Liberté et méthode
Traduit de l’anglais par Aurélien de Travy
En tant que professeur de « law and humanities », mes préoccupations méthodologiques se distinguent assez nettement de celles qui animent les chercheurs tournés vers les sciences sociales. Néanmoins, les questions de méthode ont été pour moi un sujet de réflexion au moins depuis que j’ai écrit The Cultural Study of Law il y a près de vingt ans. J’y ai proposé, et j’ai depuis poursuivi, une approche du droit qui s’inscrit résolument dans la tradition de la recherche philosophique, littéraire et historique des humanités. Cette tradition, non seulement en droit mais aussi dans l'enseignement supérieur, est aujourd'hui menacée pour des raisons qui ne sont pas sans rapport avec des questions de méthode – ou peut-être plus précisément avec une mauvaise appréhension des limites de la méthode. Dans cet article, je me propose d’expliquer et de défendre l’absence de méthode caractéristique des humanités. Cela ne signifie pas que la réflexion y procède de façon désordonnée, mais plutôt qu’il n’y a pas de moyen d’isoler les questions de méthode des questions de fond. La position que je vais défendre doit répondre à deux objections : une première objection selon laquelle, en l’absence de méthode, la recherche ne deviendrait rien d’autre que l’expression de valeurs personnelles ; et une seconde objection d’après laquelle, sans méthode, l’enseignement ne serait pas possible. Je répondrais à ces deux objections en plaidant pour une interprétation considérée comme une pratique éthique.
I. Position du problème
Le spécialiste des humanités aborde le droit comme il aborde tout autre objet d’étude : c’est-à-dire comme une affaire d’interprétation. Les questions de méthode sont problématiques pour les humanités dans la mesure où l’interprétation est un acte libre et créatif. La création ne peut pas être soumise à des règles, et sans règles, il ne peut y avoir de méthode. Les humanités doivent pourtant être enseignées. La pédagogie exige de la méthode, quand bien même le sujet en serait dépourvu. Platon exprime l’idée d’une méthode de ce qui en est dépourvu dans la République. Il y décrit la méthode d’un long apprentissage destiné aux futurs gouvernants. À la toute fin de cette formation se trouve cependant un moment d’introspection qui se situe au-delà des mots. Ce qu’il est le plus précieux de savoir ne répond à aucune méthode. Platon appelle cette vérité transcendante « l’idée du Bien ». Il est suggéré que l’enquête, ainsi recommandée, est une pratique éthique : l’interprétation met en jeu une idée du Bien, ou, comme on tend à le dire, les valeurs d’une communauté.
Le problème de l’épuisement de la méthode est un sujet connu également de la réflexion religieuse. Le rituel répond à une méthode, mais la foi dans son principe en est dépourvue. Nous pourrions parler similairement de l’amour : la charité peut suivre une méthode, mais l’amour tient dans cette ouverture à une exigence infinie, qui se situe toujours au-delà de toute méthode. Cette idée est familière aux arts créatifs : la technique peut être enseignée, mais la création du beau exige une liberté dépassant la technique. On peut aller plus loin : la science ordinaire repose sur une méthode, mais il n’y a pas de méthode rendant compte des changements de paradigme. Qu’en est-il alors de la politique ? La politique ordinaire peut suivre une méthode, mais une révolution ne répond à aucune méthode.
Ces exemples nous donnent une idée précise des limites des questions de méthode. L’idée même de méthode suggère la routine et la normalisation. Au-delà de la méthode se trouve l’idée d’un sujet libre qui nous apparaît dans les dimensions de la connaissance, de l’art, de la politique, de la religion, et de l’amour. Dans chacun de ces domaines, la méthode atteint ses limites, et pourtant, quelque chose de plus est à l’œuvre. Des présentations contemporaines ont tendance à parler de norme et d’exception. Ils soulignent que l’exception est un moment de décision : c’est à nous de décider de la révolution, de la foi, de la beauté, de l’amour, ou du bien. La décision, comme le disait Carl Schmitt « d’un point de vue normatif […] émane d’un néant ». De telles émanations se trouvent par-delà toute méthode.
Ce quelque chose de plus, cette décision, cette exception, sont autant de moyens d’insister sur la liberté du sujet. On ne peut rendre compte de notre expérience par aucune forme de déterminisme, que ce soit en termes de causes ou d’effet ou en termes de preuve formelle. C’est pour cette raison que Kant entreprit d’écrire sa Troisième Critique. La Première avait pour objet la mise en ordre par l’entendement de toute expérience comme l’effet d’une cause : il n'y a pas de phénomène qui ne puisse être expliqué comme un effet résultant des conditions l’ayant précédé. La Seconde Critique portait sur la capacité de la raison à déterminer la volonté par la seule forme du droit – l’impératif catégorique. La Troisième, au contraire, avait pour thème la liberté de l’imagination, qui est au cœur de l’activité d’interprétation et des prétentions au jugement. Le droit est, lui aussi, une pratique de la liberté reposant sur l’interprétation et le jugement.
Une opinion répandue du droit veut qu’il s’agisse de cette partie de la politique qui a été ramenée à des règles. Et s’il y a des règles, on peut concevoir qu’il y ait une méthode. Mais entre la règle de droit et son application, il doit y avoir une décision. La règle doit être interprétée en tenant compte des circonstances du cas d’espèce. Le droit est pour l’essentiel un exercice consistant à persuader et à être persuadé de l’interprétation correcte d’une règle. L’argumentation juridique procède par analogie et distinction. Lorsque nous sommes persuadés par une analogie, nous ne nous contentons pas de suivre une règle ou un élément de preuve. Nous faisons plutôt intervenir notre imagination. Toute interprétation, et pas seulement l’analogie, relève d’une persuasion sans démonstration. La conclusion résulte de la décision ; nous ne savons ce qu’est le droit qu’après avoir décidé, c’est-à-dire après avoir été persuadés. C’est sur cela que repose la possibilité d’envisager le droit en tant que pratique de la liberté.
Le chercheur en humanités procède également à des analogies ou à des distinctions afin de persuader. La manière dont nous procédons pour persuader et les voies par lesquelles nous sommes persuadés sont toutes une question d’ethos, c’est-à-dire de caractère. Il n’existe pas d’interprétation « neutre », car il n’y a pas d’interprétation sans décision. L’interprétation n’est jamais un acte innocent. Les juges, pour la plupart d’entre eux, se refusent à reconnaître cette proposition. La responsabilité du chercheur n’est pas d’utiliser cette remarque pour critiquer les juges, mais d’appréhender de manière satisfaisante les implications de la décision prise comme point de rencontre entre l’être et le bien.
La conviction qu’il existe une relation entre l’interprétation et le caractère est au fondement de l’éducation libérale. C’était exactement la finalité de la pédagogie socratique, et c’est la raison pour laquelle les dialogues vont et viennent si librement entre un questionnement descriptif et normatif. Ce modèle pédagogique n’est nullement anachronique. Nous ne pourrons justifier les pratiques d’une éducation qu’aussi longtemps que nous comprendrons la pensée comme un exercice de responsabilité éthique. Nous voulons que nos étudiants portent des jugements et qu’ils aient du jugement ; nous souhaitons que ces deux idées du jugement coïncident dans une vie consacrée à la réflexion critique sur soi-même. La méconnaissance de ce lien entre interprétation et caractère joue un rôle déterminant dans l’agression dont sont aujourd’hui victimes les universités. Qui plus est, ce même échec compromet la possibilité de répondre aux critiques qui ne voient aucun avantage réel à investir dans l’éducation libérale.
II. Contre la méthode
La dimension politique de l’interprétation est manifeste non seulement dans les récents assauts dirigés contre l’éducation libérale, mais aussi dans la critique récurrente du caractère interprétatif du droit constitutionnel américain. L’absence d’une méthode qui lui soit propre amène les critiques à considérer que l’interprétation n’est qu’un prétexte pour imposer les valeurs personnelles des juges et des universitaires. Le critique ne perçoit que deux possibilités : soit il existe une méthode garantissant une objectivité, soit le jugement est subjectif, et obéit à des valeurs personnelles. Selon ce raisonnement, une autorité s’exerçant sans méthode doit être encadrée par des institutions robustes, politiquement responsables, ainsi que par des procédures neutres.
Ce qui est sans méthode peut-il prétendre à une forme d’objectivité permettant de distinguer un bon jugement d’un mauvais ? J’aborde cette question en deux temps. J’explique d’abord ce que j’entends par le fait qu’il ne puisse pas y avoir de méthode d’interprétation, dans la mesure ou l’interprétation est un acte libre. Je fais ensuite appel à un exemple pour explorer ce qui rend une interprétation plus ou moins réussie.
