Les remous du « ou bien … ou bien ». La pensée de Carl Schmitt et les débats contemporains en philosophie du droit
Traduit de l’allemand par Marie-Ange Roy,
avec l’amicale collaboration d’Élodie Djordjevic
1. Une pensée des extrêmes
Comprendre le droit d’une époque requiert une langue qui le ramène au concept, en ce que le concept révèle le degré d’élaboration de la pensée. Pour une science spéculative, c’est une évidence, on le sait depuis Hegel. Mais il existe une pensée implacable, catalytique, et même subjuguante, qui semble ne pas connaître de limite. Une pensée qui met en question les concepts et bouscule les contenus sémantiques. La pensée de Carl Schmitt est sans aucun doute de celles‑là. Schmitt a été un brillant diagnosticien de son temps, il a porté sa critique des Lumières [Aufklärung] et de la démocratie à un tel degré de radicalité que ses effets vont bien au-delà de la simple désorganisation du discours libéral. La critique exercée au nom du politique est avant tout une critique de la vie bourgeoise satisfaite d’elle-même, une critique de cette hybris qu’est « l’occasionalisme subjectif ». Carl Schmitt veut dynamiser cette vie, faire accéder l’existence humaine à une souveraineté nouvelle, à un sens nouveau. Le prix à payer est élevé, l’individu et la société perdant par là leur statut de formes d’effectuation de la liberté individuelle. En revanche, Schmitt inscrit l’individu, la société et la culture [Kultur] dans le champ de force des expériences politiques de l’intensité. « L’esprit lutte contre l’esprit et la vie contre la vie, et c’est de la vertu d’un savoir intègre que nait l’ordre des choses humaines. « Ab integro nascitur ordo », telle est la devise. On connaît bien les dynamiques dans lesquelles Schmitt a entraîné son calcul antilibéral. Mais il est également notoire que ce penseur profondément impliqué dans l’idéologie du national-socialisme a fasciné et même influencé des personnes de milieux et de courants intellectuels différents. Qu’il s’agisse de Walter Benjamin, de Jacob Taubes ou de Hannah Arendt, d’Alexandre Kojève, d’Ernst-Wolfgang Böckenförde ou, plus récemment, de Jacques Derrida ou Giorgio Agamben (pour ne citer que quelques noms), on ne cesse d’observer cette force d’attraction d’une inquiétante étrangeté, ces communautés de pensée parfois paradoxales qu’engendrent les polémiques de Carl Schmitt contre le projet de la modernité. Mais si ces communautés de pensée et de discours existent, de quelle pensée, de quelle acception de la modernité s’agit-il, et qu’impliquent ces réceptions de la pensée de Schmitt – qui dépassent le cadre académique, comme le montre l’exemple de Heiner Müller - quant à la manière d’affronter un exorcisme politique « à la Schmitt » ? Cette interrogation revêt une très grande importance du fait que, précisément aujourd'hui, dans des sociétés de plus en plus polarisées, on assiste au retour d’un intense débat et d’une controverse à propos de Carl Schmitt. Je mentionnerai ici seulement Chantal Mouffe et Giorgio Agamben. Pour aborder cette question (et lui apporter aussi, je l’espère, un début de réponse), je partirai d’une étude de Jean‑François Kervégan parue en 2011 en France sous le titre Que faire de Carl Schmitt ? et récemment traduite et publiée en Allemagne. Cet ouvrage n’invite pas seulement à penser Carl Schmitt autrement et à nouveaux frais (deuxième partie). Il permet aussi d’inscrire sa pensée dans les développements novateurs de la philosophie politique et de la philosophie du droit contemporaines (troisième partie).
2. Que faire de Carl Schmitt ?
L’étude de Jean‑François Kervégan se rattache aux multiples débats des dernières années. Mais son auteur emprunte une voie différente de celle défendue par la grande majorité des débatteurs qui, dans leur confrontation avec Schmitt et ce qu’on appelle le schmittisme, plaident soit en faveur d’une conception de la politique fondée sur la morale, soit pour une politique libérée de la morale. Kervégan plaide quant à lui pour soumettre les postulats théoriques fondamentaux de Carl Schmitt et ses interprétations socio-politiques à une critique immanente. Cela signifie dévoiler et développer de manière féconde la tension, inhérente à une théorie de cette nature, « entre le potentiel cognitif et émancipatoire des concepts et leur toujours possible retournement en un outil de domination » ou, pour le dire brièvement, « la tension entre critique et réification ». Pour Kervégan, il s’ensuit qu’on ne peut pas rendre compte de l’ambigüité de la théorie, du traitement des problèmes comme des concepts utilisés, par la seule interaction idéologique entre rationalité, provocation et pensée dénonciatrice. A ses yeux, une telle entreprise requiert une analyse interne différenciée. Carl Schmitt est tout à la fois le penseur de l’ordre et de la crise, des forces et des contradictions occultées des démocraties libérales. Ses jugements lapidaires
ont le mérite de nous inciter à reconsidérer certaines évidences que nous acceptons d’ordinaire sans discussion. Et nous voilà sinon contraints, du moins incités à partir de Carl Schmitt : partir de lui, afin de penser à nouveaux frais des questions que nous considérons trop facilement comme résolues… ou éliminées. Partir de Carl Schmitt, parce que c’est à partir de lui que nous pouvons tenter de formuler certains problèmes dont nous nous contentons usuellement de décliner les solutions […].
Le défi consiste à débusquer, dans les thèses schmittiennes, les éléments émancipateurs et les régressions. En effet, affirme Kervégan, là est la seule voie qui rende possible, mais également compréhensible, que l’on s’inspire de la pensée de Carl Schmitt tout en la récusant sur des questions centrales : pour parler avec Hannah Arendt, que l’on mette à profit ses « ingénieuses théories », sans pour autant apporter de l’eau à son moulin. Il s’agit donc de déconstruire cette théorie en retournant contre l’approche théorique même son potentiel émancipateur, et d’éprouver la mesure dans laquelle un usage critique des concepts schmittiens peut imprimer de nouveaux élans à la philosophie politique et à la philosophie du droit contemporaines.
Nous examinerons d’abord le cadre interprétatif de Jean-François Kervégan, pour situer ensuite dans l’horizon théorique contemporain les problématiques qui en découlent. La démarche adoptée par Kervégan est extrêmement intéressante. Il détecte dans la pensée de Carl Schmitt cinq objets essentiels – la théologie, la normativité, la légitimité, la politique, le monde –, qui sont autant de champs de dialogue sous tension. Cela signifie que, de la sémantique de l’État et de la Constitution jusqu’à l’omniprésente distinction de l’ami et de l’ennemi en passant par la stratégie décisionniste, la force analytique de la pensée doit précisément résulter d’une logique discursive qui ne se borne pas à confronter les positions et les arguments de manière statique, mais qui doit bien plutôt s’engendrer à partir de la dialectique qui traverse l’ensemble des concepts.
La théologie, à laquelle Kervégan accorde une valeur éminente, se présente comme paradigmatique du caractère intempestif, subversif et à bien des égards provocateur de cette théorie juridique et constitutionnelle. Les jalons théoriques de celle-ci y sont déjà posés. La thèse de Carl Schmitt si souvent citée selon laquelle tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l’État sont des concepts théologiques sécularisés est fréquemment considérée comme l’expression d’un conservatisme programmatique, d’une posture contre-révolutionnaire. C’est toutefois sous-estimer sa dynamique. Schmitt ne veut aucunement instituer la théologie comme scientia prima de la modernité, bien au contraire : « Silete theologi in munere alieno », lit-on à titre programmatique dans Le Nomos de la terre. Les raisons du recours à la théologie sont plus profondes, de nature à la fois méthodique et épistémique. Kervégan souligne avec raison qu’il s’agit là d’une double stratégie sophistiquée. Schmitt veut manifestement instaurer une nouvelle forme de la pensée et en même temps imposer une pensée polémique ainsi que la critique du droit positif qui lui correspond.
