Savoirs juridiques et savoirs sur le droit
1. Introduction : le droit comme science ?
1.1. Le droit comme objet de connaissance
Le droit est-il une « science » ? Produit-il des « savoirs » ? Est-il une discipline des sciences sociales au même titre que la sociologie, l’économie, la politologie, la géographie, la philosophie ? Avons-nous, nous juristes, le droit de nous asseoir à la même table que sociologues, économistes, etc. ? Quel discours juridique pouvons-nous tenir que les représentants des sciences sociales puissent entendre pour l’intégrer dans leurs propres disciplines et quel discours sociologique, économique, etc., peuvent-ils tenir pour que les juristes puissent l’intégrer dans leur savoir de juriste ?
L’activité scientifique a pour visée d’introduire la plus grande rationalité possible dans la connaissance d'un objet : c'est une définition dont nous ne parierions pas qu'elle est épistémologiquement orthodoxe, mais qui devra suffire ici. Les concepts, les théories, les hypothèses, les définitions et leurs interprétations sont la manifestation intellectuelle de cette rationalité en tant qu'elle décrit un objet qui, d'une manière ou d'une autre, lui est extérieur, dans une autonomie d'existence dont précisément il s'agit de rendre compte.
Il existe plusieurs approches scientifiques du phénomène juridique ; elles ont ceci de commun qu’elles traitent du droit comme d’un objet qui est, par rapport à elles, autonome. La sociologie et la psychologie (par exemple judiciaire) prennent le droit comme un ensemble de faits sociaux, et c’est à ce titre que la dimension normative y est appréhendée. Le courant « Law and Economics » analyse le droit comme un marché, où les prestations ont un prix. Toutes ces disciplines produisent — ou prétendent produire — des savoirs qui n’ont pas pour objet le droit dans sa spécificité normative, mais qui le déconstruisent au moyen de leurs propres catégories conceptuelles. Il n’en va pas autrement de la philosophie du droit lorsqu’elle inscrit le droit dans la problématique de ses relations avec la justice. Ce sont à proprement parler des disciplines scientifiques — mis à part la philosophie.
Ces approches cependant sont hors de notre propos. Ce qui nous intéresse ici, c’est le statut du savoir juridique dans le travail propre du droit. Une telle entreprise s’inscrit dans la théorie du droit. Cette discipline a un statut ambigu. Elle a bien pour objet le droit, dont elle analyse le fonctionnement avec les moyens que lui offrent les sciences sociales. Mais elle l’appréhende non comme un ensemble de faits sociaux, mais comme un ensemble pris pour lui-même, c’est-à-dire dans son fonctionnement interne tel que son organisation propre le structure. C’est dans ce cadre théorique qu’il s’agit de comprendre le statut du savoir que les juristes disent posséder sur les normes qu’ils appliquent — plus précisément : qu’est-ce qui distingue le cas échéant ce savoir d’autres modalités du « savoir ».
C’est de ce point de vue que nous allons examiner ce qu’il en est de la scientificité du droit. Cela implique que l'on distingue dans les discours concernant le droit entre deux perspectives. La première est celle de l'activité juridique proprement dite — perspective de la positivité du droit — activité qui consiste dans l’établissement de la signification à donner à un rapport entre deux ou plusieurs personnes ou avec une autorité, cela en fonction d'un ensemble déterminé de textes de référence (que nous appelons des textes normatifs), signification qui, selon l'ordre juridique qui comprend ces textes, devient à un certain moment incontestable : c’est dans cette activité que les juristes « savent » ou prétendent savoir ce qui est de droit. La seconde, qui est proprement celle de la théorie du droit, est réflexive : mettre au jour les structures grâce auxquelles ce travail d’établissement s’accomplit.
Mais on ne peut pénétrer dans cette seconde perspective sans s’être confrontée à ce que donne à voir la première : on ne peut en effet réfléchir sur le droit que quand on aura compris comment le juriste travaille dans et avec le droit — c’est-à-dire quand on aura parcouru la première perspective.
1.2. Les deux niveaux du droit — La logique textuelle du droit
Le droit peut s’entendre en deux sens, ou plutôt se situe à deux niveaux. Le premier est celui de l’ensemble des textes juridiques, c’est-à-dire des textes qui ont les normes comme objet — sémiotiquement, il faudrait dire comme « référents » ; c’est le niveau du savoir juridique sur ce que signifient les normes. Le second est l’ensemble de ces normes. Le premier niveau est celui du droit tel qu’il est dit (écrit), le second est celui des référents au sujet duquel ces textes sont émis. Le premier est actif : c’est en disant le droit — au premier niveau — que les normes sont en quelque sorte activées — créées ou appliquées ; ce niveau est celui du savoir du droit tel qu’il s’exprime, avec une portée institutionnelle, dans les textes normatifs du législateur et du juge et, avec seulement une portée épistémologique et praxéologique, dans les écrits de la doctrine, les mémoires des avocats, les comportements des individus. Le second niveau est passif : il subit les adjonctions, modifications, corrections, précisions que, au premier niveau, la diction institutionnelle lui impose ou que des textes non normatifs proposent — il est ainsi activé.
On ne peut pas isoler les deux niveaux : ils se combinent — le droit en quelque sorte se dédouble en lui-même. Et ce dédoublement permet de comprendre la dynamique du droit. Le premier niveau détermine le second comme son produit, produit existant uniquement en tant que pensé dans l’acte de le dire ; c’est dire qu’il relève de la dimension de l’imaginaire social-historique. Le travail juridique sur l’adoption et la signification des normes se fait toujours par la médiation d’un travail textuel explicitant le savoir de l’acteur sur ce qu’il est en train d’adopter ou de faire signifier. Ce travail est performatif lorsque le texte émane d’une autorité qui a une compétence normative ; le législateur et le juge, dont les actes de volonté, manifestés dans les formes et procédures prévues par l’ordre juridique, visent précisément à créer des normes — normes dont la substance est décrite dans leurs textes — et c’est pourquoi on appellera ces textes normatifs.
2. Les textes normatifs
2.1. Les assertions juridiques
Nous appelons assertion juridique tout texte qui prend pour objet une norme aux fins d’en établir l’existence, le contenu ou la validité, cela exclusivement en rapport avec d’autres normes du même ordre juridique. Nous rencontrons ici l’autoréférentialité du droit. Certes, il existe d’autres critères, ainsi l’efficacité, l’effectivité et l’efficience de la mise en œuvre des normes : mais cela n’affecte en rien ni leur existence, ni leur contenu, ni leur validité juridiques, du moins tant qu’une autorité compétente ne les aura pas modifiées pour tenir compte de telles éventuelles critiques, qui, relevant de la sociologie ou de l’économie administratives, sont d’origine externe.
Sous l’angle du premier niveau que nous avons distingué plus haut, le droit n’est pas autre chose que ce que les assertions juridiques en disent. Mais qui est habilité à tenir ces discours ? Ce sont les professionnels du droit — les « experts ». Au premier rang, évidemment, le parlement, cela même si tous les députés ne sont pas juristes — posant une norme juridique, ils font acte de juristes ; puis les juges. Ce sont les autorités, qui écrivent des textes normatifs, c’est-à-dire des textes dont l’adoption a pour effet — performatif — de créer une norme. Puis ensuite les avocats, les conseillers juridiques, les professeurs de faculté : leurs textes sont non normatifs, car ils n’ont aucun effet performatif.
Il n’y a pas, cependant, entre les assertions de ces deux catégories de différence quant au contenu des discours : la teneur de ceux-ci a la même substance. La seule différence, mais elle est évidemment capitale, tient à la portée. Car les textes des autorités bénéficient d’une impérativité institutionnelle : ils disent ce que la norme veut dire, ou, plus précisément, elles ont la compétence de dire que la norme est reproduite exactement dans leurs discours, et que c’est dans cette teneur qu’elle doit être appliquée. Ce n’est néanmoins qu’une présomption, qui peut être renversée institutionnellement par une autre autorité à qui pareille compétence est conférée, et c’est alors cette nouvelle teneur qui aura « force de loi », mais seulement dans le cadre de ses attributions. Toutefois, l’assertion normative jouissant d’une impérativité institutionnelle doit être justifiée par une argumentation convaincante : c’est l’exigence de rationalité du droit, qui se concrétise pour le parlement par la publicité de l’exposé des motifs du projet de loi et celle des débats et, pour le juge, par l’obligation de motiver ses jugements.
Le renversement de la présomption pose la problématique de l’interprétation, sur laquelle nous reviendrons.
2.2. Normes et textes juridiques
Les assertions juridiques sont exprimées dans des textes, qui incorporent donc un savoir sur la norme qui est visée par elles. On vient de dire qu’il existe deux types de textes juridiques — les textes normatifs et les textes non normatifs. Les deux comportent au même titre des assertions juridiques. Cela paraît clair pour ceux du second type, qui émanent essentiellement de la doctrine : ce sont des analyses, des présentations, des commentaires, des propositions. On verra que peu importe, du point de vue du savoir qu’elles expriment, c’est-à-dire de celui de leur nature de leur savoir, que ces assertions sont justes ou fausses : la question sera tranchée, ailleurs, par les instances compétentes. Il en va de même des savoirs implicitement incorporés dans les pratiques des justiciables.
