On connaît l’affirmation – (trop ?) fameuse – de la préface des Principes de la philosophie du droit, selon laquelle : « Ce qui est rationnel est effectif ; et ce qui est effectif est rationnel ». Conjuguée à l’inscription, dans le même ouvrage, du vers de Schiller : « die Weltgeschichte ist das Weltgericht » (qui annonce l’ultime section des Principes de la philosophie du droit, « L’histoire mondiale »), elle a fait l’objet d’interprétations diverses et n’a pas peu participé à nourrir les thèses d’un passéisme et d’un conservatisme hégéliens, ou du moins, les lectures de Hegel qui en font un chantre du fait accompli, défenseur de la position pour laquelle ce serait ultimement les faits qui donneraient la sanction de ce qui doit être. La conception hégélienne de l’histoire du monde comme « tribunal » conduirait à une pure approbation de ce qui est, le tribunal que serait l’histoire n’émettrait jamais que des jugements qui sont de simples enregistrements du fait, de la réussite, du « se-faire-valoir de la force » : des jugements qui ne font qu’entériner la pure et simple factualité. On en conclut que le « droit » dont parle Hegel ne serait jamais ainsi que, de manière larvée, un simple « droit du plus fort » avec toutes les apories et contradictions que contient cette idée. D’un point de vue général, une telle lecture repose cependant sur un malentendu quant à la nature et à la conception hégélienne de l’histoire et de la normativité dont elle est porteuse.

Plus particulièrement, s’agissant des Principes de la philosophie du droit, elle néglige que, par delà la critique du moralisme ainsi que la dénonciation du normativisme abstrait et du subjectivisme que Hegel décèle dans les formes modernes du jusnaturalisme, ils sont aussi le lieu d’un affrontement, ou du moins d’une distinction entre la conception philosophique et la conception positive et historiciste du droit. Or, celle-ci a précisément pour point nodal la conception de l’histoire dans son rapport à la factualité et la compréhension du type de rationalité dont le droit relève. Si la philosophie de l’histoire peut bien se présenter en effet comme la véritable théodicée, l’histoire du monde elle-même, telle qu’appréhendée philosophiquement, « n’est pas le simple tribunal de la puissance de l’esprit, c’est-à-dire la nécessité abstraite et dépourvue de raison d’un destin aveugle », mais il faut distinguer entre « justification véritable » et justification « historiographique» : à l’appréhension positive du droit, Hegel oppose que la « justification» d’un état de fait par des raisons historiques ne « justifie» en réalité rien du tout.

En confrontant la position hégélienne avec certaines des thèses de l’École historique du droit, cet article prétend montrer que s’il est vrai que le « droit philosophique » ou « droit rationnel » n’est pas, pour Hegel, sans lien avec l’histoire et à la positivité, dans le même temps, il ne peut être ni réduit à ni confondu avec tout ce qui se donne factuellement pour « droit » et déterminations juridiques. Par là, il s’agira de souligner que, pour Hegel, la juste position de la philosophie à l’égard du droit n’est ni celle du jusnaturalisme moderne, ni celle de son appréhension strictement positive, empirique et historiciste. En réalité, la détermination hégélienne du droit, telle qu’elle trouve source et appui dans sa conception de la raison et l’affirmation ontologique de la bijection du rationnel et de l’effectif, revient à récuser l’alternative entre « droit naturel » et histoire telle que la formule, de façon fameuse, Léo Strauss. Selon celle-ci en effet,

Rejeter le droit naturel revient à dire que tout droit est positif, autrement dit que le droit est déterminé exclusivement par les législateurs et les tribunaux des différents pays. Or il est évident qu’il est parfaitement sensé et parfois même nécessaire de parler de lois ou de décisions injustes. En passant de tels jugements, nous impliquons qu’il y a un étalon du juste et de l’injuste qui est indépendant du droit positif et qui lui est supérieur : un étalon grâce auquel nous sommes capables de juger le droit positif.

Or, s’il est vrai que Hegel récuse certains aspects du droit naturel, il ne nie pas pour autant qu’il y ait un étalon du juste et de l’injuste « autre » que le droit positif, un critère qui permet précisément de juger les déterminations juridiques en vigueur ici et maintenant. Ce qu’il conteste, c’est, d’une part, que la « nature » puisse constituer un tel critère et, d’autre part, que ce critère soit parfaitement « indépendant », voire opposé à ce qui est – sous peine d’ailleurs d’être inefficient comme critère ou au contraire d’être porteur, s’il sert effectivement de principes aux actions, de conséquences terrifiantes. Autrement dit, ce que Hegel récuse est qu’un principe et des déterminations abstraits puissent constituer l’aune à laquelle ce qui est – et le droit positif est – doit être jugé : Hegel rejette les formes abstraites de normativisme, ce qui ne signifie pas le rejet de tout normativisme.

Il s’agira d’abord d’examiner la détermination des grandes lignes de ce qu’est, pour Hegel, le « droit », c’est-à-dire ce dont la « science philosophique du droit » se veut être la saisie, dans sa double distinction d’avec le droit du droit naturel (moderne) d’une part et, d’autre part, d’avec le droit tel que le comprend et l’appréhende la « science juridique positive », dont les thèses de la jeune École historique du droit sont tenues par Hegel comme en livrant les traits fondamentaux. Si la conception hégélienne du droit peut paraître s’accorder avec l’appréhension empirique (et finalement historiciste) de la science juridique positive en affirmant la nécessaire positivité du droit et la liaison essentielle du droit à l’histoire, l’assignation de la forme légitime du droit positif comme le rôle et le statut que revêtent l’histoire et l’historicité pour l’une et l’autre conceptions témoignent de divergences profondes quant à leur détermination du droit. Un second temps montrera que le plan fondamental de ces divergences est précisément celui de la conception de l’histoire dans son rapport à la factualité et à la positivité et, plus avant, celui de savoir ce qui peut ultimement d’apprécier la rationalité d’une chose et son caractère juste ou injuste : de la justifier.

