Il n’est probablement pas habituel pour les spécialistes de sciences exactes ou des sciences de la nature de considérer que le droit relève de la science. Les juristes parlent (parfois) d’une « science du droit », et par commodité on classe (en France en tout cas) le droit au nombre des sciences sociales. Mais très peu de nos contemporains seraient tentés de prendre vraiment au sérieux de telles formules, avant tout parce qu’on pense très peu au droit sinon pour des buts pragmatiques (les aspects juridiques de notre vie quotidienne) ou politiques (la composante juridique des grands débats de société : faut-il une nouvelle loi pour réformer l’assurance santé, ou une nouvelle décision de justice sur la question de la légalité de l’avortement ou de l’euthanasie ?). Pourtant, le lien entre le droit et les idées scientifiques est profond et c’est sur cette connexion culturelle étroite que porte le dernier livre de Paul Kahn. Le livre surprendra – et donc intéressera – autant les scientifiques « classiques » ou les lecteurs d’ouvrages historiques que les personnes s’intéressant au droit.

Histoire des sciences et histoire du droit

Les idées qui dominent l’histoire des sciences sont importantes s’agissant de comprendre nos projets d’organisation sociale. Telle est la leçon simple de ce livre. La question de l’ordre, au sens de la cohérence d’une construction intellectuelle autant qu’au sens de la production concrète d’un monde social non-chaotique et humainement vivable, occupe une importance centrale en droit. Le livre est un hommage à l’histoire des représentations humaines comprise comme histoire des idées, à l’histoire des idées comprises comme histoire conceptuelle, et à l’histoire de la pensée entendue comme voie privilégiée d’accès aux constructions conceptuelles qui occupent et structurent l’esprit des individus vivant à une certaine époque. Rien de tout cela ne va de soi, ni n’est spécialement à la mode. De toute façon, une telle histoire conceptuelle reposant sur la lecture des auteurs, et plus précisément des grands auteurs (même si Paul Kahn en sort quelques-uns de l’oubli où ils étaient tombés) ne vaut que par les fruits qu’elle porte. La montagne d’objections méthodologiques qu’on pourrait élever contre cette manière de procéder tombe alors d’elle-même, du moment que le travail a été fécond et que l’on a gagné en compréhension. C’est le cas avec ce livre, disons-le sans tarder. Paul Kahn met un vaste savoir – allant des philosophies de l’antiquité jusqu’aux diverses branches du droit, privé comme public, aux États-Unis – au service d’une démonstration simple, gravitant autour de deux mots : « projet » et « système ». Toutefois, et ce n’est pas toujours le cas de ce qui se publie en matière d’histoire des idées, cet exercice de simplification conceptuelle est ici mis au service d’une pensée réellement profonde sur les fondements et les limites de la modernité et sur la capacité qu’ont les hommes de décider collectivement de leur propre destin. Si Kahn admet en commençant son livre que dans notre monde la philosophie a « perdu sa place » (p. 2) et connaît par-là le sort de la théologie avant elle, son enquête est, pour sa part, fondamentalement philosophique. L’histoire des idées, y compris d’idées non immédiatement philosophiques comme celles des juristes, est pour lui une forme que prend l’investigation philosophique. Kahn offre de celle-ci une définition très particulière : « étudier la généalogie et l’architecture conceptuelle de […] l’imaginaire social de la modernité. Projet et système sont des catégories de cette sorte » (p. 3). De ce point de vue, Kahn identifie un « changement général dans la manière de penser le droit – particulièrement le droit constitutionnel – comme le produit d’un projet vers la pensée du droit comme le produit d’un système immanent » (p. ix). « Avant la guerre de sécession, le droit était envisagé au prisme du projet : la constitution écrite était un projet. Après la guerre, le droit a été vu au prisme du système : la constitution vraie ou réelle était non-écrite et coïncidait en large part avec la common law » (p. 7).