Si la théologie, le rapport théologique au monde, prend une telle importance, c’est parce que Schmitt vise précisément à montrer, à partir d’elle, la manière dont la pensée politique de chaque époque se constitue à partir de concepts, de pratiques et de visions du monde changeants (Foucault parlerait de dispositifs). Dans le récit de Schmitt, cela concerne surtout la transformation des représentations chrétiennes de l’ordre, qui commence avec la sécularisation. La naissance de l’État, processus de sécularisation, ainsi que le formulera plus tard le constitutionnaliste Ernst-Wolfgang Böckenförde, définit le cadre historico-conceptuel dans lequel il convient de décrypter les codes normatifs de la modernité. À cet égard, il est indubitable, pour Carl Schmitt, que l’État et la pensée de l’État tels qu’ils procèdent de la Paix de Westphalie [1648] ont intégré des éléments issus de la culture théologique et d’une organisation ecclésiale hautement professionnalisée. La généalogie et l’autolégitimation de l’État – sous la figure du « mortal god » hobbésien – sont seulement l’occasion de souligner une homologie sémantique et épistémique, « l’identité de structure entre les concepts de l’argumentation et de la connaissance juridiques et théologiques », tels que le concept de souveraineté, le monopole de la domination et de la décision, la législation, etc.. Cette identité de structure et les potentialités qu’elle recèle sont les éléments qui déterminent de manière décisive le projet schmittien d’un droit légitime au-delà du libéralisme.
Schmitt veut nous convaincre – et, en cela, les lignes d’argumentation de Théologie politique et de La Notion de politique se rejoignent – de ce que nous avons affaire à une histoire de la réflexion et de la conscience dans laquelle la question du droit soulève de manière inéluctable la question du politique. Car, lit-on dans Théologie politique, « l’image métaphysique qu’un âge se fait du monde a la même structure que ce qui lui paraît l’évidence même en matière d’organisation politique ». Cette position a suscité une controverse qui se poursuit jusqu’à l’époque actuelle. Schmitt lui-même la défend tout à la fois contre la critique théologique (Eric Peterson), philosophique (Hans Blumenberg, Karl Löwith) et juridique (Carl Israel Reich). Jean-François Kervégan montre toutefois qu’affirmer une latence structurelle du politique ne relève pas seulement d’une dynamique singulière, mais constitue une attaque en règle contre la fondation du droit [Rechtsbegründung] ou l’idéologie juridique traditionnelles.
Plus précisément : pour Carl Schmitt, l’affirmation d’une latence structurelle du politique a essentiellement pour but de s’opposer à la doctrine libérale dominante concernant l’individu et la société, le droit et l’État. La matrice théorique est celle d’une succession de phases, un modèle selon lequel ce qui caractérise la formation des ordres des Temps modernes et de la Modernité est une tension majeure entre les formes de production de cohérence générale – que Schmitt appelle « secteurs décisifs » [Zentralgebiete] - et les effets de neutralisation correspondants. Ces formes de production de cohérence générale ont été et sont encore, outre le théologico‑religieux, la métaphysique classique, précritique pourrait-on dire avec Kant, la morale humanitaire et le paradigme économique. Dans ces secteurs décisifs s’actualise en permanence un contenu politique qui, selon Schmitt, se manifeste sous la forme de regroupements ami/ennemi que chaque époque fait émerger de manière déterminée. L’importance de ces secteurs a pu varier, la théologie en tant que principe de cohérence a été neutralisée, une nouvelle métaphysique, puis la morale humanitaire sont apparues à sa place. Cependant, jusqu’au cœur du processus de formation des nations au xixe siècle, le cadre qui garantit l’établissement et l’effectuation du politique, c’est l’État. Mais Carl Schmitt concentre avant tout son attention sur la transformation radicale qui, il en est convaincu, s’opère au cours de la modernité et conduit nécessairement à considérer que « le processus de neutralisation des divers domaines de la vie culturelle touche à sa fin ». L’omniprésence de la technique, la technicisation de sociétés entières fait clairement apparaître, selon lui, que la frontière tracée jusque-là entre domaine politique et domaines neutres ne fonctionne plus, que la dynamique de (dé-)politisation et de neutralisation s’est épuisée. « La technique n’est plus un terrain neutre au sens de ce processus de neutralisation, et toute politique forte se servira d’elle. » Mais il est également clair pour Carl Schmitt qu’il faut abandonner ou codifier autrement la sémantique traditionnelle de l’État et de la Constitution. Il s’agit désormais d’« État total », de la triade « État, mouvement, peuple », de la « reconstruction à neuf du droit constitutionnel et administratif », etc.
Il a été souligné maintes fois que l’on a ici affaire à une totalisation du politique, qui est une dissolution des structures étatiques. Ce n’est cependant pas ce prisme qui paraît en soi intéressant à Kervégan, et moins encore la question de savoir si la tendance au totalitarisme est inhérente à la pensée de Carl Schmitt ou si l’on devrait plutôt parler d’un excès d’idéologie. Pour lui, l’essentiel est ailleurs : le trait saillant de Schmitt, c’est qu’il part d’une redéfinition de l’espace public [Öffentlichkeit], d’une déterritorialisation du politique pour présenter ce qui est en quelque sorte le principe universel des ordres modernes : le décisionnisme. Ce qui suscite l’intérêt, ce n’est pas l’axe (théorique) du décisionnisme, quel que soit le sens qu’on donne à ce concept, mais la repolitisation fonctionnelle du terrain neutre par un régime de décision intégré à l’ensemble de la société. Pour Carl Schmitt, résume Kervégan, « l’argument principal – décisif à ses yeux – […] procède de la problématique juridico-politique élaborée entre 1922 et 1927 et de la conception décisionniste selon laquelle le politique n’a pas de substance propre, de lieu spécifique ».
Poussons plus loin la formulation. Schmitt retourne avec la plus grande vigueur contre le libéralisme même son programme politique classique tel qu’il s’était constitué après les révolutions bourgeoises de 1776 et 1789. La technique et le progrès technique ne sont aucunement la simple expression d’une nouvelle culture de la liberté individuelle – ici, l’influence exercée par Helmuth Plessner est indéniable. Le sujet individuel, qui tire vanité de son point de vue (moral), devient, pour ainsi dire par la technique, objet d’un pouvoir et d’idéologies qui évacuent le sujet [subjektgelöst]. « Les inventions techniques d’aujourd’hui sont l’instrument d’une énorme domination des masses ; la radio suppose le monopole de la radiodiffusion, le cinéma la censure cinématographique. » Mais, est-il dit tout aussi clairement : « Le choix entre la liberté et l’asservissement n’est pas donné par la technique en tant que telle. Celle-ci peut être révolutionnaire ou réactionnaire, elle peut servir la liberté ou l’oppression, la centralisation ou la décentralisation ». La décision réside bien plutôt dans le pouvoir irrésistible de la technicité – telle est la volte quasi marxiste de Schmitt. En d’autres termes :
[O]n ne saurait admettre que la technique, ce produit de l’intelligence et de la discipline de l’homme, et en particulier la technique moderne soit présentée tout naturellement comme une chose morte et sans âme, et que la religion de la technicité soit confondue avec la technique elle-même. L’esprit techniciste […] n’en est pas moins esprit, peut-être mauvais et diabolique […]. Cet esprit est peut-être effrayant, mais il n’est pas en lui-même un phénomène technique ou mécanique.
