Ce texte propose de contribuer à l’introduction du problème des rapports entre normativité et légitimité en examinant un objet spécifique : le droit du travail. Il s’agit plus précisément d’examiner les normes du droit du travail en France, et leurs dynamiques de légitimation, du point de vue de la philosophie sociale. Cette méthode de philosophie politique commence par examiner des recherches empiriques dans le domaine des sciences humaines et sociales (ici la théorie juridique, l’histoire, la sociologie du droit du travail) pour ensuite effectuer un travail épistémologique de clarification des concepts et normes immanents au droit du travail (et à son explication) ; puis un travail critique d’évaluation, d’une part des divers discours normatifs qui en jugent les évolutions récentes ou prescrivent des transformations souhaitables pour son avenir, et d’autre part des institutions qui prétendent réaliser ces normes ; enfin un travail reconstructif consistant à examiner les normes immanentes des pratiques de transformation sociale pour faire émerger des propositions de transformation institutionnelle. En même temps que des réflexions sur les processus de justification – en théorie et en pratique – de la normativité et de la légitimité du droit, il s’agit donc ici de présenter une démarche de philosophie sociale du droit centrée sur le droit du travail, en forme de bilan d’étapes de recherches relevant de la philosophie sociale du travail et de la philosophie sociale du droit.

On propose de procéder ici en trois temps (qui ne correspondent pas directement au parcours des étapes précédemment mentionnées, mais les relient aux parties de ce dossier – penser la norme, justifier la norme, ordonner la norme) : un bref cadrage conceptuel au sujet des normes du travail ; un examen plus développé des problèmes épistémologiques liés à l’analyse des normes du droit du travail (principalement en France, mais en posant la perspective d’une saisie comparative au niveau européen) ; puis quelques arguments critiques et reconstructifs au sujet des rapports entre normativité et légitimité du droit du travail.

I. Les normes du travail

En philosophie, on entend le terme de norme tantôt au sens large (et le plus courant) des discours et procédures qui règlent un objet ou un domaine d’activité, tantôt au sens plus restreint (et plus technique) d’un type de de règle caractérisé par sa dimension tacite et incitative. Ainsi, les normes du travail seront ici considérées soit comme l’ensemble des prescriptions explicites qui portent sur le travail, soit comme un régime de normativité implicite contribuant à définir l’extension même de la catégorie de travail (et donc qui est « un travailleur »). Une autre distinction importe également : les normes du travail peuvent être examinées sous un double aspect, celui des différents régimes de normativité qui régissent l’activité du travail et celui des incidences normatives des formes contemporaines du procès, de l’organisation et de la division du travail pour d’autres domaines de la vie sociale. Dans une perspective propédeutique, on s’en tiendra ici à deux questions, celle du point de vue de l’examen des normes ici proposé, et celle des différents régimes de normativité régissant le travail.

A. Quel point de vue sur les normes du travail ?

Qu’on les comprenne au sens large ou au sens restreint, les normes du travail sont toujours historiquement et socialement situées – ce qui implique entre autres choses que leurs analyses le soient également, et qu’il en soit rendu compte. Le point de vue ici adopté (et qui correspond à la méthode de la philosophie sociale) consiste à s’inscrire au sein des débats politiques du présent – qui ont suscité ces dernières années, dans le domaine des sciences humaines et sociales du travail, un nombre important de publications au sujet, notamment, des pathologies liées aux nouvelles formes d’organisation du travail, des « nouvelles frontières du travail » (liées notamment aux nouvelles pratiques économiques sur les plateformes en ligne ou à l’auto-entrepreneuriat), de la « responsabilité sociale des entreprises » et de la refonte juridique de l’entreprise, ainsi que des questions plus générales liées à la critique du néolibéralisme du point de vue de l’objectif de la citoyenneté au travail ou des attentes des travailleurs et des citoyens à l’égard du travail. C’est dans ce cadre qu’il faut placer le débat spécifique sur les normes du droit du travail et de ses réformes récentes : celui des conséquences de la financiarisation de l’économie et des entreprises, que les réformes récentes visent explicitement à accompagner, et implicitement à renforcer et instituer. Ce n’est que dans ce cadre qu’on peut comprendre, par exemple que, comme le résume Emmanuel Dockès à propos des évolutions de la législation du travail en France entre 2016 et 2020, « Le législateur s’attaque donc désormais “en même temps” aux dernières protections substantielles du droit du travail et aux éléments de démocratie ou de contre-pouvoir dans l’entreprise » (voir infra. III.A). Mais alors, pour saisir les évolutions des normes du droit du travail, il faut examiner préalablement les autres normes dont dépendent le travail.

B. Quatre régimes de normativité du travail

On peut distinguer quatre régimes de normativité qui concernent directement le travail, et contribuent à en définir le concept et à en déterminer la réalité : la normativité économique, qui l’aborde comme un échange de biens et de services soumis à des contrats spécifiques ; la normativité pratique, qui consiste en l’ensemble des règles hiérarchiques, déontiques et de métier, implicites ou explicites, qui régulent la coordination et la coopération dans l’entreprise ; la normativité sociale, qui concerne les attentes normatives des travailleurs et des citoyens à l’égard des fonctions sociales de leur activité ; et la normativité juridique, qui le considère comme l’activité subordonnée d’un travailleur, lui donnant droit à des protections dans l’entreprise (droit du travail) et dans l’ensemble des domaines de sa vie (droit de la protection sociale) .

