Kelsen et Bobbio, deux regards positivistes sur les droits de l’Homme

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Sommaire de l'article

Véronique Champeil-Desplats

Alors que, de prime abord, beaucoup seraient tentés de considérer le positivisme et les droits de l’Homme comme antinomiques, une lecture attentive de l’œuvre des deux figures emblématiques du positivisme que sont Hans Kelsen et Norberto Bobbio révèle une situation plus riche et plus complexe. Si les deux auteurs adressent des critiques communes aux fondements jusnaturalistes des droits de l’Homme, ils offrent des réintégrations contrastées de ces droits dans leurs théories respectives. Kelsen n’accorde que très peu de développements aux droits de l’Homme. Il les aborde essentiellement dans ses travaux de théories constitutionnelles et sous la forme circonscrite des droits et libertés politiques. Il reste que, du point de vue de sa théorie générale du droit, les droits de l’Homme ne constituent que des éléments contingents. Cette dernière observation vaut également pour Bobbio, mais ce dernier va néanmoins conférer aux droits de l’Homme une place centrale en les abordant par le prisme de la théorie politique. Par ailleurs, contrairement à Kelsen qui ne sort que très occasionnellement de sa neutralité axiologique pour exprimer ses préférences éthiques (la liberté, la tolérance, etc.), Bobbio se montre plus expressif à cet égard. Les droits de l’Homme ne sont pas seulement pour lui des objets scientifiques ; ils constituent aussi des préférences éthiques et des motifs d’engagement dans l’espace public.

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out commence mal entre le positivisme et les droits de l’Homme. Pour plusieurs raisons, leurs rapports apparaissent, de prime abord, conflictuels, si ce n’est antagoniques. En premier lieu, Michel Troper l’a bien relevé, si « l’expression “les droits de l’Homme” désigne des droits que les hommes posséderaient et exerceraient indépendamment de l’État […], alors du point de vue strictement positiviste, le problème est très vite résolu : il n’y a point de droits de l’Homme[1] ». En deuxième lieu, c’est dans un cadre de pensée jusnaturaliste que les droits de l’Homme trouvent leurs sources intellectuelles. L’article 2 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 en fournit une expression éloquente : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’Homme ». En troisième lieu, le positivisme, en tant que théorie générale du droit, s’est d’abord intéressé à la structure et à la forme du système juridique plutôt qu’au contenu qu’expriment les normes qui le composent. Or, d’une part, l’indifférence à l’égard des valeurs qui en résulte pour identifier et apprécier la validité du droit a parfois été interprétée comme « une véritable hostilité envers les droits de l’Homme[2] ». D’autre part, en se limitant à une analyse formelle ou structurelle des normes juridiques, le positivisme n’offrirait qu’une compréhension partielle, « réductionniste », des droits de l’Homme. Il manquerait leur « dimension éthique[3] ». Enfin, en dernier lieu, il a maintes fois été reproché à l’exigence méthodologique positiviste de neutralité axiologique de s’abîmer dans une légitimation du droit en vigueur. La description froide des normes juridiques produirait des effets de naturalisation, d’officialisation et de banalisation des catégories créées[4], ce qui s’avère particulièrement problématique lorsque ces normes sont antisémites et attentatoires aux droits de l’Homme.

En rester à ce tableau général – qui correspond à une vision assez commune sur « le » positivisme – laisse pourtant sur sa faim dès lors que l’on prend le soin de s’attarder plus au fond sur les œuvres spécifiques d’auteurs s’inscrivant dans ce courant. C’est en particulier le cas de deux figures emblématiques du positivisme s’il en est : Hans Kelsen et Norberto Bobbio. Leur traitement respectif des droits de l’Homme avalise certes quelques intuitions premières sur la place étroite qu’une théorie générale du droit avant tout préoccupée par la dimension structurelle de son objet peut laisser aux droits de l’Homme. Toutefois, de la lecture attentive de leur œuvre ressort également des positionnements plus riches et plus complexes qu’il n’y paraît. Une première façon de le mesurer est de reprendre – on n’y insistera jamais trop – l’éclairante distinction proposée par Bobbio de trois expressions ou conceptions du positivisme[5]. Le « positivisme » désigne, en substance, ou bien une posture idéologique qui préconise d’obéir au droit positif quel que soit son contenu, ou bien une théorie selon laquelle le droit est le produit de la seule volonté de l’État, ou bien, enfin, un engagement méthodologique et épistémologique qui structure l’activité scientifique autour de quelques principes de base : un effort de neutralité axiologique et d’abstention de jugements de valeur, la description du droit tel qu’il est et non tel qu’on aimerait qu’il soit, la séparation ontologique des faits et des valeurs.

Ces distinctions conduisent à formuler deux observations. D’un côté, les tensions repérées entre « le » positivisme et les droits de l’Homme se manifestent avec des degrés et sous des formes variables en fonction de la conception du positivisme retenue. D’un autre côté, adhérer à l’une des trois conceptions du positiviste n’implique pas nécessairement d’adhérer aux autres. Bobbio lui-même ne se considère positiviste qu’au sens méthodologique et épistémologique : « s’agissant de l’idéologie, aucune tergiversation n’est possible, je suis jusnaturaliste ; au regard de la méthode, je suis, également avec conviction, positiviste ; en ce qui concerne, enfin, la théorie du droit, je ne suis ni l’un, ni l’autre[6] ». Kelsen, pour sa part, ne s’est jamais livré à ce petit exercice d’auto-catégorisation. On se risquera alors à une première comparaison entre les deux auteurs.