Que, en revanche, les textes normatifs — textes de lois, arrêts des tribunaux — sont constitués d’assertions paraît paradoxal. Le législateur n’est-il pas l’auteur de la norme ? Son travail — un acte créateur — ne constitue-t-il donc pas plus qu’une simple assertion ? De telles objections passent à côté des modalités du processus législatif. Certes, il y a un acte de volonté — si tant est que le terme de « volonté » ne soit pas autre chose qu’une métaphore — qui a pour finalité de créer une norme ; mais cette volonté se manifeste uniquement par l’adoption d’un texte, c’est-à-dire par la formulation d’une assertion. Ce texte est le signe de la création de la norme ; en termes de sémiologie, il a la norme pour référent. Celle-ci est donc une réalité il est vrai imaginaire — par opposition aux choses réelles —, qui restera à ce titre dépendante dans son existence de l’acte de volonté qui l’a créée ; mais, dès lors qu’elle a été créée, elle va exister pour elle-même, et elle sera indépendante dans sa substance du texte adopté, qui n’est pas autre chose que la manifestation d’un savoir sur ce que l’acte de volonté a créé.
Cette conclusion ne doit pas surprendre : en effet, il est généralement admis que la norme ne se confond pas avec le texte qui la dit. Mais ce qu’il ne faut pas laisser dans l’ombre, c’est la nature de la relation qui relie l’une à l’autre. Or tout texte est un ensemble de signes, dont le sens est de dire quelque chose au sujet d’autre chose. Mais l’existence et la substance d’un texte ne garantissent jamais seulement par elles-mêmes que ce qu’il dit correspond effectivement à la chose qu’il vise. Le texte ne peut donc être qu’un savoir sur cette chose, savoir dont l’exactitude doit être vérifiée ou bien crue sur parole. Ici, la parole est celle du législateur, qui a voulu et créé la norme dont il parle : on peut donc lui faire confiance. Et même plus : on doit lui faire confiance : car cette parole est celle qui va communiquer la création de la norme à la communauté, et, pour que celle-ci ait une référence unique sur cette norme de manière que tous puissent être assurés qu’ils ont à l’esprit la même chose, il faut que la parole législative bénéficie de la confiance en la stabilité de son sens. Mais, comme on l’a dit, rien n’exclut que la confiance soit ébranlée par des indices qui montreraient que le texte — le savoir qu’il dit — est imparfait : on retrouve à ce point aussi la problématique de l’interprétation.
Toute cette problématique est à mettre en rapport avec l’ambiguïté du concept de la volonté du législateur. Sous ces termes, il y a d’abord une véritable fiction juridique : celle du législateur. Cette fiction est nécessaire, car, comme dans toute collectivité ou corporation, il faut un organe pour prendre les décisions qui doivent lui être imputées: les lois doivent pouvoir être attribuées à un organe — dont c’est la responsabilité de droit — pour être politico-juridiquement légitimement considérées comme celle de l’État ; il ne suffirait pas qu’elles soient attribuées à une somme aléatoire d’individus. En revanche, la « volonté » est une métaphore, qui repose sur une fausse analogie avec les déterminations qui décident les individus : car elle ne correspond à aucune manifestation qui l’expliciterait comme telle : il n’y a jamais un et un seul législateur qui puisse avoir et exprimer une « volonté » (sauf dans les dictatures !), il y a un ensemble de députés, qui adoptent, chacun selon la volonté que lui dictent ses motivations, les lois à la majorité. La «volonté» du législateur est en réalité une construction de l’interprète du texte normatif sur la base de différents indices, fournis par les travaux préparatoires et les interventions de divers députés lors des délibérations, qui lui servent de matrice — parmi d’autres — lorsqu’il cherche le sens à donner à la norme dont c’est le texte.
Cependant, c’est l’objet visé par cette volonté qui doit être décomposé. Il est en effet double. D’une part, la volonté porte sur l’adoption d’une norme ; d’autre part, elle se rapporte à la formulation à donner à un texte dont le référent est cette norme ; cette formulation exprime le savoir que le créateur de la norme a de sa norme et qu’il communique ainsi pour exprimer sa volonté de la créer. Or rien ne garantit qu’une coïncidence parfaite entre ces deux volontés soit par nature réalisée ; bien au contraire, il y a, de toute manière, toujours une distance entre un texte quelconque (exprimant un savoir) et l’objet qu’il vise (l’objet de ce savoir), comme pour tout signe et son référent. La coïncidence est donc une présomption ; mais il n’y a aucune raison de penser par principe qu’elle est irréfragable. Il faut cependant des indices pertinents pour qu’elle soit renversée : car elle est forte, puisque le texte adopté est le résultat du travail de celui qui a créé la norme, et que, au titre de sa compétence institutionnelle, celui-ci a voulu l’un et l’autre en même temps. Ces indices — car ce ne peuvent être que des indices — sont ceux, classiques, tirés du canon interprétatif bien connu ; ils doivent dans leur ensemble former une argumentation épistémiquement assez solide pour être de nature à emporter la conviction de la communauté juridique — de cet auditoire universel dont il sera question plus bas — que la formulation de la norme à laquelle cette argumentation aboutit est la plus adéquate à la norme. Mais celle-ci ne se substitue à la formulation légale que si elle émane d’une autre autorité, investie d’une compétence institutionnelle et uniquement dans ce cadre. L’argumentation elle-même consiste pour l’interprète — c’est-à-dire le lecteur du texte légal — à réunir ces indices en un tout le plus cohérent possible, comme un récit, lu du point de vue où le lecteur, toujours historiquement situé, accomplit son acte contemporain de lecture.
Cependant, les assertions du législateur sur la substance des normes qu’il adopte ont pourtant un statut spécifique par rapport à celles qui sont le fait d’autres acteurs. Ce statut tient à la compétence institutionnelle de créer des normes, ce qui implique celle de leur formulation.
Le législateur dit — communique — dans son texte ce qu’il a fait dans son acte créatif d’une norme. Or dire et faire relèvent de deux univers distincts et ont par conséquent deux objets : il faut qu’on puisse penser qu’un objet — la norme — est reflétée dans l’autre — l’assertion qui la dit — comme dans un miroir. En l’espèce, la parole du créateur de la norme veut apporter la garantie que tel est bien le cas ; mais il peut arriver que cette parole soit insuffisante : le savoir qu’elle formule ne permet pas de résoudre le cas. Il peut s’agir d’une erreur proprement dite — situation qui ne se présente que très rarement —, ou bien d’une ambiguïté dans les termes employés — une polysémie ; ou bien encore, le législateur, utilisant le langage commun, ne peut préciser son texte que dans les limites que lui imposent les mots courants, ce qui peut affecter la densité normative ; ou bien encore la matière même que la norme régit va viser une infinité de cas présentant chacun sa propre idiosyncrasie, exigeant donc une texture normative ouverte. Mais l’erreur peut aussi affecter la norme elle-même, qui se révèle incomplète — le législateur a « oublié » de régler un point essentiel, ce qui se répercute dans son texte. Dans tous ces cas, il faudra compléter le texte pour corriger l’imperfection, dans la mesure où le texte originaire ne sera pas suffisant pour dégager le sens de la norme appelée à résoudre la question juridique qui lui est posée.
En d’autres termes, le lecteur-interprète, lisant le texte originaire, le fait parler dans la situation et le langage contemporains à son acte de lecture, de manière, le cas échéant, en faire ressortir une formulation de la norme adéquate à l’univers dans lequel cet acte se situe. C’est dans ce sens que le texte originaire peut être décrit comme le point de départ, mais non pas forcément le point d’arrivée, de l’interprétation. Il y a donc dans celle-ci la (re)connnaissance de deux distances : d’une part celle de la distance structurelle entre un texte et son référent (la norme), d’autre part celle, temporelle, entre l’acte d’écriture et celui de la lecture. Mais il y a aussi la position institutionnelle du lecteur, dans la mesure où elle détermine l’autorité au nom de laquelle il lit le texte.
Deux exemples, pour illustrer. Le terme employé par le texte à interpréter (« Suisse ») est-il épicène ou non ? Si tel est le cas, la norme sera applicable aux hommes et aux femmes, sinon le choix respecte l’interprétation historiquement reçue. S’agissant de savoir si le texte selon lequel « ont le droit de vote les Suisses âgés de 20 ans révolus » comprend les Suissesses, la lecture du terme ne sera pas forcément la même que pour un texte réservant l’exercice d’une profession aux hommes. En l’espèce, au motif qu’une lecture épicène aurait doublé le corps électoral de toute la Suisse et qu’il n’appartenait pas à un juge de renverser un usage constitutionnel traditionnel par le simple acte d’une nouvelle lecture, le Tribunal fédéral y a renoncé alors même que tous les pays environnants avaient depuis des années introduit le suffrage féminin et que le principe d’égalité de traitement avait un ancrage constitutionnel.
L’évolution des mœurs et le régime adopté par une majorité des États voisins a au contraire conduit à un raisonnement opposé dans un autre cas. Selon un texte plus que centenaire tel qu’interprété depuis son adoption, le divorce d’étrangers en Suisse ne pouvait être prononcé qu’à la condition d’être reconnu par leur État d’origine — donc, en cas d’époux de nationalité différente, par deux États. Or, à l’époque, l’Italie ne connaissait pas le divorce, et l’épouse demanderesse, qui était française, ne pouvait donc divorcer de son mari italien. Le Tribunal fédéral, constatant que le divorce était reconnu de longue date en Suisse et ailleurs, et qu’il était largement entré dans les mœurs, a considéré qu’on ne pouvait pénaliser quelqu’un du fait d’une législation étrangère rétrograde et a donc procédé à un revirement de jurisprudence : selon cette nouvelle lecture du même texte, il suffirait dorénavant de la reconnaissance par l’État d’origine de l’époux demandeur.