On est ici proche de la biopolitique de Michel Foucault, comme l’a noté très tôt Giorgio Agamben.
Avec cette contre-révolution du politique, on aborde la seconde face de la double stratégie évoquée plus haut, la déconstruction du droit civil-bourgeois [bürgerliches Recht] et des droits. Carl Schmitt renverse une nouvelle fois la table. En proclamant la fin du paradigme fondamental du libéralisme, il affirme dans le même temps que l’encadrement du politique par les principes de l’État de droit, le primat des droits subjectifs communément admis depuis Locke au moins, ne sont plus d’actualité. Le politique détermine le fondement et la portée de la forme juridique. Ce point, à dire vrai, ne mériterait pas analyse spécifique puisque nous savons jusqu’où le conseiller d’État prussien Carl Schmitt pousse sa contre-révolution : jusqu’à l’État total dans lequel, est-il dit dès 1927, « tout, à tout le moins en tant que possibilité, est politique ». En adoptant une posture de Grand Inquisiteur, on peut faire passer pour légitime défense de l’État n’importe quel acte terroriste, même le plus perfide, tel que l’exécution de la direction des SA sans procédure légale [rechtsstaatlich] et sa légitimation après coup par une loi. Au fond, la formule « Le Führer protège le droit » manifeste seulement la conséquence radicale d’un décisionnisme instrumentalisé poussé à l’extrême. Que cette déconstruction, cette politisation du droit et des droits mérite d’être discutée, c’est ce que montre la poussée théorique d’un argument qui revient précisément en force dans les débats contemporains en philosophie du droit : l’attention portée aux conditions sociales — c’est-à-dire relevant du monde vécu — du droit et aux possibilités d’une conception critique du droit qui en découlent. Nous reviendrons sur ce débat.
On peut suivre Jean-François Kervégan et retourner contre Carl Schmitt son propre programme théorique sans perdre les potentialités que celui-ci recèle. Nous l’avons déjà souligné, l’objectif de Schmitt est de lier la perspective théorique d’ordre méthodique et épistémique à celle de l’analyse des concepts. En d’autres termes, il en va du rapport intrinsèque entre forme de pensée et forme juridique. Et c’est dans le concept de théologie politique que Schmitt trouve les impulsions décisives. Adopter un point de vue théologique pour élaborer un programme théorique moderne signifie mener une réflexion critique sur les présupposés de sa propre science. Voici ce qu’écrit à ce sujet Jean-François Kervégan :
Ce ne peut donc être en théologien, mais plutôt à la manière d’un théologien que le « dernier représentant conscient du Jus publicum europaeum » prétend agir. Or, qu’est-ce qui caractérise la posture du théologien ? Deux choses. Tout d’abord, il se réfère à un dogme ou à un corps de dogmes dont la vérité est supposée révélée dans l’acte de foi (que celui-ci soit personnel ou institutionnalisé). En second lieu, le théologien applique à ce dogme les ressources de la raison, cette raison « à laquelle tous sont obligés de donner leur adhésion » […]. Comme le théologien, le juriste savant apporte à ce qui est objet de foi – dans son cas, le droit – l’éclairage de la raison naturelle, une raison dont les raisons parlent à chacun, qu’il soit croyant ou mécréant.
La pensée théologico-juridique est une pensée holistique. Une pensée holistique de cette nature, précisément parce qu’elle pense en réseaux et relations, est nécessairement antipositiviste. Il faut donc concevoir les sphères du politique et du droit, de la domination et de l’autonomie, de la société et de l’individu comme les éléments structurels d’une sémantique de l’ordre [Ordnungssemantik] qui doit sans cesse être interrogée. À ce titre, elles sont l’expression de la conditio humana. Quand Schmitt écrit que le 30 janvier 1933, jour de la « prise du pouvoir » par Hitler, « on peut dire que “Hegel est mort” », il ne fait pas seulement preuve d’un opportunisme sans pareil engendré par l’obsession du pouvoir. Il rabaisse aussi le niveau théorique qu’il a lui-même fixé. L’ordre du politique se transforme ainsi en gouvernement de la violence pure, l’État total en exécuteur d’une idéologie contemptrice de l’être humain. Mais pour peu que l’on prenne Schmitt au mot, l’argumentation devrait être tout autre. Le droit devrait être conçu comme le projet commun et générateur de sens d’une société libre, un projet qui mettrait en lumière aussi bien l’histoire du pouvoir que la dialectique de l’autonomie et de l’autorité sous la forme de l’ubiquité de la loi. Schmitt connaît parfaitement cette problématique. Il l’a étudiée en détail, notamment dans Légalité et légitimité. Au centre, il y a la toute-puissance du « législateur motorisé », qui détermine largement l’idée que les juristes se font d’eux-mêmes et donc de la science juridique et de la pratique du droit. « Destin du juriste et de l’état de juriste sur le continent : depuis la Révolution française (1789-1848) le droit se scinde en légalité et légitimité ; il prend fin lorsque le juriste se noie dans la simple légalité, positivisme pur. »
Selon l’analyse de Kervégan, c’est précisément ce juridisme positiviste que Schmitt critique dès l’époque de Weimar, notamment dans la version du normativisme juridique théorisée par Hans Kelsen. En outre, Schmitt reste fidèle à son cadre théorico-conceptuel. Il ne fonde pas sa critique sur le traditionnel schéma discursif et évaluatif qui veut que le point de vue du positivisme juridique soit jugé à l’aune d’un point de vue jusnaturaliste et de critères de justice (in)variables dans le temps. C’est tout à fait consciemment qu’il parle de légitimité et de légalité , se situant ainsi dans le sillage de Max Weber sans toutefois reprendre à son compte – et c’est là l’important – l’identité structurelle entre légitimité et légalité visée par cet auteur. La légitimité au sens schmittien est un point de vue théorique qui doit résulter de l’orientation épistémique et méthodique de la pensée théologique. C’est un point de vue qui s’attache d’abord à prendre en considération la domination légale du droit. On reconnaît alors le rapport intrinsèque déjà évoqué que Schmitt veut établir entre forme de pensée et forme juridique. Le rapport entre légitimité et légalité souligne ainsi une opposition que Jean-François Kervégan reformule en termes schmittiens :
La tâche qui incombe au jurisconsulte conscient de son « état » et de l’histoire […] est précisément de rendre ses droits à la légitimité, au lieu de se faire, comme le positiviste, le simple porte-parole du « législateur motorisé ». Et c’est dans la mesure où il assume pleinement cette tâche qu’il est véritablement un « théologien du droit ». […] Autrement dit […] la pensée (la théologie) du droit est aujourd’hui une pensée de la légitimité.