Ces régimes de normativité sont le plus  souvent divergents, comme c’est le cas dans l’entreprise « modernisée » selon les principes de l’organisation néo-managériale du travail, dans la mesure où s’y développe souvent une contradiction entre d’une part les normes économiques de la gestion ou les « normes de qualité totale » (de type iso), le plus souvent défendues par le top management, et d’autre part des normes pratiques de la coopération, le plus souvent défendues par les travailleurs subalternes. Mais ils peuvent être également convergents, comme c’est le cas par exemple des normes pratiques de l’activité et de certaines notions juridiques telles que la « communauté de travail », qui s’appuie sur la recherche de « la réalité économique et sociale, sinon sociologique, de cette communauté de travail » et reconnaît l’existence de normes juridiques liées à l’effectuation d’une activité en commun.

II. Les normes du droit du travail

Quelles sont les normes fondamentales qui régissent la législation du travail ? Et comment interpréter les conflits normatifs entre les concepts tels que la subordination, la dépendance économique, la solidarité, la protection des salariés, de la négociation collective, mais aussi la compétitivité, les risques et la réussite économiques ainsi que la « flexibilité » tels qu’ils sous-tendent ou sont explicitement mis en jeu dans le droit du travail (et dans le droit de la protection sociale) ? On s’en tiendra ici à quelques remarques épistémologiques, concernant les normes du travail en France, puis dans une perspective européenne.

A. Les normes du droit du travail en France : définitions, histoire et problèmes

Envisageons les normes juridiques du travail en France. Rares sont les analyses sociologiques et juridiques, qui ont examiné rigoureusement la causalité réciproque entre les évolutions des normes du droit du travail et les transformations des autres normes du travail aujourd’hui. On défendra ici l’idée que, contrairement à la vision la plus courante des normes du droit du travail en France, ces dernières n’ont pas été conçues principalement comme une limitation de l’application des normes économiques du travail dans le capitalisme, mais plutôt comme une protection des normes pratiques des travailleurs. Autrement dit : ce n’est pas prioritairement l’exploitation mais l’aliénation des travailleurs que l’élaboration des normes du droit du travail depuis le xixe siècle vise à limiter.

On peut partir d’un examen critique des analyses d’Alain Supiot dans Critique du droit du travail. La logique du droit du travail français s’appuie, selon l’auteur, sur la disqualification de deux conceptions extrêmes du travail : celle qui le considère comme un bien, une chose négociable et aliénable, et celle qui le considère comme un élément indissociable de la personne. Dans son argumentation, Supiot insiste ainsi sur l’importance des revendications concernant le statut juridique du corps du travailleur dans la relation de travail, qui permet de sortir progressivement d’une définition patrimoniale du travail comme louage de service. C’est pourquoi « le lieu de conception du droit du travail » réside selon lui dans l’antinomie qui oppose les exigences respectives du contrat de travail et de l’intégrité physique du travailleur. Autrement dit, selon Supiot, le droit du travail a été construit d’abord comme une protection contre l’aliénation, au sens de l’instrumentalisation du corps des travailleurs.

Cependant, comme le montre le sociologue Claude Didry dans L’institution du travail, il convient de remettre en cause l’idée selon laquelle le rapport salarial aurait opposé, dès l’époque de l’émergence du droit du travail en France, deux groupes nettement distincts, la classe ouvrière et celle des patrons :

[l]a césure entre ouvriers et patrons se trouve également ébranlée par le constat d’un marchandage généralisé, c’est-à-dire une forme de sous-traitance en cascade dans laquelle des ouvriers engagent d’autres ouvriers, en associant également des membres de leur famille à la réalisation d’un ouvrage ou de pièces commandés par un négociant ou directeur d’usine.

La mise en lumière de cette « entr’exploitation ouvrière » au moment de l’émergence du droit du travail permet d’en saisir autrement la portée : ce n’est pas d’abord la subordination juridique qui constitue un progrès dans le Code du travail mais fondamentalement le fait que « le contrat de travail institue le travail comme activité spécifique d’un individu – le salarié lié à un employeur – qui entre ainsi dans la collectivité de ceux qui sont liés au même employeur » et donc engage en principe la « responsabilité du chef d’entreprise à l’égard de ses salariés découvrant, par le travail, leur entreprise ». En ce sens, le droit du travail vise à limiter l’aliénation en un deuxième sens, celui de la dépossession des travailleurs de la maîtrise de leur activité dans l’entreprise.

