévienne de la fin de l’histoire risque de négliger, alors que la dialectique hégélienne exhibe le mécanisme de « rationalisation de la violence » (p. 169) où le dépassement de la Gewalt ne conduit jamais à un monde post-historique pacifié ou à un État universel et homogène.

Il s’agit alors de montrer un autre paradigme politique au-delà de la tradition contractualiste axée sur la dichotomie entre état de nature et état civil. Si d’après G. Durante la violence chez Hegel « reste interne au processus dialectique », trouvant dans les institutions une forme d’« encadrement et de normalisation » et étant « toujours susceptible d’être convertie » (p. 163), J.-F. Kervégan met l’accent sur le caractère originaire de la violence opposée à la politique comme « art de la médiation » (p. 190). J.-F. Kervégan relève toutefois l’existence d’un fil rouge de Hobbes à Marx concernant la « place modeste » (p. 191) accordée à la violence, et remarque que la violence vient sur le devant de la scène à partir du xixe siècle, s’inscrivant au cœur de la réflexion philosophico-politique, qu’il s’agisse de la pensée révolutionnaire ou contre-révolutionnaire. Cela étant, il importe de mettre en avant le double fil qui lie le rôle conféré à la violence au concept d’État souverain. Selon le paradigme de la philosophie politique moderne, on distingue entre la force conçue comme instrument du pouvoir aux mains des gouvernants et la violence illégitime qui n’appartient pas au champ de la politique : si celle-ci met en péril l’ordre social, celle-là est le corollaire de la souveraineté en tant que monopole de la violence, qui est légitime en ce qu’elle est le moyen de sortir de l’état de nature et d’assurer l’unité politique. Dès lors que la distinction entre force et violence est remise en cause, le paradigme de la philosophie moderne cesse d’être valable, puisque la violence s’intègre alors à la définition du politique et s’installe par là au sein du droit en tant qu’il reflète les rapports politiques. Cette brève histoire de la philosophie politique au prisme de la violence retracée par J.-F. Kervégan ne peut alors évidemment s’achever qu’avec W. Benjamin, qui nous exhorte à prendre un compte une violence « créatrice » et « destinale » (p. 200), la violence divine, à même de libérer « de la perspective d’un ordre à instaurer ou restaurer » (p. 202).

C’est sur les conclusions de la contribution de J.-F. Kervégan que revient le texte de M. Carpentier, dont le propos est de mettre en rapport le texte Critique de la violence avec la huitième des Thèses sur le concept d’histoire. Par les moyens d’une lecture très analytique et méticuleuse, il souligne que, pour Benjamin, « l’exception est nécessairement un concept relationnel, l’exception ne [pouvant] se penser sans relation à une règle » (p. 139). C’est pourquoi il est requis de distinguer entre le véritable état d’exception – qui doit être effectif et donc produire une « exception pure » – et la « pseudo-exception » (p. 139-140), qui, au lieu de briser la règle, la produit et la confirme, ce qui serait le cas du fascisme. Cette lecture, menée à travers une confrontation avec les interprètes les plus illustres de Benjamin et discutée à la lumière d’un rapprochement avec C. Schmitt, constitue l’arrière-plan à l’aune duquel M. Carpentier cerne la question de la violence. Il dégage alors l’hypothèse, opposée à celle de Marcuse, d’après laquelle l’exception effective peut être expliquée par l’idée de violence divine. Si la violence du droit, y compris celle qui lui est fondatrice, relève de « l’ordre des moyens », cela n’empêche pas de dévoiler une autre forme de violence, la violence mythique, qui permet de « créer la possibilité même du droit » et serait alors « automanifestation » en mesure d’échapper à la logique des moyens (p. 143-144). Opposée à la violence divine, la violence mythique la recoupe dans la mesure où les deux sont « la pure et immédiate manifestation et non la médiation ». En tant que waltende Gewalt, la violence divine a un « caractère tautologique » et « autotélique », étant une fin sans être un moyen, qui sert, d’après M. Carpentier, de « modèle de compréhension » de l’exception effective se distinguant par le fait de n’être « subsumable sous aucune règle » (p. 143-146).