Le concept de légitimité schmittien permet de penser le politique au-delà du droit (positif). Le codage de la théologie politique tel que nous l’avons ici esquissé, le rapport entre le théologique, le politique et le juridique, est souvent compris différemment. En effet, on inscrit fréquemment les racines et la fonction de la théologie politique dans l’horizon de sens des représentations catholiques de la foi ou d’une vision religieuse du monde. Selon la position de chacun à l’égard du personnage de Schmitt et de ses visées théoriques, la théologie politique est alors gratifiée d’un degré plus ou moins élevé d’autonomie scientifique. Il ne s’agit nullement de contester qu’on puisse interpréter la pensée de Carl Schmitt selon telle ou telle direction. Mais, comme cela a déjà été plusieurs fois souligné, les considérations présentes n’ont pas vocation à faire de ce que Helmut Plessner appelle l’horizon d’inquiétante étrangeté [Unheimlickeitshorizont] de cette pensée un critère pour diagnostiquer la société contemporaine. Il faudrait plutôt parler, avec Friedrich Balke, d’un décentrement de la pensée schmittienne qui aide à situer le projet particulier de la théologie politique dans le contexte d’une histoire générale de la pensée et d’une théorie générale du politique. On se donne alors les moyens de critiquer le projet de Schmitt, de l’attaquer moralement, de le retourner contre son auteur ou de le défendre. Cependant, la volonté de penser une configuration valable du politique demeure, comme demeure l’exigence de reconnaître qu’il est possible de mettre en mouvement des projets théoriques tels que celui de Carl Schmitt et peut-être même de les faire entrer dans un mouvement dialectique. Au fond, la pensée de Schmitt renvoie au besoin de cohérence de toute société, à un savoir des médiations et des pratiques qui seuls rendent possible ou pérennisent une institution symbolique du monde.
La place éminente occupée par la théologie en tant que forme de pensée du politique ne diminue en rien l’importance des autres objets évoqués plus haut. Mais leurs renvois mutuels ainsi que le réseau conceptuel auquel ils se réfèrent sont manifestes. Normativité, légitimité, politique et monde sont autant de points de vue autonomes sur l’ensemble du champ de l’agir et du jugement humains, sur l’ordre du droit. Dans le même temps – du moins pour Carl Schmitt –, c’est d’abord du politique qu’ils tiennent leur pouvoir de configuration [Gestaltungsmacht] et leur signification sociale. Les tensions déjà apparues s’agissant de la théologie y persistent ainsi nécessairement. Jean-François Kervégan le montre à partir de l’exemple de la controverse entre Carl Schmitt et Hans Kelsen à propos de la normativité (juridique). On le sait, Kelsen défend la thèse selon laquelle tout ordre juridique qui fonctionne doit absolument être présenté comme un système de normes cohérent et pur. Par conséquent, la validité normative des normes ne résulte pas de faits sociaux, d’une situation de normalité, mais elle ne peut être établie que dans le cadre d’un système clos de hiérarchie des normes – jusqu’à la norme fondamentale. Schmitt attaque avec virulence ce normativisme juridique en reprochant à Kelsen d’éluder le problème de la réalité du droit, de la genèse des normes et de l’exception dans son rapport à la règle. L’argument déterminant qu’il avance contre Kelsen se rapporte à la structure performative, constitutive selon lui de tout ordre et de toute norme juridique. En d’autres termes, l’acte qui pose, modifie ou abroge une norme n’est nullement extérieur à cette norme (ce qui est la thèse de Kelsen). Pour Schmitt au contraire, la décision relève de la logique inhérente à la normativité de la règle ou de la Constitution. « La normalité […] n’est pas simplement une condition extérieure à la norme, qu’on pourrait négliger du point de vue juridique, mais une caractéristique juridique interne essentielle de la validité des normes, et une détermination normative de la norme elle-même. » On voit clairement à quoi aboutit cet argument et c’est la seule chose qui nous intéresse ici. Il s’agit pour Carl Schmitt de réhabiliter « le moment politique du droit », de critiquer le « législateur motorisé » et sa stratégie d’autolégitimation. Affirmer la pureté et l’auto-fondation du droit positif ne relève pas seulement à ses yeux d’une fiction idéologique de juriste. C’est surtout méconnaître que les ordres juridiques modernes sont soumis à une pluralité de situations ouvertes du point de vue normatif et à des intérêts stratégiques qu’il est impossible d’appréhender au moyen d’un modèle autoréférentiel d’articulation des normes entre elles. L’acte de révision constitutionnelle, les procédures du pouvoir constituant et jusqu’aux décisions révolutionnaires sont des révélateurs du surplus politique de toute normativité juridique, preuve de l’imbrication entre normalité et validité normative. Bien sûr, cette normalisation des ordres normatifs a un prix. Car il y a retournement de la normativité qui passe de la statique de la validité à une dynamique de la décision. Mais comment empêcher alors une politisation totale de la norme, et donc une totale anomie ? Carl Schmitt laisse en grande partie cette question dans l’ombre. C’est pourquoi, écrit Jean-François Kervégan, on peut se demander
si la position décisionniste ne risque pas de substituer à un dualisme, celui de l’être et du devoir-être, de la normativité et de la causalité, un autre dualisme, celui de l’être et du non-être, de l’ordre et du chaos, qui s’avèrerait tout aussi lourd de présupposés, et qui pourrait conduire à penser que l’anomique détient à soi seul la clef de la règle. Cela conduirait alors non plus à réhabiliter (comme il convient sans doute de le faire) le moment politique du droit, mais à tenter d’instaurer, avec tout ce que cela comporte d’inquiétant, une politique pure, dégagée du droit […].
L’orientation théorique de Carl Schmitt révèle une matrice qui se retrouve dans les autres domaines : celle de la lutte contre un ordre libéral sûr de son fait. Sous l’angle de la légitimité, on retrouve cette matrice dans la critique du parlementarisme de Weimar et de l’État législateur bourgeois, dans la lutte contre le culte de la loi et dans la préconisation d’une activité globale de l’administration (la gestion du social au sens de Foucault). Mais on l’observe aussi dans la déconstruction de la politique libérale. L’axiome de la distinction ami/ennemi et la désignation d’un degré extrême d’union ou de désunion ne s’attaquent pas seulement à l’irénisme de la pensée libérale en faisant du conflit, du cas limite, le paradigme de l’action politique. En réalité, il s’agit d’une appréhension du politique comme centre à forte densité d’énergie, qui n’est lié ni à des êtres humains déterminés, ni à des lieux ou une figure déterminés. Kervégan parle en ce sens d’une « conception énergétique du politique ». En d’autres termes, le politique est potentialité et ubiquité. Le foyer en vient finalement à s’étendre au-delà de l’État, au-delà du droit étatique interne. L’idée schmittienne d’une politique post-étatique concentre la critique du libéralisme sur le terrain du droit international universaliste. C’est irritant, d’autant qu’il ne faudrait pas oublier que des pans décisifs de sa théorie étaient prioritairement destinés à légitimer les intérêts de grande puissance et d’agression du Troisième Reich. Pourtant, la dynamique subversive de l’analyse juridique et conceptuelle apparaît ici aussi. Un concept du politique dégagé tant de l’essentialisme que des États concrets – dont il inclut même le déclin – permet de poser à neuf la question des conditions de validité des ordres interétatiques. En effet, pour Schmitt, le politique conçu dans la perspective du droit des gens doit mettre l’accent sur la tension entre la politique idéale de l’universalisme et la Realpolitik du pluralisme. Les relations interétatiques instituées par l’ordre international issu de la Première Guerre mondiale – en liaison avec le remplacement inéluctable du Jus publicum europaeum – n’ont pas éliminé les conflits, mais les ont seulement transformés en de nouvelles constellations de pouvoir et en de nouvelles pratiques permettant de faire triompher des intérêts particuliers. Cette interprétation du droit international, avec ses emprunts à Machiavel, Donoso Cortés ou Lénine, est une provocation dont le propos essentiel est de mettre à nu l’idéologie de l’universalisme. Les droits de l’homme, la démocratie, l’économie (mondiale) sont formulés dans le langage défini par les intérêts stratégiques des grandes puissances. Selon Schmitt, ce à quoi prétend l’universalisme est contradictoire et donc conflictuel en soi, car il ne peut résoudre le conflit entre humanité [Humanität] et hégémonie, entre morale et marché, entre droit et violence. Schmitt répond par un modèle de constitution mondiale [Weltverfassung] – le Nouveau Nomos de la terre – qui élève au rang de paradigme la pluralisation des rapports de forces interétatiques. En pleine guerre froide et avec une grande clairvoyance, Schmitt disait tenir la nouvelle dualité du monde « non pas pour un prélude à son unité, mais pour une transition vers une nouvelle pluralité ». Il s’agit une fois de plus de reconnaître la politique du conflit comme situation de normalité de tout droit.