Dans cette perspective, selon laquelle – pour reprendre les termes de Nicos Poulantzas dans sa thèse Nature des choses et droit – les droits des travailleurs constituent une forme de « protection particulière de l’activité pratique par excellence de l’homme, le travail », le problème des rapports entre les normes juridiques et les normes économiques, mais aussi les normes pratiques et sociales et sociale du travail, peut être formulé de nouvelle manière, qui donne une priorité normative à l’analyse du travail réel (ou de ce qu’on appelle plus techniquement en philosophie le « travail vivant »). Plus encore, s’il est donc vrai que le droit du travail en France s’est construit aussi comme une limitation de la dépossession des travailleurs de la maîtrise de leur activité, alors l’une des questions politiques majeures en ce qui concerne le droit du travail dans les sociétés démocratiques aujourd’hui est celle des voies que pourrait prendre la transition juridique du principe de la limitation de l’aliénation vers celui de la citoyenneté au travail.

On voit ici que la controverse épistémologique, de même que ses implications politiques, dépend fondamentalement de conceptions différentes, voire contradictoires, de l’histoire de l’émergence du droit du travail. Le travail de l’historienne Claire Lemercier sur les conseils de prud’hommes au xixe siècle est ici éclairant, pour déconstruire l’image de relations de travail tout à fait dérégulées avant l’apparition du droit du travail à proprement parler. Ainsi, il existe bien au xixe siècle en France une sphère de négociations et de régulations au sujet du travail, qui peut conduire à la condamnation des patrons voire être préfigurateur d’un « droit ouvrier ». Le développement autour des années 1880 du « contrat de travail salarial » est ainsi lié à la réorganisation du travail en cours mais aussi, en large partie selon l’auteure, à une « transformation déterminante, qui a lieu en amont de celle de l’organisation du travail et du droit : celle des mobilisations collectives ouvrières ». Mais il s’agit aussi de déterminer de qui il s’agit de faire l’histoire, ou encore de pluraliser l’histoire de l’émergence du droit du travail, en prenant en compte l’ensemble de la réalité du travail aujourd’hui comme autrefois, et notamment celle des domestiques, travailleuses et travailleurs à domiciles, ouvrières, ouvriers et immigrés – qui ne sont pas véritablement prises en compte, par exemple, dans l’histoire sociale implicite au fondement de Critique du droit du travail.

B. Les normes du droit du travail en Europe : éléments pour une perspective comparative

Pour mener un travail de comparaison entre les normes du droit du travail en Europe, la méthode de la philosophie sociale prescrit, en guise de préalable, d’adjoindre à leur étude juridique l’analyse du cadre institutionnel que constitue l’Union européenne ainsi que des principales différences socio-économiques entre les pays membres, puis de mener une analyse épistémologique des différents fondements normatifs et une analyse critique des discours au sujet de leurs évolutions. Il ne saurait être question ici ne serait-ce que d’esquisser cette étude, mais on s’en tiendra à quelques remarques, d’ordre programmatique, au sujet, de la partie épistémologique et critique d’une telle perspective comparative, en considérant plus particulièrement les sources théoriques et des contextes socio-historiques des normes du droit du travail dans deux pays : la France et l’Allemagne.

En ce qui concerne la partie épistémologique, une première approche doit consister bien entendu d’abord, d’une part dans l’analyse des législations du travail de chacun des vingt-huit États-membres, en examinant notamment les différences de normes explicites et de régimes de normativité implicites concernant, par exemple, les formes du contrat de travail, de la protection des travailleurs, de la participation de leurs représentants ou des syndicats à la gouvernance de l’entreprise et à la négociation collective, de la hiérarchie entre les sources d’élaboration normative aux niveaux de l’entreprise, de la branche (et des convention collective) et de la législation nationale ainsi que de la jurisprudence. Et d’autre part, au sujet des réglementations européennes concernant les droits des travailleurs et des employeurs au sein de l’Union européenne, il convient d’examiner les élaborations normatives dans les textes de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ainsi que de la Charte sociale européenne, mais aussi dans les discours et pratiques du Comité européen des droits sociaux (chargé de mettre en œuvre la Charte Sociale européenne), du Centre européen d’expertise dans les domaines du droit du travail, de l’emploi et des politiques du marché du travail (créé en 2016), ainsi que dans les arrêtés remarquables de la Cour de Justice de l’Union Européenne et les textes d’orientation au sujet du droit du travail de la Commission Européenne (voir infra III.B).

Cependant, il faut aussi prendre en compte la manière dont les théories philosophiques, sociologiques et juridiques ont influencé les législations du travail respectives, en contribuant à formuler leurs fondements normatifs. Envisageons les exemples de la France et de l’Allemagne. À cet égard, il faut rappeler qu’en Allemagne, s’il existe comme en France plusieurs sources de l’élaboration juridique du droit du travail (la législation fédérale, les conventions collectives, les conventions d’entreprise et la jurisprudence), il n’existe pas de Code du travail à proprement parler : les normes de travail minimales sont établies dans des lois spécifiques portants sur différentes questions, qui peuvent être complétées par des ordonnances gouvernementales. Une autre différence remarquable est la présence dans la législation du travail allemande de la norme de la « co-gestion » (Mitbestimmung), principe de la démocratie allemande selon lequel tous ceux et toutes celles qui sont concernés par une décision doivent pouvoir y prendre part. La Mitbestimmung se décline d’une part dans la « co-gestion d’établissement » au niveau de chaque unité de production, qui prévoit la représentation des salariés au sein d’un conseil d’établissement qui dispose de droits de décision sur les questions dites sociales (par exemple les conditions de travail) ; et la «co-gestion d’entreprise», qui prévoit la représentation de salariés au sein d’un conseil de surveillance, dont la principale fonction est de valider les décisions du directoire (l’équivalent du comité de direction dans les sarl en France) concernant les questions de gouvernance et certaines questions économiques. En ce qui concerne ce types de différences, une perspective comparative doit donc comparer les sources théoriques distinctes des constructions législatives en France (par exemple le courant du solidarisme républicain, initié par Léon Bourgeois, mais développé de manière décisive par le philosophe et sociologue Célestin Bouglé, et dont l’un des membres, le juriste Paul Pic, est l’auteur d’un des premiers traités de droit du travail en France) et en Allemagne (en étudiant notamment les théories de la « Wirtschaftsdemokratie » à l’origine de la co-gestion, en particulier chez Fritz Naphtali). Ces préalables sont par exemple nécessaires pour questionner et comparer les ressources normatives présentes dans les législations française et allemande, en centrant l’analyse philosophique sur les notions de « solidarité » et de « participation » des salariés dans la normativité juridique du travail.