Cet exemple est celui d’un cas où il s’agit directement d’interpréter la norme. Mais l’interprétation est aussi requise dans les cas d’application de notions de faible densité normative, dans lesquelles elle devra dégager leur programme normatif, c’est-à-dire les critères qui devront être utilisés dans leur concrétisation.
2.3. De l’interprétation et de l’application
2.3.1. La position du problème
On sait d’abord qu’il n’y a que de rares textes législatifs qui soient toujours et en toutes circonstances clairs, non seulement dans l’abstraction de leur texte, mais aussi dans la concrétisation de leur application ; il faut pour cela que leur formulation fournisse directement la solution de la question juridique à résoudre, quels que soient les faits des causes portées devant le juge. Le texte normatif n’est suffisant que lorsque sa densité normative est maximale, c’est-à-dire lorsque — pour le dire dans le jargon traditionnel — il suffit du syllogisme dit judiciaire pour résoudre la question posée. Or cela est beaucoup plus rare qu’on ne le pense. Il faut pour cela que les faits pertinents tels que définis par la norme applicable soient identiques dans tous les cas dans lesquels l’application de la norme est en jeu.
C’est ici le futur des textes et de leur champ d’application qui est ici visé : or, de par la nature des choses, il est plutôt rare que la configuration des faits soit telle que leur qualification serait simplement réitérable telle quelle dans tous les cas d’espèce et qu’on puisse donc faire abstraction de leur idiosyncrasie. Les situations d’application qui pourront se présenter sont le plus souvent imprévisibles ; d’ailleurs, on peut constater souvent que plus les faits sont décrits normativement de manière précise, pour permettre la réitération de leur qualification, plus le risque est grand que des configurations imprévues aient échappé à l’attention de l’auteur de la norme. Même, d’ailleurs, des textes qui, dans leur syntaxe et leur lexique, sont apparemment clairs, peuvent se révéler, dans des configurations imprévues, comme requérant une interprétation : la nécessité d’interpréter se révèle dans la phase de l’application.
Ces constatations sont bien connues. Entre ce qui est pensé — la norme — dans le moment de l’écriture du texte et dans celui de sa lecture, lecture de celui qui a à l’appliquer, il peut y avoir coïncidence — le texte écrit, qui peut être dit originaire, est clair ; mais la situation ordinaire est celle d’une distance, que le lecteur doit combler pour résoudre le cas qui lui est soumis, et il le fait en formulant un nouveau texte, qui sera dit second, dont le référent est le même que celui du texte originaire et qui constitue un savoir nouveau sur la norme. Mais il est clair que ce savoir doit pouvoir s’inscrire dans le programme normatif du texte originaire, ce qui garantit l’identité du référent entre les deux moments de l’écriture et de toute lecture ultérieure.
La clarté, affirmée ou perçue comme un idéal, relève donc d’une illusion à laquelle on ne croit plus guère : elle provient de l’oblitération de de ce qu’il y a toujours de créateur dans l’acte de lecture. Toute lecture est un travail de production de savoir, et on sait que cela vaut même pour considérer que le texte originaire présente un sens clair : la clarté d’un texte est le résultat de l’argumentation qui vise à la démontrer. En effet, puisqu’il faut passer par les mots du texte, ceux-ci n’ont pas d’autre statut que d’être des signes qu’il faut lire. Or on sait, grâce à l’herméneutique, que chaque lecteur projette dans sa lecture son monde mental et culturel — son historicité — avec lequel il donne sens au texte qu’il lit. Mais, comme il s’agit, en droit, d’un texte normatif, ce lecteur reste lié à ses dénotations et connotations de même qu’à sa rhétorique et ses figures de style, lesquelles sont autant d’indices qui lui permettent d’argumenter le bien-fondé de sa lecture.
Cette illusion est celle d’un législateur qui, s’il voulait bien se donner la peine de rédiger avec soin, pourrait formuler un texte parfait. Il n’y a d’ailleurs aucune raison de souhaiter que cette utopie devienne réalité. Un monde où tout le concret des existences humaines pourrait être régi par simple déduction à partir de notions abstraites serait une simple mécanique.
On voit donc que le texte n’est sacré que dans une mythologie légaliste — et cela même s’il est clair : un cas concret peut révéler une insuffisance, par exemple s’il dit que « les véhicules automobiles sont interdits d’accès dans le parc », qu’en sera-t-il lorsque les services d’une ambulance seront nécessaires ? Et s’il n’est pas sacré, c’est parce qu’il n’incorpore que la formulation d’une parole dont les significations sont non seulement tributaires de la sémantique de la langue utilisée, mais aussi d’erreurs — inconscientes —, ainsi que de l’histoire qui a entouré son élaboration.
2.3.2. L’interprétation
Alors, qu’est-ce qu’interpréter ? Quel cheminement l’interprétation suit-elle ? On peut l’analyser en trois étapes.
La première consiste à diagnostiquer l’insuffisance du savoir exprimée dans l’assertion législative (son texte). La deuxième sera d’en tirer les conséquences. Celles-ci pourront être irrémédiables et mener soit à l’inapplicabilité de la norme, soit même à sa nullité si l’instance compétente pour l’appliquer l’est également pour prononcer cette sanction (une telle conjonction de compétences est à vrai dire rare). Ces cas se trouvent dans les cas où l’insuffisance est telle qu’elle affecte la validité de la norme — par exemple l’insuffisance de sa densité normative au regard du principe de la base légale, Mais, normalement, l’instance compétente pourra remédier à l’insuffisance, soit en adoptant des normes secondaires (par exemple pour les notions juridiques indéterminées, en énumérant les critères topiques et en posant ceux de leur pondération (ainsi pour les « sites dignes de protection » ou pour la notion de « forêt »), soit en complétant le texte (ainsi pour l’accès des automobiles au parc, en précisant « sauf pour les véhicules du service public »), soit enfin en interprétant le terme impropre ou ambigu par une formulation plus précise (ainsi « Suisses de sexe masculin », ou « doivent être considérés comme “chiens” les animaux qui présentent un danger pour le trafic et la sécurité des usagers »).
Il faut toutefois préciser que ces compléments normatifs ne prennent effet juridique que pour l’instance qui les a émis — à quoi s’ajoute, mais sans la lier, la continuité de la jurisprudence qui pourra être rendue par la suite. Ils n’en sont pas moins des textes normatifs, puisqu’ils servent à dire la norme particulière sur la base de laquelle le jugement dans le cas d’espèce va être rendu.
2.3.3. L’application
On appelle application l’acte de mise en œuvre de la norme et dont la validité se mesure par rapport à celle-ci en même temps qu’à l’ordre juridique dont cette norme se réclame. Plus précisément, toute application doit être conforme aux normes dont l’auteur a, dans le système juridique, un rang supérieur à celui de l’auteur de la décision d’application. Cette condition étant respectée, il peut être dit intégré à l’ordre juridique. Cette intégration, qui constitue une validation, est l’analogue de la preuve de l’exactitude d’une assertion scientifique — mais l’analogue seulement, car rares sont les cas où une telle preuve peut être apportée incontestablement.
En effet, rapportée aux idiosyncrasies de chaque cas d’application de la même norme, l’application doit se référer à son texte et au programme normatif que l’interprétation en a dégagé. Or leur substance n’a pas toujours la même densité : celle-ci varie selon les possibilités de précision que la langue offre à l’auteur de la norme, et les modalités d’intégration vont varier de manière correspondante. On peut distinguer deux extrêmes : la conformité et la compatibilité. Il y a une exigence de conformité lorsque la densité normative est à ce point élevée qu’elle ne donne pas lieu à interprétation et ne laisse pas non plus de choix à l’application. Il y a une simple exigence de compatibilité lorsque plusieurs possibilités sont ouvertes entre lesquelles l’interprétation ou l’application doivent choisir. Il est rarissime qu’un tel choix porte sur des alternatives toutes compatibles ; peut-être même le seul exemple est-il celui de la grâce. En général, se trouvent combinées conformité et compatibilité. L’interprétation de la norme fournit alors un cadre, plus moins large : le respect de ce cadre relève de l’examen de la conformité, le choix à l’intérieur relève de la compatibilité ; c’est ce cadre que nous appelons programme normatif.
Plus le cadre du programme est large, plus nombreuses seront les possibilités de choix a priori compatibles : c’est à ce point que se situent les questions d’application. En d’autres mots, et pour se référer au schéma du syllogisme judiciaire, alors que la majeure concerne l’interprétation de la norme, l’application pose la question de la justification de la mineure. Ainsi, par exemple, lorsque la norme se réfère à la notion de « circonstances personnelles » des justiciables, le cadre peut en exclure l’état de sa fortune : c’est un problème d’interprétation. Mais déterminer si, dans la situation d’un cas d’espèce, se trouve une « circonstance personnelle » dont il faut tenir compte relève de l’établissement de la mineure. Pour prendre un autre exemple : la définition de ce qu’il faut entendre par « causer » dans la norme régissant la responsabilité civile est une question d’interprétation ; savoir s’il y a eu faute dans le cas concret relève de l’application.
Mais il importe de préciser ici que la délimitation interprétative du cadre peut aussi porter sur des notions à moindre densité normative — ainsi le champ de la liberté personnelle s’est-il étendu avec les innovations technologiques contemporaines. Interprétation et application se confondent alors.
Lorsqu’une autorité interprète ou applique une notion à moindre densité normative, elle émet une norme qui a force de loi, mais seulement dans l’étendue de ses attributions. D’une part, elle va fonder juridiquement sa décision ; de l’autre, elle servira de base aux jurisprudences futures, dans l’argumentation desquelles elle entrera — mais ce n’est là qu’un effet matériel, dû à la prédominance de l’usage de la répétition référentielle dans les raisonnements juridiques.