Bobbio se dit jusnaturaliste au sens idéologique car il refuse d’obéir au droit sans évaluation de son contenu. Il se réserve un droit de désobéissance à l’égard de normes juridiques qu’il estimerait injustes au regard de ses valeurs ultimes. Cette auto-qualification de « jusnaturaliste » mérite toutefois quelques nuances. Tout d’abord, Bobbio n’émet pas de jugements de valeurs sur le droit positif « au nom de la science » mais en qualité de citoyen et de l’idéologie à laquelle il adhère en cette qualité. En second lieu, l’affirmation d’être jusnaturaliste à ce niveau ne semble pouvoir s’expliquer que parce que Bobbio en reste à une conception dichotomique des classifications – en l’occurrence, des idéologies juridiques – et que sa classification est ici construite à partir du critère du commandement d’obéir au droit. L’opposition est simple : si on commande d’obéir au droit quel qu’il soit, alors on est positiviste ; si on ne commande d’obéir qu’au droit juste, alors on est jusnaturaliste. On pourrait néanmoins conclure autrement en s’écartant d’une structure de pensée fondée sur le principe tertium non datur ou en raffinant la classe « jusnaturaliste ». Celle-ci pourrait notamment être dénommée au moyen d’un vocable plus général qui intègre plusieurs idéologies ou théories de la justice distinctes justifiant de désobéir au droit lorsqu’il est considéré injuste. On peut certes commander de désobéir au droit positif en se fondant sur le droit du naturel, mais il est aussi possible de le faire en se référant à tout autre système de valeurs qui se détachent des références à la nature, voire s’y opposent[7]. Et Bobbio en fournit une des meilleures illustrations : son appareil critique ne puise en effet pas dans le droit naturel mais plutôt dans une idéologie sociale-libérale[8]. Ces observations valent également pour Kelsen, à ceci près qu’on l’imagine mal se qualifier de jusnaturaliste, même au sens idéologique. Le détachement dont a fait preuve Bobbio à cet égard, non sans une part de provocation et de sensibilité à l’esthétisme de la formule « être, ne pas être, être ni l’un, ni l’autre », n’existait pas chez Kelsen. Ce dernier s’est trop fortement construit contre le jusnaturalisme sous toutes ses formes pour cela. Idéologiquement, il considérait le jusnaturalisme porteur d’absolutisme (infra). Pour autant, contrairement à l’accusation dont il a pu parfois faire l’objet, Kelsen ne préconise pas d’obéir au droit. Il se borne à affirmer que les systèmes juridiques présupposent une obligation d’obéissance. Il distingue à ce titre scrupuleusement l’« obligation morale absolue » de l’« obligation juridique ou relative » d’obéissance[9]. La première serait précisément celle prônée par les positivistes au sens idéologique : il faut obéir au droit car « Gesetz ist Gesetz ». La seconde peut être formulée du point de vue de l’observateur du fonctionnement des systèmes juridiques, à savoir le positiviste ici au sens méthodologique, qui ne commande pas d’obéir au droit mais qui décrit que celui-ci présuppose cette obéissance en sa qualité de système normatif. Au sens idéologique, Kelsen n’est alors ni jusnaturaliste, ni positiviste au sens où il ne commande pas plus de désobéir au droit positif en se fondant sur le droit naturel, que de lui obéir sur la simple considération qu’il est du droit.

Cette absence de positionnement est revendiquée par Bobbio lorsqu’il envisage l’expression théorique du positivisme. L’auteur n’est clairement pas jusnaturaliste de ce point de vue car il ne croit pas en l’existence d’un droit naturel antérieur, extérieur et supérieur à l’État. Mais il ne s’estime pas non plus positiviste – on le suppose car Bobbio est peu explicite sur la question –, en raison de sa sensibilisation au pluralisme juridique qui le conduit à s’ouvrir à l’idée que des groupes sociaux ou des institutions non étatiques puissent produire des normes juridiques[10]. Les travaux de Kelsen, pour leur part, s’intègrent plus nettement dans le positivisme théorique. Dans un État, le droit positif est produit par des autorités habilitées par l’État lui-même, et les normes issues de groupes et d’organisations infra – ou supra – étatiques ne peuvent être considérées comme juridiques que si ces autorités en reconnaissent la validité. Toutefois Kelsen n’exclut pas l’existence d’ordres juridiques non étatiques. L’État est un ordre juridique (« relativement centralisé ») mais tout ordre juridique n’est pas forcément un État[11].

C’est finalement au niveau épistémologique et méthodologique que nos deux auteurs se retrouvent le plus nettement sous l’étiquette commune du positivisme, même s’ils développent deux conceptions ontologiques distinctes de leur objet. Kelsen conçoit le droit comme ensemble spécifiquement ordonné de normes et peut dès lors être qualifié de positiviste normativiste. Bobbio appréhende le droit comme un langage et déploie un positivisme de type analytique.

Ces éclaircissement opérés, il devient plus aisé de repérer à quel niveau les zones de conflits entre positivisme et droits de l’Homme peuvent se manifester, mais aussi la façon dont il est possible d’articuler ces deux concepts. La comparaison des œuvres de Kelsen et Bobbio présente l’intérêt de mettre en perspective des investissements du problème très différents. Chez Kelsen, les références aux droits de l’Homme s’inscrivent essentiellement en creux de questions théoriques plus générales[12]. C’est à l’occasion de critiques adressées aux prétentions jusnaturalistes de fonder le droit sur une morale absolue qu’il en propose les développements les plus significatifs. Ce défaut de considération pour les droits de l’Homme peut être compris comme la double conséquence de son approche formelle du droit et de sa définition procédurale de la démocratie. Dans les deux cas, les droits de l’Homme ne sont que des éléments contingents. Bobbio, au contraire, livre de longues réflexions sur les droits de l’Homme. Non seulement il reprend et prolonge la critique des fondements jusnaturalistes du droit initiée par Kelsen mais aussi, et surtout, il érige les droits de l’Homme en élément central de sa théorie politique, en particulier, de sa théorie de la démocratie. Autrement dit, tandis que Kelsen et Bobbio formulent des critiques communes, typiques des positionnements théoriques et épistémologiques du positivisme, des fondements jusnaturalistes des droits de l’Homme (I), ils offrent une réintégration contrastée de ces droits dans leurs constructions théoriques (II).

 

I. Une critique commune des fondements jusnaturalistes des droits de l’Homme

 

Kelsen adresse une des attaques les plus virulentes contre l’entreprise jusnaturaliste de fondement du droit (A). Bobbio lui emboîte le pas et propose une reformulation de la question du fondement sur une base relativiste et non-cognitiviste (B).

 

A. L’attaque kelsénienne contre le jusnaturalisme

 

Kelsen se réfère rarement à la notion générale de droits de l’Homme. En revanche, il formule des critiques franches contre les doctrines du droit naturel qui les fondent. Son opposition est, d’une part, ontologique : à l’inverse des jusnaturalistes qui recherchent le fondement moral absolu du droit, Kelsen est convaincu que les valeurs sont relatives (1). Elle est, d’autre part, théorique. Kelsen prend le contre-pied direct des principaux présupposés des doctrines jusnaturalistes, en séparant notamment le droit et la morale, et en identifiant le droit et l’État (2).

 

1. Oppositions ontologiques : le relativisme des valeurs

Pour Kelsen, contrairement aux faits, les valeurs ne peuvent faire l’objet d’une connaissance objective et rationnelle. Elles ne sont ni vraies, ni fausses. Elles expriment des émotions plus ou moins partagées qui se défendent plus qu’elles ne se démontrent :

These values are, in truth, determined, in the last analysis, by the emotional elements of their minds. The determination of these absolute values, and in particular the definition of the idea of justice, achieved in this way are but empty formulas by which any social order whatever may be justified as just. Hence the many doctrines of justice that have been expounded from the oldest times of the past until today may easily be reduced to two basic types: a metaphysical-religious and a rationalistic or – more exactly formulated – a pseudorationalistic one[13].