Ces remarques, qui ne peuvent rester ici que d’ordre programmatique dans le cadre d’un texte propédeutique, montrent l’ampleur du travail épistémologique nécessaire pour penser les normes du droit du travail, les ordonner et les justifier dans leurs contextes socio-historiques spécifiques. Reste alors à aborder la manière dont ces analyses permettent de saisir, du point de vue de la philosophie sociale, les dynamiques de légitimation du droit du travail.

III. Normativité, légitimité et pratiques sociales émancipatrices

Cette approche épistémologique des normes du droit du travail permet de préciser la question des rapports entre normativité et légitimité. Pour la philosophie sociale du droit, la légitimation du droit du travail ne réside pas dans une recherche de fondement théorique que ce dernier devrait réaliser (que ce soit l’exercice de la raison pratique universelle, la conception moderne de l’individu, ou même une ontologie sociale spécifique comme chez Poulantzas par exemple, voir supra) mais dans l’analyse des pratiques sociales émancipatrices pour lesquelles le droit du travail est une arme. Pour analyser le rapport entre normativité et légitimité du droit du travail, la philosophie sociale prescrit donc de commencer par analyser les pratiques de résistance et les luttes sociales qui ont historiquement conduit à l’émergence du droit du travail. On propose de présenter la manière dont Karl Marx – le premier des philosophes sociaux au sens où on l’entend ici – aborde la question de la légitimation du droit du travail, puis on indiquera la manière dont une telle approche permet d’aborder quelques-uns des enjeux contemporains de la transformation du droit du travail.

A. La légitimité des normes du droit du travail, selon Marx

On trouve dans le corpus des œuvres de Karl Marx (rédigées avec ou sans Friedrich Engels) trois types d’approches du droit du travail, qui sont à première vue mutuellement contradictoires. Le droit du travail peut ainsi être abordé soit (1) comme une partie du droit bourgeois, dont la rationalité juridique formelle est inséparable des rapports de production capitalistes et doit faire l’objet d’une critique radicale ; soit (2) comme une force de limitation du rapport salarial, exprimant les rapports de force dans la lutte des classes ; soit (3) comme un élément du processus de dépassement du mode de production capitaliste. Or chacune de ces positions fonde son argumentation au sujet de la légitimité du droit du travail (dont Marx pense ici non pas l’histoire passée, mais la genèse en cours, rappelons-le) sur des pratiques sociales spécifiques, dans la mesure où ces dernières contredisent, nécessitent ou impliquent une législation étatique du travail.

La première position relève de la critique matérialiste du droit bourgeois – qui s’amorce chez Marx dans sa série d’articles publiés en 1842 dans la Rheinische Zeitung au sujet de la loi sur les vols de bois adoptée le 17 juin 1821 par la Diète de Rhénanie, critiquée dans la mesure où l’universalité qui y est prétendument défendue soutient en réalité les intérêts particuliers des propriétaires et non l’intérêt universel des êtres humains. Or c’est au nom d’un autre droit, considéré comme plus universel, le « droit d’occupation », que Marx critique le droit de la propriété privée, et ses conséquences pour la reproduction des conditions d’existence des paysans pauvres. Comme le résume Mikhail Xifaras,

[P]our lui [Marx], le droit des paysans à ramasser des brindilles est lésé par la loi nouvelle qui est par conséquent injuste : nous sommes bien devant un problème de justification du droit positif, et les arguments de Marx peuvent être lus comme la recherche du point de vue à partir duquel il est légitime de fonder les droits (en l’occurrence ceux des paysans) et de juger la loi.

Autrement dit, c’est ici une pratique sociale spécifique, le ramassage de brindilles par les paysans à des fins de subsistance, qui fonde ici la critique du droit positif et la légitimité d’un droit alternatif. La loi ici critiquée relève certes du droit de la propriété, mais il concerne le travail, d’abord parce que selon Marx tous les « rapports juridiques » en réalité trouvent « leur racine dans les rapports matériels qui conditionnent la vie », et ensuite parce qu’en l’absence d’une législation défendant les droits des travailleurs, c’est le droit particulier de la propriété qui régit les conditions de travail.