I. Droit positif et « droit rationnel »

Le paragraphe 2 de l’introduction des Grundlinien affirme, de manière lapidaire, que « La science du droit est une partie de la philosophie ». Cette affirmation contient en réalité à la fois l’énonciation de la distance de l’appréhension proprement rationnelle du droit relativement au « droit naturel » que celle de ce qui la sépare de la « science positive du droit ».

Rigoureusement saisi, pour Hegel, le droit ne procède ni de la pure nature, ni de la pure histoire, mais du concept de volonté et, plus avant, de la liberté correctement comprise, en tant qu’elle s’effectue et se donne un être-là, qu’elle s’« objective » (c’est pourquoi le développement de l’esprit objectif est aussi celui du concept de droit). D’un côté en effet, il n’y a pas de droits naturels, parce que la nature est précisément le lieu du non-droit et de la violence. Le droit procède non pas de la nature, mais du concept de volonté et ne peut être compris que dans sa liaison essentielle avec le concept de liberté, dont il est, stricto sensu, l’objectivation : son terrain n’est pas le naturel, mais bien le spirituel. Cependant, d’un autre côté, si le droit ne saurait être déterminé à partir de cette « donnée immédiate » qu’est la nature, que le « système du droit » soit « règne de la liberté effectuée » proscrit que l’appréhension proprement philosophique du droit soit, à l’instar de la science positive du droit, « une science historique qui a l’autorité pour principe sien ». En effet, bien que son objet – le « droit rationnel » – ne soit en rien quelque chose qui devrait être sans être, la science philosophique du droit ne saurait s’en remettre au simple donné et déterminer exclusivement ce qu’est le droit à l’aune de ce qui est purement factuel. Une telle conception du droit est en effet dans le même temps paradoxalement trop charitable à l’égard du donné « brut » et trop peu hospitalière à l’égard de ce qui est véritablement présent. Le paragraphe 29 des Grundlinien énonce ainsi une définition du droit extrêmement extensive relativement à l’entente courante du droit mais aussi relativement au « droit des juristes » : « Qu’un être-là en général soit l’être-là de la volonté libre, tel est le droit ».

Au premier abord déjà, une telle détermination est affirmation de cela que le concept de droit comprend toutes les configurations objectives de la liberté, mais seulement ce qui est une telle configuration de la liberté. Ainsi, l’objet de la « science philosophique du droit » est à la fois considérablement plus étendu que le seul « droit des juristes », puisqu’il convient encore d’appeler « droit », dans le vocabulaire hégélien, des « réalités », qui excèdent largement ce qui est couramment désigné comme tel – ainsi du « droit du héros », du « droit du monde », etc. Mais, sous un autre aspect, la science philosophique du droit porte sur un objet plus circonscrit, son champ est sous un autre aspect moins étendu que la science positive du droit, parce que toutes les déterminations (positives) du droit ne sont pas nécessairement, par elles-mêmes, conformes au droit. Plus encore : ce qui est de droit et que la science juridique positive prend pour objet peut être, affirme Hegel, tout à fait contraire au droit. Mais encore faut-il précisément entendre ce que signifient ici « droit positif » et « science positive du droit », et ce que sont, pour Hegel, les traits de la positivité du droit.

A. Traits généraux de la positivité du droit

La remarque du paragraphe 16 de l’introduction de la Petite Logique énonce les caractéristiques par lesquelles, de manière générale, des sciences sont positives, en dépit de la nature possiblement rationnelle de ce sur quoi elles portent. Quant au contenu, pour autant qu’elles portent sur l’être-là empirique qui est « champ de la variabilité et de la contingence », elles ne peuvent « faire valoir le concept, mais seulement des raisons ». Quant à la forme ensuite, elles sont positives en ce qu’elles font passer les déterminations finies de la sphère sur laquelle elles portent pour des déterminations « absolument valables », tout comme elles ne peuvent montrer la dépendance et le passage de leur sphère à une « sphère plus haute ». S’agissant du fondement de la connaissance encore, celui-ci doit être dit fini, parce que de telles sciences, si elles reposent en partie sur le raisonnement, se fondent aussi « sur le sentiment, la croyance, l’autorité d’autres instances, d’une façon générale l’autorité de l’intuition intérieure ou extérieure » : elles sont impropres à fonder véritablement leur objet, mais le reçoivent toujours comme quelque chose d’extérieur, de présupposé. Le caractère positif d’une science tient enfin à la forme d’exposition qui est la sienne. Pour ce qui concerne plus particulièrement le droit et la science positive du droit, les Grundlinien affirment que le lieu de la pleine positivité du droit est la société civile. Dans l’introduction, il s’agit en effet seulement de mentionner

les déterminations qui interviendront alors […] en vue de définir la limite du droit philosophique et d’écarter du même coup la représentation approximative, voire l’exigence, d’après laquelle un code positif, c’est-à-dire tel que ce dont a besoin l’État effectif, devrait procéder du développement systématique de ce droit philosophique.

Le paragraphe 3 énonce ainsi les aspects par lesquels, « de manière générale, le droit est positif ». Il est tel :

a) par la forme consistant à être en vigueur dans un État, et cette autorité légale est le principe de la connaissance de ce droit, de la science juridique positive. b) Quant au contenu, ce droit reçoit un élément positif : α) du caractère national particulier d’un peuple, du degré de son développement historique et de la connexion de tous les rapports qui appartiennent à la nécessité naturelle ; β) de la nécessité d’après laquelle il faut qu’un système de droit légal contienne l’application du concept universel à la manière d’être particulière des objets et des cas, laquelle se donne de l’extérieur, – application qui n’est plus pensée spéculative du développement du concept, mais subsomption de l’entendement ; γ) des ultimes déterminations exigibles dans l’effectivité de la décision.