3. Les textes non normatifs
3.1. La « science du droit »
Une première catégorie de textes non normatifs est celle des assertions juridiques proposant une lecture des textes normatifs : ils les interprètent soit simplement en répétant leur contenu sous une autre forme (une paraphrase ; par exemple dans un but pédagogique d’éclaircissement ou d’orientation de la pratique sur la portée ou l’évolution de la jurisprudence), soit en mettant en avant la possibilité d’une autre interprétation de la norme (d’une autre lecture que celle du texte normatif interprété) que celle à laquelle a procédé une autorité dans sa propre formulation.
Ils n’émanent donc pas d’une autorité et ne jouissent d’aucune impérativité institutionnelle. Mais, du point de vue de leur substance, ils ne sont pas d’une autre nature que les textes normatifs : ils sont la formulation textuelle d’une norme. Cette formulation repose sur une argumentation qui, du point de vue de leur auteur, rendrait épistémiquement mieux compte de la norme. Ils revendiquent donc une impérativité épistémique : leur assertion manifeste un savoir. Peu importe qu’il ne soit que la prétention d’un savoir meilleur ; il a la même référence — la norme — que celle d’un texte normatif et les mêmes critères de validité épistémique. Peu importe, au moment de la formulation de ces assertions et du point de vue de leur nature de texte juridique, que le savoir qu’elles affirment soit erroné : en effet, une fois émises, elles vont entrer le monde juridique — comme dans une arène — de telle manière que, précisément, leur validité épistémologique soit argumentée et discutée pour être admise ou au contraire rejetée. Si leur admission est le fait d’une autorité dotée d’une compétence institutionnelle, elles changeront alors, non pas dans la nature de leur substance, mais dans leur portée : la même substance deviendra celle d’un texte normatif.
De tels textes émanent de la doctrine— en allemand, de la Rechtswissenschaft, de la science du droit. Ils commentent, suivent, intègrent, tendent à orienter la jurisprudence. Ils travaillent la substance du droit, pour la réaffirmer ou pour l’orienter. Qu’ils soient dépourvus d’impérativité institutionnelle ne change rien à la nature de ce travail sur le plan de l’épistémie : elle est la même que lorsqu’un juge élabore la norme particulière appliquant une norme générale, reprenant une jurisprudence antérieure ou en inaugurant une nouvelle.
La doctrine comprend une seconde catégorie de textes non normatifs, qui est comme la continuation ou l’élargissement de la précédente. Ce sont ceux qui organisent et synthétisent des ensembles normatifs (droit des contrats, de la responsabilité, par exemple), les mettent en rapport les uns avec les autres (ainsi les droits fondamentaux et le régime des usages des biens publics), définissent les concepts centraux (droit de la personne, concept de l’acte administratif). Ces textes, lorsqu’ils sont écrits, ce sont principalement les traités, manuels, monographies. Mais peut-être le plus important est l’enseignement dans les facultés de droit : c’est là qu’on apprend le droit, non pas par la lecture des seuls textes normatifs (il suffirait de savoir lire pour devenir juriste !), mais par la présentation d’ensembles organisés et structurés des textes normatifs, légaux et jurisprudentiels, s’accompagnant de celle d’éventuelles controverses doctrinales.
La doctrine peut être descriptive (critique ou non) du droit positif (les textes normatifs en vigueur) ou dogmatique (analysant pour eux-mêmes les concepts juridiques). Ces deux approches sont complémentaires, l’une s’appuyant fréquemment sur l’autre. Ainsi, l’analyse d’abord purement dogmatique des droits fondamentaux comme donnant droit à des prestations positives de l’État a conduit à en élargir la portée au-delà de la conception classique d’un simple droit à une abstention de l’État ; ou celle de la portée des actes de puissance publique a permis d’élaborer le concept d’acte administratif matériel pour faire à celui-ci une place dans le contentieux administratif.
3.2. La doctrine comme source du droit ?
L’importance de la doctrine est souvent niée parce qu’elle n’est pas impérative — elle n’aurait pas qualité de source du droit. Ce rejet est impliqué par un a priori, définissant le droit comme un ensemble de normes — un a priori, parce qu’il occulte les questions liées à la constitution et au fonctionnement de cet ensemble comme système organisé qu’il faut observer avant toute définition qui en serait postulée. S’y ajoute le fait que le stade de l’application du droit est le plus souvent négligé par la théorie. Autrement dit, le droit est conçu comme un édifice dont, en le visitant, on ne verrait pas tout le travail qui l’aménage et l’organise pour le rendre utile — le travail des juristes.
Or lorsqu’un juriste interprète ou applique une norme, il se sert de tout ce qu’il a appris du droit en général ; il ne se contente pas de ce qu’il peut savoir sur la norme, dans la mesure où sa vision est imprégnée de tout ce qu’il sait en tant que juriste. Il y a un univers mental de référence qui codétermine toute lecture juridique d’une norme ; cet univers est organisé, systématisé dans l’esprit de tout juriste, dont il est le bien commun, pour ne pas dire un langage préformé, qui leur permet de communiquer en se faisant comprendre — qui en fait une communauté définie par un même univers intellectuel.
L’a priori auquel il a été fait allusion se retrouve dans le concept de source du droit. Mais il faut ici s’interroger sur ce concept : qu’est-ce qu’une source ?
On connaît les discussions doctrinales sur l’appartenance ou non de la doctrine aux sources du droit. Certes, elle ne l’est pas si on définit le droit comme l’ensemble des normes dites juridiques — et cette thèse est dominante. Cependant, comme toute métaphore, celle des sources est ambiguë. Pour vérifier sa pertinence, on va la filer en la prenant au pied de la lettre. Une source est le point d’origine d’un cours d’eau — par exemple un fleuve. Ce fleuve va grossir de tous ses affluents jusqu’à son embouchure. Mais que signifie alors « droit » dans la métaphore ? Si on introduit la dimension temporelle, le droit — c’est-à-dire la norme — est le fleuve, et non pas l’eau qui surgit à la source. « Source » désigne dès lors seulement le moment où le texte normatif qui est à l’origine de la norme est émis — « surgit » dans son historicité —, et cela seulement. Ensuite, la norme va s’augmenter de tous les apports, institutionnels (ainsi la jurisprudence) et épistémiques (la doctrine), qui vont progressivement enrichir la compréhension de la norme — le savoir de plus en plus différencié que la communauté juridique en a.
En ce sens, jurisprudence et doctrine sont aussi des sources du droit, non son origine, mais en quelque sorte, si on continue avec la même métaphore, en suivant, en révélant, voire en découvrant les lignes constituant le bassin hydrographique des normes créées à la source du texte normatif ; ou, plutôt, elles dessinent et redessinent de manière permanente la carte de ce bassin. La jurisprudence a notamment à veiller à ce qu’elle décide s’y intègre ; la doctrine redessine la carte chaque fois qu’il lui paraît qu’une innovation en modifie les tracés, les pourtours, les axes. Ces deux sources « disent » donc bien un savoir — qu’elles manifestent dans leur cartographie.
Certes, ces deux sources se distinguent : ce que celle-là émet est au bénéfice d’une impérativité institutionnelle (la force de chose jugée), attachée à sa compétence de décision, alors que celle-ci ne peut prétendre qu’à une impérativité épistémique. Mais, comme on va le voir, compétence institutionnelle et expertise épistémique se combinent, dans la mesure où la seconde peut conditionner la première. Mais ce qu’elles ont de commun est que le savoir lui-même n’est pas celui d’individus, mais l’œuvre d’une communauté — un savoir impersonnel, qui ne repose pas sur une autorité mais doit se justifier dans le cadre constant d’un échange communicationnel d’arguments.
3.3. Le métatexte
3.3.1. Le métatexte comme langage juridique
Les textes normatifs contiennent deux types de notions. Le premier est celui des notions juridiques matérielles : elles renvoient à des référents extérieurs à l’ordre juridique (forêt, beauté, animal, etc.), bien que, insérées dans un texte normatif, elles puissent y prendre un sens plus spécifique, plus large ou plus étroit que dans le langage courant.
Le second type est celui des notions juridiques formelles : elles désignent des concepts propres à l’ordre juridique, bien que le terme juridique, employé dans le langage courant, puisse prendre un sens autre (par exemple, contrat, forclusion, péremption, prescription, etc.). Les notions de ce second type servent à définir le statut, ou le régime que les normes prévoient pour les premières. Exemple : « il faut une autorisation pour défricher une parcelle en nature de forêt », « le délai de péremption de la créance est de dix ans » (par contraste, dans le langage courant, « le père a donné à sa fille l’autorisation de sortir jusqu’à 22 heures », ou « tel aliment est périmé à telle date »).
La sémanticité des secondes ressemble à celle des premières, en ce sens que, pour les unes comme pour les autres, le mot qui est utilisé existe dans le langage en dehors de son utilisation concrète dans une parole. Chaque mot de la langue a une encyclopédie, qui résulte, diachroniquement, de son histoire et, synchroniquement, de toutes les dénotations et connotations de ses emplois actuels. Par rapport aux textes juridiques qui l’emploient, cette encyclopédie constitue un métatexte : en quelque sorte la mémoire, actuelle et passée, que, de manière sous-jacente, voire inconsciente, l’ordre juridique véhicule.
Quant à elles, les notions matérielles exigent en outre, pour devenir normatives, une connaissance du terrain dans lequel les effets normatifs se déploieront — terrain qui n’est pas celui du droit, mais ceux de la finance, de la biologie, de l’urbanisme (pour prendre des exemples hétéroclites) : leur métatexte n’est pas juridique.