III. L’œuvre de l’imagination
Commençons par un puzzle socratique. Nous pouvons enseigner un savoir-faire artisanal, des connaissances abstraites et des faits. Dans chacun de ces cas, nous ne nous limitons pas à transmettre un ensemble de propositions à mémoriser. Nous enseignons plutôt une méthode. Un artisan sait comment employer ses talents pour satisfaire toute une série de demandes, de la même manière qu’un géomètre peut identifier l’ensemble des formes possibles, et qu’un scientifique est à même d’étudier toutes sortes de phénomènes. Un artisan n’est pas maître de son art s’il ne peut réaliser qu’un seul pot ; un géomètre est en échec s’il ne connaît que les propriétés d’une seule forme ; un scientifique échoue s’il ne peut reproduire qu’une unique expérience.
Bien qu’il reconnaisse le lien entre discipline et méthode, Socrate est déconcerté par l’affirmation de l’oracle selon laquelle c’est lui, Socrate, qui est le plus sage des hommes. Il n’est pourtant maître d’aucune discipline – à l’exception peut-être de la taille de pierre, qui ne semble guère être une forme de sagesse. Ce qu’il sait est quelque chose à son sujet : il s’agit de sa propre ignorance. Il sait qu’il ne sait pas et il se comporte envers les autres sur la base de cette connaissance. Ce détail est important : connaître son ignorance n’est pas la même chose qu’être ignorant. L’ignorance socratique n’est pas une lacune qu’il faudrait combler ; il s’agit bien plutôt d’une pratique.
La manière socratique d’entamer le dialogue reflète l’action d’un sujet libre. Chaque dialogue commence avec certaines convictions et se conclut dans cette situation indéterminée et inédite indiquant la capacité du sujet libre à transcender ses convictions et ses pratiques. Socrate ne sait pas à l’avance où la conversation pourra mener. La conversation se poursuit jusqu’à ce qu’elle soit interrompue par les nécessités de la vie ordinaire. On trouve une de ces nécessités ordinaires dans le jugement d’un tribunal, condamnant Socrate à mort. Nous apprenons de ces conversations non pas en découvrant une proposition générale qui les unit, mais en les considérant comme des exemples. Suivre l’exemple de Socrate, c’est donc laisser le dialogue nous conduire où qu’il puisse nous mener. Cela demande de faire preuve d’une capacité à s’impliquer, pas à faire preuve de méthode. Le fait que nous puissions nous engager dans une telle démarche de réflexion dont l’issue n’est pas connue d’avance exprime notre capacité à transcender les convictions et pratiques particulières que nous pouvons avoir à un moment donné.
En présentant l’origine de cette démarche intellectuelle dans les occupations ordinaires des Athéniens, Platon souligne que cette liberté n’est pas exceptionnelle. C’est même le contraire : la démarche socratique banalise ce moment de liberté clairement visible dans l’exception. En nous attachant trop à l’exception, nous dénaturons notre liberté, qui n’a rien d’exceptionnel. La liberté est réalisée partout où nous pensons par nous-même. Cela commence par la détermination à se confronter librement les uns avec les autres. Comme une discussion sans entraves nécessite de faire preuve d’investissement, penser constitue un engagement éthique. Une personne refusant de s’engager dans une conversation apparaît récalcitrante, têtue, fermée d’esprit ou tout simplement empreinte de préjugés. Une personne qui n’est pas honnête dans ses réponses peut en effet faire preuve de duplicité, elle paraît manipulatrice ou indigne de confiance. En pensant librement, nous prenons conscience de la valeur, mais aussi des vertus, qui font de nous un sujet libre. Ces vertus du caractère sont importantes car un dialogue véritable présente toujours un risque considérable pour les convictions et les attentes que chacun entretient. Ne serait-ce que l’entamer exige une certaine forme de courage. Le caractère conserve une importance dans la poursuite du dialogue, car cet échange, en tant qu’acte libre, demeure imprévisible. À mesure que nos convictions passées disparaissent, nous ne pouvons compter que sur le caractère – le nôtre et celui de nos interlocuteurs. En cela, c’est le caractère qui créé les conditions de l’enquête. Pour cette raison, Platon s’inquiétait du fait que la philosophie ne soit pas une activité à la portée des jeunes gens : sans caractère, la liberté peut se révéler dangereuse.
Le caractère trouve également à se révéler dans les choix réalisés au cours de notre démarche d’interprétation. Nous disons quelque chose de nous-même par les exemples que nous donnons, les analogies que nous faisons, les questions que nous choisissons de poser. Le dialogue nous entraîne, mais pas à la manière dont un guide conduirait un aveugle. Il nous conduit par la persuasion, et celle-ci est fonction de ce à quoi nous attachons ou pouvons être amené à attacher de l'importance.
En guise de méthode, Socrate parle de son « daimôn ». Platon aborde cette idée lorsqu’il évoque les esprits ou les muses qui inspirent la poésie, ce par quoi il entend toute la gamme des œuvres de création. Cette idée nous est familière : il y a de la folie dans la création. C’est pour cette raison qu’un artiste ne peut pas rendre compte de la manière dont il a accompli son œuvre. Il n’a pas suivi de méthode qu’il puisse nous indiquer. Lorsque nous créons librement, nous éprouvons le sentiment de nous élever au-dessus de nous-mêmes. Nous sommes tout à fait à l’aise avec cette idée dans les arts – nous parlons de « génie créatif » – mais cette observation s’étend à toute pratique interprétative.
Arendt est la philosophe moderne qui s’est le plus intéressée au rapport qu’entretiennent liberté, création et pensée. Pour les besoins de sa démonstration, elle introduit une nouvelle terminologie distinguant l’action du travail et de l’œuvre. Le travail est ce que nous réalisons par nature ; l’œuvre tient dans la production. Le recours à une méthode fait de notre capacité à œuvrer « notre seconde nature », car la méthode autorise une répétition sans fin. On peut travailler à l’usine, tout comme à l’université. Lorsque nous confions à nos assistants de recherche le soin de procéder à des régressions sur des données, ils travaillent. Ce personnel peut alors être remplacé par une machine, au même titre qu’on peut substituer un ordinateur à l’assistant de recherche. L’action, en revanche, ne répond pas à une méthode. Elle est sans cesse renouvelée, toujours imprévisible. Sur le plan politique, l’action se traduit par la révolution. Le problème incombant au constitutionnalisme, selon Arendt, est de concevoir des structures au sein desquelles une politique de l’action libre puisse se perpétuer après le moment de la révolution. C’est précisément la difficulté de définir une méthode pour un sujet qui en est dépourvu, et Arendt fait peu de progrès en vue de résolution de ce paradoxe.
Arendt considère que l’agora athénienne a été le berceau aussi bien de la réflexion philosophique que de la citoyenneté démocratique. L’action et la pensée sont deux manières de caractériser l’activité d’un sujet libre, qui se recouvrent en partie. Le bureaucrate moderne, selon elle, n’est en mesure ni de penser, ni d’agir. Une façon de présenter la situation du bureaucrate est de dire qu’il applique une méthode là où il pourrait réaliser la possibilité de la liberté. Lorsque la politique devient une œuvre dénuée de pensée, elle peut conduire à des atrocités.
En dépit de son livre sur le procès Eichmann, Arendt n’était pas vraiment une grande philosophe du droit. Elle se souciait plus de révolution que de droit. Son contemporain, Carl Schmitt, a quant à lui porté son attention sur la nature de la liberté offerte par le droit. Ces recherches l’ont conduit, dans un premier temps, à une théorie de l’exception comme lieu d’une liberté sans ambages de la décision souveraine, qui est au-dessus de toute méthode ; elle ne se déduit d’aucune règle, quand bien même elle vise à garantir un ordre juridique. Ce qui est plus important, bien que moins remarqué, c’est que ce même intérêt pour la relation de la liberté et du droit a amené Schmitt au problème de la décision judiciaire.
Schmitt se range aux côtés des juristes réalistes – et plus tard des membres des Critical Legal Studies – pour considérer qu’une règle juridique ne s’applique pas d’elle-même. Entre la règle de droit et le jugement, il y a inévitablement un fossé que seul un acte libre peut franchir. Il appartient alors au juge de décider ce que signifie le droit. Il ne peut y avoir de méthode par laquelle un juge pourrait déterminer l’application correcte d’une règle dans une affaire controversée. Le fait même de la contestation signifie que quelle qu’en soit l’issue, chacun des résultats s’appuiera sur la règle comme leur fondement. Dans pareille situation, ce n’est pas la règle qui détermine le jugement, mais le jugement qui décide du sens de la règle. Nous ne saurons ce que signifie la règle qu’une fois le jugement rendu. La règle de droit ne supprime pas la liberté du juge ; elle requiert cette liberté pour sa propre réalisation. Le droit n’est pas un projet de réduction de ce surplus dont nous avons parlé, de remise en ordre de ce qui serait désordonné. Croire cela, c’est être captif d’une représentation erronée. Cela revient à penser que, comme de nombreux romans ont été composés, il en reste peu à écrire. Notre liberté se confronte toujours à des frontières ; ces frontières ne réduisent pas pour autant notre liberté.