Carl Schmitt est un penseur du dissentiment, c’est ainsi que Jean-François Kervégan le caractérise à la fin de son essai. La formule est difficilement contestable après tout ce qui vient d’être dit, car Schmitt s’oppose avec virulence à l’ordre libéral sûr de son fait, à la dépolitisation du discours de la liberté et du rapport de droit en général. Mais il semble justement que le dissentiment, l’accentuation du caractère conflictuel des formes juridiques et des formes de vie contemporaines constituent un défi particulier pour la pensée de la modernité. Dans le prolongement des divergences d’interprétation brièvement évoquées au début de ce texte, on peut distinguer deux manières d’y répondre. L’une tente de définir la position de Carl Schmitt comme étant radicalement contradictoire avec « la modernité de l’État de droit » et la tient pour cette raison à distance. Telle est la position de Jürgen Habermas. L’autre suit une stratégie de réception, qui intègre l’arsenal conceptuel de Schmitt dans le champ des théories sociales et juridiques contemporaines. Ce courant est représenté par des auteurs aussi divers que Reinhart Koselleck, Giorgio Agamben ou Chantal Mouffe, pour ne citer qu’eux. Formulée de façon un peu simplifiée, la problématique est la suivante : est-il possible, voire nécessaire, de recourir (également) à une sémantique élaborée de la crise et du conflit pour faire valoir les cultures de légitimation de sociétés démocratiquement légitimées, et si oui, dans quelle mesure ? Cette controverse portant sur l’opportunité de la réception de Carl Schmitt fait face à un discours concurrent, qui court-circuite la grammaire du politique en se plaçant dans une perspective de critique du droit et du pouvoir. Ainsi, chez Hannah Arendt, Judith Butler, Wendy Brown, Claude Lefort ou Christoph Menke notamment, la question de l’encadrement politique des collectifs modernes est liée à une conception participative de la société, du sujet et des droits. En ce sens, écrit Hannah Arendt, l’agir politique en commun est la réponse à la « fragilité des affaires humaines ». Cela implique que le contenu du politique ne peut pas trouver son fondement dans les activités de contrôle et de discipline (qu’elles soient le fait du législateur ou de qui que ce soit d’autre), mais que, bien plutôt, le politique renvoie nécessairement à la « révélation active d’un être fondamentalement unique ». Il ne s’agit cependant pas de prétendre que ces différents discours ne se rejoignent pas sur certains points, bien au contraire. Mais la question n’est pas là. La question est plutôt que les théories contemporaines du droit et de la démocratie ne rendent compte que de manière très sélective de la matrice politique de la modernité. Ainsi, il n’est pas rare que les conditions de la légitimation soient énoncées en fonction d’intérêts particuliers, en tant que projets de politisation ou de dépolitisation. Nous n’entrerons pas ici dans le débat sur ce qu’une telle attitude peut apporter à la compréhension de la modernité. Le sujet qui nous intéresse, en référence également à Carl Schmitt, touche à l’intégration du concept de politisation dans la théorie juridique et sociale. Et dans ce cadre, il est souvent fait appel soit à la conception participative du politique, que l’on peut appeler le paradigme arendtien, soit à la conception axée sur le conflit, que l’on peut désigner comme le paradigme schmittien. Il faut bien l’admettre, cette distinction est un peu grossière, car nombre d’auteurs n’utilisent pas ces paradigmes à l’état pur. C’est le cas par exemple de Wendy Brown, Jacques Rancière ou Giorgio Agamben. Cependant, ces orientations, participative ou agonistique, peuvent être considérées comme idéales-typiques. Mais si le politique doit se rapporter aux affaires communes des citoyens, si ces affaires constituent un entrelacs complexe de règles publiques et de formes de vie reconnues, de pratiques sociales d'action, de jugement et de critique émanant de la société civile, ne semble-il pas tomber sous le sens de jeter un pont entre ces deux paradigmes ? Cela paraît faisable et fécond pour autant que l’on envisage, comme nous le faisons ici, une pensée de Schmitt décentrée. Il n’est pas possible d’apporter une réponse exhaustive dans le cadre de ce texte. Nous nous limiterons, dans la courte dernière partie de cet essai, à formuler quelques thèses qui participent d’un concept de politisation un peu différent. Et nous refermerons par là-même le cercle de l’interrogation : « Que faire de Carl Schmitt ? »
3. La performance du politique et le droit
a) Des ordres fragiles
Les ordres modernes, qu’il s’agisse des constitutions, des sociétés, des économies de marché ou encore des moyens de subsistance individuels, sont des ordres fragiles. Les révolutions bourgeoises de la fin du xviiie siècle sont le signe emblématique d’une transformation radicale du politique. La légitimation du pouvoir d’État, des institutions publiques et des droits subjectifs s’inverse et passe de la transcendance à l’immanence. Toute forme de pouvoir d’État, de codage politique du social doit désormais s’orienter à partir de critères intramondains (et en ce sens séculiers), des attentes normatives des sujets sociaux et de leurs expériences de la cohérence. Mais c’est précisément cette nouvelle figure de l’autoréférentialité sociale qui crée la fragilité des ordres modernes. Il ne s’agit pas ici de prétendre que les structures des ordres prémodernes n’auraient été ni fragiles ni précaires. Tout au contraire, l’intrication entre politique, économie et religion, l’absence de contrôle des élites dominantes ou la manière de traiter les minorités confessionnelles montrent clairement qu’elles l’étaient. Mais à la différence de ces formes de pouvoir et de vie auxquelles une fondation métaphysique ultime ou un ordre divin sacré confèrent une stabilité, les attentes normatives des sujets des sociétés modernes et leurs expériences en matière de cohérence ne peuvent plus se référer à une quelconque transcendance pour y chercher une assurance. La stabilité interne du body politic, ou ce que nous considérons aujourd’hui comme un collectif politique (et démocratique) est certes toujours renvoyée à une auto-habilitation [Selbstermächtigung] du souverain. Néanmoins, le degré de stabilité interne dépend de l’aptitude d’une constitution [Verfassung] séculière à transformer par elle-même et à fondre ensemble les intérêts des sujets sociaux et les intérêts du pouvoir dans un projet commun et créateur de cohérence. Outre les questions de participation politique et de garantie des droits, cela concerne l’ensemble de l’administration et du contrôle de la vie civile, la régulation du marché et de l’économie, la mise en place de conditions de subsistance suffisantes et la maîtrise des peurs individuelles et collectives. On reconnaît là sans peine le modèle libéral.