3.3.2. La fonction du métatexte comme composante du système juridique
Il en va autrement des notions juridiques formelles. Leur métatexte fait partie intégrante du droit. La notion utilisée dans un texte normatif comme un de ses termes existe déjà dans le langage juridique comme concept indépendamment de son utilisation concrète dans ce texte. Le contrat, par exemple, n’est pas né comme notion juridique lorsque le codificateur a légiféré sur l’institution contractuelle, il n’a pas inventé non plus toutes les règles qui en définissent le régime : bien au contraire, il a puisé dans ce qu’il savait déjà de l’institution contractuelle, choisissant le cas échéant la solution qui lui paraissait la plus adéquate parmi celles qui se présentaient à lui — par exemple, pour le contrat de vente, entre le transfert des risques au moment de la conclusion du contrat, à celui du payement du prix ou à celui du transfert de la possession de la chose vendue. En d’autres mots, pour concevoir la norme, il exploite ce qu’il sait déjà.
Le métatexte permet aussi de repérer toutes les conséquences juridiques des choix que fait le législateur : ainsi lorsqu’il doit se décider, s’agissant de réglementer une relation entre un établissement public et ses usagers, entre un rapport contractuel ou unilatéral.
Le métatexte inclut de même des principes d’organisation : ainsi les catégories du droit public et du droit privé avec leurs critères de distinction. Il inclut enfin des cheminements argumentatifs : ainsi le canon des méthodes d’interprétation.
Le métatexte est ainsi une accumulation collective de savoirs, à laquelle les juristes se réfèrent lorsqu’ils conçoivent des normes, lorsqu’ils construisent une argumentation, lorsqu’ils décortiquent un problème, lorsqu’ils lui imaginent une solution.
Ces savoirs se sont constitués au cours des temps, essentiellement à partir du droit romain, mais aussi partiellement avec l’apport des droits germaniques. Élaborés, retenus ou rejetés, classés, triés, développés par la jurisprudence et la doctrine, ils permettent de penser le droit, c’est-à-dire d’y réfléchir et de le réfléchir dans ses évolutions et dans celles que les contextes sociaux, culturels, idéologiques, économiques, environnementaux, etc., en exigent.
Certes, ces savoirs n’ont aucune portée normative, et le législateur peut toujours s’en écarter — par exemple en prévoyant qu’un délai de prescription ne peut être ni prolongé ni suspendu mais qu’à son échéance subsiste une obligation naturelle ou que la compensation reste possible. Mais une telle innovation va entrer dans le métatexte, modalisant ainsi le savoir antérieur sur le concept de prescription.
3.4. Les textes laïcs
3.4.1. La pratique juridique laïque
Pour être complet, il ne faudrait pas oublier une troisième catégorie de textes : celle de la pratique des sujets de droit, qui ne sont pas des juristes mais dont les comportements sont visés par le droit ou qui sont considérés par eux comme visés par le droit : ils considèrent par exemple que l’accord qu’ils ont passé est un contrat et qu’ils créent ainsi des droits et des obligations réciproques. Ce savoir peut être implicite — le voleur sait qu’il vole, les parties à un accord pensent qu’elles passent un contrat. Cette pratique est celle qu’on peut appeler infradroit. Peu importe alors que ce savoir soit erroné — il sera invalidé le cas échéant par le juge, qui seul a la compétence de dire ce qui est de droit ; cette compétence exclusive est une manifestation de l’autoréférentialité.
L’invalidation de ce savoir peut jouer au détriment de celui qui le prétend. Si tel est le cas, l’ordre juridique se réfère au principe selon lequel nul n’est censé ignorer le droit : ce principe, à laquelle il n’est guère fait exception que dans le droit pénal (« l’erreur de droit » postule que tous les sujets de droit (n’)ont (qu’à avoir) un savoir suffisant quant aux normes en vigueur et qu’ils doivent se comporter de manière conforme à ce savoir). Tout savoir laïc qui se révèle comme non intégré à l’ordre juridique est donc disqualifié comme étant non pertinent. En d’autres mots, le savoir juridique — contrairement aux autres savoirs — est un monopole des juristes ; les laïcs en sont en quelque sorte dépossédés. En vérité, il ne saurait en aller autrement. Cette centralisation est nécessaire car elle seule peut faire obstacle à une subjectivisation absolue de la qualification des rapports sociaux.
Néanmoins, il peut arriver que la pratique puisse se répercuter sur l’ordre juridique. Il en est ainsi dans les cas d’obsolescence d’une norme — elle n’est plus appliquée pendant longtemps — à vrai dire, cela est rarissime. Une pratique peut aussi se développer qui, sans être juridiquement réglée, est intégrable à l’ordre juridique : ainsi le contrat de leasing a d’abord été une pratique avant de faire l’objet d’une législation. Mais dans tous les cas, cette intégrabilité doit être constatée par une autorité pour être juridiquement effective.
3.4.2. Les savoirs sociaux
Le droit est d’un côté un système normatif clos : autopoïétique, il définit lui-même ce qui lui appartient. Mais, de l’autre, il reste ouvert à la référence à des savoirs sociaux de toute nature, qu’il importe dans la mesure où ses propres savoirs ne lui permettent pas à eux seuls de résoudre le problème qui lui est soumis. Cette importation les transmute en savoirs juridiques, normativement pertinents.
Comme on le verra, cette transmutation est rendue possible chaque fois que la norme juridique présente une texture ouverte — des notions juridiques générales indéterminée — qui requiert l’adoption de normes particulières dont le contenu spécifique n‘est pas a priori défini par la sémantique du droit lui-même. C’est ainsi qu’une communication de savoirs entre la société et le système juridique peut être assurée ; et c’est le législateur qui décide de l’opportunité de créer de tels espaces ouverts dans les normes qu’il adopte, lorsqu’il considère que pareille communication est appropriée. Cette ouverture cognitive présuppose qu’elle n’existe que là où le tissu normatif la ménage : dans la compétence macropolitique normative du législateur et dans celles, micropolitique, qui s’ouvrent dans les phases de l’application. En d’autres mots, la fermeture est la règle, car c’est elle qui permet l’autoréférentialité du système et, donc, sa distinction d’avec son environnement. Et l’apport extérieur une fois accueilli — transmuté —, l’ouverture se referme : il devient juridique.
Ces savoirs sont de toute nature. Expériences et pratiques sociales, codes ou usages professionnels, expertises techniques ou scientifiques, voire simplement le bon sens commun — autrement dit l’expérience générale de la vie — peuvent ainsi être appelés à devenir normes juridiques particulières lorsque l’ordre juridique y renvoie expressément ou lorsqu’il renonce à spécifier lui-même entièrement ou exhaustivement le contenu normatif que son application requiert — la notion de faute dans le droit de la responsabilité, ou celle de règles de l’art, par exemple.
De telles reprises de savoirs sociaux permet au droit de rester en communication avec la collectivité. Il est donc important que, suivant les domaines, les normes ménagent en leur sein un espace suffisant pour les accueillir dans les opérations d’interprétation ou d’application, de manière à créer les passerelles utiles entre droit étatique et société civile, entre savoir juridique et savoir social.
Les théories du pluralisme juridique vont plus loin : elles affirment que constitue aussi du droit des formes de régulation sociale indépendantes du droit étatique : à la limite, il est question de panjuridisme. Ce n’est pas ce dont il est question ici, où il s’agit seulement de mettre en évidence que le droit est apte à accueillir d’autres savoirs que juridiques. Parmi ces savoirs, on compte toutes sortes de règles ou d’ensemble de règles qui sont adoptées ou respectées de manière autonome par des organisations sociales et leurs membres. Le phénomène normatif n’est donc pas monopolisé par le droit ; il faudrait par conséquent le désigner comme pan-normativité plutôt que comme panjuridisme, si, du moins, on considère le droit comme un système spécifique dans sa constitution social-historique, avec une organisation particulière de la normativité.
4. De la validité
4.1. La validité
Une norme est institutionnellement valide dès qu’elle a été créée comme telle par l’adoption du texte qui la formule ; l’émission de ce texte a dès lors un effet performatif. L’ordre juridique pose les normes de compétence et de procédure dans le respect desquelles le texte doit être émis pour avoir pour effet de créer une norme, respect qui en conditionne la validité.
Ces normes de compétence et de procédure — normes secondaires, ou habilitantes — n’ont pas une autre nature ni un autre statut que les normes de comportement (normes primaires). Comme pour celles-ci, leur texte incorpore un savoir et elles peuvent elles aussi devoir être sanctionnées comme invalides si elles ne respectent pas les conditions auxquelles elles peuvent être émises.
Mais la validité est tout autant conditionnée par le respect des normes matérielles émises par une autorité supérieure : la norme n’est épistémiquement valable que si son intégration est également assurée de ce point de vue.
Il faut donc s’arrêter sur les mécanismes d’invalidation. Lorsqu’une autorité émet un texte normatif, elle considère implicitement que non seulement elle est institutionnellement compétente, mais aussi que la norme qu’elle crée en même temps est intégrée dans l’ordre juridique : le savoir qu’elle a de sa norme correspond à celui qu’elle a des normes de compétence et de procédure qui la régissent et à celui qu’elle a de l’ordre juridique matériel auquel elle est soumise. Les mécanismes d’invalidation vont donc porter sur la vérification de ces savoirs.