Pour qu’une entreprise comme celle-ci réussisse, son auteur doit parvenir à nous persuader que certaines grandes articulations conceptuelles, certains modes de pensée humains répandus et significatifs, s’appliquent aussi au domaine qu’il envisage, c’est-à-dire en l’occasion celui du droit. Paradoxalement, cela commence par le fait d’insérer ce domaine du savoir et de l’action – le droit est avant tout une science pratique – dans le reste des formes de connaissance et des formes d’action humaines. Paul Kahn est à la hauteur de la tâche : il met en relation le discours sur le droit – et le droit comme discours – avec la théologie, la philosophie morale, les sciences sociales, mais avant tout avec les grands paradigmes scientifiques généraux de chaque époque. Le domaine envisagé par Paul Kahn est celui la « raison pratique », c’est-à-dire le territoire des actions humaines et des formes de raisonnement qui lui sont propres (la réponse à la question « que faire ? »). Mais Kahn est intimement conscient des liens entre cette sphère de la raison pratique et celle de la raison dite « théorique », celle qui prend pour objet la connaissance du monde tel qu’il est. Ainsi, un fil rouge de son livre consiste dans l’insistance sur le fait que la physique newtonienne, puis l’évolutionnisme darwinien ont été des modèles et des références centrales dans la production intellectuelle des juristes. Comme Kahn le montre lui-même, la nature de telles références ou de tels modèles doit être appréhendée avec prudence. Le newtonisme des hommes de l’époque des Lumières était parfois au mieux un simple vernis verbal, la traduction d’une vision simplifiée du monde comme étant gouverné par des lois mathématiques rapprochant certains phénomènes les uns des autres par des constantes quantifiables. Mais la référence à Newton était avant tout importante du point de vue d’une sorte de parti pris métaphysique premier : comme Newton, les philosophes, savants, mais aussi juristes voire législateurs des Lumières avaient admis de « ne pas faire d’hypothèses » (hypotheses non fingo), comme l’avait proclamé Newton dans ses Principia Mathematica c’est-à-dire de ne pas prendre position sur l’essence des choses à titre d’explication des phénomènes naturels. De la même manière, comme le montre Paul Kahn, l’évolutionnisme de beaucoup d’hommes du dix-neuvième siècle ne signifiait pas un ralliement profond aux idées de l’auteur de l’Origine des espèces.

Le fil rouge du livre est le suivant : la période allant de la fondation de la République américaine (1776-1787) au début du vingtième siècle (l’arrêt Lochner de la Cour suprême des États-Unis datant de 1905) est dominée par un grand changement : on passe d’une conception du droit en tant que « projet » à une conception du droit en tant que « système immanent ». Kahn nous avertit qu’il ne s’agit pas pour lui d’examiner la relation concrète du droit avec la pratique politique mais d’envisager comment cette relation « a été imaginée ». Origins of Order se présente donc comme une exploration de « l’imaginaire social » propre à la modernité (p. x). L’auteur ne devrait pas prendre de telles précautions : la contribution de l’histoire moderne des idées juridiques a été de nous faire comprendre que les idées sur le droit, la représentation imaginaire de l’État, de la souveraineté, de l’action du législateur ou du juge, constituent ces objets, qui n’existent pas ailleurs que dans cette sphère imaginaire, mais qui y existent de manière opérationnelle : ils sont aussi réels pour nous (selon la formule canonique de Marx) que les dieux de l’Olympe l’étaient pour les Grecs de l’Antiquité. C’est à ce prix – consistant dans le fait d’être des constructions imaginaires « opérationnelles » – qu’ils existent et opèrent des changements dans le monde concret. Rien n’est plus imaginaire que le droit, mais en même temps rien n’est plus effectif et concret. Posez la question à votre avocate, votre notaire ou votre députée.