Émile Durkheim, puis Max Weber et Michel Foucault ont attiré l’attention sur les dynamiques liées à ce modèle. Émile Durkheim souligne les interactions existantes entre l’extension des fonctions du pouvoir d’État et la prétention de l’individu à être respecté, Max Weber insiste sur le caractère amorphe du concept de pouvoir, et Michel Foucault met en avant le nouveau régime de la biopolitique tel qu’il se manifeste dans les pratiques disciplinaires, de sujétion et de souci de soi. Carl Schmitt partage fondamentalement cette analyse. Sa sociologie des concepts politiques et juridiques s’oppose précisément à tout normativisme juridique, qu’il s’agisse des théories de Kelsen ou de la doctrine constitutionnelle positiviste encore dominante de nos jours. C’est pourquoi sa vision va bien au-delà du juridisme de l’application de la règle, au-delà aussi des politiques étatiques typiques (politique sanitaire, politique sociale, politique économique, etc.). Le politique est, de manière latente, potentialité et ubiquité. Son « dynamisme peut lui être fourni par les secteurs les plus divers de la vie des hommes », et dans cette mesure, il « ne désigne pas un domaine d’activité propre », mais seulement « le degré d’intensité d’une association ou d’une dissociation ». Le fait que Schmitt relie sa pensée théologique – la théologie comme forme de pensée – à son paradigme ami/ennemi est intéressant à double titre pour le temps présent. D’une part, il transpose les « concepts descriptifs » de la sociologie classique en « concepts antonymes » [Gegenbegriffe] (auxquels Reinhart Koselleck rattachera ses « concepts de mouvement »). Pour Carl Schmitt, les concepts antonymes ne sont pas seulement des catégories d’analyse ou des indicateurs linguistiques. Les concepts antonymes sont des facteurs de pouvoir, qui peuvent intégrer une sémantique politique, développer son potentiel et en faire une arme polémique. D’autre part, ce « profilage politico-polémique des concepts en concepts antonymes » permet à Schmitt de reconstituer le caractère précaire et mouvant des ordres modernes et de le retourner contre l’idéologie libérale. Les antagonismes, les conflits et le dissentiment ne sont pas des effets secondaires des ordres sociaux. À travers eux s’exprime un movens, une impulsion fondamentale de l’agir et du jugement humains. Pensons ainsi à la grève générale, qui brise de façon radicale le consensus (transitoire) entre les acteurs du marché ; au retour en force de l’extrémisme de droite, à l’agressivité avec laquelle sont menées les batailles d’opinion en Allemagne et dans d’autres pays d’Europe ; ou encore au phénomène du terrorisme et au maniement - y compris langagier - des peurs, de l’insécurité ainsi que de l’hostilité [Feindschaft]. Pour Carl Schmitt, ce qui est ici en jeu, ce ne sont ni le moralisme ni les condamnations juridiques. Les constellations du politique font précisément obstacle à cela et expriment le noyau existentiel de tout ordre. En revanche, les interprétations libérales ne veulent plus rien savoir du politique, du différend et du conflit – et c’est là le point principal de la critique que Schmitt leur oppose. La fixation méthodique et normative sur l’individu – les droits subjectifs pré-étatiques – occulte plus ou moins les conditions politiques et hégémoniques qui président au consensus et à la constitution [Verfassung] (démocratique). Le libéralisme s’installe dans le confort de la zone de paix et prend peur quand le refoulé du politique fait irruption.
Carl Schmitt pointe ainsi un problème des théories libérales. Mais Jean-François Kervégan souligne à juste titre que la pensée de Schmitt s’inscrit dans la logique du « ou bien … ou bien », et que cette logique elle-même fait surgir un problème, un antagonisme :
La limite épistémique de la pensée schmittienne tient sans doute à cela même qui peut nous séduire en elle : elle adopte systématiquement le point de vue du « ou bien … ou bien » dont Hegel considérait qu’il interdit, en son « dogmatisme », l’accès à la position rationnelle […] des questions formulées […]. Cette logique du « ou bien … ou bien » est extraordinairement efficace pour dénoncer une opinion commune (en l’espèce, la doxa libérale que Schmitt ne cesse de pourfendre) ; elle l’est en revanche bien moins pour penser au-delà des alternatives reçues (légalité ou légitimité, norme ou décision…).
Si ces limites sont immanentes à la pensée de Carl Schmitt, pourquoi devrait-on exclure de rapporter cette pensée à d’autres conceptions, par exemple à celle de Hannah Arendt ? Il n’est pas possible ici d’approfondir cette question comme elle le mériterait. Nous devrons nous limiter à quelques remarques. En premier lieu, les points de départ des pensées de Schmitt et d’Arendt sont contraires : l’argumentation de Schmitt est à la fois analytique et polémico-hégémonique, celle de Hannah Arendt et des différentes réceptions qui ont été faites de sa pensée relèvent de la critique du pouvoir et d’une orientation participative. Arendt ne met donc pas l’accent sur le conflictuel en tant que caractère originaire du politique, mais plutôt sur le potentiel à l’autoréalisation des sociétés dans leur dimension de pluralité, à partir d’un agir commun et public. En outre, cette idée du politique diffère de la position de Schmitt par son orientation normative. En effet, le politique, au sens emphatique, renvoie à la fois au besoin de critique [Kritikbedürftigkeit] et à la capacité de développement des collectifs auto-constitués [selbstverfasst Gemeinwesen]. Le collectif est la libre décision de tous. Hannah Arendt fait néanmoins référence à cette fragilité des affaires humaines déjà évoquée. C’est sans doute sur ce point que Carl Schmitt et elle sont le plus proches. Cette fragilité peut être comprise comme l’explicitation de ce qui n’est jamais fermement établi [das Nicht-Festgestellt-Sein], du caractère ouvert des collectifs auto-constitués (selbstverfasst). Schmitt inscrirait cela au crédit de la force du politique, Arendt – comme Walter Benjamin – le porterait au compte de la violence en puissance des ordres sociaux. Ces deux positions ne s’excluent pas nécessairement, elles peuvent même être complémentaires, comme le manifestent certaines conceptions contemporaines du politique. Mais ce que Hannah Arendt fait valoir contre la « dérive polémico-hégémonique » de la pensée de Schmitt, c’est la liberté comme moment de configuration positive du politique. La vie en commun sociale et juridique ne saurait être tout entière réduite à l’expérience de l’intensité. Elle requiert nécessairement l’intérêt pour les affaires de la res publica.
b) La liberté
Il serait faux de dire que Schmitt néglige totalement la liberté du politique. Il faut plutôt parler, le concernant, d’un rapport extrêmement ambivalent à la liberté comme moment de configuration du politique. D’un côté, sa vision de la liberté individuelle – sous l’angle des droits subjectifs – correspond à la signification que lui donne le libéralisme anglo-américain, ce que reflète d’ailleurs son ouvrage Théorie de la Constitution. D’un autre côté, il s’oppose à cette « socialisation » [Vergesellschaftung] de la liberté – qui est une dépolitisation – en insistant sur la dépendance de la liberté individuelle à la validité d’un droit (étatique) objectif, quelle que soit l’acception revêtue par ce terme. La proclamation de l’État total et de la totalisation du politique constitue une radicalisation de cette position. Alors que Hannah Arendt cherche à élaborer un concept de liberté intégrant à la fois pluralité et constitution d’un monde commun [Vergemeinschaftung], la logique de la pensée de Schmitt est sur ce point aussi celle du « ou bien … ou bien », ainsi que l’a déjà montré Christoph Menke. Il faut souligner que ces deux manières de penser le politique ont joué et jouent un rôle important dans la seconde moitié du xxe siècle et au début du xxie siècle. Cela ne fait aucun doute pour la conception intégrative et cosmopolitique de Hannah Arendt avec son idée du « droit d’avoir des droits ». Ce cosmopolitisme a ses prolongements jusque dans l’universalisme des démocraties modernes (Chantal Mouffe). On évoquera ici simplement Jürgen Habermas, le plus éminent représentant du projet inclusif du droit et de la liberté. L’organisation bi- et multipolaire de l’ordre mondial postérieur à la Seconde Guerre mondiale, une multipolarité qui - malgré ou à cause de l’ONU - menace encore de s’intensifier à l’époque actuelle, n’est pas la seule chose qui fasse objection à une telle position. La logique de liberté des collectifs démocratiques semble elle aussi plus fortement marquée par la culture du dissentiment qu’on ne l’estime souvent. Par culture du dissentiment, nous entendons une disposition durable à arbitrer les conflits, qui vise à mettre en mouvement les constitutions [Verfassungen]. Les débats sur les standards de liberté existants ou encore sur la manière dont sont traitées les pathologies et les régressions accompagnant l’économicisation et la mondialisation des sociétés montrent clairement à quoi peut aboutir une telle culture du dissentiment. Par distinction, la politique à la manière occidentale tente de médiatiser dissentiment et conflits par le primat du droit et des droits, cette « domination de la loi » dont parle Franz Neumann. Ces stratégies de neutralisation ne suffisent pas à appréhender la dialectique de la liberté, ce que révèlent les problèmes rencontrés par les démocraties libérales lorsqu’elles doivent arbitrer les polémiques, comme le montre le récent débat sur le phénomène migratoire et plus précisément sur l’immigration.