Deux points se signalent d’emblée à la lecture de ces deux passages. D’abord, il faut relever que, quand le propos annoncé est la circonscription de ce qu’est le « droit philosophique », il est dans le même temps affirmé, d’une part, qu’un « code positif » est requis par l’État rationnel et, d’autre part, que ce n’est pas aux philosophes d’élaborer un tel code, celui-ci ne pouvant résulter d’une pure déduction, qui pourrait être faite a priori, à partir des seuls principes rationnels du droit. La science philosophique du droit affirme la nécessité d’un code, mais ce code, ce n’est pas à elle de dire ce qu’il doit être, elle passerait outre son champ de légitimité et de pertinence en se livrant à une telle entreprise. Ensuite, et cela n’est évidemment pas sans lien, si la positivité du droit est bien annoncée comme étant un trait essentiel de celui-ci – ce qui peut paraître rapprocher les approches positive et philosophique –, l’énonciation des caractères de cette positivité du droit contient dans le même temps ce qui sépare la conception hégélienne du droit de celle de l’École historique du droit et de la conception du célèbre romaniste de Göttingen, Gustav von Hugo, que cette dernière – bien que Hugo en ait sur certains points – tient pour son inspirateur.

Pour rendre raison de cette affirmation, il faut cependant mettre en rapport les caractéristiques de la positivité du droit présentes dans l’introduction aux thèses contenues dans la section « Société civile » et à ce qui se rapporte à ce qu’il est convenu d’appeler la « Querelle de la codification », qui constitue l’aspect le plus immédiatement visible et fameux de l’opposition de Hegel à Savigny. Dans cette querelle alors brûlante, Hegel, on le sait, prend résolument le parti de son ancien collègue de Heidelberg, Anton Friedrich Justus Thibaut, contre son collègue de Berlin, Friedrich Carl von Savigny et si dans les Principes de la philosophie du droit ce dernier n’est jamais expressément nommé (les critiques prenant les positions d‘Hugo pour objet explicite), les allusions sont aussi transparentes que le propos est cinglant :

Dénier à une nation cultivée ou, en son sein, à l’état des juristes, la capacité de faire un code – étant donné qu’il ne peut s’agit de faire un système de lois nouvelles quant à leur contenu, mais au contraire de connaître dans son universalité déterminée le contenu légal qui est présent-là, c’est-à-dire, en y ajoutant l’application au particulier, de le concevoir de façon pensante – serait une des plus grandes injures que l’on puisse faire à cette nation ou à cet état.

L’opposition est bien entendu lestée de forts enjeux immédiatement politiques. C’est cependant sur la base de divergences théoriques fondamentales quant à ce qu’est le droit, sa positivité et sa rationalité dans son rapport à l’histoire que les orientations politiques en viennent à se différencier, non l’inverse.

En effet, à travers la question de la codification et l’aspect révolutionnaire – ou, du moins, lié aux Lumières – de l’exigence d’un code, s’énoncent d’une part l’exigence hégélienne d’une pleine publicité de la loi contre le monopole de sa connaissance par les juristes et, d’autre part, l’affirmation de la nécessaire et légitime inscription, dans le droit positif, des droits que la Révolution française a portés au jour et, en premier lieu, celui de la libre personnalité qu’ignore, pour Hegel, le droit romain : l’exigence que soit véritablement reconnu le « droit de tous les hommes ». Ces deux aspects doivent être plus précisément compris en liaison avec l’explicitation des traits par lequel le droit est, pour Hegel, positif. Le premier, dont l’enjeu de la codification constitue comme le révélateur, est lié à la forme rationnelle – et qu’il faut exiger – par laquelle le droit atteint sa pleine positivité. Le second concerne plus particulièrement le contenu du droit positif, la part irréductible de contingence que comprend le droit en sa positivité qui doit conduire à distinguer entre la simple factualité des déterminations juridiques et leur caractère véritablement rationnel, c’est-à-dire le fait qu’elles soient, à proprement parler, des déterminations du droit : qu’elles soient justes. Or, ces deux aspects mettent en jeu le rapport du droit à l’histoire et, plus précisément, de sa rationalité à ce qui, en lui, relève de l’historicité.

B. Loi et coutume : histoire et forme rationnelle du droit

L’un des points majeurs de l’opposition entre Hegel et Savigny tient bien entendu, d’abord, à l’évaluation distincte dont fait l’objet la législation elle-même (avant même qu’il soit question de codification) et le rapport hiérarchique – primat ou subordination – qu’elle entretient avec la coutume. Quand, pour Savigny, l’action du législateur peut à la rigueur être tenue pour bonne quand elle se borne à « venir en aide à la coutume » en dissipant doutes et incertitudes qui peuvent frapper son contenu comme son champ d’application, le fait que le droit soit en tant que loi est pour Hegel l’un des traits essentiels de sa positivité, et qu’il faut exiger. En effet, quant à la forme, la positivité du droit tient certes au fait qu’il a immédiatement validité dans un État particulier, mais cette validité est corrélée à cet aspect de la positivité du droit par lequel il est pleinement dans la forme de l’être-posé : la forme universelle dans laquelle le droit est véritablement posé (gesetzt) est la loi ou encore la loi (das Gesetz) est l’être-posé (Gesetztsein) du droit.