4.2. Validation et invalidation
4.2.1 Le savoir du droit et le savoir sur le droit
Le savoir juridique : un savoir sur les normes, dont le critère de « vérité » est l’intégration dans l’ordre juridique, laquelle conditionne sa validité épistémique — intégration constatée institutionnellement pour les textes normatifs, intégration épistémiquement postulée dans les textes non normatifs. Pour utiliser ce qui n’est que partiellement une métaphore, dans le savoir juridique, le droit réfléchit et se réfléchit. En tant qu’il s’y réfléchit, le savoir juridique se confond avec son objet, puisque cet objet n’est connaissable que dans les formulations des textes qui manifestent ce savoir. Mais en tant qu’il réfléchit sur les textes pour en dégager un savoir valide sur les normes, il prend provisoirement le droit comme objet — c’est-à-dire le temps de sa réflexion. D’où la nature complexe de l’ordre juridique, en même temps sujet et objet de la connaissance. D’où aussi le critère de sa « vérité » du savoir : non pas son exactitude, c’est-à-dire comme reproduction formalisée de son objet, mais son intégration à cet objet — laquelle peut être la conformité (dans le cas des notions juridiques déterminées), mais, le plus souvent, ce sera la compatibilité, une compatibilité raisonnablement argumentée, avec le programme normatif dont la notion indéterminée fournit le cadre.
On retrouve d’ailleurs ainsi dans cette autoréflexion/autoréflection une variation sur le thème de l’autoréférentialité. L’intégration sert à confirmer l’interprétation nouvelle de la notion indéterminée ; mais, en même temps, elle affirme l’actualité innovante de cette notion à l’intérieur même de la stabilité de la norme qu’elle applique. En d’autres mots, elle se valide dans l’instant où elle renouvelle la validité de la notion à laquelle elle se réfère et par là même, de fil en aiguille, de l’ordre juridique à qui cette norme doit elle-même sa validité, dans son ensemble.
4.2.2. Institutionnel et épistémique
La validité d’une norme n’est pas entièrement garantie de par sa seule qualité de norme : il y a toujours moyen de la contester.
Il faut ici distinguer entre deux formes, liées aux deux formes d’impérativité — l’épistémique et l’institutionnelle. Tout d’abord, l’argumentation, quel qu’en soit l’auteur — législateur, juge, doctrine — qui a conduit à constater ou à reconnaître la validité peut être critiquée quant à sa rationalité, c’est-à-dire à son intégration dans l’ordre juridique : c’est ici la validation qu’on appellera épistémique. Sa portée est purement matérielle, en ce sens qu’elle entrera dans le champ — l’arène — de la libre discussion juridique, soit entre les auteurs de doctrine, soit par un juge dans une procédure ultérieure. Mais le résultat de cette discussion n’aura pas d’effet sur la portée normative, c’est-à-dire sur l’intégration effective dans l’ordre juridique de la norme dont elle discute la rationalité — celle-ci restera en vigueur.
Et elle le restera tant qu’une autorité dotée d’une compétence d’invalidation n’aura pas constaté le défaut d’impérativité épistémique de la norme et aura en conséquence prononcé son invalidité et dès lors son absence d’impérativité institutionnelle. Il est clair que l’argumentation qui l’aura conduite à ce résultat pourra alors être contestée sur le plan épistémique — elle entrera dans le champ de la libre discussion — ou sur le plan institutionnel par une autorité — ce qui aura pour effet de faire rentrer dans l’ordre juridique la norme invalidée par l’instance précédente.
Le savoir juridique circule ainsi à l’intérieur du système juridique pour être discuté et, institutionnellement, soit validé soit, le cas échéant, invalidé pour être remplacé par un autre savoir. Cette circulation assure une dynamique à l’intérieur du système juridique et, par effet de chaîne, de l’ordre juridique comme ensemble normatif.
4.3. Les sanctions de l’invalidité
L’invalidité épistémique tient à un vice dans l’argumentation. Toute argumentation est dans sa nature contestable, dans la mesure où la densité normative ouvre la possibilité de deux ou plusieurs solutions ; néanmoins, elle doit par principe être objective — elle doit pouvoir être partagée par n’importe lequel de ses lecteurs et, par conséquent, être indépendante de la subjectivité de son auteur ; cela dans la mesure du possible, car il reste toujours un espace micropolitique où, puisqu’il y a un choix à faire, cette subjectivité jouera un rôle. La conclusion à laquelle elle aboutit ne sera donc pas nécessaire, mais de nature à emporter l’adhésion par sa force de persuasion. N’importe quel lecteur : cela signifie qu’elle s’adresse à un ensemble de destinataires potentiels qu’on appellera un auditoire universel. Et la contre-argumentation est à son tour contestable dans sa nature. On entre donc dans un circuit communicationnel qui, en tant que tel, ne connaît pas de fin.
Mais le système juridique ne peut se satisfaire d’une telle situation. Lorsqu’un litige est porté devant un juge, celui-ci doit trancher : sous peine de déni de justice, il est soumis à une contrainte de réponse aux questions dont il est saisi. Et son jugement (ou l’arrêt rendu par une instance de recours) sera doté d’une impérativité institutionnelle, et cela quelle que soit sa validité épistémique. De même, si un projet de loi est contesté dans son rapport avec une norme supérieure (constitution ou droit international), le législateur tranchera en l’adoptant ou non, implicitement — par son acte même — ou explicitement.
L’argumentation qui a motivé le jugement ou celle dont le législateur s’est inspiré entreront cependant dans le circuit communicationnel de l’auditoire universel. D’où son importance et la nécessité de s’arrêter sur le travail de production de savoirs en quoi elle consiste.
Quant à la sanction institutionnelle elle-même, telle que prononcée par une autorité, on distingue souvent entre nullité et annulabilité : un acte nul est censé être et avoir été inexistant juridiquement dès son origine, ce qui n’est pas le cas d’un acte simplement annulable, qui n’est privé d’effet juridique que dès le moment où cette sanction est prononcée. Mais, de toute manière, cette inexistence ne prend effet que lorsqu’elle est constatée par une autorité compétente.
Reste la problématique des rapports entre deux normes contradictoires — il faut plutôt dire : entre deux textes normatifs contradictoires. Il faut ici distinguer entre impérativités épistémique et institutionnelle. Sur le plan épistémique, cela ne devrait pas être : l’ordre juridique postule sa cohérence interne. Mais cela ne relève pas du fait (un « Sein »), mais constitue une exigence (un « Sollen ») : la contradiction va donc subsister, créant une incertitude, tant que, dans l’exercice de ses compétences et selon les règles procédurales qui la régissent, une autorité ne l’aura pas levée : soit par une interprétation coordonnant les deux normes par une modification adaptatrice de l’un ou l’autre de ces deux textes, soit en invalidant l’un ou l’autre, ce qui invalidera la norme correspondante.
5. Le travail d’argumentation comme processus de légitimation
5.1. La place de l’argumentation
Dans leur pratique, les juristes ne se contentent pas de citer des textes de loi pour affirmer le bon droit de la cause qu’ils défendent ou de la solution qu’ils veulent justifier — qu’il s’agisse en premier lieu des juges ou en second lieu des auteurs de doctrine, des avocats, des conseillers juridiques. Les uns écrivent des motivations, les autres des commentaires, des mémoires ; mais ils argumentent tous pour démontrer que ce qu’ils soutiennent est la meilleure intégration à l’ordre juridique. Ils visent à établir un savoir en recourant aux savoirs qu’ils possèdent déjà. Cette visée est la même pour tous : tous argumentent dans le même but — il n’y a donc, épistémiquement, aucune différence entre les modalités de leurs savoirs. La distinction entre les deux catégories tient uniquement — mais c’est évidemment fondamental — dans l’impérativité institutionnelle qui s’attache aux assertions des juges, qui deviennent des normes de par cette impérativité.
La pratique argumentative est le quotidien de l’activité des juristes et fait donc partie intégrante de ce que nous appelons le phénomène juridique. Il importe dès lors de lui faire place dans la théorie du droit.
Quand faut-il argumenter ? L’argumentation tend à lever une incertitude qui empêche de considérer que, pour trancher une question juridique, une — et une seule — solution est envisageable et s’impose donc d’emblée, sans qu’il soit nécessaire de la justifier autrement que par la simple référence au texte normatif déterminant. L’argumentation n’est donc pas nécessaire pour les notions juridiques déterminées, sauf lorsqu’elles doivent être interprétées parce qu’il règne une incertitude sur leur sens — incertitude qui peut naître même si le texte normatif a une clarté dans sa lecture littérale — par exemple, s’il s’agit de savoir si un terme peut être lu comme étant épicène — c’est souvent un cas concret d’application qui fait alors surgir l’incertitude. Mais la situation de très loin la plus fréquente est celle des notions indéterminées — par exemple la notion de « faute » ou celle de « causalité adéquate » dans le droit de la responsabilité civile.
L’argumentation est une construction qui utilise une série d’indices pour les réunir en un ensemble qui peut être considéré comme cohérent en lui-même et en même temps avec l’ordre juridique. En logique, un tel schéma est celui de l’abduction, laquelle consiste à retenir comme la plus vraisemblable l’hypothèse la plus cohérente au vu des indices disponibles. Ces indices sont le produit de savoirs partiels. Ce sont en première ligne des savoirs juridiques — par exemple tirés de jurisprudences antérieures concernant des cas plus ou moins analogues ou de connaissances métatextuelles (ainsi le canon des critères de distinction entre droit public et droit privé).
Il n’est cependant pas exclu — et même le plus souvent nécessaire — de recourir à des savoirs non juridiques : tel est le cas lorsque, pour déterminer s’il y a faute, il s’agit de se référer à des règles professionnelles, aux « règles de l’art » ou à un code de déontologie. De tels emprunts ne se font cependant pas tels quels : leur pertinence est examinée et, au besoin, ils sont adaptés autant qu’il est nécessaire pour qu’ils puissent être juridicisés, c’est-à-dire accueillis dans l’ordre juridique ; le savoir extérieur est alors transmuté, comme une sorte d’alchimie, en une rationalité juridique fondant la norme particulière qui va justifier la solution.