La seconde position, qui devient toujours plus centrale sous la plume de Marx avant de culminer et se résumer dans le Capital, défend que le droit du travail constitue un champ spécifique de la lutte des classes entre les intérêts antagoniques des travailleurs et des capitalistes :

Il y a donc ici une antinomie, droit contre droit, l’un et l’autre portant le sceau de la loi de l’échange marchand. Entre des droits égaux, c’est la violence qui tranche. Et c’est ainsi que dans l’histoire de la production capitaliste, la réglementation de la journée de travail se présente comme la lutte pour les limites de la journée de travail. Lutte qui oppose le capitaliste global, c’est-à-dire la classe des capitalistes, et le travailleur global, ou la classe ouvrière.

Ici, la légitimité des normes du droit a deux fondements réels : la critique quotidienne des conditions de travail et les luttes ouvrières pour améliorer leurs conditions de travail. Ainsi, pour légitimer dans la théorie la législation limitant la journée de travail (légitimation qui fait l’objet de l’ensemble du chapitre VIII du premier livre du Capital), Marx s’appuie dans un premier temps sur « la voix du travailleur, qui s’était tue et perdue dans la tempête et le tumulte du procès de production ». Plus précisément, il traduit en termes d’aliénation et d’exploitation les arguments d’une déclaration des travailleurs du bâtiment de Londres rédigées au cours d’une grève en 1860–1861 qui oppose la norme pratique de leur santé à la norme économique du contrat de travail. Puis dans un deuxième temps, il légitime la « limitation légale de l’exploitation » en examinant la « lutte plusieurs fois séculaire » concernant la réglementation de la journée de travail ayant conduit aux législations successives sur les fabriques en Angleterre de 1833 à 1864 – et à la même époque les exemples de la France, des États-Unis et du mouvement ouvrier international –, concernant notamment le travail des enfants, des adolescents et des femmes, le travail du dimanche et de nuit ainsi que les conditions de travail. Marx examine ici les luttes ouvrières qui ont permis ces conquêtes, mais aussi les batailles juridiques et politiques autour de l’application du droit du travail. Autrement dit, ce sont les discours et expériences des travailleurs ainsi que les luttes sociales auxquels ces derniers conduisent qui légitiment et doivent donc fixer les normes du droit du travail.

La troisième position, enfin, considère une législation du travail qui serait capable non seulement de limiter, mais encore de contredire la logique de l’exploitation, et qui pourrait contribuer à une organisation socialiste de la production. Là encore, la légitimité d’un tel droit du travail ne peut être fondée que sur des pratiques sociales réelles. C’est ce que suggèrent Marx et Engels dans l’« Adresse inaugurale de l’association internationale des travailleurs » de 1864, en rapprochant la « lutte pour la restriction légale des heures de travail » et le développement du « mouvement coopératif et surtout des manufactures coopératives », toutes deux considérées comme « la victoire d’un principe », la victoire « de l’économie politique du travail sur l’économie politique du capital ». De même, dans la Critique du programme de Gotha, si Marx critique « l’idéologie juridique » du Programme du Parti Ouvrier Allemand de 1875, c’est précisément parce que ce dernier n’est pas assez ancré dans les pratiques ouvrières ; tandis que quand il légitime les propositions de législation du travail avancées dans les lignes conclusives du Programme de Gotha, c’est précisément dans la mesure où elles sont présentées comme des moyens « pour protéger la classe ouvrière du pouvoir du capital dans la société actuelle ». Enfin, dans Le Capital, c’est du point de vue du militantisme révolutionnaire que le droit du travail est légitimé. D’un côté « la législation sur les fabriques est devenue inévitable comme moyen de protection physique et morale de la classe ouvrière », mais d’un autre côté « elle généralise et accélère la transformation de procès de travail dispersés et minuscules en procès de travail combinés à une grande échelle, à une échelle sociale, donc la concentration du capital et l’hégémonie du régime de fabrique. C’est pourquoi le droit du travail doit lui-même être analysé dans le cadre des contradictions internes du mode de production capitaliste :

En même temps que les conditions matérielles et la combinaison sociale du procès de production elle [la généralisation de la législation sur les fabriques] porte à maturité les contradictions et les antagonismes de sa forme capitaliste, et donc à la fois les éléments constitutifs d’une nouvelle société et les moments du bouleversement de l’ancienne.

Ces formulations suggèrent que le droit du travail, y compris dans la forme limitée d’une simple protection physique et morale de travailleurs, constitue une des modalités du processus révolutionnaire conduisant vers une société post-capitaliste – processus qui en retour donne à la législation du travail sa légitimité non seulement sociale mais aussi proprement politique.

On voit que chacune de ces trois positions – dont le rapport pose des problèmes d’interprétation mais qui, appliqués à des objets concrets, ne sont pas nécessairement contradictoires – est légitimé par Marx de la même manière ; et qu’à chaque fois ce sont des pratiques sociales émancipatrices (la critique des conditions de travail, l’association ouvrière, la grève, les batailles politiques et juridiques, etc.) qui doivent fonder les normes du droit du travail.