À cet égard, on peut bien dire avec Savigny que, d’une certaine manière, le droit est toujours déjà-là et qu’à travers la coutume le contenu d’une règle de conduite se donne comme immédiatement aux individus. Mais si cette adhésion immédiate et le fait que le contenu du droit puisse être familièrement tenu pour ce qui vaut comme droit est certes un de ses aspects fondamentaux, la positivité de celui-ci – c’est-à-dire le fait que l’on ait affaire à une règle juridique véritable – n’est atteinte que dès lors que ce contenu lui-même reçoit la forme de son « universalité déterminée », que lorsqu’il est dans la forme de la loi :

Ce qui est en soi du droit est, posé dans son être-là objectif, c’est-à-dire déterminé par la pensée pour la conscience et admis-familièrement comme ce qui est le droit et ce qui a validité, la loi ; et le droit est, par cette détermination, droit positif en général.

Contre l’affirmation savignicienne d’un primat de la coutume sur la loi et de la supériorité du droit coutumier sur la législation, concernant donc la forme idoine du droit en sa positivité, deux thèses et arguments hégéliens peuvent être soulignés. Il s’agit d’abord de la négation de l’opposition, voire de la mutuelle exclusion du droit « vécu » que serait la coutume d’une part et du droit imposé, extérieur et artificiel, que serait la loi d’autre part. Est ensuite mais conjointement en jeu l’affirmation hégélienne d’une liaison intrinsèque de ce qu’est le droit véritable à la possibilité d’une saisie rationnelle de celui-ci par tous ceux auxquels il s’applique.

Quoi qu’au premier abord négatif, le premier point est d’importance, car il est révélateur de certains aspects de ce qu’est, dans la conception hégélienne, la normativité juridique, la manière dont les individus s’y rapportent et son lien à l’historicité. Grossièrement énoncée, la position de Savigny, liée à son « organicisme », consiste à tenir que le droit étant quelque chose de vivant, qui, à l’instar du peuple et des « forces internes » dont il est le produit, évolue, la forme fixe et « morte » de la loi, dans ce qu’elle suppose en outre d’artificialisme, d’intervention extérieure et à cet égard « arbitraire » du législateur, ne saurait primer, à titre de source du droit, sur la coutume. Dans cette dernière serait en effet présente, de manière vivante, évolutive, la « conscience commune » d’un peuple. La réponse hégélienne à Savigny sur ce point consiste à souligner ce qu’il considère être une erreur dans la conception savignicienne de la loi et, partant, dans le rapport de celle-ci à la coutume. Bien que Savigny n’y soit pas explicitement mentionné, la remarque du paragraphe 211 des Principes est à cet égard très claire :

C’est une illusion de croire que, par leur forme, qui est d’être en tant que coutumes, ils [les droits coutumiers] doivent avoir l’avantage d’être passés à la vie (du reste, de nos jours, on parle précisément surtout de vie et de passage à la vie là où l’on est englué dans la matière la plus morte et les pensées les plus mortes), puisque les lois en vigueur d’une nation ne cessent pas d’être des coutumes du fait qu’elles sont écrites et collectées.

Il est tout à fait faux et vain d’opposer la coutume et la loi comme le « vivant » au « mort », puisque la différence entre les deux, précisément, ne concerne pas le contenu ni la manière dont les individus s’y rapportent, mais simplement la forme. Rien n’est perdu de la connexion du droit à l’« esprit du peuple », ni de l’adhésion que lui portent les individus (qui est certes pour part de l’ordre de l’habitude et comprend possiblement une dimension affective) par le fait qu’il soit posé en tant que loi. Du contenu, en effet, rien n’est immédiatement modifié, mais « le positif des lois concerne seulement leur forme, d’être, en général, en tant que valables et sues, avec quoi est donnée en même temps la possibilité qu’elles soient sues de tous d’une manière extérieure habituelle ».

Cela conduit au second aspect de l’opposition hégélienne aux thèses de Savigny concernant la forme de la positivité du droit. Non seulement, la forme légale du droit n’implique pas une fixation définitive du droit et l’amputation de ce qu’il a de vivant, elle n’empêche pas l’évolution (la législation est elle-même susceptible d’une progression), mais encore, positivement, un aspect essentiel du droit positif est qu’il puisse être su de tous (et non de quelques-uns seulement). Il ne saurait y avoir d’obligation sans saisie rationnelle au moins possible, ce que doit garantir la publicité véritable du droit, que seule sa forme légale permet pleinement. C’est aussi dire que (comme toujours en réalité en régime hégélien) la différence de forme, pour n’être « que » de forme, n’est toutefois pas une petite différence : on peut aussi peu séparer ce qui doit valoir comme droit de la possibilité, pour tous, d’une saisie consciente et rationnelle de ce qui doit ainsi valoir que l’on ne peut, de manière générale, séparer radicalement pensée et volonté. Par la forme, il en va aussi finalement du contenu, et c’est en regard de cette liaison que « [c]’est seulement en devenant loi que ce qui est du droit reçoit non seulement la forme de son universalité, mais sa déterminité véritable ».

Derrière le refus de la codification et dans la « manifestation subtile de “haine de la loi” » que constitue, en dernière instance, la position de Savigny, il y a, pour Hegel, cette méprise fondamentale s’agissant de ce que doit être le droit lui-même. Pour Hegel en effet le droit véritable est « quelque chose » qui peut et doit être rationnellement saisi et non simplement suivi à la manière dont les animaux suivent les « lois » de leur nature. Une telle conception implique l’illégitimité d’une position pour laquelle le sens, la signification et, finalement, le jugement du droit ne seraient en dernière instance accessibles et possibles qu’aux seuls juristes, aux seuls érudits en droit. Il en va donc ici de la nature de la normativité du droit et, plus généralement, des déterminations objectives : une règle dont on n’est pas susceptible de se saisir rationnellement, que l’on ne pourrait suivre que comme mécaniquement, ne peut pas véritablement obliger. Seul le droit (posé) comme loi oblige, « seul ce qui est loi a force obligatoire en tant que droit ». Il faut donc que les lois soient universellement connues et qu’elles soient publiques. Non seulement ce à quoi chacun est tenu d’obéir doit être clairement déterminé et énoncé, de telle sorte que cela doit pouvoir être su de tous et accessible à chacun dans et grâce à cette forme, mais par l’élévation du contenu du droit à la forme de la loi, le « discernement rationnel » du contenu n’est pas non plus le seul privilège du juriste-savant.