Un jugement n’est pas la mise en application d’une méthode. C’est pourquoi nous parlons du jugement non seulement comme un acte, mais comme une qualité personnelle : quelqu’un qui a du jugement portera de bons jugements. Quelqu’un qui manque de jugement ne peut pas substituer de méthode à son caractère. Une personne qui fait preuve de peu de jugement – une question de caractère – prendra de mauvaises décisions. On ne saurait lui faire confiance. Il en va de même pour d’autres entreprises interprétatives. Ainsi, un artiste talentueux doit posséder une disposition artistique. Nous ne trouverons probablement pas d’exemples d’œuvres de création tout à la fois isolées et abouties – en droit ou dans les arts – dans la mesure où l’acte de création repose sur le caractère de son auteur. Il en va de même de l’interprétation savante. Nous désirons entendre ce qu’un éminent professeur a à dire, non pas parce que nous pensons qu’il est d’une grande érudition, mais parce que nous sommes intéressés par la façon dont il intervient dans les échanges ininterrompus qui constituent sa discipline.
Ces exemples témoignent de la relation entre le caractère et l’interprétation. L’interprétation exige de porter un jugement ; le jugement demande à son tour de faire preuve de caractère. On devient une personne dotée de jugement ; mais on ne naît pas de la sorte. Il n’y a pas d’enfants prodiges du droit, de la même manière qu’il n’existe pas de grands romans, tableaux, ballets ou films réalisés par des enfants. De manière assez similaire, il y a très peu de travaux d’interprétation, de textes critiques de jeunes gens qui soient dignes d’être lus.
Puisque le jugement ne consiste pas à appliquer une règle, un jugement ne peut se réduire à une interprétation, mais doit lui-même être à son tour interprété. La création et la réception renvoient à un seul et même travail d’interprétation. L’interprétation intervient toujours à l’intérieur d’une certaine forme de dialogue. Cela n’est pas moins vrai en droit que dans les arts. Ce caractère dialogique peut s’observer dans les opinions judiciaires : avant de pouvoir s’appuyer sur un précédent, un juge doit l’avoir interprété. Le jugement n’est pas la conclusion d’un langage privé, mais une intervention dans une démarche publique d’interprétation ininterrompue. C’est la raison pour laquelle aucun jugement n’est jamais définitif ; aucune opinion ne peut prétendre au dernier mot. Un système juridique supprimant la possibilité de tout revirement jurisprudentiel ne constituerait plus une expression de notre autonomie (« self-government »).
Dans la mesure où une œuvre de l’esprit ne résulte pas de l’application d’une méthode, elle échappe aux destinées de son créateur. Je peux m’engager dans l’écriture d’un roman, mais je ne sais pas quel roman j’écrirais avant de l’avoir moi-même terminé. Je ne peux pas même être certain de produire quoique ce soit. Il en va de même pour un tableau : une image ne se présente pas d’abord à mon esprit, que je cherche ensuite à exécuter. Je peux commencer avec une certaine idée avant de me retrouver à produire quelque chose de tout à fait différent. Je ne manquerai pas d’être surpris. En l’absence de méthode, un artiste ne peut pas expliquer comment il a conçu une œuvre d’art, ni même être assuré de pouvoir la reproduire. Les exposés de sa méthode ne peuvent pas être plus instructifs que les exhortations banales à « œuvrer avec soin » ou à « être attentif ». Du point de vue de sa causalité, l’œuvre d’art surgit pour ainsi dire de nulle part. Cela est vrai de toutes les formes de créativité. Nous ne pouvons lire la biographie de Newton et espérer comprendre à partir de là quelles furent les origines des Principia Mathematica. Nous ne pouvons pas non plus attendre de la lecture de la biographie de Lincoln qu’elle nous permette de comprendre comment ce dernier a pu écrire l’adresse de Gettysburg. Un juge qui est tout à fait prévisible est un mauvais juge, car il ne nous donne aucune preuve qu’il soit capable de penser. On peut dire la même chose de la recherche dans les humanités. Si nous nous consacrons librement et avec dévouement à notre œuvre, nous ne pouvons faire état de son origine.
L’artiste maîtrise naturellement certaines règles matérielles de fabrication pertinentes pour son activité de création, telles que la façon de mélanger les peintures, de manipuler la perspective, ou d’œuvrer à partir d’une esquisse. Un juge connaît également les textes sur lesquels il peut s’appuyer et les types d’arguments que son audience jugera persuasifs. À défaut de ces formes de connaissance, un juge ne saurait trop quoi dire. Mais l’enseignement de ces règles ne saurait conduire à un jugement, une opinion ou une interprétation savante. Artistes et juges se doivent tous deux d’occuper ce surplus dont nous avons fait état, qui est le domaine de la liberté.
Si une œuvre d’interprétation ne se laisse pas déduire d’une règle, le critique ne peut se contenter de l’évaluer en la rapportant à une règle. Pour juger qu’une œuvre de création est réussie, on ne saurait dire qu’elle réalise, ou s’approche de la réalisation de ce qui est présenté par une règle comme idéal. C’est exactement de cette manière que nous évaluons les processus de production (la catégorie d’œuvre chez Arendt) : ces produits se mesurent plus ou moins bien à un idéal. En matière de création, nous ne nous limitons pas à évaluer, nous interprétons. Nous devons recevoir l’œuvre de la même façon qu’elle a été produite, c’est-à-dire, librement. Nous pouvons en être tout à fait déconcertés, et pourtant persuadés.
La réflexion moderne sur la relation qu’entretiennent jugement et méthode trouve son origine avec la Critique de la faculté de juger de Kant. Kant aborde le jugement comme une capacité de décision esthétique : c’est ce qu’il appelle le « jugement de goût ». Selon lui, il ne peut y avoir de méthode dans le domaine des beaux-arts, car l’œuvre créatrice ne se laisse déduire d’aucune règle. Une telle œuvre n’est pas pour autant arbitraire ; elle n’est pas seulement affaire de goût subjectif. Si c’était le cas, aucun jugement ne pourrait être porté sur la qualité d’une œuvre, que ce soit de la part de l’artiste ou du critique. La création entretient un certain rapport avec les règles, sans pourtant se laisser déduire d’aucune règle. Elle ne relève pas d’une application, mais elle n’est pas pour autant arbitraire.
L’aspect déroutant de l’œuvre d'art pour Kant tient dans son caractère de tout unifié. Elle peut ne voir le jour que par étapes successives. Nous pourrons alors observer l’artiste assembler ses différentes composantes. Nous ne pouvons toutefois appréhender l’œuvre en qualifiant chacune de ces étapes comme autant de parties. L’œuvre se présente toujours comme un tout : les parties n’existent qu’en référence à un tout. Ce tout ne tient pas plus dans la fin que dans le début de ce processus. Le tout et les parties émergent de concert, comme si elles étaient en dialogue. L’exploration de cette relation entre la partie et le tout est précisément ce qu’offre une interprétation. C’est pourquoi toute interprétation est susceptible de remettre en question un monde dans sa totalité.
Kant dit de l’œuvre qu’elle est le produit du « génie ». Il n’entend pas par là une personne de haute intelligence, mais souligne plutôt la racine étymologique du mot dans l’idée d’un esprit qui nous est propre – un daimôn. Le génie est un élément nécessaire à toute présentation de notre monde et de ses œuvres de création libre, et c’est pourquoi Kant considère le génie comme une catégorie de la nature. Le génie témoigne de notre propre étonnement devant notre capacité à créer ce dont nous ne pouvons rendre compte par une explication causale. Quand il crée, l’artiste embrasse l’idée qui prend forme sous ses yeux. Il existe plusieurs manières d’exprimer cette idée : il est guidé par son daimôn, l’esprit se réalise à travers lui ; il est possédé ou bien fou ; il dispose d’une sorte de génie. Chacune de ces descriptions renvoie à une forme de causalité, d’engendrement, qui ne répond à aucune forme de méthode.
Kant ajoute une remarque pédagogique en écho à cette analyse, lorsqu’il affirme que nous ne pouvons prendre connaissance du beau que par voie d’exemples. Il ne s’agit pas alors d’étudier des règles, mais de se tourner vers des exemples de création libre et accomplie. Nous forgeons notre imagination par la fréquentation de ces exemples. Il s’agit alors d’une formation du caractère par l’exposition à la beauté, beauté à laquelle l’artiste répond ensuite librement. La formation d’un critique suit la même voie : il apprend en se confrontant à des exemples. Son expertise, sur laquelle repose le jugement de goût, réside dans la capacité d'interpréter une œuvre en l’inscrivant dans une palette d’exemples. Mais si, au contraire, le critique applique une théorie et évalue la création artistique à l’aune de celle-ci, il n’est déjà plus en conversation avec l’artiste. Il n’est alors plus du tout dans une conversation ; son œuvre a quitté le domaine de l’interprétation.