Que le « droit recèle en lui-même une certaine dose de conflictualité » relevant de la « compétition entre des visions du droit et de la juridicité », tel est le point de départ de la contribution de C. Gabrielli, qui se penche sur le concept de « doctrine » (p. 25). Accomplissant un travail de « reconstruction historique » (p. 27), l’auteur part de l’étude du droit, de l’interprétation des textes juridiques et de son évolution de méthode. Tandis que la première partie de l’article traite de la transformation de la notion de doctrine elle-même – d’abord employée au pluriel, puis au singulier –, la deuxième partie vise à mettre en perspective les travaux d’Hauriou et à rapprocher le concept de doctrine de celui d’institution. Il en résulte en premier lieu que la doctrine est « un rouage procédural du processus d’aménagement de l’État » et joue un « rôle non négligeable » en vue de la configuration de l’État de droit (p. 26). En outre, il apparaît que la notion d’institution – tel que Hauriou la développe – est « avant tout un processus d’interprétation qui permet de dégager les différents contenus normatifs de la justice », ainsi qu’une « méthode » qui produit « les matériaux avec lesquels la théorie du droit construit ses propres argumentations » (p. 38-40).

C’est le thème du châtiment et du droit pénal qui est abordé par P.-Y. Quiviger, L. Jaffro et M. Plouviez : sous des angles tout à fait distincts et mobilisant des auteurs différents, les trois articles portent l’attention sur le fondement de la légitimité de la violence punitive, notamment sur la querelle entre rétribution et prévention, sur la visée de la peine, qui peut, dans sa prise en compte privilégier l’acte ou bien l’agent, ainsi que sur les rôles des mœurs dans le régime juridique de la violence. Le « lien conceptuel » entre violence et normativité est au cœur de l’article de L. Jaffro, qui questionne le statut de la norme à l’aune de laquelle est légitimée la violence de la sanction. La violence étant à la fois « infliction d’un mal » et « transgression d’une norme » (p. 55), le propos de l’analyse est de démêler les deux aspects pour mettre en avant la « source de normativité » qui autorise la punition de la violence criminelle (p. 56). À cette fin, il s’agit de cerner les deux traditions majeures concernant la justification de la peine – la position rétributiviste et la position conséquentialiste –, afin de déceler le rapport entre violence et normativité qu’elles présupposent et de voir si derrière la norme qui prohibe la violence et la criminalise, il n’y aurait pas une autre norme qui serait une justification ultérieure, voire la vraie justification, de la répression. Étayé par une analyse très rigoureuse, l’article parvient à des « définitions disjonctives » (p. 60), qui complexifient les thèses rétributiviste et conséquentialiste en comparant les deux approches pour faire ressortir les présupposés moraux et la stratégie poursuivie, et montrer que les « normes pénales sont doublées d’une autre source de normativité » (p. 64).

Pour « interroger la spécificité du droit pénal » (p. 92), P.-Y. Quiviger analyse quant à lui un phénomène aujourd’hui de plus en plus connu : les pratiques sexuelles sadomasochistes (BDSM), dans lesquelles le recours à la violence se présente comme source de plaisir et qui reposent sur le consentement des participants à se voir infliger des souffrances. Peut-on parler à ce propos d’« une infraction sans victime », et quelle est la limite au-delà de laquelle l’amant devient un criminel ? La liberté sexuelle peut-elle être reconnue comme « un vrai claim juridiquement opposable » (p. 96) ? La question n’est pas anodine et P.-Y. Quiviger l’aborde au moyen d’une lecture attentive des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme pour montrer que selon les arguments mobilisés et la thèse défendue, il en va de la conception du droit pénal, du pouvoir d’intervention dans le domaine privé conféré à l’État, ainsi que de l’idée de la sexualité et des pratiques sexuelles propres à une société.