B. Légitimer, délégitimer et relégitimer le droit du travail

1. La délégitimation du Code du travail

La vague successive de réformes néolibérales du droit du travail en France ces cinq dernières années a contribué à faire, à nouveau, de la législation du travail un enjeu de luttes sociales et de controverses théoriques. Dans certains cas, c’est l’objet même du Code du travail qui est remis en cause, comme le rappelle l’introduction de la Proposition de Code du travail du Groupe de Recherche pour un autre Code du travail :

Le droit du travail en est à un stade tel que nul ne peut le connaître, alors que chacun est tenu de le respecter. Face à cette situation choquante, certains projets visent à réduire, voire à éradiquer le droit du travail. Cette simplification par le feu, parfois envisagée, est plus effrayante encore que la complexité actuelle. Au cœur de l’épais volume se sachent quelques-unes des protections essentielles sans lesquelles les inégalités exploseraient, sans lesquelles l’entreprise serait laissée au despotisme du plus fort et sans lesquelles la santé et même la vie des personnes seraient directement menacées au travail.

Cependant, la nécessaire réaffirmation des principes qui ont historiquement présidé à la construction de la légitimité du droit du travail en France ne doit pas impliquer de sous-estimer l’ampleur de l’entreprise de délégitimation à laquelle le Code du travail doit aujourd’hui faire face. Il faut en effet replacer ce conflit normatif dans un cadre européen. L’intégration européenne et le droit communautaire ont remis en question et transformé les normes spécifiques des diverses législations nationales, et parfois c’est la légitimité même de ces normes juridiques qui est contestée, par exemple au sein des recommandations de la Commission qui justifie les « réformes structurelles » qu’elle préconise en termes de « best practices » plutôt que de principes et de droits. Pour aborder le problème de la re-légitimation du droit du travail, préalable à sa réforme ou sa refondation, il faut d’abord considérer à quelle forme de délégitimation elle est aujourd’hui confrontée.

Il faut rappeler premièrement, en ce qui concerne l’histoire de l’émergence du droit communautaire, que ce dernier s’est construit dans un souci d’œcuménisme visant à surmonter les grandes différences dans les cultures juridiques – ainsi les notions de travailleurs salariés, de contrat de travail ou de relations de travail ne sont, à dessein, pas définies. Il s’agissait d’unifier le marché du travail, et donc de permettre que le travailleur soit un opérateur économique concurrentiel dans l’ensemble du marché du travail européen. C’est donc non pas la subordination juridique mais l’idée d’échange économique (prestation de travail contre rémunération), permettant notamment la mobilité de la main d’œuvre et la concurrence entre entreprises, qui devient centrale.

Dans un ouvrage de 1995 intitulé Le droit du travail. Une technique réversible, Gérard Lyon-Caen résume ainsi les risques que la construction européenne faisait déjà alors peser sur le Code du travail français : au contraire d’une extension dans un droit social progressiste, une régression vers le droit commercial ; le « droit de la communauté européenne qui tend à instituer un marché unique soumis à des règles sévères tendant à faire respecter la libre concurrence, témoigne du même effet destructeur sur tel ou tel règle caractéristique des droits internes du travail ». Dans son analyse juridique, l’auteur alimente ainsi la critique politique qui connut ensuite un succès populaire en France lors de la campagne contre le Traité constitutionnel en 2005 : « les règles du grand marché viennent remettre en cause, non seulement la législation nationale du travail, mais même le droit unifié mis en place par l’oit, en vue d’assurer un minimum de protection dans tous les pays ». L’auteur anticipe ainsi la possibilité que la législation du travail française soit absorbée dans le droit de la concurrence, dont elle était initialement parvenue à s’extraire. C’est-ce que montre encore, vingt ans plus tard, Alain Supiot, au sujet de la technique juridique européenne qu’il désigne en termes d’« insertion d’un statut dans un contrat », soulignant que cette technique a contribué à l’extension d’une définition abstraite du travail qui efface du droit du travail ce qui pouvait, dans les législations nationales, relever de la protection de formes spécifiques de travail concret (pénibilité, risques, durée de travail, etc.).