Nous apprenons des exemples. Cette idée est familière aux juristes, pour qui l’argumentation procède souvent par analogie. La règle de droit la plus élémentaire consiste à traiter de la même manière les cas semblables. Il s’agit toutefois là moins d’une règle à appliquer, que d’une conclusion à laquelle nous parvenons une fois que nous avons été persuadés de considérer telle affaire d’une manière plutôt que d’une autre. Nous ne disposons d’aucune règle pour distinguer ce qui est semblable de ce qui est différent. Il nous faut raisonner au cas par cas. Nous commençons par un exemple sur lequel nous nous accordons tous et essayons par la suite de nous persuader mutuellement de ce qui peut s’en rapprocher. À mesure que nous progressons dans notre argumentation, nous offrons des interprétations de ces similitudes et de ces différences.
Il n’existe pas de règles gouvernant la production d’analogies. Et pourtant, comme lorsqu’il s’agit de juger une œuvre d’art, certaines analogies valent mieux que d’autres. Cela pose un problème identique à celui rencontré par Kant au sujet du goût en art. Comment pouvons-nous avoir bon ou mauvais goût, s’il n’existe aucune règle permettant de déterminer cette question ? Dès lors qu’il y a une règle, le jugement devient une affaire de mesure. La beauté parfaite n’existe pourtant pas, pas plus qu’il n’existe d’illustration parfaite du concept d’égalité ou de dignité. Existe-t-il un équivalent du goût dans le domaine de la science du droit ? Certains avocats, juges ou universitaires possèdent-ils ce que l’on pourrait nommer le « goût du droit » ?
IV. Un exemple
En l’absence de règles, je ne peux démontrer l’excellence de mon interprétation qu’au travers d’un exemple. Cet exemple doit démontrer comment la recherche dans les humanités peut résister aux prétentions méthodologiques mais être néanmoins capable de réussir ou échouer. Le succès de cette entreprise n’est pas une question de préférences personnelles. Je ne cherche pas à convaincre le lecteur de me ressembler. Ce que je cherche, c’est à le convaincre de participer à l’exploration d’un monde que nous avons en commun. Avoir réussi, c’est être pris au sérieux, c’est être à la fois jugé digne d’intérêt et digne de retenir son attention. Si je me montre persuasif, vous ne serez plus le même après avoir lu cet essai. Je ne veux pas dire que vous ne serez plus « la même personne » pour vos amis ou votre famille. L’interprétation juridique n’est pas une thérapie. Ce changement portera sur votre horizon de compréhension. Si je vous convaincs, vous jetterez un regard différent sur les questions de signification juridique – même si cela n’a lieu qu’à la marge.
Je prendrai l’exemple d’un de mes récents articles sur un sujet présentant un certain intérêt pour cette collection d’essais : la relation entre le droit national et le droit international. Mon souci principal était de comprendre comment la Cour Suprême américaine durant ses premières années – la Cour du Chief Justice Marshall – a fait usage du droit des gens.
Un juriste dogmaticien aborderait cette question en cherchant à inscrire la pratique américaine dans un ensemble de catégories générales : à ses débuts, la Cour était-elle moniste ou dualiste ? Les traités étaient-ils d’effet direct ? Traités et droit coutumier étaient-ils considérés différemment ? Son ambition serait de faire émerger les règles formelles alors appliquées – explicitement ou implicitement – par la Cour afin de répondre à chacune de ces questions. Une chercheuse en sciences sociales pourrait traiter ce problème en rassemblant dans un premier temps toutes les décisions faisant référence au droit des gens. Ces cas seraient ensuite encodés afin de produire des données qui pourraient être quantifiées et manipulées. Une chercheuse en sciences sociales pourrait vouloir révéler la manière dont ces données évoluent dans le temps ou leur distribution dans l’espace. Elle se soucierait de savoir si ces données permettent d’établir des rapports de causalité, ou seulement des corrélations. C’est pourquoi elle formulerait d’abord une hypothèse causale avant de la confronter aux données.
Dans les humanités, le chercheur ne présume ni de l’application de certains cadres théoriques formels ni de la concurrence de certains intérêts. Ce qui compte à ses yeux, c’est la façon dont une opinion judiciaire offre un point d’accès à un monde de significations. Le monde du droit du début du xixe siècle était une formation de l’imagination qui rendait possible aux juristes de percevoir similitudes et différences, histoire et progrès, possibilités et réalités. Ce monde imaginé ne dictait aucun résultat particulier ; il fournissait plutôt des ressources argumentatives par ses multiples réseaux de signification. L’effort interprétatif du chercheur consiste à nous faire prendre conscience de l’existence de ces réseaux.
L’introduction de mon essai ébauche un agenda de recherche qui est conceptuel, historique et culturel. Le but de ma réflexion est d’apprendre quelque chose de l’imaginaire social à l’œuvre dans la pensée et la pratique juridique américaine post-révolutionnaire. En tant qu’entreprise interprétative, cette réflexion procède en explorant les relations réciproques entretenues par les parties et le tout. Si je parviens à mes fins, ma lectrice ne sera pas une destinataire passive de l’information, mais une véritable participante à un dialogue. Elle lira activement l’essai, ce par quoi je veux dire qu’elle prendra celui-ci comme une invitation pour penser par elle-même. Elle contestera mes affirmations et verra d’autres directions qui auraient pu être prises. Cette lectrice ne pourra me prouver que j’ai tort en rapportant des données ou des preuves. Seule une autre interprétation peut remplacer une interprétation. Elle peut faire valoir sa propre interprétation, auquel cas elle pourrait me persuader de voir les choses différemment.
Voici, donc, ce par quoi je commence :
Avant d’être un accomplissement politique, l’Amérique fût une réalisation technique. Elle fût aussi une réalisation sociale et économique. Chacune de ces caractérisations renvoie à un axe de recherche différent : nous désirons savoir comment les personnes concernées y sont parvenues, ce qu’elles en ont pensé et comment elles se sont organisées. Le point commun de tous ces axes de recherche est de comprendre l’Amérique comme un projet. Elle le fut dès le départ, et continue de l’être. Écoutez le second discours d’inauguration d’Obama, qui répète avec éloquence la phrase « Notre voyage n’est pas terminé aussi longtemps que… ». Il décrit un projet collectif de réalisation de soi-même visant à faire « de ces mots, ces droits, ces valeurs – de la vie, de la liberté, et de la poursuite du bonheur – une réalité pour chaque Américain.
L’idée de l’Amérique comme projet a gagné une place spéciale dans l’histoire de la modernité. L’Amérique se doit d’être le résultat de la délibération et du choix, un exercice de théorie politique appliquée. Les révolutionnaires ne voulaient pas seulement ameuter la foule. Ils voulaient écrire des livres. La République des lettres et la république politique constitue des communautés qui se recoupent. Notre révolution produisit les Lettres du Fédéraliste – une œuvre théorique considérable, publiée dans des journaux dans le cadre d’une campagne de persuasion démocratique. L’ambition théorique des fondateurs demeure déconcertante. La bibliothèque de Jefferson a constitué le cœur de notre bibliothèque nationale ; Adams et Madison étudièrent, de la même manière, la théorie politique classique avant de s’essayer à la rédaction d’une constitution moderne ; Hamilton s’est quant à lui penché sur la théorie économique.
La modernité de la Fondation est frappante, étant donné que l’Amérique prend en fait naissance avec des exilés religieux. Si un projet consiste dans une pratique informée par une théorie, ces exilés ne sont aucunement engagés dans un projet. Les Puritains traversèrent l’océan à des fins de préservation, pas d’invention. Leurs textes de références n’étaient pas des œuvres de la science moderne – naturelle ou politique – mais l’Ancien et le Nouveau Testament. L’Amérique a toujours offert l’asile à des exilés religieux ne désirant rien savoir de la modernité scientifique. Cela aussi nous caractérise encore, produisant certaines de nos divisions politiques les plus profondes – ainsi que des synthèses curieuses dans notre religion civile.
Vers la fin du xviiie siècle, le centre de gravité politique s’était déplacé de manière décisive de la foi vers la science. Ceci est d'autant plus remarquable que le second grand réveil souffle sur le pays de 1790 à 1820. Aucun des fondateurs n’est pourtant ancré dans une communauté de croyants. Aucun n'est pasteur de formation. Nombre d’entre eux sont juristes. C’est d’ailleurs ce qui les rend particulièrement intéressants pour nous. Le projet américain est intimement lié au droit. Nous devons en conséquence nous demander comment ils ont compris, imaginé et employé ce droit – tant le droit national que le droit des gens. Ils désiraient inventer le premier, mais accéder au second. Ce double mouvement reflète la structure de la souveraineté : le gouvernement de soi-même au sein d’une communauté de nations.