Cette réduction des valeurs à l’expression de convictions, d’émotions, de préférences ou encore d’intérêts individuels et subjectifs rend vaine, selon Kelsen, toute tentative de détermination rationnelle parmi elles de celle qui s’imposerait comme le fondement absolu du droit. Soutenir l’existence de « valeurs absolues en général », et d’une « valeur morale absolue » en particulier, ne peut « reposer que sur une foi religieuse en l’autorité absolue et transcendante de la divinité[14] ».

Cette conviction est confortée par une lecture de l’histoire de la pensée. Pour Kelsen, « si l’histoire de la pensée humaine prouve quelque chose, c’est la futilité des tentatives d’établir, sur le fondement de considérations rationnelles, un standard correct absolu de comportement humain », supposé être le seul valable[15]. L’auteur souligne « qu’à des époques différentes, chez les peuples différents, et même à l’intérieur d’un même peuple, dans des classes, ordres et professions différentes, valent des systèmes moraux très différents et contraires les uns aux autres […]. De ce point de vue, toutes les valeurs morales sont relatives »[16], et chaque système moral crée ses propres hiérarchies. Par conséquent, il existe une pluralité de conceptions du bien et du mal, du bon et du mauvais, du juste et de l’injuste. Il n’est pas possible de trancher entre elles à partir de critères scientifiques, mais seulement sur le fondement de propositions métaphysiques ou de jugements de valeur, tous sujets à discussion[17]. Kelsen dresse le même constat s’agissant plus spécifiquement des références générales au droit naturel. Il constate que celles-ci regroupent des doctrines fondées sur des valeurs ultimes distinctes : la liberté individuelle, la propriété, l’égalité ou encore la sécurité[18], etc. Cette incapacité des jusnaturalistes à s’accorder sur un fondement ultime commun constitue pour Kelsen la manifestation la plus probante de leurs contradictions internes[19].

 

2. Divergences théoriques : la séparation du droit et de la morale et ses conséquences

À supposer même que l’on puisse s’accorder sur l’existence et la supériorité d’une valeur ou d’une morale absolue, l’ériger en fondement du droit conduirait, dans la perspective kelsénienne, à appauvrir la connaissance des phénomènes normatifs dans la mesure où il ne serait plus possible de distinguer le droit de la morale. Le droit serait en effet toujours moral ; le droit et la morale se confondraient. Or, Kelsen situe au cœur du programme positiviste la séparation des deux ordres normatifs dans le but précis d’établir l’autonomie du premier à l’égard de la seconde et de construire une véritable science du droit, c’est-à-dire une science qui se dégage de la morale tant au stade de l’identification que de l’analyse de son objet. « Quand une théorie du droit positif pose qu’il faut distinguer l’un de l’autre, le droit et la morale en général, le droit et la justice en particulier, qu’il ne faut pas mêler l’un avec l’autre, elle prend position », dit Kelsen, « contre l’idée traditionnelle, considérée comme évidente, qui suppose qu’il n’existe qu’une morale, seule valable, c’est-à-dire une morale absolue, et par conséquent une justice absolue[20] ».

Cette séparation stricte du droit et de la morale a des conséquences théoriques importantes. À l’inverse des doctrines jusnaturalistes, la théorie générale du droit proposée par Kelsen se montre indifférente au contenu des normes juridiques (a). Elle s’oppose également au dualisme jusqu’alors classiquement établi entre l’État et le droit (b).

 

a) L’indifférence au contenu des normes juridiques

Kelsen considère que l’objet de la théorie générale du droit est avant tout la structure et la forme des ordres juridiques plutôt que le contenu des normes qui les composent. C’est par cette structure particulière, hiérarchique et essentiellement dynamique, que l’auteur identifie le droit et le distingue d’autres ordres normatifs, tels que celui de la morale ou de la religion. Par conséquent, l’affirmation ou non de droits de l’Homme dans un ordre normatif ne renseigne en rien sur son caractère juridique. Inversement, les droits de l’Homme ne disposent pas d’un poids ou d’une valeur intrinsèquement ou naturellement spécifique dans les ordres juridiques. À partir du moment où ils y sont reconnus, ils constituent des normes comme les autres dont la valeur juridique dépend du niveau hiérarchique auquel ils ont été énoncés par une autorité habilitée.

Cette indifférence à la morale pour identifier le droit et se prononcer sur la validité juridique des normes a valu à Kelsen de nombreuses critiques. Très tôt, il lui a été reproché de justifier les normes produites par tout type de régime politique, y compris le régime Nazi[21]. Kelsen l’a toujours nié en estimant que son positionnement théorique était sur ce point mal compris et dénaturé. Couplant la nécessité de séparer le droit et la morale à celle de séparer la science du droit et la politique, il rappellera, en 1960, dans la préface à la seconde édition de la Théorie pure du droit que

aujourd’hui comme hier, l’effort vers une science du droit objective, qui se contente de décrire son objet, se heurte à la résistance obstinée de tous ceux qui, méconnaissant les frontières qui sépare la science de la politique, croient pouvoir fixer, au nom de la science, le contenu que devrait avoir le droit, c’est-à-dire qui croient pouvoir déterminer le droit juste et par là même un étalon de valeur du droit positif. C’est en particulier la métaphysique de la doctrine du droit naturel, qui, à nouveau réveillée, se dresse avec cette prétention face au positivisme juridique[22].

 

b) Le rejet du dualisme entre l’État et le droit

Pour Kelsen, l’État n’est rien d’autre qu’un ensemble de normes juridiques agencées d’une certaine façon, « un ordre juridique relativement centralisé » et efficace « en gros et de façon générale[23] ». L’État est défini par le droit et le droit est produit par l’État. Sur ce fondement, Kelsen relaie au rang de proposition idéologique toute affirmation de l’existence d’un droit naturel[24], d’un droit moral pourrait-on également ajouter. Un droit n’est véritablement tel – il n’est une norme juridique – que si l’énoncé qui l’exprime est intégré ou posé dans un ordre juridique donné par « les organes de l’État, autorisés en cela par la constitution ». Et il n’intéresse « la science du droit qu’en tant que droit positif[25] » ; à défaut, il ne constitue qu’une simple prétention morale.