Il faut rappeler deuxièmement que, depuis le milieu des années 2000, le droit du travail qui est devenu la cible principale du projet néolibéral européen : il s’agit de « Moderniser le droit du travail pour relever les défis du xxie siècle ». L’orientation générale du document découle de ce principe : « La modernisation du droit du travail est l’une des principales conditions d’une capacité d’adaptation des travailleurs et des entreprises qui produit des résultats ». Pour parvenir à une telle « flexicurité », ce document insiste particulièrement sur la nécessité d’« adapter le contrat de travail classique dans le but de favoriser une flexibilité accrue tant pour les travailleurs que pour les entreprises ». Il s’agit de généraliser et d’instituer les contrats de travail « non classiques » (contrats à durée déterminée et à temps partiel, contrats « zéro heure », contrats d’intérim, etc.) mais aussi d’harmoniser par le bas les contrats « classiques », et dans cette perspective « d’évaluer, et s’il y a lieu de revoir, le degré de flexibilité prévu dans les contrats standards en ce qui concerne les délais de préavis, les coûts et les procédures de licenciement individuel ou collectif, ou encore la définition du licenciement abusif ». Ces objectifs constituent le contexte de l’amputation du Code du travail par les « Lois Travail » en France, qui était du reste explicitement préconisée dans une « recommandation » du Conseil de la Commission européenne du 14 juillet 2015 : « la France devrait prendre des mesures résolues pour supprimer les seuils réglementaires prévus par le droit du travail et les réglementations comptables qui limitent la croissance de ses entreprises », afin de « réduire le coût du travail et améliorer les marges bénéficiaire des entreprises ». Ils constituent aussi les fondements d’arrêts récents de la Cour de justice des communautés européennes (cjce). C’est le cas par exemple des arrêts Viking et Laval-Vaxholm (condamnant l’action collective des travailleurs pour empêcher dans le premier cas une délocalisation et dans le second un « dumping social ») ainsi que Rüffert (déclarant non valide une loi obligeant les entreprises de travaux publics à appliquer la convention collective du secteur dans le cas de passage de marchés publics) en 2007 – arrêts de la cjce au travers desquels « la pérennité même de certains modèles sociaux, parmi les plus protecteurs pour les salariés, se trouve directement mise en cause ». Dans les termes de la section précédente, il s’agit d’une délégitimation et d’une remise en cause de ce qui, dans les droits du travail nationaux, constituaient des appuis non seulement à la limitation de l’exploitation économique, mais aussi à la participation concrète des travailleurs au fonctionnement de l’entreprise et à la vie économique.

2. Quelles pratiques sociales pour relégitimer le droit du travail aujourd’hui ?

C’est dans ce contexte de remise en cause globale des normes du droit du travail qu’on peut comprendre les réformes récentes en France, de même que les mobilisations sociales de grande ampleur qui s’y sont opposées – mais aussi le projet même de sa re-légitimation. À l’heure où la défense de la législation du travail doit s’opposer aux projets qui « visent à réduire le code à un texte minimaliste » et « à remplacer l’essentiel de la loi par la négociation collective d’entreprise », il faut sans doute, dans un geste théorique similaire à celui de Marx en son temps, réinterroger les fondements mêmes des normes du droit du travail : quelles sont les pratiques sociales qu’il s’agit, d’une part de limiter, d’autre part de favoriser ?

Le droit du travail en France s’est notamment construit, on l’a vu, contre l’aliénation au travail, au double sens de l’atteinte à la santé des travailleurs et de la dépossession de leur capacité de décider sur le travail. De ce point de vue, les enjeux de droit du travail les plus commentés récemment en Europe, tels que ceux de la requalification de contrats de prestation de service en contrat de travail des travailleurs de plateforme, notamment dans le domaine du « crowdworking » sur les plateformes de travail en ligne ou de l’activité des coursiers, ne doivent pas être compris seulement en termes de limite de l’exploitation, mais aussi de contre-pouvoir dans la relation salariale.

On peut s’appuyer ici sur l’argumentation de Garance Navarro-Ugé au sujet du travail des coursiers. L’auteure défend ainsi que pour légitimer des normes juridiques capables de s’opposer à « la tendance générale du législateur à promouvoir l’autonomie purement individuelle des travailleurs, entraînant un délitement du collectif dans le travail », ce ne sont pas d’abord les jurisprudences favorables aux salariés, et donc les ressources existantes du droit, mais aussi et d’abord les pratiques sociales des travailleurs et travailleuses eux-mêmes qui peuvent être mis en avant. Ainsi, l’activité des associations et coopératives de coursiers, qui ont émergé du mouvement de contestation des formes spécifiques d’aliénation concernant leur travail, constituent ce qu’on peut appeler des « pratiques normatives » pour une perspective d’amélioration ou de refondation du droit du travail – dans la mesure où

l’exemple des regroupements de coursier·ière·s à vélo montre la volonté pour les travailleur·euse·s d’obtenir une réelle protection sociale, une liberté dans le travail, un pouvoir collectif de détermination de ses conditions de travail ainsi qu’un désir d’émancipation des cadres étroits de l’auto-entreprenariat tels qu’ils existent en droit positif.

Sur la base de cette argumentation, l’auteure propose ainsi de réactualiser les arguments du juriste, philosophe et sociologue Georges Gurvitch au sujet de la refondation du droit du travail au sein d’un « droit social » capable de réduire l’abîme existant entre l’individualisme juridique du droit positif et les pratiques collectives majoritaires dans la réalité sociale. C’est ce type de démarche théorique que met en œuvre la philosophie sociale du droit : il s’agit, comme indiqué précédemment, de partir de l’expérience de pratiques de contestation ou d’émancipation pour proposer une re-légitimation, une réforme ou une refondation du droit positif.