Concevoir la liberté comme liberté sociale devrait en réalité aboutir à prendre en compte à la fois le moment polémique du dissentiment – le paradigme schmittien – et la force d’agir et de juger en commun qui vise à la participation et à l’inclusion – le paradigme arendtien. Ces deux éléments structurels de la liberté doivent s’entendre en même temps comme les conditions qui permettent l’existence et le fonctionnement de sociétés modernes plurales. Depuis Hegel et Nietzsche, nous savons en outre que la constitution du sujet est fondée sur une dialectique similaire. Pris dans les conflits et les constellations de pouvoir – dans une lutte pour la reconnaissance –, le sujet se constitue en vecteur, destinataire et producteur de normes sociales. Bref, le sujet se situe au point d’intersection de la sujétion et de la libération. « Si, au sens nietzschéen, le sujet est formé par une volonté qui se retourne contre elle-même en assumant une forme réflexive, alors, écrit Judith Butler, le sujet est la modalité du pouvoir qui se retourne contre elle-même ; le sujet est l’effet rétroactif du pouvoir. » Notre propos ici n’est pas d’écrire un nouveau chapitre de la théorie de la liberté sociale ni de développer la sémantique du sujet, mais de voir jusqu’où il est possible, en s’appuyant sur certains champs conceptuels, d’effectuer une re-lecture et par suite un décentrement de la pensée de Carl Schmitt. L’intérêt de cette démarche apparaît surtout dans le domaine pour lequel il se sentait compétent au premier chef : le droit et la constitution.
c) Penser politiquement le droit ?
La proposition schmittienne de penser politiquement le droit divise aujourd’hui encore les esprits. Des concepts tels que le décisionnisme, l’état d’exception ou l’État total sont représentatifs, pars pro toto, de la controverse et des lignes de démarcation que les théories juridiques libérales ne sont pas prêtes à franchir. Mais existe-t-il pour le présent une forme de pensée politique du droit qui traverse de bout en bout la pensée de Carl Schmitt et l’abolisse au triple sens hégélien, c’est-à-dire la dépasse, tout en la conservant, et lui confère une nouvelle fonction ? Y-a-t-il une fécondité du théorème schmittien de la politisation pour une pensée juridique critique et antitotalitaire ? Sans doute, à condition de conserver un regard analytique sur la tendance du droit positif à se satisfaire de lui-même et, dans le même temps, de soumettre le discours de légitimation dominant à la dialectique déjà évoquée du concept de liberté sociale. Pour ce faire, nous analyserons trois aspects structurels du droit : le rapport du droit au politique, le droit en tant que technique sociale et enfin le droit dans sa fonction pacificatrice. Commençons par le rapport du juridique au politique.
Nous pouvons convenir avec Carl Schmitt de ce que toute norme, toute normativité juridique est intégrée dans un tissu de pratiques, de décisions et de situations politiques. Cela vaut déjà pour l’acte originaire de fondation par le pouvoir constituant. Cela vaut en outre pour l’interprétation des normes par les sujets sociaux et les groupes de la société civile. Et cela vaut même pour l’ordre juridique constitutionnel, du moins si l’on prend en compte les formes du jugement institutionnalisé typiques du droit (autorités, tribunaux, etc.). Ces horizons d’attente fréquemment performatifs sont précisément le cadre dans lequel la norme juridique peut déployer ses effets. Il ne s’agit pas de contester par-là la propriété [Eigenrecht] ni la logique propre du droit. Mais nous devrions être attentifs au fait que, en l’occurrence, deux éléments structurels qui influencent considérablement le droit sont imbriqués : les actes libres de l’autoconstitution [Selbstkonstitution] – en tant qu’auto-habilitation – et les procédures de l’auto-organisation sociale. Auto-habilitation et auto-organisation, ou autonomie et autorité, désignent des conditions génétiques et des forces motrices du droit. Mais elles renvoient également aux apories qu’énoncent Benjamin, Foucault et Derrida. Le droit peut-il être aliénation et liberté, violence et justice tout à la fois ? Le droit moderne est-il particulièrement sujet aux pathologies, aux régressions et aux impérialismes ? Notre objectif ici n’est pas de déconstruire les sémantiques de la liberté, de la violence et de la justice. D’autres l’ont fait. La question qui nous intéresse est plutôt de savoir quelle signification revêt la « double hélice » de l’autonomie et de l’autorité pour la face politique du droit. En effet, souvent, comme c’est le cas chez Hannah Arendt, la face politique est avant tout rattachée aux actes émancipateurs de l’auto-habilitation. Le droit et les droits doivent rendre possible la participation. On peut accorder cela sans difficulté, tout en continuant malgré tout d’affirmer que l’effectivité [Wirksamkeit] du politique ne se réduit pas à cela. En effet, les communautés [Gemeinschaften] sociales doivent sans cesse être mises en ordre et stabilisées ; il faut constamment déterminer les intérêts individuels, collectifs et publics en présence et résoudre les conflits. Foucault a beaucoup insisté sur ce moment autoritaire, ou si l’on veut, décisionniste du politique. L’ordre du social – la « bonne police » comme on l’appelait depuis le début des Temps modernes – englobait l’ensemble des conditions de vie de la population, le bonheur tout comme l’imposition des standards de comportement. Mais cet ordre et ces pratiques sociaux ne doivent pas être identifiés avec ce que l’on entend couramment par police de nos jours. Le maintien, la stabilisation et la réorientation de la vie en commun des hommes obéissent non pas à une logique répressive sophistiquée, mais au besoin de cohérence de sociétés fragmentées, un besoin auquel éthicité [Sittlichkeit] et morale n’apportent plus une réponse à hauteur d’exigence et qui est, pour le dire brièvement, celui d’instituer la cohérence par la maîtrise des contingences. Mais, dès lors, le politique et la face politique du droit renvoient à un paradoxe, celui du pouvoir qu’ont les dispositifs régulateurs [Regulierungen] de rendre possible la liberté.