Ce refus de dissocier le droit et l’État distingue aujourd’hui Kelsen des théories contemporaines de l’État de droit. D’un côté, en identifiant le droit et l’État, l’expression « État de droit » est tautologique chez Kelsen, tout État étant nécessairement un État de droit[26]. D’un autre côté, la production du droit ne résultant que d’organes habilités par l’État, toute limitation juridique externe de celui-ci est exclue sans son consentement. Conformément à sa position moniste[27], Kelsen ne peut envisager la soumission de l’État à un droit international des droits de l’Homme qu’en vertu de la volonté de ses organes de s’auto-limiter et d’en reconnaître la validité au sein de leur ordre juridique.

 

B. Le déplacement bobbien de la recherche du fondement absolu

 

Bobbio reprend de façon souvent très proche l’ensemble des critiques adressées par Kelsen au jusnaturalisme. À la différence toutefois de son maître autrichien, il les intègre fréquemment dans des travaux ayant les droits de l’Homme pour objet spécifique[28]. Il ne s’agira pas ici de réexposer l’ensemble des critiques kelséniennes que Bobbio fait siennes, mais plutôt de voir comment il les complète et les prolonge. Bobbio présente l’originalité de s’interroger sur le sens même de l’acte de fonder les droits de l’Homme. Il isole trois types de fondement possible[29] : le fondement par la déduction d’un ordre objectif (voie classiquement empruntée par les doctrines jusnaturalistes ou par les théories de la justice contemporaines) ; le fondement par l’identification des droits à des vérités évidentes (attitude d’une partie des révolutionnaires français ou américains[30] ) ; le fondement par l’accord (cas par excellence pour Bobbio de la Déclaration Universelle des droits de l’Homme). Cette dernière voie a la préférence du non-cognitiviste éthique qu’est, comme Kelsen, Bobbio. Sur le plan théorique, cette mise en perspective lui permet de déplacer la recherche illusoire d’un fondement absolu des droits de l’Homme auxquelles tendent les deux premières voies (1) vers une analyse des conditions d’émergence de leur affirmation (2).

 

1. La réfutation du fondement absolu des droits de l’Homme

L’Età dei diritti commence par un article issu d’une conférence que Bobbio avait présentée lors d’un congrès pluridisciplinaire en 1964, intitulé : « Sul fondamento dei diritti dell’uomo » (« Sur le fondement des droits de l’homme »). Conformément à sa démarche analytique habituelle, Bobbio décompose le problème général du fondement des droits de l’Homme en trois questions : « quel est le sens du problème posé par le fondement des droits de l’Homme ? Un fondement absolu est-il possible ? À supposer qu’il soit possible, est-il souhaitable ?[31] ». Relevant que la première question a jusqu’alors peu été investie par les théoriciens et les philosophes du droit, Bobbio se concentre sur l’analyse des réponses apportées aux deux dernières (a & b).

 

 

a) Un fondement absolu est-il possible ?

Bobbio ne présente pas moins de cinq raisons pour conclure négativement à la possibilité d’un fondement absolu des droits de l’Homme. La première réside dans les contradictions que présentent les différentes doctrines jusnaturalistes. Bobbio rappelle, dans la lignée de Kelsen, qu’au cours de l’histoire du jusnaturalisme, la nature humaine a été interprétée des façons les plus diverses et que l’appel à la nature a permis de justifier des systèmes de valeurs parfois opposés. Bobbio prend l’exemple éclairant de la succession des biens. Trois voies successorales peuvent être réputées parfaitement conformes à la nature humaine : « le retour à la communauté, la transmission familiale du père au fils, la libre disposition du propriétaire[32] ». La deuxième raison tient à l’indétermination de ce qu’il s’agit de fonder, à savoir les « droits de l’Homme » eux-mêmes. La généralité de l’expression s’accommode de plusieurs fondements possibles sans pouvoir déterminer le meilleur : la dignité, la liberté, la justice ? La troisième raison est liée à la contingence historique des droits de l’Homme. Leur affirmation varie au cours de l’histoire et selon les États considérés. Des droits déclarés absolus ou « inviolables et sacrés » à la fin du xviiie siècle, la propriété notamment, ont ensuite été soumis à des limitations substantielles. Inversement, des droits que les déclarations du xviiie siècle ne mentionnaient pas, comme les droits sociaux, sont désormais proclamés dans de nombreuses déclarations. Bobbio en tire la conclusion qu’aucun droit n’est par nature fondamental. Ce qui est considéré fondamental à une période historique et dans une « civilisation déterminée n’est pas fondamental à une autre époque et dans une autre culture ». L’auteur se montre ainsi dubitatif sur la possibilité de « donner un fondement absolu à des droits historiquement relatifs[33] ». La quatrième raison pour rejeter la possibilité d’un fondement absolu provient de l’hétérogénéité idéologique des droits de l’Homme. Parmi les droits énoncés, parfois dans une même déclaration, s’expriment des valeurs et des intérêts distincts, éventuellement incompatibles entre eux. Les fondements qui ont conduit à promouvoir les libertés individuelles, notamment, ne valent pas nécessairement pour les droits collectifs et sociaux. La dernière raison du rejet de tout fondement absolu tient à ce que non seulement chaque droit de l’Homme peut exprimer des valeurs antinomiques et antagoniques à d’autres droits, mais aussi à ce que ces valeurs sont susceptibles d’être tour à tour ou concomitamment invoquées par un même individu. Chacun est soumis à des contradictions liées à la pluralité des régimes d’action dans lesquels il est engagé[34]. Chacun peut défendre des droits sociaux ou collectifs et affirmer par ailleurs un attachement à la propriété privée et aux libertés individuelles.

 

b) Un fondement absolu est-il souhaitable ?

Bobbio se montre moins prolixe sur le caractère souhaitable d’un fondement absolu des droits de l’Homme dans la mesure où sa réponse était subordonnée à la précédente. Or, puisqu’un fondement absolu n’est pas possible, il n’est pas non plus souhaitable. Et Bobbio s’emploie même à démontrer, de façon là encore assez proche de Kelsen (infra), que le meilleur fondement pour les droits et libertés, tout particulièrement les libertés de l’esprit, se trouve dans le relativisme. Pour l’auteur en effet, considérer que « les affirmations religieuses, éthiques et politiques sont démontrables comme des théorèmes », fait perdre « leur raison d’être » aux « droits à la liberté religieuse ou à la liberté de pensée politique[35] ». À tout le moins, un fondement absolu ou effectué sur le mode de l’évidence leur confèrerait une portée plus réduite qu’en admettant le relativisme des valeurs : « la liberté de religion ne serait pas le droit de professer sa religion personnelle ou de ne pas être croyant, mais le droit de ne pas être contraint par la force de poursuivre la recherche d’une vérité religieuse unique[36] » ; la liberté de pensée ne consisterait pas à pouvoir penser ce que l’on veut mais deviendrait le droit de ne pas être contraint par la force d’adhérer à une pensée politique unique.