L’argumentation légitimante entre donc dans le savoir juridique comme rationalité de l’interprétation d’une norme générale ou de l’élaboration d’une norme particulière : elle fait proprement partie de la norme, la soutenant comme la fondation d’un édifice. C’est d’ailleurs pourquoi, quand un juge procède dans un acte d’application à un revirement de jurisprudence en adoptant une norme particulière d’un autre contenu, il doit établir que la précédente argumentation n’était pas convaincante, donc montrer un autre savoir ; il en va de même lorsqu’il modifie l’interprétation donnée antérieurement à un texte normatif — ce qui a pour effet, on le note en passant, que le contenu de la norme va changer sans que son texte ne change.
5.2. L’auditoire universel
L’argumentation a deux catégories de destinataires. La première groupe tous ceux à qui est destinée la norme argumentée. En sont membres les justiciables dont cette norme affecte les intérêts ou la situation, les parties au litige que le juge tranche en faveur de l’une ou de l’autre, la personne ayant sollicité d’un expert un avis de droit pour savoir quel comportement serait conforme au droit : ce groupe est moins intéressé par l’argumentation que par la norme elle-même sur laquelle ils doivent se régler.
Le second groupe est celui qui est appelé ici l’auditoire universel et qui, en réalité, est fictif, si important qu’il soit : c’est un personnage fantasmé par tout juriste, qui, en vérité, s’adresse à lui plus qu’aux membres du premier groupe. Peut-être le terme d’archilecteur serait-il plus parlant : il désignerait comme le surmoi de tout juriste qui, lorsqu’il dit ou écrit un texte juridique, soumet celui-ci à l’épreuve de sa lecture. Une telle fonction est impliquée par la dépersonnalisation de l’ordre juridique, qui doit être postulée pour garantir qu’il existe en soi et pour soi, indépendamment de toute subjectivité qui en déterminerait la consistance. C’est l’approbation de cet auditoire ou de cet archilecteur qui est visée par toute argumentation juridique : c’est donc en fonction de cette visée qu’elle doit être élaborée puis dite. Mais on ne s’attendra pas à ce qu’elle soit atteinte, puisque son destinataire est fictif. bien plus : épistémiquement, il restera toujours une incertitude, mais, si l’argumentation émane d’un juge, elle sera réduite du fait de la tendance à la répétition des jurisprudences antérieures.
S’il s’agit aussi de persuader le destinataire du premier groupe à qui elle est adressée du bien-fondé de la solution à laquelle elle aboutit, l’argumentation vise avant tout l’auditoire universel — le premier groupe est de toute manière lié par l’impérativité institutionnelle dont jouit le juge auteur de l’argumentation. L’enjeu est de démontrer que la solution argumentée est celle qui s’intègre plus que toute autre à l’ordre juridique puisque, selon son auteur, elle peut convaincre l’auditoire universel représentatif de l’ensemble normatif, qui, quelque fictif qu’il soit, est le lecteur le plus objectif qu’on puisse imaginer ; et même, c’est parce qu’il est fictif qu’il peut être universel : l’argumentation doit être telle qu’elle est de nature à convaincre n’importe quel lecteur, même si son auteur sait qu’il restera toujours des lecteurs qui n’en seront pas persuadés.
L’argumentation doit donc mettre en œuvre un savoir juridique pertinent, pour se mettre au bénéfice d’une impérativité épistémique suffisante pour pouvoir revendiquer une impérativité normative. Mais il est clair qu’elle ne jouira de celle-ci que si elle émane d’une autorité jouissant d’une compétence institutionnelle ou si, à la requête de son auteur, elle est consacrée par une telle autorité.
Encore faut-il que ces argumentations soient connues. C’est pourquoi en premier lieu l’obligation d’écrire les motivations a dû s’imposer, puis celle de les publier.
Concrètement, la fonction d’auditoire universel est évidemment d’abord assurée par la doctrine, commentant, critiquant, synthétisant, développant la jurisprudence. Mais, au-delà du monde des juristes, c’est la société elle-même qui est visée : il faut que l’argumentation établisse l’acceptabilité sociale de la solution à laquelle elle aboutit. Par-là, il faut entendre non seulement les valeurs dominantes, mais aussi la valeur du droit lui-même comme modalité normative de la société — y compris lorsqu’il s’agit de justifier que dura lex sed lex. C’est en quoi la publicité de la justice est un principe fondamental : celle des audiences et de la lecture des jugements, parfois même des délibérations.
L’important n’est donc pas tellement que l’écriture juridique parvienne effectivement à des destinataires, mais surtout qu’elle soit conçue, pensée, élaborée dans la perspective qu’elle sera lue parce que généralement accessible ; cela signifie, plus largement, que, si elle est lue, elle sera propre à être acceptée soit dans le concret du chemin qu’elle a suivi dans le cas d’espèce, soit dans le principe abstrait de constituer une argumentation recevable même si elle peut être contestée dans le cas d’espèce. Peu importe à cet égard que le nombre de lecteurs soit réduit : ce qui est essentiel, c’est que l’argumentation soit conçue comme si ce nombre était la société dans son ensemble.
5.3. Herméneutique et méthodologie
Le problème se pose de savoir si une méthodologie peut exister qui garantisse l’exactitude de l’interprétation ou de l’application de la norme dont il recherche le sens par la lecture du texte normatif qui l’a créée. Une réponse négative s’impose, ne serait-ce qu’à cause de la distance qui sépare l’acte de l’écriture de celui de la lecture. Un rappel de l’herméneutique suffira ici. Écrire un texte, c’est entreprendre de faire comprendre ce dont il traite. Adoptant un texte normatif, l’auteur lit le texte qu’il écrit, et décide que, dans la formulation qu’il choisit, ses futurs lecteurs comprendront ce qu’il a voulu donner à comprendre. La position du législateur n’est nullement différente de celle de n’importe quel auteur. Sa qualité de créateur de la norme laisse cependant penser qu’il sait mieux que quiconque ce que signifie ce qu’il veut créer. C’est donc par la médiation du texte que doit passer la compréhension des lecteurs ultérieurs. De ce point de vue, la formulation littérale est un passage obligé, mais qui peut se révéler insuffisant : rien ne permet au lecteur d’être assuré qu’il y a une correspondance exacte entre la formulation du texte normatif et la norme que son adoption a créée et que cette formulation a pour but de faire comprendre. Rien ne lui permet non plus d’être assuré que sa lecture, faite à partir de son propre univers, corresponde à ce que l’auteur du texte a écrit. Rien enfin ne peut l’empêcher de penser que, si le créateur de la norme avait écrit son texte aujourd’hui, il aurait donné à celle-ci la même formulation qu’à son époque. De là la conséquence : toute lecture est par essence incertaine, de même qu’aucune écriture ne peut préjuger de ce qui va être compris de ce qu’elle veut donner à comprendre ; il en découle aussi que l’incertitude pèse aussi bien sur l’écriture, passée, que sur la lecture, présente.
Car le but de la lecture juridique est de lever l’incertitude, c’est-à-dire découvrir le sens de la norme tel qu’il permette de donner une solution à la question posée par le cas d’espèce, dans la position du lecteur au moment de sa lecture, compte tenu de celle de l’auteur au moment de son écriture.
Mais il y a plus. Si la situation du lecteur lui pose un problème, c’est qu’elle présente une nouveauté spécifique qu’il ne peut absorber par simple lecture du texte normatif et qui lui impose en conséquence une autre lecture, qui ne peut être que créative. Et il ne peut donc exister une méthode qui permette de transformer l’innovation, à laquelle il peut être contraint de procéder pour résoudre la question qu’il doit trancher, en une simple répétition d’un sens existant a priori. Il doit prendre une décision — la décision n’est pas déjà prise par le texte qu’il lit — et cette situation présuppose par définition une certaine liberté.
On peut donc soupçonner que les tentatives de définir une méthodologie ont pour visée de limiter cette liberté, en tout cas de l’occulter, au moins dans une certaine mesure ; peut-être aussi le but inavoué pourrait être de recouvrir du manteau de Noé la dimension micropolitique de la mise en œuvre du droit. Si tel est le cas, on oublierait que cette liberté résulte soit de l’indétermination sémantique du langage employé — ce qui la rend inévitable —, soit de la finalité d’une faible densité normative — permettant à dessein de moduler l’application en fonction des circonstances concrètes. La méthodologie doit donc la respecter : elle ne peut donner que des indications, des lignes directrices, et dessiner seulement la structure du programme normatif pertinent pour le cas d’espèce. Ce seront les indices grâce auxquels l’argumentation sera conduite, examinant les différentes possibilités que leur combinaison permet d’imaginer et évaluant leur force de persuasion respectif — on retrouve ici la logique de l’abduction.
C’est dire que le problème n’est pas tant méthodologique qu’institutionnel et épistémique. Institutionnel d’abord : le juge est soumis à la loi, donc le sens qu’il va donner à son innovation doit être en rapport raisonnable avec l’acte d’adoption de la norme — ce qui lui donne une plus grande marge de liberté que s’il devait respecter littéralement son texte. Épistémique ensuite : que cette relation soit raisonnable signifie d’abord que l’argumentation et la norme à laquelle elle aboutit soit intégrable dans la rationalité générale de l’ordre juridique, mais aussi, cumulativement, qu’elle soit recevable pour tout lecteur — l’auditoire universel — et cela même s’il n’en est pas persuadé — et, au-delà, de la société elle-même.