Le recours à certaines oppositions conceptuelles simples et connues de tous peut sembler décevant, en tout cas moins intellectuellement « brillant » qu’une nouvelle théorisation ou que la « création de concept » qui est, on le sait, l’activité en laquelle consistait la philosophie aux yeux de Gilles Deleuze. L’historien des idées ne peut justement pas créer de concepts, ou du moins les concepts qu’il crée doivent dévoiler la présence d’une structure de signification préexistante. Sinon ce qu’il ferait ne relèverait pas de la discipline historique. En la matière, ce qui compte est que l’exploration porte ses fruits. Ce que montre celle à laquelle nous a invité Paul Kahn est la grande fécondité du couple projet/système dans l’histoire politique occidentale de longue durée (de la Bible à l’Amérique du dix-neuvième siècle, avec des incursions jusqu’à notre temps) et dans les constructions juridiques. Nous sommes donc, dit Kahn à la suite de Wittgenstein, « captifs » de deux idées : celle du modèle et celle du système. Une bonne partie du livre est consacrée à l’exploration conceptuelle de ces deux paradigmes. Kahn consacre beaucoup d’énergie à explorer ce qu’il appelle lui-même les « structures normatives » inhérentes aux concepts de projet et de système. Cela lui donne l’occasion de livrer parmi les analyses et les formules les plus remarquables du livre, du moins pour les lectrices et lecteurs qui ont conservé un minimum de tolérance pour cette forme de l’analyse philosophique. Le modèle du projet est celui de la construction volontariste du monde par un sujet conscient de soi : Dieu ou l’homme de la modernité, autonome et actif, créateur de son propre environnement. C’est un modèle volontariste. Le modèle du système est « immanent » : le système fonctionne sans avoir nécessairement été créé, ou du moins sans intérêt particulier pour son ou ses créateurs. Il est animé par des lois intelligibles. C’est un modèle rationnel. L’opposition entre raison et volonté s’est donc déplacée de la théologie médiévale où elle a prospéré dans le domaine des constructions sociales et en particulier du droit. Ce que Saint Thomas d’Aquin ou Duns Scot se demandaient à propos de Dieu, les modernes vont se le demander à propos du législateur étatique : est-il totalement libre et sa volonté est-elle sans bornes, ou bien peut-on appréhender son action (la création et le « gouvernement » du monde) selon des lois de raison ? Avec les Lumières, la représentation en termes de projet domine, car il s’agit d’imposer l’idée d’un homme et d’un corps social capables de créer leur propre environnement par des actes de volonté. C’est ce qui explique la popularité des théories du contrat social à partir du dix-septième siècle, puis celle de l’idée de constitution au siècle suivant. Lorsque s’impose, entre la fin du dix-huitième siècle et la période couverte par le livre, l’idée d’une « science sociale », celle-ci voit au contraire le droit comme « un ordre […] qui ne résulte de l’intention de personne » (p. xii). La Constitution américaine de 1787, grand modèle de Constitution écrite, est animée, dit Kahn, par le modèle du projet. Elle est au fondement de notre désir politique d’autonomie, et en particulier de l’idée de « self-government » : la liberté comme aptitude à se gouverner soi-même. La common law, c’est-à-dire le droit coutumier et jurisprudentiel d’origine anglaise, est compréhensible sur le registre du système. La pensée du système, dit Kahn, est intrinsèquement organique : l’organisme est mû par un principe d’ordre immanent qui détermine l’existence et le rôle de ses parties constitutives. Kahn aurait pu citer ici la définition que donne Kant de l’organisme : un système dans lequel « chaque membre existe pour tous les autres et tous pour [lui] ». Pour Kant, l’organisme est un système dans lequel le tout est le résultat de l’agencement des parties ; et en retour les parties dépendent du tout pour leur fonctionnement et leur existence. Prétendre du droit qu’il prend la forme d’un corps organisé, selon une définition aussi précise et exigeante, revient à mettre, si on nous pardonne l’expression, « la barre assez haut » : la vision ordinaire du droit, souvent partagée par les juristes eux-mêmes, est plutôt celle d’un ensemble désordonné, fruit d’un bricolage et dépourvu de cohérence. C’est le droit comme « science sans lois » dont parle le poète anglais Tennyson :

The lawless science of our law,

That codeless myriad of precedent,

That wilderness of single instances.