Au terme de ce bilan, Bobbio conclut que, s’agissant des droits de l’Homme, le défi n’est pas « de trouver un fondement absolu – entreprise sublime mais sans espoir – mais, à chaque reprise, les différents fondements possibles » de chacun des droits[37]. Cette conclusion le conduit alors à déplacer la recherche « du » fondement des droits et libertés vers celle de leurs conditions d’émergences.

 

2. La détermination des conditions d’émergence des droits de l’Homme

La détermination des conditions d’émergence des droits de l’Homme peut être située sur deux plans chez Bobbio. Le premier est d’ordre prescriptif et subjectif ; il conduit à appréhender la défense des droits comme la formulation de préférences éthiques (a). Le second est d’ordre explicatif et théorique ; il oriente vers la recherche des conditions socio-historiques de revendication et de positivation des droits (b).

 

a) Les droits de l’homme, expression de préférences éthiques

En tant que non-cognitiviste convaincu, comme Kelsen, que les valeurs ne peuvent être justifiées rationnellement, et encore moins par un fondement absolu, Bobbio analyse la revendication des droits de l’Homme comme l’expression de préférences éthiques. C’est dans cette perspective qu’il affirme sa propre adhésion aux valeurs qu’expriment les droits de l’Homme. Il considère que certains états, pour lui et par compassion pour autrui, valent davantage la peine d’être vécus que d’autres : je préfère ne pas être torturé que l’être et je présume qu’il en va également ainsi pour les autres.

À défaut de pouvoir démontrer rationnellement la vérité ou la supériorité absolue des valeurs des droits de l’Homme, Bobbio entreprend de justifier leur nécessité et leur avantage comparatif pour l’homme contemporain. Ces valeurs sont celles qui, au bout du compte, confèrent la plus grande garantie de préservation et de perpétuation de l’humanité. Dans cette perspective, la démocratie, la paix et le respect des droits de l’Homme apparaissent plus convaincants aux yeux de Bobbio que l’autocratie, l’abus de pouvoir, l’arbitraire, la négation de l’individu ou le nihilisme. Il a, à cet égard, personnellement soutenu de nombreuses initiatives pacifistes (marches pour la paix, Tribunal Russell, etc.) et côtoyé des sociétés savantes humanistes, telle que la Société européenne de culture[38].

 

b) Les droits de l’Homme, produits de l’histoire

La réduction des droits de l’Homme à des préférences éthiques n’interdit pas toute compréhension de leur formulation en tant que norme juridique. Il reste possible de rechercher pourquoi et dans quelles conditions certaines émotions ou préférences éthiques intègrent les ordres juridiques sous la forme de droits. Pour ce faire, Bobbio invite à s’intéresser aux contextes historiques : « aujourd’hui nous savons que les prétendus droits humains ne sont pas le produit de la nature mais de la civilisation humaine[39] ». L’auteur analyse les droits de l’Homme comme « des exigences éthiques historiquement déterminées[40] ». Il explique : « les droits de l’Homme, tous aussi fondamentaux qu’ils soient, sont des droits historiques, nés dans certaines circonstances, produits par des luttes pour la défense de nouvelles libertés contre les vieux pouvoirs, progressivement, non tous en une seule fois et non une fois pour toute[41] ». Autrement dit, chaque contexte socio-historique produit ses besoins qui appellent la formulation de droits spécifiques pour y répondre.

Bobbio propose alors une reconstruction des conditions d’émergence des droits de l’Homme sous la forme d’une histoire par étape que l’on retrouve aujourd’hui communément dans les classifications par génération. La liberté, d’abord conçue négativement comme un non-empêchement de l’action individuelle, naîtrait de la volonté de contenir la propension du pouvoir politique à contrôler les moyens d’expression, à limiter la liberté de circulation ou à imposer une religion d’État. La revendication de droits politiques concrétiserait les prétentions des classes bourgeoises, économiquement de plus en plus puissantes, à participer à l’exercice du pouvoir politique duquel elles étaient tenues à l’écart par les classes aristocratiques. La reconnaissance des droits sociaux scellerait la victoire des luttes ouvrières et l’aspiration des classes laborieuses à obtenir davantage d’égalité. Plus tard, le droit de l’environnement ou les lois sur la bioéthique répondraient à la nécessité de faire face aux effets plus ou moins contrôlés de deux siècles d’industrialisation, d’évolutions scientifiques, ainsi qu’à l’émergence de nouvelles technologies. Bobbio aime tout particulièrement relever que la recherche actuelle d’une meilleure protection des personnes âgées n’aurait pu voir le jour s’il n’y avait eu une augmentation de leur nombre et de leur longévité par « les effets conjugués de la mutation des rapports sociaux et des progrès de la médecine[42] ».

 

II. Une théorisation distincte de la fonction des droits de l’Homme

 

S’ils proposent une critique commune des fondements classiques et jusnaturalistes des droits de l’Homme, Kelsen et Bobbio se distinguent quant à la place et à la fonction qu’ils leur accordent dans leurs cadres théoriques. Kelsen ne consacre pas de développements spécifiques et construits sur les droits de l’Homme. Ces derniers n’apparaissent qu’en creux, ce qui le portent non pas à les analyser tous, en général, mais à n’aborder que ceux qui découlent spécifiquement de ses présupposés théoriques. Tel est tout particulièrement le cas des libertés de l’esprit et des droits politiques (A). À l’inverse, « les droits de l’Homme » sont au premier plan des écrits de théorie politique de Bobbio. Ils jouent un rôle charnière dans les développements consacrés à la démocratie (B).

 

A. Les droits de l’Homme en creux de la théorie générale kelsénienne

 

Pour le non-cognitiviste éthique et le relativiste qu’est Kelsen, l’adhésion aux valeurs des droits de l’Homme résulte de préférences personnelles. L’originalité de Kelsen est de justifier les siennes non pas d’un strict point de vue éthique, mais en les rattachant aux conditions d’exercice de sa profession de scientifique. La défense kelsénienne des libertés et de la démocratie qui en rend la jouissance possible s’avère ainsi étroitement liée à des considérations épistémologiques (1). Par ailleurs, c’est en insistant sur les fonctions générales du droit et notamment sur l’idée que le droit est un moyen au service de fins politiques que Kelsen rencontre également la question des droits de l’Homme. Le droit se révèle être le meilleur moyen pour les garantir (2).