Raisonnable, intégrable, recevable : ce ne sont pas des nécessités, mais des qualités. Cela signifie que, quelles qu’elles soient, leur mise en œuvre laissera toujours subsister une incertitude. C’est en cela que le droit est vivant (on pardonnera la métaphore) — dans l’ouverture permanente de ses savoirs aux aléas que traversent les rapports sociaux. En irait-il autrement qu’il serait emprisonné en lui-même et que, du même coup, il emprisonnerait la société.
6. Conclusion
6.1. Le droit comme miroir de lui-même
Les textes juridiques se définissent par leur objet : ils visent une norme ou un ensemble de normes dont ils considèrent que, épistémiquement, ils l’expriment au mieux ou qu’ils y sont intégrés au mieux. Ils relèvent de la dimension du penser.
Certains de ces textes ont une portée particulière, reposant sur la compétence institutionnelle de leur auteur : ils créent la norme par le texte même qu’ils écrivent et qui, dans le même moment, la décrit. Mais ce moment inclut deux actes de nature différente : l’un est créateur et relève du faire, l’autre reproduit par l’écriture ce qui est en train d’être fait et relève donc du penser. Ce second acte a donc la nature de tout texte juridique.
Quelle que soit leur catégorie, les textes juridiques ont donc le même référent, qui est la norme qu’ils visent ; et ils ont la même visée, soit établir que ce qu’ils disent — leur jurisdiction — est celle qui dit le mieux le contenu de la norme ou que la norme telle qu’ils la disent s’intègre au mieux dans l’ordre juridique dont elle relève. Or la norme comme l’ordre juridique lui-même ne sont connaissables que par les textes qui les disent. Ce n’est pas ressusciter ici le mythe platonicien de la caverne : les textes ne sont pas les ombres des normes, puisqu’ils les créent, et que, si elles n’étaient pas dites par eux, non seulement elles ne seraient pas connaissables mais elles n’existeraient même pas — ou plutôt elles n’existeraient pas en dehors de la connaissance que les textes en donnent.
Quel est alors le statut ontologique de la norme ? C’est celui d’une idée — relevant de l’univers de l’idéalité en tant que produit de l’imaginaire social, comme on l’a dit. Cette idée ne peut être que collective, puisqu’elle doit être normative pour l’ensemble de la société. Mais, pour pouvoir être collective, elle requiert une identité qui permette d’être assuré qu’en s’y référant, on parle de la même norme. Cette identité est constituée par le texte normatif dont l’adoption a eu comme effet performatif de créer cette norme : en se référant au texte, on se réfère en même temps à la norme. Il faut donc passer par le texte pour formuler quelque assertion que ce soit au sujet de la norme : celui-ci sert en quelque sorte de filtre pour toute communication relative à celle-là.
Il y aura donc autoréférentialité entre les savoirs fournis par les textes et leur objet. L’intégration d’un savoir — c’est-à-dire de la définition qu’il donne de la norme — dans l’ordre juridique ne peut se mesurer qu’à la connaissance des autres savoirs de cet ordre juridique. Autrement dit, les savoirs juridiques se mesurent à eux-mêmes, et c’est ce qui mérite bien le nom d’intégration.
Mais alors le droit est ce qui est dit qu’il est, institutionnellement et impérativement (mais toujours potentiellement sujet à revirement) dans les textes normatifs, et de même dans les textes non normatifs, mais alors descriptivement ou potentiellement dans la mesure où, selon la persuasivité de leur force épistémique, ils seront repris institutionnellement comme textes normatifs.
Ce niveau de jurisdiction dédouble celui des normes elles-mêmes, qui est son référent. Mais il ne faut pas oublier que la jurisdiction peut modifier, par l’adoption d’un texte normatif, le référent. De même, rien ne garantit qu’elle en rende effectivement compte. La coïncidence entre les deux niveaux est simplement postulée, jusqu’à ce qu’une autorité la pose dans l’exercice de ses compétences ; mais même dans une telle situation, la distance entre l’assertion et son référent subsiste, elle est simplement en quelque sorte escamotée — mise sous le tapis de la force institutionnelle.
Il en ressort que le savoir juridique est toujours imprégné par l’incertitude résultant de cette distance. C’est pourquoi l’impérativité institutionnelle est là, pour y mettre fin, car la société demande au droit des solutions stables ; mais elle aussi requiert d’être argumentée — et, donc, épistémiquement, l’incertitude n’a pas de fin, précisément parce que les référents ne sont accessibles que dans la formulation des textes qui les disent : par conséquent, ces textes se renvoient les uns aux autres pour dire ce qu’il y a à dire sur les normes qui sont l’objet de leurs assertions mais qui ne peuvent être connues que par ces textes.
Ce n’est pas succomber à la théorie réaliste pour laquelle le droit n’est que ce que le juge dit qu’il est. Car, dans un État de droit — et c’est de son droit qu’on fait la théorie —, toute juridiction est soumise à l’exigence générale de rationalité. Si la théorie (dite !) réaliste reflétait effectivement la réalité des opérations juridiques, il en résulterait non seulement que ce que le juge dit serait le droit, mais en même temps, logiquement, qu’il serait à l’abri de toute critique juridique. Mais, quelle que soit son impérativité institutionnelle, dans la pratique juridique comme dans le fondement de l’idéologie politique de l’État de droit, ce qu’il dit n’est épistémiquement valable que si la norme qu’il pose se justifie par une argumentation montrant qu’elle est la plus cohérente avec les normes — ou plutôt avec leurs textes — auxquelles elle est soumise dans l’organisation hiérarchique de l’ordre juridique. La rationalité exposée institutionnellement — et rédigée à l‘intention d’un auditoire universel — va entrer dans un circuit communicationnel de savoirs où elle pourra être contestée par d’autres constructions argumentatives. Soit dit en passant — bien que ce soit fondamental — on voit à ce point combien la garantie de la libre communication des idées est indispensable à la dynamique juridique entreprise entre les deux impérativités : dans la plénitude de ses potentialités, l’ordre juridique est un corollaire de la structure politique de l’État de droit.
On voit aussi comment le droit oscille dans son essence entre stabilité (et répétition) et innovation (et adaptation). Dans la théorie de l’information, la répétition — plus précisément la redondance — a pour fonction de garantir la consistance et la continuité du système, soit son opérabilité — en maîtrisant le désordre potentiel d’éparpillements incontrôlables d’informations. Mais l’imprévisibilité des applications requiert l’ouverture du système à des informations non répétitives. L’incertitude oblige à l’innovation et l’intégration assure la stabilité. Cette oscillation entre répétition et adaptation est le fruit des deux distances que nous avons repérées : la norme, dans sa nécessaire textualité, les comprend en elle-même. Qu’il s’agisse de décisions d’interprétation ou d’application, l’identité du référent garantit la stabilité de la norme malgré les mouvements et variations de lecture ; mais le renouvellement des lectures s’inscrit dans la double distance qui est inhérente à logique textuelle de la norme et qui permet à celle-ci de demeurer toujours contemporaine.
6.2. Autonomie du droit et dépendance du politique
Mais c’est au prix d’une circularité qui l’autonomise, puisque ce qu’il dit n’est justifié que par l’ensemble de ce qu’il a déjà dit : il ne rend compte qu’à lui-même, autrement dit, il est autoréférentiel. Il vise à garantir ainsi que l’exercice du pouvoir — dans la mesure où des normes juridiques le régissent — soit objectivable, c’est-à-dire indépendant de la volonté subjective de son titulaire.
Cependant, la construction de l’ordre juridique dans un État de droit n’en est que la structure formelle. Elle ne dit rien quant à la substance des normes qui vont y être intégrées : c’est l’affaire de décisions des institutions politiques. Ce sont en premier lieu, dans la dimension macropolitique, le parlement et le gouvernement dans les domaines inscrits à leur agenda et avec des choix de contenu limités par l’opinion publique ou par les groupes de pression : il appartient à la science politique d’analyser ces processus et le système d’acteurs. En second lieu, il s’agit de la micropolitique des juges, moins spectaculaire, lorsque leurs décisions remplissent les espaces vides que la densité normative laisse à leur initiative : ils le font en absorbant dans les normes des savoirs non juridiques — techniques, déontologiques, idéologiques, qui, par là même, prennent la fonction de normes juridiques. Ici, la psychologie judiciaire peut démonter de telles opérations.
On voit combien le reproche fait au droit de faire obstacle à des réformes souhaitées pour porter remède à des situations de fait malheureuses (particulièrement écologiques) confond deux responsabilités : celle liée au contenu du droit, dépendant des choix faits par les autorités politiques, et celle liée à l’organisation des structures du système juridique qui mettent ceux-ci en œuvre. Ce sont ces autorités (y compris les juges dans leur micropolitique) qui ouvrent l’univers du droit à ce qu’elles ont décidé, univers qui donc se voit imposer ce qu’il a à dire : il n’est pas légitimé à savoir autre chose que ce que l’univers ainsi créé lui permet de savoir. C’est seulement par ce circuit complexe que la société civile peut se faire entendre dans le droit : une démocratie médiatisée.
Pierre Moor
Professeur honoraire de l’Université de Lausanne (Suisse), docteur honoris causa de l’Université de Bâle, auteur d’un traité de droit administratif en trois tomes, plusieurs fois réédité, et de quatre ouvrages de théorie du droit : Pour une théorie micropolitique du droit (2005), Dynamique du système juridique (2010), Perméabilités du système juridique (2016) et Le travail du droit (2021).