Mon introduction débute par un concept ordinaire : le projet. Penser en termes de projet est une manière tout à fait familière d’organiser nos activités. Dès le second paragraphe toutefois, je cherche à surprendre le lecteur en suggérant la portée extraordinaire de ce concept ordinaire. Il ne s’agit pas simplement du fait que nous ayons des projets. Nous sommes nous-mêmes, individuellement et collectivement, un projet. Si nous pouvons nous constituer nous-mêmes en projet, alors nous sommes toujours situés à la fois à l’intérieur et au-delà du projet. Il demeure toujours quelque chose qui en déborde. Nous sommes, pour cette raison, un projet dont le terme n’est jamais atteint. Ce mouvement rapide de l’idée ordinaire d’un projet à la portée extraordinaire du concept devrait légèrement déstabiliser le lecteur. Voilà déjà matière à réflexion : cet essai n’est-il pas un projet ? D’où est-il écrit, et où situe-t-il le lecteur ?
Je ne fais pas seulement usage du terme de « projet » pour introduire une nouvelle manière de percevoir la fondation américaine, mais aussi pour suggérer une nouvelle manière de penser. Pouvoir penser la fondation ne demande pas simplement de rapporter des évènements ou d’écrire des biographies. Cela demande d’explorer comment une communauté occupe un monde de significations par l’opération d’un imaginaire social. Un certain type d’interprétation devrait commencer à se dessiner, qui prenne pour objet les habitudes de pensées, les façons de voir ainsi que les formes de discours. Que pensaient-ils alors réaliser ? Ils pensaient mener à bien un projet.
Le projet sera ma pierre de touche dans mon exploration de cette période de la pensée et de l’action juridique américaine. Il s’agit d’une construction de l’imagination, et dans ces paragraphes d’ouverture, je suggère qu’une telle construction procède par réplication. Le projet est l’ADN social d’une époque, ce que nous appellerions aujourd’hui un « mème ». L’imagination met en ordre l’expérience à partir d’un modèle : l’idée que la politique puisse être un projet a engendré révolutions et constitutions. Bien sûr, elle a également conduit à la conception moderne de l’autonomie personnelle comme à l’idée d’une responsabilité dans la construction de sa propre vie. Il est bien connu que Ben Franklin a fait de sa vie un projet. Le personnel et le politique, le privé et le public, se rejoignent dans l’idée de projet.
À mon sens, ce tournant de l’imagination envers le projet n’est pas un simple accident de l’histoire américaine – ce qu’il pourrait être, en raison, par exemple, de ses origines coloniales. Ce tournant est au contraire essentiel à la modernité elle-même. Réfléchir en termes de projet est une des conséquences que les Lumières ont eues sur la pensée. L’Amérique est le projet de la modernité car la modernité est l’ère qui est caractérisée par le projet. Cet espace supplémentaire de liberté humaine n’est pas regardé comme un espace de pêché, mais plutôt comme une source inépuisable de redéfinition de soi-même. Ce faisant, la charge morale du projet s’en trouve complètement modifiée. Le péché d’orgueil est déplacé par la vertu consistant à faire preuve de responsabilité envers soi-même et sa communauté. Le projet nous fournit donc un moyen d’unifier les recherches relatives aux sciences (y compris la nouvelle science de la politique), à la politique, l’éducation, la morale et au droit. Il nous offre en effet une manière de mettre en relation des travaux relevant de chacun de ces domaines. Il introduit aussi dans notre réflexion l’idée que la pensée elle-même possède une histoire. L’interprétation lie l’architecture de la pensée à sa généalogie.
Si mon essai parvient à son objectif, dès la seconde page, le lecteur devrait questionner vigoureusement mes affirmations. Il devrait se demander si le projet possède vraiment une telle importance, et s’il n’existe pas d’autres modalités de mise en ordre de l’expérience. J’encourage ce questionnement en suggérant d’autres perspectives par ma juxtaposition du sacré et du profane. Le projet a succédé aux idées de révélation sacrée et d’obligation rituelle. Parler ici de succession ne signifie pas qu’un déplacement complet ait eu lieu. Ces idées perdurent, de la même manière que l’idée de projet n’était pas absente avant la modernité. L’humanité, après tout, faisait elle-même partie du projet de création divin. Le glissement du site du projet du sacré vers le profane est un terrain fertile d’interprétation, que j’encourage mes lecteurs à poursuivre.
La lecture de ces deux pages devrait faire émerger un programme interprétatif d’envergure – ouvrant de nombreuses possibilités d’exploration des formations fondamentales et évolutives de notre imaginaire social telles qu’elles produisent et sont produites par le droit. On peut ainsi se demander ce qu’il advient du projet une fois la révolution devenue une possibilité inconcevable, une fois la constitution passée d’une chose à construire à une chose à maintenir. Présenter l’Amérique comme un projet révolutionnaire conservateur a-t-il un sens ?
Cet agenda de recherche exige beaucoup de son auteur. Pour être en mesure de présenter un argument convaincant, il faut pouvoir s'appuyer sur une grande diversité de connaissances. Le bagage de connaissances relatif au contexte est loin de se limiter au droit, aux tribunaux et aux opinions judiciaires. Dans l’essai que j’ai pris en exemple, j’ai fait porter mon effort d’interprétation sur des mouvements plus généraux au sein des empires, des conflits religieux, de la philosophie et des révolutions. Pour décider de prendre cette direction, je dois être informé des schismes religieux, des pratiques éducatives de l'élite et des controverses qui ont marqué les débuts de la politique américaine, en touchant au droit des gens. Cet essai examinera entres autres la controverse de l’impression avec la Grande-Bretagne, la controverse sur l’esclavage et la traite des esclaves, ainsi que la politique de déplacement des Indiens. M’était-il possible de savoir à l’avance que ce seraient autour de ces controverses que je composerai le cœur de mon travail ? Non. Il a fallu que je m’aperçoive, en écrivant, que des crises politiques par ailleurs dissemblables offraient des points d’accès à l’imaginaire politique qui se corroboraient mutuellement. Le tout n’émerge qu’avec les parties, et vice versa.
Mon essai suppose une certaine familiarité de travail avec les matériaux historiques, mais son orientation n’est pas pour autant passéiste. Il introduit l’idée tout à fait contemporaine que les constructions de l’imagination puissent avoir une généalogie. Comment puis-je savoir que cette idée sera utile dans l’interprétation des textes juridiques ? J’ai tendance à penser que cette voie pourrait se révéler fructueuse, mais ne suis-je pas pour autant en train d’imposer une structure étrangère à ces matériaux ? Tout ce que je puisse faire, c’est essayer d’exposer mon argument et me demander s’il est convaincant. Je ne bénéficie d’aucune position privilégiée pour décider de cette question.
L’ouverture de mon essai introduit aussi l’idée d’une architecture de la pensée. Je suis à la recherche de la structure narrative maîtresse d’une époque. Pour ce faire, je pars de l’idée du projet, car il me semble que c’est là une source féconde pour explorer la structure de l’imagination moderne. L’essai devra honorer cette promesse. Nous pouvons considérer le projet comme une ressource naturelle pour mettre en ordre l’expérience pratique, mais il ne s’agit pas pour autant d’un modèle évident pour imaginer le droit et la politique. Il est, par ailleurs, possible de se représenter le droit comme émergeant de temps immémoriaux. Nous serions alors sceptiques quant à la possibilité de reformer le droit sur la base d'une expertise théorique. Les modèles du droit naturel ou d’ordonnancement divin représentent également des alternatives au projet. Si nous considérons le droit comme étant révélé dans un texte sacré, nous serons aussi inclinés à penser que les aspirations à un projet juridique séculier ne sont pas non seulement erronées, mais aussi hérétiques.
J’introduis cette idée de projet non pas comme quelque chose relevant de l’évidence, mais plutôt comme une idée elle-même problématique. Comment se fait-il que des communautés elles-mêmes si profondément imprégnées de convictions et pratiques religieuses aient trouvé un chemin vers l’imaginaire du projet ? En m’interrogeant de la sorte je suggère que les paradigmes n’assoient pas leur domination sans qu’ils soient contestés. Si j’introduis cette tension entre l’idéal des Lumières et une démarche éclairée par la théologie, cela ne vient pas de mon souci de déterminer lequel des deux l’a finalement emporté, mais de mon intérêt pour la manière dont leur concurrence a été imaginée et conduite. Cela se révélera déterminant pour l’émergence d’une religion civile dans la politique américaine, qui conditionne encore l'attitude des Américains à l'égard du droit des gens.
La question du rapport de la foi à la raison est un vieux thème de recherche. Le lecteur de cet essai qui serait familier des travaux modernes sur l’interprétation et la culture aura remarqué que dans ces deux premières pages, je me réfère à Max Weber, tout en déployant un appareil scientifique contemporain. Mon essai sera simultanément une discussion imaginaire avec le Chief Justice Marshall et une conversation avec des savants contemporains. C’est à Clifford Geertz que l’on doit l’idée suivant laquelle l’interprétation suppose de se placer dans des réseaux de signification. Cet essai sera un exercice de ce qu’il a baptisé « description dense ». J’infléchis cette idée de description dense à la lumière des travaux associés à Charles Taylor et Michel Foucault. Avec Taylor, je parle d’imaginaire social et je comprends la tâche de l’interprétation comme celle d’explorer la manière dont un grand récit ou un paradigme archétypal organise nos pratiques et convictions. Avec Foucault, je suggère que l’imagination a une histoire. Je ne me propose pas de donner une interprétation des œuvres de chacun de ces chercheurs. Ce qui m’intéresse est seulement d’interpréter les premières années de la pensée juridique américaine. Si quelqu’un devait interpréter mon œuvre, il pourrait à son tour vouloir le replacer dans son propre moment historique.