 

1. Les réquisits libéraux de l’esprit scientifique

L’effort de neutralité axiologique que Kelsen exige dans le cadre de l’activité scientifique interdit l’expression de tout jugement de valeur « au nom de la science ». Deux voies restent néanmoins ouvertes pour exprimer ses préférences éthiques ou idéologiques. La première est d’y procéder en dehors du champ des discours scientifiques. Cela présuppose d’être capable d’opérer une césure nette entre la figure du citoyen ou du moraliste et celle du scientifique. La seconde voie consiste à démontrer que le respect de certaines valeurs constitue le meilleur gage pour réaliser les buts et idéaux de la science. C’est ce à quoi Kelsen s’est employé dans quelques écrits en établissant qu’au niveau éthique, le relativisme (a), et au niveau politique, la démocratie (b), offrent la meilleure protection des libertés nécessaires au développement de l’activité scientifique.

 

a) Le relativisme, condition de liberté scientifique

À l’inverse de l’absolutisme moral qui tend à imposer une vérité sans permettre de la remettre en cause (supra), le relativisme favorise, pour Kelsen, une culture de discussion. Loin de nier l’existence des valeurs, comme il est parfois soutenu, il en permet l’expression d’une pluralité :

[C]ontrairement à une méprise trop fréquente, une théorie relativiste des valeurs n’affirme pas qu’il n’existe pas de valeurs, et en particulier pas de justice ; elle implique seulement qu’il n’existe de pas de valeurs absolues, mais uniquement des valeurs relatives […], et que les valeurs que nous mettons à la base de nos jugements de valeurs ne peuvent pas avoir la prétention d’exclure la possibilité même de valeurs opposées[43].

Ou encore :

The particular moral principle involved in a relativistic philosophy of justice is the principle of tolerance, and that means the sympathetic understanding of religious or political beliefs or others – without accepting them, but preventing them from being freely expressed […]. Tolerance means freedom of thought[44].

Le relativisme s’impose dès lors comme la posture éthique qui respecte le mieux la liberté de pensée et, partant, les prérequis de l’activité scientifique. Kelsen est convaincu que celle-ci ne peut se développer que dans un contexte de liberté et de tolérance, seul à même de permettre la discussion et la remise en cause des vérités reçues.

 

b) La démocratie, cadre de la liberté scientifique

L’opposition entre relativisme et absolutisme établie sur le plan éthique a des prolongements politiques. Kelsen lie en effet le relativisme des valeurs à la démocratie et l’absolutisme moral à l’autocratie : « Il existe, nous dit-il, une certaine connexion entre la conception métaphysico-absolutiste du monde et une attitude favorable à l’autocratie d’une part, entre une attitude favorable à la démocratie et à la conception critique-relativiste du monde de l’autre[45] ». L’absolutisme et l’autocratie partagent la croyance qu’il existe une seule vérité valable qui s’impose à tous. À l’inverse, la démocratie et le relativisme reposent sur les valeurs fondamentales communes de la liberté et de l’égalité ; ces deux concepts intègrent la possibilité de confrontation de propositions concurrentes pour, dans le cadre politique, adopter des décisions et, dans le cadre scientifique, formuler des conclusions[46].

Fort de cette analogie, Kelsen confère à la démocratie plusieurs avantages pour développer une culture de la liberté. Tout d’abord, comme l’explique Michel Troper, dans la mesure où Kelsen définit la démocratie comme un système dans lequel « il n’y a pas de valeurs absolues » et où « les hommes doivent pouvoir se conformer à des normes conformes à leurs propres valeurs », celle-ci constitue avant tout « un système d’autonomie »[47]. Ensuite, en tant qu’elle conduit à prendre des décisions dans le respect de l’expression d’opinions concurrentes, la démocratie suppose le respect du droit de la minorité politique à s’exprimer. La « protection de la minorité » est alors pour Kelsen la « fonction essentielle » que remplissent les « droits et libertés fondamentales ou droits de l’homme et du citoyen qui sont garantis dans toutes les Constitutions modernes des démocraties parlementaires[48] ». Enfin, Kelsen s’en remet à des considérations très prosaïques. Pour prendre forme, l’opinion publique qui structure le fonctionnement de la démocratie, nous dit-il, a besoin de « réunions politiques », « de journaux », de « livres », etc. En d’autres termes, « elle ne peut s’exprimer que lorsque la liberté intellectuelle et la liberté de parole, de presse et de culte sont garanties[49] ».

Finalement, Kelsen conclut très clairement :

Because democracy, but its very nature, means freedom, and freedom means tolerance, there is no other form of government which is favourable to science. Science can prosper only if it is free and it is free if there is not external freedom, that is independence from political influence, but if there is also freedom within science, the free play of arguments and counter arguments. […] Since science is my profession, and hence the most important thing in my life, justice, to me, is that social order under whose protection the search for truth prosper. “My” justice, then, is the justice of freedom the justice of peace, the justice of democracy – the justice of tolerance[50].

 

2. La garantie des droits et libertés au moyen du droit

Le droit est pour Kelsen un moyen susceptible de servir une pluralité de fins politiques et idéologiques. Il fournit un cadre procédural de mise en forme des choix politiques. Toutefois, le droit n’est pas un instrument quelconque. Il constitue pour Kelsen un moyen pacifique – le meilleur – de résolution des conflits. Au sein des États comme entre eux dans la conduite des relations internationales, la paix se réalise à travers le droit[51]. L’auteur est à cet égard très représentatif d’un courant de pacifisme juridique[52].

S’agissant plus précisément des droits de l’Homme, leur intégration dans ce rapport de moyen à fin apparaît chez Kelsen dans deux principaux cadres. Tout d’abord, les droits de l’Homme entretiennent une relation dialectique avec le concept de démocratie (a). Ensuite, ils peuvent faire l’objet d’une protection par les Cours constitutionnelles, mais – de façon contre-intuitive lorsque l’on chausse les lunettes du constitutionnalisme contemporain – non pas tous en général, mais uniquement ceux permettant l’expression des minorités politiques (b).

 

a) Les libertés politiques et de l’esprit par et pour la démocratie

Les droits de l’Homme et la démocratie s’inscrivent chez Kelsen dans un rapport dialectique. D’un côté, la démocratie offre la configuration spécifique de normes juridiques qui assure le meilleur respect des droits et libertés. Mais, d’un autre côté, cette configuration est elle-même déterminée par quelques droits et libertés de base. Les concepts de démocratie et de droits de l’Homme sont donc étroitement liés, mais dans une stricte mesure.