C’est de son côté une « lecture croisée de Durkheim et de Foucault » (p. 69) que propose M. Plouviez en s’appuyant en premier lieu sur la définition sociologique de la peine et sur la distinction entre sanction répressive et restitutive. À partir d’une analyse précise de la classification scientifique du droit qui permet de mettre en avant les deux modèles de sanction et les formes de solidarité sociale mécanique et organique – telles que Durkheim les formule –, M. Plouviez examine la question de la possibilité, selon cette généalogie, d’une régression –voire une disparition – du droit pénal au profit du seul droit restitutif, ainsi que l’argument selon lequel dans la modernité organique la pénalité ne serait qu’un résidu de solidarité mécanique. Les conceptions de Durkheim et de Foucault se recoupent et se distinguent tout à la fois quant à la manière de comprendre l’adoucissement de la peine dans les sociétés modernes : si les deux auteurs refusent d’« expliquer l’adoucissement quantitatif et qualitatif de la pénalité par un adoucissement général des mœurs » (p. 86), leur position n’en est pas moins distincte, puisque là où pour Foucault la douceur pénale tient à « une nouvelle technique de pouvoir » (p. 85), ce phénomène se comprend pour Durkheim par un « changement dans la sensibilité collective » (p. 87) et non par un changement des dispositifs de pouvoir, résultant de la « transformation de la criminalité » d’une criminalité collective et religieuse à une criminalité humaine et individuelle (p. 86).

Le double visage du droit entre répression et productivité fait l’objet de l’article d’A. Tucci, qui questionne, à partir cette fois d’une perspective uniquement foucaldienne, les dispositifs de contrôle qui persistent y compris dans le contexte d’adoucissement du caractère punitif du droit. Il s’agit alors d’enquêter sur la tension entre normativité et normalisation en mettant en cause le modèle de la loi au profit de la norme, pour montrer la transformation de la fonction juridique qui, de répressive, se fait normalisante. Bien que cette transformation n’affecte pas le rôle coercitif du droit, A. Tucci met en avant les conséquences de ce changement en relation avec les dispositifs des pouvoirs de la gouvernementalité, le discours foucaldien permettant de « clarifier les dynamiques et les processus qui investissent le droit contemporain » en portant attention aux « politiques de contrôle » (p. 122-123). Dès lors, au lieu de se trouver à la marge de société contemporaine, le droit pénal s’affirme en réalité de manière emblématique comme « l’instrument principal des politiques de sécurité », d’autant plus que le « caractère répressif et punitif du droit » paraît être la réponse à l’état de crise et au marché global (p. 123). Qu’il s’agisse de « politiques de tolérance zéro » ou d’« un état d’exception permanent », l’article se penche sur les formes de contrôles nouvelles et renouvelées, comme si « l’affaiblissement de la souveraineté » correspondait à « une radicalisation » des prérogatives du droit pénal au nom de la « sécurité » (p. 124). C’est pourquoi, loin de conduire à décréter la fin de l’État-nation, il s’agit d’interroger à nouveau la souveraineté en rapport avec la gouvernementalité et la société disciplinaire, de même que le droit, quoique désinstitutionnalisé et déterritorialisé, acquiert par voie de conséquence un « essor productif » (p. 126). Cela ne remet toutefois pas en question la « logique du contrôle », mais requiert à tout le moins – et c’est le sens de l’appel de l’auteur – de questionner les nouveaux dispositifs sécuritaires et répressifs, et notamment les dispositifs inédits ou actualisés, qui se manifestent en premier lieu dans la réapparition sous un nouveau jour de la lex mercatoria.

L’un des axes principaux de l’ouvrage décline le rapport entre norme et violence au sein de l’espace mondial en questionnant à la fois le contexte post-étatique contemporain et la place d’un constitutionnalisme global. L’importance de ces interrogations tient au fait qu’il en va du rôle que l’on peut encore reconnaître au droit lorsqu’il se confronte aux pouvoirs anarchiques et spontanés d’une part et à la mise en cause d’une souveraineté politique d’autre part. Que le défi du droit s’accomplisse dans un horizon international et que son avenir se déroule sur l’échelle mondiale semble être la thèse sous-jacente de l’ouvrage, qui s’ouvre et se conclut par des contributions portant sur la normativité au-delà des frontières nationales. Pour que le droit puisse garder sa force, il doit revendiquer son pouvoir de mise en forme – autrement dit, rester un Sollen – et ne pas renoncer à la poursuite d’un projet politique au profit d’une tâche uniquement gestionnaire, qui signifierait céder à la violence, cette fois extrajuridique, des acteurs privés.