Sous cet aspect, l’un des arguments de Savigny se retourne en quelque sorte contre sa position : affirmer l’infériorité de la loi sur la coutume en arguant de l’arbitraire du législateur en regard de la nécessité que son antiquité et son inscription dans les mœurs donnerait à la coutume est oublier que, en l’absence de code et de particularisation du droit déterminée par le législateur, c’est au juge que revient chaque fois de dire, par lui seul, face à chaque cas particulier, ce qu’est le droit, de le déterminer. Cette intervention de l’arbitraire du juge ne peut pas ne pas être : elle est pour Hegel irréductible, dans la mesure où elle est aussi un aspect de la pure positivité du droit. Mais s’il est une chose de la reconnaître et de lui faire sa part, autre chose est d’affirmer, d’une part, que tel est ce qui doit valoir pour la totalité du droit positif et, d’autre part, de n’« encadrer » absolument pas cette part de contingence qui ne peut être éradiquée par des dispositions légales et, partant, véritablement publiques. Autrement dit, refuser qu’il y ait une législation (étatique) ne revient pas, de fait, à ce qu’il n’y ait pas de législateur, mais simplement à cela que « les juges font […] continuellement les législateurs ». Ainsi, la différence principale entre le recueil de coutumes et le code est, contrairement à ce qu’affirme la position de Savigny, que la détermination et la particularisation du général est bien moins arbitraire dans le cas du code que dans celui de la « simple collection » au « caractère informe, indéterminée et lacunaire » qu’est le recueil de coutumes, parce que le principe de cette particularisation, dans le premier cas, ne provient pas non plus exclusivement du juge.

Ces points, bien sûr, touchent à la question des sources du droit, mais ils la rejoignent en réalité médiatement. Au sujet de cette dernière, entendue strictement, les positions hégélienne et savignicienne peuvent au contraire passer pour proches : pour l’un comme pour l’autre en effet, on peut bien dire que « l’esprit du peuple » est, pris généralement, la source fondamentale du droit. L’affirmation hégélienne selon laquelle la loi ne diffère de la coutume « que » par la forme, selon laquelle, plus encore, une loi détachée des mœurs et de la dimension d’habitude ou de familiarité qui leur est liée, n’est pas une « vraie » ni une bonne loi, pointe déjà le lien essentiel de la législation à l’« esprit d’un peuple », que le recours à Montesquieu manifeste d’ailleurs aussi.

Loin de correspondre à une position que l’on pourrait qualifier d’« artificialiste », la défense hégélienne de la loi et du code va au contraire de pair avec la thèse selon laquelle on ne saurait faire fi, s’agissant des déterminations du droit, de la prise en compte de la situation en laquelle le droit doit pouvoir valoir comme droit. Une (bonne) loi est aussi une loi qui convient à un peuple selon sa « complexion » propre et l’état dans lequel il est : une loi qui n’aurait qu’un rapport d’extériorité relativement au peuple pour lequel elle devrait valoir n’est pas une bonne loi. Ainsi un code « appartient avant toute chose à son époque et à la situation de la société civile en elle ». On ne peut faire valoir la rationalité d’une disposition juridique contre la situation présente d’un peuple et son « degré de culture ». C’est que « faire un code » ne revient pas à « faire » le droit, mais « seulement » à ordonner des déterminations juridiques déjà pour part présentes dans la forme de la loi et, partant, selon une forme rationnelle. Il en va ici du droit privé comme du droit public et de la constitution : la question « Qui doit faire la constitution ? », en dépit de son apparente distinction,

se montre dépourvue de sens aussitôt qu’on l’examine plus précisément. Car elle présuppose qu’aucune constitution n’est présente-là. […] Mais si cette question présuppose déjà une constitution présente-là, le faire ne signifie qu’une modification [Veränderung], et la présupposition d’une constitution contient elle-même immédiatement le fait que la modification ne peut avoir lieu que par une voie conforme à la constitution.

On ne fabrique pas une constitution et, quoique « surgie dans le temps », il est essentiel que celle-ci ne soit pas « regardée comme quelque chose de fabriqué », auquel cas elle ne saurait précisément être comme constitution. C’est pourquoi il est absurde de vouloir donner a priori une constitution à un peuple, cette constitution fût-elle, en soi, plus « rationnelle » que son absence ou que ce qui précède. La meilleure constitution pour un peuple est la meilleure constitution d’un peuple déterminé et faire abstraction de cet aspect revient à négliger « le moment par lequel [la constitution] est plus qu’un être de raison », c’est-à-dire une véritable constitution, laquelle, pour chaque peuple, « dépend, de manière générale, de la manière d’être et de la culture de sa conscience de soi ». Une constitution est bien essentiellement liée à la « vie » d’un peuple et à son degré de développement, ce qui ne revient pourtant pas à dire que toutes les constitutions se valent : la question de savoir quelle constitution vaut pour tel peuple relève pour part en soi de l’historiographie et importe finalement peu s’agissant de savoir ce qu’est rationnellement la constitution. Reste que, précisément, saisir rationnellement la constitution requiert de la penser dans son rapport essentiel à l’« esprit d’un peuple ». Or, cet « esprit d’un peuple », pour Hegel, n’est rien d’autre que l’État (rationnel), lequel « est en même temps la loi qui pénètre tous [l]es rapports [du peuple en question], la coutume-éthique et la conscience de ses individus ».