Pour le comprendre, il convient de rappeler que, contrairement à une majorité d’auteurs jusqu’alors, le lien qu’établit Kelsen entre la démocratie et les droits de l’Homme n’est pas fondé sur considérations métaphysiques ou essentialistes. L’auteur exprime uniquement un point de vue fonctionnel au terme duquel la démocratie n’est qu’un moyen technique. Kelsen en propose, en ce sens, une définition procédurale qui la réduit à un ensemble spécifique de procédures et de règles – des « règles du jeu », dira ensuite Bobbio (infra) – posées par un ordre juridique. Ces règles n’expriment, ni ne déterminent des choix moraux, politiques ou économiques préalables. Elles se limitent à assurer l’expression libre et régulière de la volonté du peuple et à donner à la minorité politique les libertés indispensables à son existence et à sa capacité de devenir un jour majoritaire, à savoir les libertés de pensée, d’opinion et d’expression[53].

À l’issue d’un raisonnement typiquement téléologique, Kelsen considère que la démocratie est la meilleure forme de garantie des droits et libertés non pas en raison de son essence ontologique[54], mais des règles procédurales qui la configurent : si le peuple veut pouvoir librement choisir ceux qui le gouvernent, alors le meilleur régime est celui qui résulte de la configuration spécifique de normes juridiques que l’on appelle conventionnellement « démocratie ». Kelsen admet en conséquence, sur le plan éthique, que la démocratie puisse être qualifiée de « forme de gouvernement juste », non en soi mais dans la stricte mesure où elle préserve la liberté individuelle et où elle est synonyme de tolérance[55].

 

b) Les droits de l’homme à l’épreuve du contrôle de constitutionalité

Alors qu’il est considéré comme le père du contrôle de constitutionnalité contemporain, Kelsen n’en promouvait pas un contrôle extensif. Il bornait les Cours constitutionnelles à une fonction de législateur négatif appelé à se prononcer sur la validité des normes contrôlées au regard de règles de compétence. Kelsen était très suspicieux à l’égard d’un contrôle des lois qui se fonderait sur des énoncés généraux et abstraits comme le sont, de façon paradigmatique, les droits de l’Homme. Il pensait qu’un tel contrôle conduirait les Cours « à jouer un rôle extrêmement dangereux » et à transformer progressivement leur rôle de « législateur négatif » en « législateur positif ». En résulterait un transfert « insupportable » du pouvoir délibératif du Parlement vers le juge constitutionnel[56]. C’est pourquoi Kelsen recommandait de ne pas introduire de vocables vagues et flous dans les textes constitutionnels telles que « liberté », « égalité », « équité » ou moralité et, à tout le moins, de les exclure du contrôle de constitutionnalité[57].

On pourrait donc penser que, contrairement aux conceptions aujourd’hui dominantes de la justice constitutionnelle, Kelsen ne lui confère pas une fonction de protection des droits et libertés. Une telle conclusion semble néanmoins trop brutale. Le contrôle de constitutionnalité joue en effet bien un rôle en matière de droits et libertés chez Kelsen, mais ce rôle est indirect et limité. Il se réduit à la protection des libertés qui assurent le fonctionnement de la démocratie, en particulier celles protégeant les minorités politiques. Pour Kelsen, la possibilité conférée à ces dernières de saisir une Cour constitutionnelle incite la majorité au compromis et est propice à favoriser la paix sociale[58]. La conception du contrôle de constitutionnalité qui en ressort s’avère finalement très cohérente avec celle que Kelsen promeut de la démocratie. Le contrôle de constitutionnalité est avant tout un mécanisme structurel de régulation de l’exercice des compétences entre les autorités normatives et de garantie qu’une alternance au pouvoir sera possible, plutôt qu’un moyen de protection substantielle des droits de l’Homme.

 

B. Les droits de l’Homme au cœur de la théorie politique bobbienne de la démocratie

 

Bobbio fait souvent état de sa filiation kelsénienne en général, et plus particulièrement s’agissant de sa conception de la démocratie. Il revendique aussi une définition procédurale de la démocratie qu'il présente comme un ensemble de règles du jeu. Il énumère le plus souvent six règles : 1) l’égalité devant le suffrage (tous les citoyens doivent jouir des mêmes droits politiques) ; 2) l’égalité de l’exercice du suffrage (« une tête, une voix ») ; 3) la liberté du vote (tous les électeurs doivent être libres de voter selon leur propre opinion) ; 4) le pluralisme (tous les électeurs doivent pouvoir choisir entre des partis politiques proposant des programmes distincts et alternatifs) ; 5) la décision à la majorité (est réputé élu le candidat, ou adoptée la décision, qui réunit le plus grand nombre de vote) ; 6) la possibilité de l’alternance (la minorité d’aujourd’hui doit pouvoir devenir la majorité de demain)[59].

Il serait toutefois réducteur de s’en tenir à l’énoncé de ces règles pour comprendre la conception bobbienne de la démocratie. Celles-ci demeurent en effet chez Bobbio indissociables d’un ensemble de valeurs, en l’occurrence celles de la paix et des droits de l’Homme. À la différence de Kelsen, Bobbio situe donc les droits de l’Homme au cœur de sa théorie de la démocratie :

Droits de l’Homme, démocratie, et paix sont trois moments nécessaires d’un même mouvement historique : sans droits de l’Homme reconnus et effectivement protégés, il n’y a pas de démocratie ; sans démocratie, il n’y a pas les conditions minimales pour la résolution pacifique des conflits qui surgissent entre les individus, entre les groupes et entre ces grands groupes que sont les États.

L’auteur ajoute : « la démocratie est la société des citoyens, et les sujets deviennent citoyens quand leur sont reconnus des droits fondamentaux[60] ». Si Bobbio conçoit que des droits et libertés puissent être reconnus en dehors du cadre démocratique, en revanche, il estime que la démocratie est impensable sans la reconnaissance et la protection de droits de l’Homme (1). Ces droits constituent à la fois le fondement et les limites du pouvoir exercé dans un cadre démocratique (2).

 

 

1. L’indissociabilité des droits de l’Homme et de la démocratie

Pour Bobbio, « la reconnaissance et la protection des droits de l’Homme sont la base des constitutions démocratiques modernes[61] ». L’auteur établit le lien étroit qui unit les droits de l’Homme et la démocratie sur trois plans, historique, conceptuel et pragmatique.

Historiquement, Bobbio aime tout d’abord rappeler qu’à l’exception d’États non démocratiques mais libéraux (le plus souvent des monarchies constitutionnelles) qui ont concédé quelques droits et libertés aux individus, tous les États autocratiques ont été des régimes limitant, voire niant, les droits de l’Homme. L’expérience du fascisme en fournit selon lui la parfaite illustration. Dès leur arrivée au pouvoir, les fascistes ont dissous des partis politiques et des syndicats, puis ont aboli la liberté syndicale, la liberté de la presse et supprimé les élections libres. À l'inverse, Bobbio relève non sans céder à tout déterminisme que la reconnaissance de droits et libertés dans des Chartes ou des Déclarations a souvent été le prélude à l’émergence de régimes démocratiques. La Déclaration d’Indépendance des États américains de 1776 a précédé la rédaction de la constitution américaine d’une décennie. La Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 a devancé, en France, l’institution d’une monarchie constitutionnelle, puis la proclamation de la République et de la démocratie. Ce schéma caractériserait aussi les processus de démocratisation des États qui, au xxe siècle, se sont soulevés contre les dictatures. Bobbio veut également croire qu’il pourrait se reproduire au niveau international : « de la même façon que les déclarations nationales ont été le présupposé nécessaire à la naissance des démocraties modernes, pourquoi la Déclaration universelle des droits de l’Homme ne serait pas le prélude de la démocratisation du système international ? », s’interroge-t-il[62].