Le destin de la normativité et ses transfigurations au cours des dernières décennies sont l’objet de l’article d’A. Catania. Il part du constat, mis en avant par de nombreux théoriciens du droit, d’une « nouvelle ère institutionnaliste post-étatique » produite par la mondialisation économique, qui coïncide avec une reprise des « traits prémodernes de pluralité et horizontalité des relations juridiques » (p. 9). Le propos de l’article est alors de mener une sorte de « phénoménologie de la force dans les sociétés contemporaines » (p. 11), qui permet de relever la manière dont le droit met en œuvre un projet de contrôle des pratiques socialement acceptées, dirigeant et influençant les coutumes. Apparaît alors cette conception du droit comme « éthos stable et objectif d’un peuple », conception que la contemporanéité méconnaît au profit des formes tout aussi effectives de contrôle social et de pouvoir, qui, sans usage explicite de la sanction, n’en sont pourtant pas moins contraignantes (p. 13). Assumant une perspective interprétative qui voit dans les normes « des schèmes cognitifs de comportements et de décisions » (p. 14), l’article vise à démasquer des pouvoirs de fait, qui, quoique moins violents et coercitifs en apparence, sont également porteurs d’intérêts particuliers et relèvent de calculs d’opportunité privé, comme c’est le cas de la lex mercatoria. Bien que ces relations se présentent comme horizontales et comme des « relations d’égal à égal », elles n’en sont pas moins tout bonnement des relations de pouvoir, toujours inégales et dissymétriques, puisque la forme propre de la juridicité moderne demeure celle de « l’inclusion-exclusion » (p. 16-17). S’il rejoint à certains égards le texte d’A. Tucci, lorsqu’il souligne la nature instrumentale et technique des dispositifs juridiques, A. Catania propose par ailleurs de revenir au « nœud entre dimension décisionnelle et dimension normative », pour privilégier dans le même temps « la structure relationnelle de la communication et de la reconnaissance » (p. 18) : dans un contexte déterritorialisé et élargi, où le droit se prête à devenir un instrument aux mains de pouvoirs multiples, réticulaires et diffus, qui rendent son effectivité « contingente, voire intermittente » (p. 21), il faut prendre au sérieux l’idée selon laquelle le droit est une technique qui s’enracine dans la réalité sociale et sert des objectifs qui émergent de cette réalité sociale.

Que le droit ait aussi des implications politiques et symboliques sur le plan international est le point de départ de la contribution de G. Preterossi, qui récuse la thèse réaliste selon laquelle il faudrait renoncer au point de vue normatif et réduire le droit à une légitimation du fait. Au contraire, ne pas délégitimer le droit implique d’assumer la dimension conflictuelle qu’il suppose et de mettre en cause le normativisme cosmopolitique qui laisse de côté le thème de l’effectivité du droit international. Si la crise du droit international nous confronte au « défi de l’immédiateté », c’est parce que ce droit occulte « la productivité de l’inimitié » et le « phénomène de l’hostilité » qui est le présupposé politique du droit (p. 219-221). Ainsi, la première partie de l’article se penche sur les concepts de pluriversum politique et de jus publicum europaeum de matrice schmittienne, pour mettre en avant les conclusions auxquelles le juriste allemand parvient et les risques qu’il dénonce, notamment le « glissement vers la déterritorialisation et la moralisation de l’hostilité », ainsi que « l’homogénéisation de la Terre » (p. 227). Il faut alors, comme le dit G. Preterossi en s’appuyant sur Koskenniemi, se méfier d’une universalité recherchée au prix de la méconnaissance de la particularité et éviter le double écueil de l’universalisme abstrait et de la particularité indifférente pour se mettre à l’abri de toute tentation irénique et rassurante (p. 228). Le conflit politique est pour G. Preterossi le revers de la médaille de la normativité juridique : échapper à la « moralisation asymétrique du pouvoir » implique aussi de reconnaître que si « la forme du droit » est certes « utile et nécessaire », elle ne se suffit pas à elle-même : le juridique n’est pas autosuffisant, mais il est au contraire « un champ de tensions constantes entre efficace et validité » (p. 229).