Ces quelques pages préliminaires renvoient à une enquête qui s’inscrit elle-même dans le cadre d’un questionnement plus vaste sur la nature et les origines de la modernité. C’est là que réside une grande part de l’intérêt de l’essai. Il promet non seulement de nous aider à comprendre l’image que les premiers juristes américains avaient d’eux-mêmes, mais aussi l’image que nous continuons d’avoir de nous-mêmes. Nous vivons encore dans un monde profondément influencé par les représentations imaginaires qui prenaient alors forme. La rhétorique du président Obama recourt à des cadences que la transformation d’un mouvement d’exil religieux en un projet juridique séculier a rendues possible. En ce sens, un essai sur les opinions judiciaires du début du xixe siècle promet de dire quelque chose sur notre monde de l’après 11 septembre, dans lequel les idées de souveraineté, de droit et d’identité nationale ont toutes fait l’objet d’une attention renouvelée.
Comme l’imagination ne procède pas par division catégorique, mais par des réseaux entremêlés de signification, une interprétation doit de la même manière pouvoir s’avancer dans de multiples directions. Tâchez à nouveau de vous figurer une conversation. Quel que soit son point de départ, elle est susceptible de s’étendre indéfiniment. Une bonne interprétation s’engage « assez loin » sans être pour autant submergée par un nombre infini de possibilités. Elle est allée assez loin quand elle est parvenue à convaincre son public. Cette persuasion ne se matérialise pas dans la confrontation de cette interprétation aux faits. L’interprétation offre une cartographie de ce qui, autrement, demeure inexploré. Au lecteur d’avoir confiance dans cette carte. S’il n’a pas d’abord confiance en moi, il ne s’y fiera pas.
En conséquence, une partie de la tâche de persuasion qui m’incombe implique de me montrer digne de confiance. Cette qualité ne m’est pas conférée par un procédé extérieur à l’interprétation, mais interne à celle-ci. Je n’ai pas d’autres accès aux lecteurs. On ne me fera pas confiance si je dissimule des difficultés, si je dénature mon objet, si je mets en avant un agenda qui m’est propre, ou si je semble animé par des considérations impropres à ma recherche. Il est possible que je parte d’une intuition quant à la direction à suivre, mais je dois consciemment garder à l’esprit la possibilité que je puisse me tromper. Il est en effet peu probable que je ne fasse pas erreur à de multiples reprises. Je pensais initialement, par exemple, que le droit des gens était une manière de conduire les relations avec les autres nations. J’ai découvert qu’il constituait également une manière de négocier les contradictions morales internes à la nation.
Je laisse apparaître mon caractère – et ma capacité à me rendre digne de confiance – dans ma manière de présenter mon argument. Cela suppose d’abord une exigence d’honnêteté, mais passe aussi par une disponibilité affichée envers mes lecteurs. Je ne pourrais convaincre que pour autant que je me présente moi-même comme étant ouvert à la persuasion. Je me dois d’écrire de manière à inviter des arguments contredisant ma proposition, plutôt que de chercher à parer à la critique. Il me faut, en d’autres termes, respecter mes lecteurs comme autant de participants à un dialogue ininterrompu. Aucune interprétation ne peut jamais prétendre être autre chose qu’une halte temporaire. On peut enseigner des faits par des leçons, mais une interprétation n’est enseignée avec succès que pour autant qu’elle est adoptée par un acte de réappropriation libre. Respecter la liberté des lecteurs suppose de créer les conditions dans lesquelles ces derniers pourraient réussir à me persuader de changer d’avis. Comme exercice de notre liberté, l’interprétation est une activité que nous réalisons ensemble.
Au-delà de la démonstration de mon intégrité, je dois aussi faire preuve d’une certaine sensibilité envers ceux dont les convictions et les pratiques constituent mon objet d’étude. Je dois leur porter une véritable attention ; je ne dois pas les manipuler à mes propres fins. Mon interprétation ne pourra se révéler convaincante que dans la mesure où le lecteur peut l’imaginer persuasive aux yeux ceux dont les convictions et actions sont en cause. Nous ne sommes, bien entendu, pas tous des interlocuteurs fiables, et chacun peut avoir de nombreuses raisons de se présenter sous un faux jour, mais cela ne saurait être vrai de la plupart des gens la plupart du temps. Les sujets de mon interprétation exigent donc moralement de moi que je rende compte de leur monde. Si je ne parviens pas à me mettre à leur place, y compris en cas de désaccord avec leurs convictions et leurs pratiques, mon interprétation sera mise en doute. Cette exigence d’empathie dans l’imagination donne l’apparence d’une certaine ambiguïté morale dans l’interprétation. Si je me donne, par exemple, pour tâche d’interpréter la pratique juridique d’une société extrêmement inégalitaire, je ne pourrais être un interprète sérieux si ma démarche est guidée par ma condamnation morale de leurs pratiques, y compris celle de l’esclavage.
Il y a par conséquent une triple exigence éthique pesant sur l’interprète. Premièrement, l’interprète doit se montrer honnête, c’est-à-dire transparent dans son traitement des matériaux. Deuxièmement, il se doit de respecter ses lecteurs, en demeurant ouvert à la persuasion. Troisièmement, il doit faire preuve de la plus grande sensibilité à l’égard des personnes et des pratiques qui font l’objet de son interprétation. Une interprétation est meilleure – objectivement meilleure – si elle répond à ces exigences éthiques d’honnêteté, de respect et de sensibilité. À l’inverse, une interprétation qui nous apparaît malhonnête, irrespectueuse ou dépourvue de sensibilité ne réussira à convaincre personne. Ces trois exigences éthiques sont violées par toute tentative de l’interprète de privilégier ses propres opinions personnelles et ses valeurs politiques. On ne saurait persuader en s’engageant dans cette direction.
V. La méthode de ce qui est dépourvu de méthode : la pédagogie
Si l’interprétation est inévitablement une affaire d’ethos, alors il en va de même pour la pédagogie. Dans l’enseignement, il n’y a aucune manière d’échapper à une introspection éthique. Enseigner revient à créer une communauté d’un certain type. Une telle communauté cherche à substituer à une hiérarchie naturelle des engagements réciproques entre participants.
À l’étudiant avancé désireux d’apprendre à interpréter les phénomènes juridiques, je suis enclin à dire « faites quelque chose comme ça », en lui remettant mon essai sur le droit des nations dans les premières années de la pratique judiciaire américaine. S’il persiste en demandant « mais qu’est-ce donc ? », je lui offrirais un autre exemple. L’apprentissage par l’exemple n’est guère étranger aux études juridiques – du moins dans les pays de common law. Les formes antérieures d’enseignement du droit étaient littéralement des sortes d’apprentissage. On peut penser que la « case method » a été un effort pour déplacer une partie de cet apprentissage expérimental directement dans la salle de classe.
Parfois, cette pédagogie par l’exemple est littéralement la seule chose que je sois en mesure d’offrir. Je donne aux étudiants de second cycle mon propre travail et demande d’eux qu’ils produisent quelque chose. Nous confrontons ensuite nos travaux. Il leur est demandé de critiquer et de se confronter à mon travail de la même façon que je réponds au leur. La méthode n’est alors rien d’autre que cet engagement réciproque dans une communauté de discours.
L’enseignement des humanités vise à permettre une réflexion collective, pas à transmettre des connaissances. Il n’y a alors aucune différence entre enseigner et prendre au sérieux son interlocuteur, et finalement entre enseigner et apprendre. Ce type d’enseignement ne peut pas être facilement prodigué dans une salle de conférence ou sur Internet. Il nécessite une communauté de dialogue. Si une chose subsiste de l’idée d’autorité des maîtres, c’est ici qu’elle se trouve. Il ne s’agit pas là de la volonté de faire progresser les perspectives de carrière de ses étudiants, mais de rendre possible à ces derniers de se consacrer à l’exercice périlleux de la pensée.
Toutefois, insister trop tôt sur cette absence de méthode peut se révéler contreproductif d’un point de vue pédagogique. Il doit pouvoir exister une méthode pédagogique y compris pour les disciplines qui sont dépourvues de méthode spécifique. Cette méthode possède un aspect positif et un aspect négatif. Son aspect négatif consiste à libérer l’étudiant de sa prétention à maîtriser la matière. Comme cette ambition est négative, je ne peux parler ici de méthode que dans le sens du respect d’une série de règles élémentaires. Son aspect positif ne répond pas à de telles règles, dans la mesure où l’ambition est ici d’initier une pratique créative – c’est-à-dire, libre – de l’interprétation.