Sur un plan conceptuel, l’indissociabilité des liens entre les droits de l’Homme et la démocratie se mesure à deux principaux éléments. D’un côté, les deux concepts reposent sur une même conception de la liberté. Bobbio fait valoir que, dans la tradition des droits de l’Homme comme dans la pensée démocratique, la liberté signifie l’autonomie. Les pensées humanistes et démocrates conçoivent la liberté comme la capacité de l’individu à ne se soumettre qu’aux règles auxquelles il a consenti et qu’il contribue à produire lui-même ou par la voie de ses représentants. D’un autre côté, plus généralement, les droits de l’Homme et la démocratie (du moins celle des Modernes) partagent un fondement individualiste commun en vertu duquel l’homme est une fin en soi. Les deux concepts, selon Bobbio, se sont structurés autour de l’idée que la considération de l’individu prime sur les intérêts de l’État ou d’une communauté quelconque. Pour Bobbio, l’individualisme porté par les droits de l’Homme et par l’idéal démocratique consacre la prévalence des droits sur les devoirs, et protège par conséquent les individus contre l’inclination des groupes (de la micro-communauté à l’ensemble de la société d’un État) à les assujettir et à les opprimer.

Enfin, sur un plan pragmatique, Bobbio met en évidence le rapport dialectique de la démocratie et des droits de l’Homme. La reconnaissance de droits de l’Homme est indispensable au bon fonctionnement de la démocratie qui s’avère, en retour, le seul régime capable de les protéger. Rien ne sert donc mieux la démocratie que la reconnaissance de droits et libertés qui permettent aux citoyens de s’exprimer et aux partis politiques de se former.

 

2. Les droits de l’Homme, fondements et limites du pouvoir politique

Pour Bobbio, les droits de l’Homme constituent à la fois les fondements et les limites du pouvoir politique dans une démocratie. Ils sont l’une des expressions modernes du « gouvernement des lois » par opposition « au gouvernement des hommes[63] ». Ils ne restreignent pas l’étendue des domaines dans lesquels les autorités de l’État disposent d’un pouvoir normatif, autrement dit la quantité globale du pouvoir détenu par l’État, mais plutôt les modalités d’exercice interne de ce pouvoir. Les décisions adoptées par les autorités étatiques ne peuvent avoir n’importe quel contenu ; elles doivent respecter les droits et libertés des individus. Pour le dire avec les mots de Kelsen, les droits de l’Homme sont des limites à la validité matérielle du pouvoir normatif des organes de l’État.

Ce faisant, la pensée de Bobbio s’écarte de deux traits saillants des positions théoriques de Kelsen. D’une part, le concept d’État de droit, précisément en tant qu’il désigne une limitation matérielle de l’exercice du pouvoir de l’État, a tout son sens chez Bobbio. D’autre part, Bobbio n’exclut pas l’idée que le contrôle de constitutionnalité puisse assurer une fonction générale de protection des droits de l’Homme. Toutefois, à dire vrai, il ne l’a jamais explicitement formulé[64]. On peut néanmoins interpréter son silence davantage comme une possibilité laissée ouverte que comme un rejet de principe. Car, certes, Bobbio associe avant tout, comme Kelsen, la démocratie au vote majoritaire, mais il admet aussi des processus de décision alternatifs, complémentaires ou correctifs tels que le tirage au sort, le consensus ou l’unanimité[65]. Le contrôle de constitutionnalité exercé par un petit groupe d’individus pourrait donc trouver sa place en tant que correctif des décisions de la majorité politique qui méconnaîtraient les droits de l’Homme.

 

*

 

Si l’étude approfondie du traitement de la question des droits de l’Homme dans les œuvres de deux figures emblématiques du positivisme conforte certains préconçus, elle révèle aussi une différence sensible de considération portée à ces droits. En restant dans les canons des positivismes épistémologique et théorique, et en abordant essentiellement le droit sous un angle formel et structurel, Kelsen n’accorde que très peu de développements aux droits de l’Homme. Il les aborde essentiellement dans ses écrits de théories constitutionnelles et sous la forme réduite des droits et libertés politiques. Pour le reste, les droits de l’Homme ne constituent que des éléments contingents du système juridique et, partant, de l’objet de la science kelsénienne du droit.

Chez Bobbio, à l’inverse, les droits de l’Homme occupent une place centrale, du moins dans le champ de la théorie politique qu’il a davantage investi que son maître ; mais s’agissant de la seule théorie générale du droit, les évocations des droits de l’Homme restent, comme chez Kelsen, négligeables. Par ailleurs, contrairement à Kelsen qui ne sort que très occasionnellement de sa neutralité axiologique pour exprimer ses préférences éthiques (la liberté, la tolérance, etc.), Bobbio se montre plus expressif de ce point de vue. Les droits de l’Homme ne sont pas seulement pour lui des objets scientifiques ; ils constituent aussi des préférences éthiques nettement affichées et des motifs d’engagement dans l’espace public. Loin donc de les ignorer, le positiviste qu’est Bobbio affronte de plein fouet, et ce bien plus que Kelsen, avec les droits de l’Homme comme avec la démocratie, le défi que tout concept chargé axiologiquement lance au savant, celui de la distanciation critique à l’égard d’un objet qui exprime des valeurs auxquelles il adhère.

 

Véronique Champeil-Desplats

Véronique Champeil-Desplats est professeure de droit public à l’Université de Paris Ouest-Nanterre. Elle est membre de l’équipe CREDOF du Centre de théorie et d’analyse du droit, UMR 7074. Elle est l’auteure de Norberto Bobbio : pourquoi la démocratie ?, Paris, Michel Houdiard, 2008 et de Méthodologies du droit et des sciences du droit, Paris, Dalloz, 2016 (2e éd.) ; « Hans Kelsen’s Works and the Modern Theories of Human Rights », in P. Langford, I. Bryan, J. McGarry (dir.), Kelsenian Legal Science and the Nature of Law, London, Springer, 2017, p. 173-191.

 

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