Il ne va donc pas de soi que les grandes conceptualisations juridiques se prêtent aisément aux représentations dominantes de la science, et en particulier à l’idée de système. La science sociale peut bien envisager la société comme un dispositif systématique, animé par des lois générales et éventuellement quantifiables. C’est le règne de la statistique qui commence avec l’appel du théoricien anglais Jeremy Bentham à accumuler « plus de données » (« we need more data »). Face à cette vision déterministe des choses, la vision en termes de projet revendique la possibilité de l’action libre, ce qui au niveau collectif peut impliquer les idées de réforme ou de révolution.

Le modèle ainsi proposé par le livre est très largement convaincant. Cela ne signifie pas qu’on puisse suivre l’auteur dans toutes les conséquences qu’il en tire. Par exemple, s’il faut admettre que « la révolution est […] la logique du projet conduite à son point politique ultime », il semble alors difficile de ranger comme le fait Kahn les marxistes, sans complément d’information ou plaidoirie supplémentaire, du côté du paradigme du système. Le fait est que le marxisme, de par le matérialisme historique à prétention scientifique qui le caractérise, prétend identifier des lois scientifiques de l’histoire et expliquer par-là le caractère inévitable de la révolution sociale.

Les contradictions créatives du droit américain

Paul Kahn fait de l’histoire du droit. Il en fait au moyen du dispositif complexe précédemment décrit : une histoire des idées au sens le plus large, d’inspiration conceptuelle, mais tournée en même temps vers des constructions sociales « positives », c’est-à-dire gouvernant la vie réelle des hommes à travers des institutions sociales légitimes ou prétendant l’être. Paul Kahn fait avant tout l’histoire du droit américain. Mais il faut noter que son cadre conceptuel serait applicable de manière féconde à d’autres terrains. Ainsi, la problématique du projet et du système s’appliquerait très efficacement aux théories européennes de l’État. En Allemagne et en France, ont émergé à la même période que celle couverte par Origins of Order des « Théories Générales de l’État » qui relevaient purement et simplement du paradigme kahnien du « système ». Mais elles s’inséraient dans le cadre d’un constitutionnalisme écrit, spécialement en France, qui était lui intelligible dans le cadre du paradigme du « projet ». Reste que le cadre américain est suffisamment fécond pour que le livre puisse s’y consacrer entièrement, peut-être parce qu’il est au carrefour de la perspective « systémique » anglaise (la common law) et de la perspective constitutionnaliste continentale. « Le droit américain moderne, écrit Kahn […] contient en lui un élément persistant de projet » (p. 77). Le livre contient des développements fascinants sur la nature de la constitution américaine. Commencée sous la forme d’un « projet » de « textualisation de la politique » (p. 82), l’aventure constitutionnelle américaine a toutefois été exposée à la grave crise que constitue la Guerre de Sécession. Celle-ci a fait plus que vaciller le « projet » collectif américain en faisant apparaître ses profondes ambiguïtés morales. L’ouvrage décrit ensuite comment la thématique du système a remplacé celle du projet dans « l’imagination publique de la politique » et comment cela impliquait nécessairement que soit « cassée l’identification de la Constitution avec [un] texte écrit » (p. 191). Se trouve ainsi esquissée l’importance croissante prise par le contrôle de constitutionnalité des lois et par l’organe qui l’assure, la Cour suprême. On voit aussi derrière la formule qu’on vient de citer se dessiner le triomphe d’une vision du droit dans laquelle il n’y a plus de différence entre la Constitution et l’interprétation qu’en donne le juge constitutionnel. Cette vision s’imposera aux États-Unis avec l’arrêt Cooper v. Aaron de la Cour suprême en 1958, et en France avec la doctrine contemporaine du « bloc de constitutionnalité ».