Cette désignation hégélienne de l’État comme étant, véritablement, l’« esprit du peuple » manifeste que, par-delà le mot, les concepts hégélien et savignicien de Volksgeist sont très sensiblement distincts. Relativement au droit, l’un des points d’opposition majeurs entre les deux pensées concerne plus précisément sur la question de savoir quelle est l’instance légitime d’interprétation de l’« esprit d’un peuple », point auquel se rattache la conception de ce que sont les moyens et les instruments légitimes de celle-ci : en un mot, la question de savoir quelle est la voie rationnelle de l’accession du droit à sa pleine positivité. Pour Hegel, c’est l’État, institution véritablement universelle, qui est « l’interprète du Volksgeist » – interprétation qui, pour être ainsi rationnelle, ne peut être que par la législation et le travail proprement législatif duquel on ne saurait dire que la société civile est complètement exclue. En revanche, pour Hugo et, plus clairement et de manière plus articulée encore chez Savigny, le véritable interprète et représentant du Volksgeist ou – pour reprendre l’expression du Vom Beruf – de la « Bewußtsein des Volkes », c’est le juriste, le savant et érudit en droit (romain), qui saisit celui-ci à travers celle-là.

En d’autres termes, quand, pour Hegel, le véritable foyer de la positivation rationnelle du droit est, par la légalisation, ce tout éthique véritable qu’est l’État, pour Savigny, c’est le juriste qui se voit doté de ce rôle privilégié et, plutôt que l’État, « c’est l’Université [qui] représente la nation allemande ». Une telle conception fait l’objet des plus vives invectives de la part de Hegel, puisqu’elle ne revient jamais, à ses yeux, qu’à une défense d’un certain privilège et, plus encore, une manière de tourner le droit en « instrument de profit et de domination ». Cela signifie que de tels juristes tiennent purement et simplement ceux qui n’ont pas l’honneur – ou le privilège – d’être, comme eux, des professionnels du droit, comme étant « leurs serfs en droit ». À l’encontre d’une telle position, aux savants, s’agirait-il de savants en droit, n’a à être reconnue aucune primauté s’agissant de la reconnaissance de ce que sont, rigoureusement entendus, le droit et le juste : en dernière instance, leurs connaissances et compétence ne leur donnent aucune prérogative particulière à cet égard. Plus encore : elles ne posent en rien leur supériorité relativement à l’évaluation des déterminations juridiques, c’est-à-dire quant à la question de savoir si celles-ci sont véritablement rationnelles et, plus avant, véritablement justes. Cela n’est pas à dire que la pensée n’intervient en rien dans cette évaluation et dans ce jugement, mais, précisément, la pensée ne se confond pas avec la connaissance et, moins encore, avec l’érudition.

Qu’il revienne à l’État et non au « juriste-savant » de dire le droit et que, de la sorte, le droit soit loi se rattache par ailleurs à la divergence fondamentale entre Hegel et Savigny quant à ce qu’est, de manière légitime et rationnelle, l’unité politique (et non pas seulement juridique), question politiquement brûlante dans le contexte allemand qui leur est contemporain. À travers l’élaboration d’un code et l’abandon du « fouillis » du droit romain que dénonce déjà Thibaut, fouillis dans lequel seuls les spécialistes seraient à même, armés de leur érudition, d’y voir clair, il en va aussi de l’exigence, pour l’Allemagne (pour autant qu’elle doit être une réalité véritablement politique), d’être un État, contre la volonté, notamment savignicienne, de son maintien sous la forme « quasi-fédérale » dont l’Empire romain-germanique, pourtant tombé avec Napoléon, donne le legs et qu’il faudrait restaurer. Par-là se signale l’un des aspects essentiels de ce qui distingue radicalement l’appréhension hégélienne de celle du chef de file de l’École historique concernant le rapport du passé au présent et de ce qui est « seulement » historique (i.e. de la part « seulement » factuelle du passé) au rationnel. Que l’Allemagne, en effet, n’ait jamais été un État ne signifie pas qu’il ne soit pas rationnel qu’elle le devienne et ne justifie en rien qu’elle ne doive pas le devenir ni encore que l’on doive juger de ce que doit être son droit à partir du type de réalité politique qu’elle a jusqu’à présent été et qui, pour être une réalité historique, n’en est pas pour autant moins déficiente du point de vue de la rationalité véritable. La sentence, fameuse, qui ouvre le texte du jeune Hegel sur la Constitution de l’Allemagne, et son jugement sur les juristes contemporains contiennent déjà les éléments d’une telle position. Outre l’enjeu politique et directement lié à l’actualité politique que contient la controverse, cette défense hégélienne de l’État contre l’Empire à laquelle se rattache la revendication d’un code est de plus étroitement liée à cet autre aspect de la critique hégélienne du droit romain, dont l’abandon devrait être concomitant de la fin de l’Empire : celui de la reconnaissance du droit de tous les hommes, des principes rationnels du droit que la Révolution française a portés dans le monde et dans l’effectivité. Ce point conduit à la question du contenu du droit et de sa rationalité dans son rapport à l’histoire et l’historicité, dont l’examen requiert de faire intervenir une troisième position, celle du jusnaturalisme (moderne).