Les propos de Foucault sur la « microphysique du pouvoir », les régimes disciplinaires et les techniques de contrôle nous rendent attentifs aux dynamiques qui leur sont nécessairement liées. L’exemple déjà évoqué de la police est sans doute le plus prégnant. En tant qu’autorité étatique, la police est certes désignée comme de « gardien de l’ordre ». Elle est censée garantir la sécurité et écarter les dangers, par exemple la mise en danger de la vie d’autrui – et qui voudrait renoncer à ces garanties ? En même temps, aux xxe et xxie siècles, la police s’est presque sans exception changée en appareil répressif par excellence. Comment expliquer qu’une pratique ouvrant sur la liberté ou du moins sur une stabilisation de la liberté ait pu être balayée par un pouvoir d’État négateur des droits de l’individu ? Est-ce la preuve que le moment autoritaire du politique se réduit bien, en définitive, à la destruction de la liberté ? La chose pourrait bien être plus complexe : Schmitt n’a cessé de souligner que la politique – en tant que politique de sécurité, politique sociale ou politique criminelle – était une forme secondaire d’organisation du social, c’est-à-dire une forme dérivée du politique. Conçue comme partie prenante de la politique de sécurité, de la politique sociale ou de la politique criminelle, la police éclaire la manière dont le politique est instrumentalisé aux fins d’exercer la domination (libérale). Instrumentaliser signifie mettre le politique au service d’une idéologie et l’utiliser pour imposer certains intérêts de domination. À vrai dire, cela peut se produire en toutes circonstances. Il en résulte un champ de force qui est également caractéristique du droit en tant que technique sociale.
Les cultures juridiques de régulation [Regelungskulturen] avec leurs institutions, leurs procédures et leurs acteurs professionnels doivent prendre en compte la diversité des formes et des conflits de la vie sociale en commun et y satisfaire, mais elles ne le peuvent qu’en soumettant l’ordre du social à leur conception normative et à leurs procédures. Cette pratique est-elle en tant que telle pathologique, régressive ou impérialiste ? Une telle affirmation impliquerait de faire des structures de la vie sociale en commun la mesure absolue des sociétés libres ; cela ne relèverait pas seulement du romantisme politique au pire sens du terme, ce serait aussi, comme l’histoire nous l’a enseigné, grossièrement liberticide. Le droit devient pathologique et régressif dès lors que, de manière avérée, il n’est pas (ou plus) la condition d’une socialité réussie. Le droit de l’État total chez Carl Schmitt illustre de manière saisissante ce que cela signifie. Cependant, la dérive vers le totalitaire, vers un absolutisme du juridique ne relève pas d’une logique propre, d’un automatisme du droit. Même si les collectifs politiques modernes ne peuvent pas se dispenser de techniques sociales – telles la contrainte légale [Rechtszwang], les formes protectrices de la loi et les procédures afférentes –, cela ne peut avoir pour conséquence que le droit s’émancipe de l’autonomie du politique, de la liberté de jugement politique. Dans cette mesure, on ne peut justifier les cultures juridiques de régulation qu’à la condition de prendre en compte, comme c’est le cas par exemple pour la peine [Strafe], tant la dignité de la personne (de l’auteur de l’infraction) que la prétention des sociétés libres à l’émancipation et à la protection.
La contrainte pénale [Strafzwang] n’est pas la seule contrariété. Le droit dans toute sa diversité reste une provocation pour les sociétés libérales. Comme nous l’avons vu, cela tient avant tout à l’instrumentalisation du politique à seule fin d’exercer la domination, en d’autres termes, à l’instabilité du lien entre autonomie et autorité. La constitution [Verfassung] des collectifs politiques (Gemeinwesen) modernes est et reste périlleuse. Toutes les théories du contrat social et de la souveraineté ne peuvent rien y changer. On peut voir là une capitulation devant le droit ou devant le moment autoritaire du politique. Mais on peut aussi souligner, comme le fait Jean-François Kervégan, qu’il n’est pas possible de libérer le droit de son fondement mythique en faisant intervenir une « puissance supérieure », en le « destituant » au sens de Walter Benjamin. Le droit n’est pas un fait, un événement que l’on peut libérer ou purifier en toute simplicité. Le droit est une pratique, un langage, un système social complexe [soziales Geflecht] dans lequel nous sommes nécessairement pris. Et précisément parce qu’il en est ainsi, nous sommes en mesure – contre Carl Schmitt – d’appréhender le droit comme ce qui nous enjoint à une vie en commun pacifique. Ce potentiel de paix que recèle le droit n’implique certes pas que l’on se satisfasse de la situation et des conditions existantes. Cela signifierait nier ou réduire à quantité négligeable la face politique du droit. Il faut plutôt l’appréhender comme une force de réflexion ancrée dans des institutions et des formes de vie sociale. En effet, institutions et formes de vie sont le lieu où se concentre la conscience que tout ce qui rend possible la liberté peut par retournement se changer en mise en danger de cette même liberté, c’est pourquoi il faut qu’elles soient ouvertes aux évolutions et à la critique : citons par exemple les organes constitutionnels et juridictionnels, les médias, les universités, les syndicats ou les organisations de défense des droits humains. Par conséquent, la revendication de la justice [Gerechtigkeitsanspruch] ne peut être pensée que dialectiquement, en ce sens que parler de justice en tant que justice « applicable » [durchsetzbar] n’est possible que dans les formes de jugement et de procédure fixées par le droit. Mais, dans le même temps, nous devons reconnaître que le savoir de la justice n’est pas exclusivement réservé à l’expertise du droit et des juristes. La justice humaine – car c’est d’elle seule qu’il s’agit – est une « justice de l’entre-deux ». Elle s’exprime dans des institutions et selon des règles, mais ce n’est qu’au prix d’un combat qu’elle pénètre ces formes et ces procédures. Quand la philosophie du droit et la philosophie politique contemporaines parlent de « droits antonymes » [Gegenrechte], de « droit à la subversion » et autres, c’est de cela qu’il est question.
Carl Schmitt – et cela nous ramène au début de notre réflexion – a toujours fait preuve de scepticisme à l’égard d’une telle dialectique du droit. En cela, il est toujours resté un penseur du « ou bien … ou bien ». Pourtant, la profondeur du problème ne lui a pas échappé. Le droit moderne, dit-il, n’est pas l’expression directe d’une forme de vie, parce que, sous certains aspects, il est ce qui décide d’elle. Néanmoins, on ne doit pas considérer le droit comme étant totalement dégagé des conditions sociales. Dans cette mesure, le droit institue une « justice [Gerechtigkeit] de seconde main », dont la judiciarisation a transformé la matière en modifiant son « état d’agrégation ». Pour Schmitt, cette transformation de la justice ne peut s’effectuer que sous la forme d’une décision (judiciaire). La question se concentre donc sur le rapport entre facticité et application de la règle au cas d’espèce. Mais le simple fait que Schmitt est conscient du lien existant entre justice, forme de vie, norme juridique et application du droit prouve qu’il connaît l’espace de potentialité du politique. Qu’il limite en définitive le politique à la logique de l’hégémonie est révélateur de son appréhension fonctionnelle de l’autonomie et de la liberté, de la normativité et de la socialité. Par ailleurs, cette interprétation du rapport entre légitimité et légalité est celle qui ouvre la voie aux communautés de pensée comme aux divergences de ses différentes réceptions que nous avons évoquées. Carl Schmitt et sa forme de pensée radicalisent les alternatives et poussent jusqu’à l’extrême les oppositions. Cela fascine une modernité qui s’est installée dans l’univers axiologique des démocraties libérales et qui a fait du compromis le principe de l’action politique. Mais cela l’inquiète aussi profondément, car, par là-même, il n’est plus possible d’ignorer à quel point le projet de cette modernité est fragile et ne va nullement de soi.
Benno Zabel
Benno Zabel est professeur de philosophie du droit et de théorie juridique à la Rheinische Friedrich-Wilhelms-Universität de Bonn.