Les juristes, après avoir été pendant des siècles des hommes de l’ordre naturel, de la « raison artificielle » (c’est-à-dire d’un savoir inductif portant sur un droit d’origine coutumière et jurisprudentiel), donc dans la typologie kahnienne des hommes du « système » et non du « projet », ont en quelque sorte changé de camp, au moins en partie et dans un premier temps. Avec le développement des sciences sociales et en particulier de la pensée utilitariste, une partie des juristes sont devenus des « social ingeneers » qui se pensèrent comme les opérateurs d’un projet de réforme sociale de grande ampleur. Bentham lui-même ne s’était-il pas présenté, très tôt dans sa carrière, comme un projector, un homme de projets ? La dernière partie du livre contient une impressionnante galerie de portraits allant de Blackstone, l’éminent juriste anglais du dix-huitième siècle à Oliver W. Holmes, le grand juge de la Cour suprême (1809-1894). Là encore, on pourrait marquer quelques divergences avec le tableau présenté par Kahn. Par exemple, à ma connaissance, Blackstone ne met guère l’accent, contrairement à l’intuition courante, sur les décisions jurisprudentielles comme sources du droit (cf. Kahn, p. 173). Il cite très peu de décisions de justice dans ses Commentaries of the Laws of England. Par contre, il cite une quantité importante de lois, et son histoire schématique du développement du droit anglais prend la forme d’une succession de grands rois législateurs et de grandes lois parlementaires. Mais ce ne sont là que des détails et le tableau d’ensemble proposé par Kahn inspire l’admiration. Origins of Order est une belle illustration de l’importance de l’histoire des idées juridiques pour la pensée sociale et politique en général.

Républicanisme et rationalité

The people and reason are two forms of expression of the general nature of the legal project.

Si le titre n’avait pas déjà été utilisé fameusement par Eric Voegelin, le livre de Paul Kahn, ou du moins une partie significative de celui-ci, pourrait s’appeler « la Nouvelle Science du Politique ». Le titre en question pourrait ainsi renvoyer à deux choses. D’une part, il viserait la prétention des hommes des Lumières, exprimée par cette formule qui se trouve dans les Lettres du Fédéraliste, de fonder à nouveaux frais la politique avec le statut de science. Et, au passage, de faire de cette science le socle d’un nouveau dispositif institutionnel gravitant autour de la Constitution écrite.

Mais il y a d’autre part dans l’ouvrage les linéaments d’une nouvelle science du politique tournée cette fois vers l’avenir. On trouve dans le livre de Paul Kahn une méditation sur ce qu’on pourrait appeler les voies et moyens d’un républicanisme raisonnable. Le livre est traversé de part en part par une réflexion sur l’autogouvernement républicain par le droit, ce projet au terme duquel « le peuple s’impose le droit à lui-même » (p. 101). La combinaison des idées de projet et de système est montrée dans son déploiement historique et donc dans un réseau de contradictions, voire d’échecs, mais aussi de réalisations sociales positives ayant effectivement gouverné la vie des hommes – par exemple les grandes lois sociales ou les jurisprudences décisives de la Cour suprême des États-Unis dont il est question à la fin du livre. Le livre transcende donc l’opposition entre le pessimisme usuel des conservateurs sur les possibilités de l’auto-gouvernement humain, le scepticisme des libertariens qui pensent que l’État est un obstacle (ou un prix trop élevé à payer) pour la liberté là où le marché suffit à coordonner les activités, et les positions hyperautonomistes (si on nous pardonne ce terme assez peu élégant) et hypersubjectivistes de la gauche intellectuelle qui ne supporte pas l’idée que quoi que ce soit puisse venir entraver le gouvernement des hommes par eux-mêmes. Kahn ne livre pas les clés d’un tel réinvestissement. Ce n’est pas le « projet » de son livre. Mais en analysant finement le passé – notre passé – il indique la possibilité même de penser la politique comme logique de projet, l’histoire comme intervention signifiante des communautés humaines sur elles-mêmes. L’ouvrage se conclut (presque) sur l’affirmation que la Déclaration d’Indépendance américaine de 1776 comportait la promesse de « faire venir à l’existence quelque chose de nouveau qui était la création des citoyens eux-mêmes » et à ce titre « non pas la restauration de quelque chose de perdu » mais « la réalisation d’une nouvelle possibilité ». Si cet horizon n’est pas fermé pour notre temps, on peut répondre à la question que pose la conclusion d’Origins of Order, à savoir « le dix-neuvième siècle est-il terminé ? ». On peut répondre qu’il ne l’est pas.

Denis Baranger

Denis Baranger est Professeur de droit public à l’Université Panthéon-Assas (Paris 2).