Cela amène Preterossi à s’interroger sur l’avenir de l’Europe et de son projet politique. À cet égard, l’article discute la proposition avancée par Habermas à propos d’un « constitutionnalisme mondial critique » et refuse la solution d’une « société mondiale politiquement structurée » distincte d’un « ordre juridique mondial ». Cette hypothèse repose sur une « complémentarité entre constitutionnalisation mondiale » et « appartenances politico-étatiques », mais se fonde sur la séparation entre les dimensions étatique et constitutionnelle (p. 231-233). C’est pourquoi G. Preterossi met en lumière le paradoxe d’une « construction juridique et institutionnelle dépourvue de corps politique » (p. 235) qui, finissant par chercher sa légitimation démocratique au sein de l’État-nation, ne serait pas à même d’affronter les défis de la mondialisation et de l’hypercapitalisme contemporain. Encore une fois, pour ne pas réduire la normativité du droit à la « gouvernance », pour ne pas céder à « l’idéologie de l’élite globale » ou se contenter d’« un pseudo-universalisme instrumental et ethnocentrique », il faudrait renouveler la légitimité du droit public, qu’il soit interne ou international, ce qui passe par une « repolitisation forte du constitutionnalisme » (p. 236).

C’est encore le droit international qui fait l’objet de la dernière contribution, dans laquelle J. Saada s’interroge sur la « mission civilisatrice du droit » (p. 237). Le droit international est marqué par un dilemme qui le conduit à une aporie : ou bien il est un droit à part entière ou bien il n’est pas un droit. Si la seconde branche de l’alternative contredit son existence de facto et celle des institutions supra-étiques, la première impliquerait de séparer la norme juridique et le pouvoir de sanction, ce qui correspond à la conception la plus répandue du juridique, qui le pose comme étant axé sur une autorité – l’État – sanctionnant la violation des normes. Bien que J. Saada s’appuie en partie sur les mêmes références que G. Preterossi, notamment Schmitt et Koskienniemi, son propos est de « retracer une autre histoire des rapports entre norme et violence au plan international » (p. 241) et de faire émerger, à travers les thèses d’Anghie, une « contre-histoire philosophique du droit international ». D’une certaine manière, Saada prend le contrepied de l’argument de G. Preterossi, dans la mesure où elle écarte la question de la souveraineté et met en avant le fait que la constitution de l’ordre juridique interne dérive, au moins partiellement, de l’ordre international. Adoptant un point de vue « instrumentaliste » opposé à celui, « constructiviste », de Koskienniemi (p. 255) également discuté dans l’article, Anghie part de la naissance du droit international pour en montrer les liens avec l’impérialisme et le colonialisme : la question de la « dynamique de la différence » entre peuples civilisés et non-civilisés serait à l’origine de droit international, qui non seulement reposerait sur une logique d’inclusion et d’exclusion, mais qui viserait encore davantage à l’imposition des normes européennes sur les non-Européens (p. 247-248). Bien que très controversée, le mérite de cette reconstruction consiste dans le dévoilement du droit international qu’elle propose, en montrant que celui-ci aurait inscrit la violence en tant que « formalisation de la domination politique » (p. 252) dans son projet originaire.