1. La pédagogie comme pratique de désapprentissage
Lorsque les juges se lamentent sur l’état de la doctrine juridique, ils le font en considérant les universitaires comme des auxiliaires de la pratique judiciaire. La doctrine, du point de vue des juges, devrait avoir pour objectif de les aider à statuer sur des affaires. Selon certains juges, ceci reviendrait à explorer les effets de différentes règles juridiques. Pour d’autres, cela consisterait dans l’exploration des implications théoriques des décisions passées. Les premiers sont essentiellement conséquentialistes, les seconds considèrent le droit comme un ordre normatif autonome devant répondre à des normes de robustesse formelle et de cohérence. Une pédagogie des humanités doit briser le carcan qu’ont ces idées sur l’imagination des étudiants.
Les étudiants, naturellement, ne sont pas la hauteur des exigences des juges. Cependant, juges et étudiants partagent tous deux l’opinion naïve qu’il n’y aurait que deux types de connaissance : soit nous recherchons des causes, comme dans les sciences empiriques, soit nous élaborons des rapports formels, conceptuels. Par voie de conséquence, le chercheur n’accomplissant ni l’un ni l’autre manque d’« objectivité ». Son œuvre ne peut être, au mieux, qu’anecdotique, et relève, au pire, d’une simple opinion personnelle.
La pratique de l’interprétation que j’ai décrite ne se propose ni de retracer des causes ni de cartographier des théories juridiques. Elle fait peu de place aux prétentions à la vérité, que celle-ci soit de nature empirique ou formelle. Plus largement, l’interprétation savante n’est pas un moyen de parvenir à une fin quelconque, qu’il s’agisse d’une décision judiciaire ou d’une réforme législative. Dans les humanités, l’interprète ne se demande pas ce que le droit doit être, mais plutôt quels sont les contours du monde de significations dans lequel des prétentions juridiques sont jugées persuasives pour des communautés données.
Dans la mesure où cette recherche de la vérité et une pratique réformatrice du droit se soutiennent mutuellement, l’interprétation, dans les humanités, doit suspendre en même temps son attachement à ces deux éléments. Le fait que nous soyons capables d’une telle suspension du jugement est une découverte de la philosophie : nous pouvons toujours nous constituer en sujet de notre propre interrogation. Nous pouvons de la sorte nous demander comment et pourquoi nous percevons le monde comme nous le faisons, ou pourquoi nous adoptons certaines pratiques plutôt que d’autres. Du point de vue de l’interprétation, le droit est un texte ; il ne s’agit pas d’un instrument tendant vers une fin. Dans les humanités, le chercheur n’a pas d’opinion sur la capacité du droit à nous rendre meilleurs ou sur la réussite d’un tel effort. Il ne se soucie pas de savoir si le droit est ou doit être cohérent. Il ne se préoccupe pas de l’issue d’une affaire particulière. Il s’intéresse plutôt à la variété des ressources de l’imagination mises en jeu dans chaque affaire.
Promouvoir la cause de la réforme du droit par son activité doctrinale n’est ni plus, ni moins vertueux que d’autres formes de pratique du droit. Le souci de la recherche dans les humanités n’est pas de dénigrer la dogmatique juridique traditionnelle, mais de proposer une alternative à la pratique juridique, quelle que soit la forme que cette dernière prenne. D’un point de vue pédagogique, cela signifie qu’une rupture doit être introduite entre l’étude et la pratique du droit. L’étudiant doit être forcé de faire un choix, car sans ce moment délibéré de prise de position, il demeurera constamment confronté à cette question : « Que devrait être le droit ? ». Après tout, il ne cesse pas d’être un citoyen avec ses propres intérêts, valeurs et opinions, simplement parce qu’il s’est lancé dans l’étude du droit. La rupture que l’interprétation exige de sa part est une suspension temporaire du jugement ; il s’agit d’une simple mise en suspens, pas d’un congé définitif. Cela étant, une telle mise en suspens n’est pas non plus facile à opérer.
La confiance que notre étudiant place dans ce modèle naïf associant vérité et réforme est probablement aussi fermement ancré que les convictions d’une personne profondément religieuse. Si nous demandons à un fondamentaliste chrétien pourquoi il accorde une si grande importance au texte de la Bible, quelle réponse pouvons-nous attendre de lui ? Peut-il répondre autre chose que « c’est la parole de Dieu » ? Il nous répond alors par une prétention à la vérité. Il ne présente pas ses convictions comme un produit historiquement contingent de l’imagination ; il ne peut pas nous offrir une généalogie de ses pratiques. Il ne peut pas non plus replacer ses croyances dans une architecture de convictions, qui nous permettrait ensuite de reconstituer les relations entretenues par son attitude envers ce texte et ses dispositions au regard du temps, de l’espace, de la famille, de l’État, des religions concurrentes, des formations professionnelles mais aussi de l’amour, de ses obligations, de ses responsabilités, et du sacrifice. Adopter une démarche interprétative lui demanderait d’envisager la possibilité d’être autre que ce qu’il est. Cela peut être tout à fait inconcevable de la part d’un croyant sincère.
Ce moment négatif de la méthodologie cherche à déloger l’étudiant d’une position similaire à celle du fondamentaliste. Il doit être « bousculé » afin de le placer dans une position qui le pousse à faire retour sur lui-même. La méthode ne peut ici consister que dans quelques règles élémentaires permettant de provoquer l’ébranlement contrôlé des convictions – contrôlé, en raison du danger qu’il y aurait de basculer dans le cynisme ou un relativisme superficiel. Il s’agit là d’un danger qui s’attache à toute entreprise généalogique.
Ma première règle consiste à dire à mes étudiants que je ne me soucie par de leurs opinions, et ne désire pas les entendre. Leurs opinions ne comptent pas plus que leurs intérêts. Tout engagement politique doit être suspendu à leur entrée en classe. La discussion doit être poursuivie où qu’elle aille, même si elle prend des directions politiquement déconcertantes. Un acte d’interprétation libre exige ce que Kant appelle le « désintérêt », que je décrirais comme une disposition à participer sans aucun a priori. Il ne s’agit pas de savoir comment parvenir à une fin prédéterminée, mais de répondre à ce qui a été dit. De cette manière, l’éducation devrait se révéler disruptive, sans pour autant être idéologique.
Ma seconde règle vise à dire aux étudiants qu’il n’y a pas une seule et unique réponse aux questions qu’ils rencontrent, car il ne saurait y avoir de vérité dans le domaine qui nous intéresse. La pratique de l’interprétation ne consiste pas à promouvoir des opinions ou des intérêts personnels pas plus qu’elle n’est une question de découverte d’une vérité préexistante. Peu importe que cette vérité soit située dans des prétentions à l’efficacité ou à la justice. L’interprétation est une question de persuasion. Cette persuasion est une fonction de l’imaginaire social, des convictions et des pratiques en cours, qui ont un sens pour une communauté vivant dans un lieu et une époque donnés. On mesure une interprétation réussie non pas à sa vérité, mais à l’intérêt qu’elle revêt. Elle est enrichissante lorsqu’elle nous surprend, nous permettant alors de penser à neuf le caractère de nos convictions et pratiques.
Ma troisième règle soutient que l’interprétation juridique ne consiste pas à prévoir la façon dont un cas particulier sera décidé. La plus convaincante des interprétations ne suffira pas à persuader tout le monde. Elle ne suffira certainement pas à convaincre un gouvernant qui choisit de ne pas l’écouter. Rien ne se joue dans le résultat donné à un litige, car pour une affaire controversée des arguments juridiques substantiels sont disponibles des deux côtés. L’interprétation porte sur ce que les deux parties ont en commun : des façons de se représenter ordre et sens. Se préoccuper de gagnants et de perdants, c’est retomber dans les préoccupations de la pratique juridique.
La conséquence immédiate de ces trois règles, si elles sont appliquées avec succès, est d’éloigner temporairement les étudiants de leurs certitudes. Ils en sortent désorientés car ils perdent des marqueurs de vérité et d’autorité. Leur ayant dit qu’il n’y a pas de vérité et que les gouvernants n’ont aucune autorité sur eux, ils se retrouvent seuls face à eux-mêmes. Ils ne savent que faire, puisqu’on leur a soutenu que la réforme du droit n’était pas leur objectif. Ils doivent alors proposer une interprétation, à laquelle j’offrirais une réponse.
2. Pédagogie et interprétation
L’absence de méthode peut entraîner une certaine anxiété existentielle. Ne sachant pas comment nous créons, nous ne pouvons jamais être certains de réussir. Les succès passés ne garantissent aucunement les succès futurs. Bien que personne ne puisse jamais se libérer de cette anxiété, le fait d’œuvrer dans les humanités a pour contrepartie d’apporter un sentiment d’émerveillement devant notre propre créativité. Nous nous efforçons d’enseigner à nos étudiants une forme d’humilité devant ce pouvoir de création qui se révèle à travers la personne, mais que cette personne ne possède pas. Nous leur apprenons cela en leur confiant directement une responsabilité créative, avec tous les risques que cela comporte.