C. Historicité et rationalité du contenu des déterminations juridiques

En ce qui concerne le contenu, comme l’affirme le paragraphe 3 des Grundlinien, le droit est positif d’abord en cela qu’il est toujours relatif à un caractère national particulier, c’est-à-dire relatif aux déterminations historiques, géographiques, etc. de l’État en question. Bien que la positivation du droit par et dans la loi soit, pour Hegel, la forme pleinement rationnelle de la positivité du droit, dans la parenté qu’entretient la loi, quant au contenu, à la coutume, Hegel paraît s’accorder avec Savigny sur cela que le droit ne saurait être le résultat d’un pur artifice, qu’il ne procède pas d’un simple « constructivisme » et, en tout cas, qu’il ne saurait en aucun cas être le produit de l’arbitraire des individus.

Avec la science positive du droit en effet, la philosophie s’accorde pour s’opposer à l’autorité du « sentiment du cœur, [de] l’inclination et [de] l’arbitre » à l’encontre du droit positif et des lois, comme elle s’accorde avec « le grand principe de l’empirisme », opposé au devoir-être, selon lequel « ce qui est vrai doit nécessairement être dans l’effectivité et être-là pour la perception ». Plus encore, « comme l’empirisme, la philosophie elle aussi ne reconnaît […] que ce qui est ; elle n’a pas savoir de ce qui doit seulement être et par conséquent n’est pas là ». C’est l’une des objections et des critiques fondamentales que Hegel adresse aux conceptions modernes du droit naturel que de faire en dernière instance de l’arbitre, de l’individu particulier, le fondement ultime du droit ou encore, de faire de la volonté subjective finie le fondement du droit et, plus avant, de l’État. Si l’idée d’état de nature comme état de liberté est une conception erronée, l’ambiguïté attachée à la notion de droit naturel et qu’enveloppe cette expression doit également être plus généralement soulignée. Entre le « droit naturel » et le droit philosophique bien conçu ou « droit rationnel », le problème n’est pas qu’une question de mots tenant à l’équivoque du terme de « nature », qui désigne à la fois l’essence et l’immédiateté. L’objection contre le jusnaturalisme ainsi compris est autrement grave : l’erreur principielle du droit naturel (moderne) est qu’il confond arbitre et liberté, de telle sorte que le droit, la loi, ne peut, bien que certaines des conceptions jusnaturalistes en aient, apparaître que comme contrainte et limitation de la « liberté » ainsi comprise. Le droit naturel moderne est avant tout et fondamentalement une doctrine des droits subjectifs, ce sont avant tout la liberté individuelle, l’arbitre et ses « droits » qui donnent la mesure de ce qu’est le droit en général. Or, affirme Hegel, ce qu’est le droit ne peut être déterminé abstraction faite de tout donné, d’une situation et d’un temps donnés – i.e., aussi, de l’histoire –, pas plus que l’on ne saurait faire, à l’instar des théories du contrat, de l’arbitre et de la volonté particulière l’assise de l’ordre juridique positif et de l’obligation qui lui est liée. En regard d’une conception du « naturel » du droit qui le conçoit tout à fait indépendamment de ce qui est et de ce qui a été, il convient de faire sa place à l’objectivité et à l’histoire.

Il peut alors sembler que le rejet hégélien du jusnaturalisme dont la Terreur révolutionnaire présente, dans l’objectivité, les erreurs consubstantielles et les dérives, entretient quelques similitudes avec les récusations et dénonciations savigniciennes de la figure de l’« égoïsme historique ». Pour autant, les similitudes ne sont qu’apparentes, car si la nature, en son immédiateté, ne saurait être le fondement et la mesure du droit, par eux-seuls, le strict « donné », l’histoire et la situation d’un peuple à un certain moment de son histoire ne le peuvent pas plus : « en réalité, le droit et toutes ses déterminations se fondent uniquement sur la libre personnalité ». Or, si cette « détermination par soi » est « le contraire de la détermination par la nature », elle est aussi complètement ignorée du droit romain (tout comme elle était ignorée, d’ailleurs, des Grecs) que la jeune École historique du droit prend pour modèle de juridicité :

[L]es peuples antiques – les Grecs et les Romains – ne s’étaient pas encore élevés au concept de la liberté absolue, étant donné qu’ils ne connaissaient pas que l’homme en tant que tel – en tant que ce Moi universel, en tant que conscience de soi rationnelle – a droit à la liberté. Chez eux l’homme n’était, bien plutôt, tenu pour libre que lorsqu’il était né comme quelqu’un de libre. La liberté avait, ainsi, chez eux, encore la détermination de la naturalité. C’est pourquoi il y eut, dans leurs États libres, de l’esclavage, et, chez les Romains, éclatèrent des guerres sanglantes, dans lesquelles les esclaves cherchèrent à se libérer – à parvenir à la reconnaissance de leurs éternels droits de l’homme.

Dans le droit romain plus particulièrement en effet, la personne « est seulement un état, une situation [nur ein Stand, Zustand] » qui s’oppose à l’état d’esclavage : il n’y a pas, stricto sensu, aux yeux de Hegel, de droit des personnes en droit romain, parce que la personnalité y est toujours relative à un status et non d’abord au droit à des Choses qui détermine exclusivement le droit de la personnalité.

Or, si la propriété ne peut être comprise qu’à partir de la personne, il faut ajouter que la personnalité et la personne comme sujet de droit ne peuvent réciproquement être saisies qu’à partir du concept de propriété. Plus précisément, la personnalité ne peut être conçue qu’à partir de ce processus essentiel – propre à l’être rationnel et libre (c’est-à-dire d’abord ici non exclusivement naturel) qu’est l’homme – qu’est l’appropriation, et en tout premier lieu ce par quoi je prends possession, deviens et suis propriétaire de mon corps, de mon esprit et de ma vie. Cette appropriation première est la condition sine qua non et per quam de l’avènement du sujet de droit, de la personne et de la personnalité comme capacité à exercer des droits ou encore, elle est ce qui fonde rationnellement de manière générale, et pour reprendre la célèbre formule arendtienne, le « droit aux droits ».