 

Par ces contributions variées et riches, l’ouvrage montre qu’on ne peut pas écarter la violence du droit, au double sens, comme le résume M. Carpentier, du génitif subjectif et objectif, à savoir la « violence exercée par le doit » autant que celle « exercée sur le droit » (p. 142). La violence est à la fois ce qui permet de maintenir l’ordre établi et ce qui en est à l’origine ou l’ébranle en permanence. Avec un regard lucide et désenchanté, ce recueil exhorte à se méfier d’une conception du droit réduit à un instrument technique et donc neutre, conception qui se révèle non seulement naïve, mais aussi potentiellement dangereuse. L’ouvrage enjoint plutôt à prendre au sérieux les enjeux politiques du droit, sans pour autant le réduire à n’être qu’un moyen au service du pouvoir. Il en ressort qu’il faut s’écarter de deux conceptions symétriques, qui se présentent toutes deux comme des idéologies : d’un côté, celle qui considère que le droit n’est rien d’autre qu’un instrument de domination et la confirmation de rapports de forces politiques et, de l’autre, celle qui revendique une conception du juridique plaquée sur la morale, négligeant les conflits et la lutte politique que le droit présuppose pourtant toujours et dans lesquels il est toujours plongé. Les deux cas conduisent ou bien à tomber dans une conception nihiliste du droit, ou bien dans un excès de formalisme qui vide le droit de l’intérieur. C’est pourquoi, même face aux changements politiques, à la crise de l’État et à la centralité nouvelle de la gouvernance, l’ouvrage invite à ne pas sous-estimer les implications entre droit et politique, et à replacer la politique au sein du droit, dans la mesure où sa normativité réside aussi dans le pouvoir qu’il est : ayant pour vocation de gérer les conflits entre parties et intérêts opposés, et donc de les mettre en forme ainsi que de les normer, le droit se comprend en tant que champ de tension entre efficacité et validité. Il s’affirme dans l’écart entre factualité et légalité et se présente comme reposant à la fois sur le consensus et sur la force. La conclusion qu’on tire de la lecture de cet ouvrage est que, quand bien même le droit aurait pour objectif de « circonscrire la violence » (p. 186), non seulement il ne peut pas se penser sans elle, mais il est aussi toujours « menacé par la force dont il a pourtant besoin » (p. 220) et peut se faire lui-même violence illégitime.

Ce qui ressort de ces contributions est le nœud entre la norme et la violence, violence qui non seulement n’est pas extérieure au droit, mais l’imprègne à plusieurs niveaux et dans plusieurs de ses aspects. Il en va ici de la mission de la théorie du droit et à plus forte raison de la philosophie du droit. Et c’est précisément l’un des intérêts principaux de cet ouvrage qu’il propose une manière de concevoir la philosophie du droit et s’interroge sur sa propre compréhension et ses présupposés mêmes. La philosophie du droit se découvre dans son rôle de critique à l’égard du statu quo et des processus à l’œuvre dans le monde contemporain, ayant pour tâche de dévoiler et d’interroger les dynamiques cachées dans la production et l’interprétation du juridique. Ce recueil se distingue alors à cet égard comme appréhension critique du droit, qui souligne les multiples formes selon lesquelles la violence s’infiltre dans les interstices du droit. Il ne s’agit pas à proprement parler d’une critique de la violence telle que l’a énoncée W. Benjamin, mais plutôt d’une critique du nomos – et donc du droit – qui aurait plutôt pourrait-on dire, en forçant un peu l’intention des auteurs, une matrice hégélo-marxienne, dans la mesure où cette critique est immanente. Analyser la tension entre norme et violence signifie alors mettre en cause l’idéologie qui caractérise le droit, non pour le condamner, mais au contraire, comme le suggère aussi J.-F. Kervégan, pour mieux le penser.

 

Sabina Tortorella

Après des études de philosophie à l’Université La Sapienza de Rome, Sabina Tortorella a soutenu une thèse en philosophie intitulée : « Le règne de la liberté effectuée : Hegel et le droit », réalisée en cotutelle à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et l’Université Ca’ Foscari de Venise. Après une période de recherche auprès de l’Institut Italien pour les Études Philosophiques de Naples et des enseignements en philosophie morale et politique aux Université Paris 1 et Paris 8, elle est actuellement ATER en philosophie du droit à l’Université Paris II Panthéon-Assas.

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