En ce qui concerne « l’économie de plateforme », cette méthode de légitimation conduit, et au-delà de la référence à Gurvitch, à mettre en relief des normes différentes de celle qui sont habituellement prises en compte dans le débat public à ce sujet. Face à la dilution ou au contournement de la subordination hiérarchique par les entreprises de ce secteur d’activité, la jurisprudence s’est principalement appuyée sur le critère organisationnel, également utilisé pour requalifier des contrats dans des situations de sous-traitance à la chaîne : un contrat de travail doit exister lorsqu’il y a service organisé et détermination unilatérale des conditions d’organisation du travail par un donneur d’ordre. Il est possible également de chercher à réactualiser le critère de dépendance économique (abandonné dans les années 1930 au profit du critère de subordination hiérarchique) : ce sont l’état de faiblesse économique et l’exploitation des travailleurs sur les plateformes en ligne qui justifieraient l’intervention publique. Dans notre perspective, c’est donc un troisième critère qui est mis en avant, celui de la « capacité des travailleurs à participer au pouvoir économique », qu’on peut donc reconstruire à partir d’une analyse de pratiques sociales à portée normative (comme celles des associations et coopératives de coursiers), mais aussi à partir d’une lecture socio-historique – comme le propose Claude Didry dans « Du mot à la chose : le travail (dé)construit par le droit ? Du travail normatif à la normativité du travail », qu’il est utile ici de citer longuement :

Dans ce cadre, le droit du travail correspond d’abord à la reconnaissance d’une catégorie juridique nouvelle, le travail, avant que ne se pose la question de l’identification d’un contrat de travail à partir du critère de la subordination juridique. Cela se comprend aujourd’hui à travers le fait que la subordination juridique entre dans un faisceau d’indices, parmi lesquels prime l’existence d’une prestation personnelle de travail. Cela se comprend historiquement, en revenant à l’adoption d’un code du travail à partir de 1910, avant que la Cour de cassation ne consacre en 1931 le critère de la subordination juridique – contre celui de la « dépendance économique » privilégié par le législateur – pour établir l’existence d’un contrat de travail.

Sur cette base et en partant du constat d’une permanence de l’emploi stable, il convient de sortir des motivations officielles qui ont présidé à leur adoption pour voir en quoi les réformes récentes visent moins une flexibilité de l’emploi qu’un renforcement du pouvoir de l’employeur sur l’organisation du travail et de la négociation collective en privilégiant pour cela le niveau de l’entreprise sur celui de la branche.

Après être revenu sur l’affirmation théorique du travail comme fondement de la valeur d’échange et pierre angulaire de (contre) sociétés utopiques, nous envisagerons la manière dont le droit du travail se dégage contre le louage d’ouvrage. Cela nous permettra d’évaluer la portée des réformes actuelles qui, sans véritablement remettre en cause le droit du travail, portent atteinte à la capacité des travailleurs à participer au pouvoir économique.

Dans cette perspective – appuyée sur des travaux socio-historiques mentionnés précédemment et qu’on ne peut restituer ici plus en détail –, l’analyse des processus de légitimation du droit du travail conduit à réinterpréter les normes qui ont présidé à son émergence ; y compris contre leurs interprétations, inflexions et (contre-)réformes ultérieures. C’est une démarche similaire que met en œuvre Bernard Friot dans le même dossier, au sujet des rapports entre droit du travail et protection sociale en France, en montrant à partir d’une analyse des pratiques existantes de qualification personnelle et de subvention à l’investissement que celles-ci peuvent fonder des « droits économiques de la personne, tant au salaire qu’à la propriété de l’outil ». En un autre lieu et en une autre époque, cette démarche était également celle – commentée et étudiée pour notre part dans le cadre d’une recherche distincte, relevant de la philosophie sociale du travail – du juriste et philosophe Karl Korsch qui, sur la base à la fois des avancées du droit du travail dans la République de Weimar et de l’expérience des conseils ouvriers allemands en 1917 et 1918, proposait dans Arbeitsrecht für Betriebsräte une architecture de « droit des conseils ouvriers » devant réaliser le projet d’une démocratie industrielle. Dans chacun de ces exemples, la légitimité des normes juridiques est donc remise en cause ou reconstruite à partir d’expérimentations sociales émancipatrices – ce qui suppose un travail d’enquête sur la réalité sociale trop souvent négligée par la philosophie du droit.

La démarche de philosophie sociale du droit ici présentée, qui relie normativité et légitimité au moyen d’une enquête sur les pratiques sociales normatives, permet ainsi d’éviter à la fois l’enfermement réactionnaire d’une philosophie du droit qui n’oserait pas critiquer radicalement le cadre juridique et politique existant et l’enthousiasme utopiste d’une philosophie du droit qui ne prendrait pas en compte les causes et les raisons du droit positif. S’il est vrai que « le droit du travail est plus que jamais parcouru par des forces contradictoires, d’unification d’un côté, et de fragmentation de l’autre », alors il est plus que jamais nécessaire d’analyser les normes qui, émergeant de pratiques sociales nouvelles, pourraient guider un processus de renouvellement juridique et politique à la hauteur des enjeux du temps présent.

À cette tâche, qui associe étroitement la justification théorique à la perspective d’une transformation sociale, la philosophie sociale du droit peut contribuer, aux côtés de la science juridique, de l’histoire et de la sociologie notamment. On espère avoir participé, dans cet article, à faire connaître cette démarche, tout en éclairant en retour, dans cette perspective particulière, le problème plus général des rapports entre normativité et légitimité du droit.

Alexis Cukier

Université de Poitiers, Maître de conférences en philosophie morale et politique, Laboratoire de Métaphysique Allemande et Philosophie Pratique.