L’étude des humanités n’est pas simplement la discipline prenant pour objet l’œuvre créatrice ; elle est elle-même une discipline créatrice. Lorsqu’on me demande d’interpréter un texte, je ne peux pas faire en sorte que l’œuvre parle d’elle-même. Au lieu de cela, je conduis avec cette œuvre une forme de conversation ; je pense avec elle. Comme dans toute conversation authentique, je ne me prononce pas sur la direction qu’elle pourrait prendre et m’expose par conséquent à des risques. Je ne sais pas ce qui pourra en émerger. Je pourrais être surpris ; il se pourrait même que je me surprenne moi-même. En cas de succès, on ressent un véritable émerveillement devant la naissance de quelque chose qui, jusqu'alors, demeurait insoupçonné.
C’est pour cette raison que nous demandons souvent aux étudiants de comparer deux œuvres. Cet exercice exige de l’étudiant qu’il crée quelque chose de nouveau. Disposer ces textes dans un espace commun est un acte de création : l’étudiant doit pouvoir faire entendre sa propre voix. Il ne peut pas vérifier si sa réponse est correcte ; il ne peut pas se contenter de répéter ce que le texte dit. Il n’y a pas de vérité à y découvrir, mais plutôt un monde commun à imaginer. L’étudiant doit faire en sorte que ces œuvres se répondent, mais ne peut y arriver qu’en s’adressant lui-même à elles. À ce moment de son exposé, il fait l’expérience de sa propre liberté. En sa qualité d’agent libre, il a quelque chose à dire. Il n’est pas moins un auteur que les auteurs des œuvres qu’il interprète.
Cet étudiant ne peut pas faire en sorte que ces œuvres se répondent, sans avoir d’abord réfléchi à la manière dont chacune d’entre elles est elle-même une intervention dans une conversation préexistante. Le problème n’est pas simplement que nous ne puissions comprendre Shakespeare qu’en comprenant la politique élisabéthaine, bien que nous ayons certainement beaucoup à apprendre dans cette direction. Il est plutôt que nous ne pouvons pas comprendre Shakespeare sans considérer l’histoire plus générale de l’imagination occidentale. Le pouvoir, les convictions, la famille, l’État et la dignité individuelle, l’égalité et la citoyenneté sont toutes profondément inscrites dans des traditions remontant aux classiques et à la pensée chrétienne. Le droit n’est pas si différent à cet égard. Il repose lui aussi sur des idées relatives au pouvoir, aux convictions, à la famille, à l’État, à la dignité individuelle, à l’égalité et à la citoyenneté, chacun de ces éléments s’inscrivant dans une histoire qui n’est jamais complètement absente.
Chaque formation de l’imagination s’appuie sur un réseau de significations, c’est-à-dire des modèles et pratiques dotés de ressemblances et de dissemblances intuitives. L’observateur débute l’exploration de l’architecture de ce réseau par une sorte de triangulation. En juxtaposant deux œuvres, il est contraint de s’orienter vers une troisième perspective – la sienne. Il s’efforce de percevoir les similitudes et les différences, mais il doit pour ce faire interpréter ce que signifie cette ressemblance ou cette différence. Il doit identifier les motifs qu’il jugera pertinents. En d’autres mots, il doit penser, dans la mesure où il doit envisager un éventail de possibilités, avant de faire entendre sa propre voix.
La liberté exige du détachement au sens négatif que j’ai ébauché dans cette dernière section, mais elle ne se réalise pleinement que par cette expérience de création d’un monde commun – ce que Kant appelait le « libre jeu ». Une fois que nous entreprenons de créer, il n’y a tout simplement pas de limites à ce processus. Chaque texte crée la possibilité d’une conversation dont le terme ne peut jamais être atteint. Cette conversation ne prend jamais fin d’elle-même ; elle s’achève car nous ne sommes plus en mesure de la poursuivre. Nous découvrons alors le poids du corps sur l’âme, ce qui signifie que nous expérimentons, de l’intérieur, une autre forme de l’écart entre notre moi fini et notre moi libre.
Cette expérience mystérieuse de la création libre, qui touche au plus profond de ce que nous sommes, demeure pour beaucoup d’entre nous l’expérience du sacré la plus intense que nous puissions faire. On en faisait autrefois état en se référant à des muses, à l’inspiration ou à la grâce. Lorsque nous contemplons une grande œuvre, nous ne pouvons tout bonnement pas imaginer comment l’artiste a pu la réaliser. Ou plutôt, nous pouvons l’imaginer, mais sommes incapable de l’expliquer. Nous pouvons l’imaginer, parce qu’à notre manière, nous ne cessons de découvrir notre propre liberté. Shakespeare demeure un mystère, mais il en va de même de l’écriture de ce petit essai. Je ne savais pas où il aboutirait lorsque j’ai entamé sa rédaction. J’agis avec la conviction que ce texte apportera quelque chose de nouveau dans le monde. En effet, il permettra de reconstituer le monde, car toute conversation fournit un nouveau point de départ, à partir duquel il devient possible d’appréhender les choses dans leur ensemble. Je ne peux avoir une telle confiance en mes capacités sans placer une confiance similaire dans les autres. Il s’agit là du fondement d’une pratique pédagogique qui tient les étudiants pour des sujets autonomes et libres.
VI. Conclusion : liberté et interprétation
L’interprétation est la méthode épistémique correspondant à une métaphysique de la liberté. L’interprétation juridique insiste sur le fait que le droit est un produit de notre liberté ; il n’est l’effet d’aucune cause, le résultat d’aucune démonstration. On ne respecte un tel exercice de la liberté que dans la mesure où on lui répond librement. On se trompe dès lors qu’on imagine la liberté comme l’œuvre d’un sujet isolé. La liberté est quelque chose que nous réalisons ensemble lorsque nous nous reconnaissons mutuellement comme agents. En démocratie, le droit est un produit de notre liberté, tout en nous protégeant dans cette liberté.
Nous nous savons libre parce que nous échangeons les uns avec les autres. Par ces échanges, nous faisons advenir quelque chose de nouveau dans le monde. Seule une personne est dotée du langage ; seule une personne connaît la liberté. Lorsque nous échangeons les uns avec les autres, nous ne suivons pas un script. Nous en écrivons un. Si nous étions seuls au monde, nous n’aurions aucun moyen de savoir si nous sommes libres ou bien déterminés.
Une pédagogie des humanités constitue une invitation à entrer dans une conversation. Il n’y a rien de plus risqué pour un étudiant. Le risque n’est pas moindre pour un enseignant, puisqu’il s’agit d’une pédagogie sans autorité. Elle peut échouer aussi souvent qu’elle réussit. Peut-être même plus souvent, car la plupart des étudiants ne font pas leur droit pour apprendre à penser par eux-mêmes. Le danger posé par la philosophie est pourtant apparent depuis que les Athéniens se sont retournés contre Socrate. Aujourd’hui ce danger ne tient plus dans une exécution. Il existe cependant toujours un risque qu’une autorité politique demande au philosophe de rendre des comptes. À l’instar de Socrate, nous n’avons pas de standard extérieur à invoquer pour notre défense, car les vertus de notre pratique de l’interprétation ne se traduisent pas dans des projets de réforme du droit. La défense de la philosophie n’est jamais autre chose que la pratique de la philosophie elle-même.
Nous ne pouvons pas rendre l’apprentissage de la pensée critique plus facile, ou moins risquée, qu’elle ne l’est. Tout ce que nous pouvons faire, c’est insister sur le fait que penser est un engagement moral, et que cette dimension éthique de la réflexion est une exigence s’imposant à toute personne libre. Nous ne devrions pas espérer y arriver avec la plupart des étudiants, mais nous devons pourtant agir avec la conviction que tout étudiant est capable de penser par lui-même.
Paul W. Kahn
Paul W. Kahn est le Robert W. Winner Professor of Law and Humanities à l’école de droit de Yale, où il dirige le Orville H. Schell Center for Human Rights. Il a obtenu son doctorat en philosophie de l’Université de Yale, et son Juris Doctor (JD) de l’école de droit de la même université. De 1980 à 1982, il a été clerc de justice pour le juge White à la Cour Suprême des États-Unis. Avant de rejoindre Yale en 1985, il a exercé en tant qu’avocat à Washington D.C., où il a représenté le Nicaragua devant la Cour Internationale de Justice. Il enseigne dans les domaines du droit constitutionnel et de la théorie constitutionnelle, du droit international, des études culturelles et de la philosophie. Il a écrit de nombreux ouvrages consacrés au droit constitutionnel, à la théorie politique ainsi qu’aux études culturelles. Ses dernières publications sont Origins of Order: Project and System in the American Legal Imagination (Yale University Press, 2019), Testimony (Cascade Books, 2021), et Democracy in America 2020 (Yale University Press, à paraître en 2022).