Il y a ainsi, premièrement, une corrélation essentielle et fondamentale de la propriété et du droit (privé), l’appropriation de soi étant au fondement de la propriété au sens plus étroitement juridique du terme. Seul le fait d’être une personne (i.e. de s’être approprié son corps et sa vie) donne droit à et sur des choses au sens d’en être pleinement propriétaire et, réciproquement, seuls l’appropriation et le droit à et sur des choses caractérisent véritablement le sujet de droit, la personne. Parce qu’elle est support du droit, la personnalité est, relativement au droit, principielle et fondamentale, de telle sorte, d’une part, que les « biens » dont l’appropriation est constitutive de la personnalité sont inaliénables et le droit qui leur est attaché imprescriptible et que, d’autre part, la personnalité, « contient de manière générale la capacité juridique et constitue le concept et l’assise, elle-même abstraite, du droit abstrait ». C’est ainsi la personne qui donne au droit (formel) sa prescription : « sois une personne et respecte les autres en tant que personnes ». Mais cela suppose, deuxièmement, que la personnalité, comme telle, n’est ni de nature, ni de statut, au sens où elle serait redevable d’une détermination juridique, historiquement fixée, par laquelle, en fonction de la naissance, tel individu serait une personne et tel autre ne le serait pas. La personnalité procède du seul caractère en soi rationnel de l’homme, de telle sorte que doit être posée « la possibilité de l’égalité du droit de tous les hommes ».

Ce double rejet de la nature et de l’histoire à titre de fondement de la personnalité se manifeste pleinement dans la dénonciation de l’esclavage comme « prétendue institution-juridique » à laquelle donne lieu la remarque du paragraphe 57 des Grundlinien, « prétendue institution » au sujet de laquelle Hegel décèle une « antinomie » entre « le point de vue historiographique » – qui, justifiant l’esclavage en arguant de raisons « historiques », ne considère l’homme que « selon une existence qui n’est pas appropriée à son concept », selon son aspect factuel et immédiat seulement – et « le point de vue du droit naturel » – qui, pour sa part, fait fi de cet aspect factuel et immédiat et argue de ce qu’est l’homme selon son concept pour dénoncer l’esclavage comme un déni de droit. Les deux positions procèdent en réalité aux yeux de Hegel d’une abstraction, soit que le fait seul soit considéré abstraction faite du concept, soit que le concept seul soit tenu, abstraction faite de la factualité. Or, l’homme n’est pas immédiatement libre, en cela l’esclavage peut être justifié ; mais l’homme selon son concept est « esprit libre », l’esclavage est donc une injustice. Parce que ces deux positions s’en tiennent à l’un des aspects seulement de la chose, elles sont toutes deux fausses. Mais parce qu’elles se fondent sur ce qui est bien l’un des aspects de la chose, elles sont, dans leur apparente opposition, toutes deux vraies. Une antinomie a donc lieu, qui tient précisément à l’unilatéralité de chaque position, c’est-à-dire aussi bien à leur fausseté. Pas plus que le droit n’est par nature, l’homme n’est naturellement libre. La liberté est arrachement à la nature et aux déterminations naturelles, elle suppose et consiste en premier lieu en une appropriation de soi – i.e., à un premier niveau, un « devenir-personne », la constitution de la personnalité comme avènement du sujet de droit – laquelle revient, pour l’homme, comme esprit et esprit libre, à « poser dans l’effectivité ce qu’il est selon son concept ». En d’autres termes, que l’esclavage soit véritablement un « déni de droit » suppose précisément que soient un sujet de droit et un état de droit, lequel comme état de liberté, n’a précisément rien à voir avec un fait de nature.

Cela revient également à dire que l’esclavage est, de manière générale, une absurdité juridique : esclavage et état de droit sont contradictoires. Ils s’excluent l’un l’autre dans la mesure où état de droit et personnalité sont rigoureusement corrélatifs et que le concept même de droit exclut les différences statutaires : il n’a affaire qu’à des personnes. Autrement dit, dans un état juridique, l’esclavage est impossible et, réciproquement, une situation où l’esclavage est possible n’est pas (encore) un état juridique. Le point de vue du droit se situe précisément au-delà de l’état de domination, de violence et de combat pour la reconnaissance en lequel l’esclavage peut seulement avoir lieu. C’est pourquoi si le point de vue historiographique et le point de vue du droit naturel doivent être rejetés en raison de leur unilatéralité et de l’abstraction dont ils procèdent, la symétrie entre ces deux points de vue ne saurait être tenue : ils ne sont pas également faux. Le point de vue du droit naturel en effet partage au moins avec le point de vue rationnel le « point de départ », à savoir le concept de liberté. Reste que faute de prendre en compte la liaison essentielle du droit de la personnalité à l’existence effective d’un état de droit et donc, plus avant, de l’État, faute aussi de saisir les conditions conceptuelles et factuelles – c’est-à-dire aussi, redevables d’une histoire, d’un développement dans le temps et dans l’effectivité – de ce droit, le point de vue du droit naturel, d’une part, ne peut qu’en rester à une compréhension purement subjective du droit (et, conséquemment, à une détermination de la liberté comme simple arbitre) et, d’autre part, il n’est que point de vue de la revendication abstraite, qui réduit ce droit à un simple devoir-être. Cela indique toutefois que, sur ce point, il est requis de lier droit naturel et « science de l’État » – liaison par laquelle la véritable « science philosophique du droit » se distingue précisément des conceptions du droit naturel et de leur compréhension de l’État comme étant, de manière générale, limitation de la liberté « naturelle ». Reste que, parce qu’elle a porté au jour ces principes rationnels du droit (abstrait), il faut « considérer le commencement de la Révolution française comme le combat que le droit public rationnel a engagé avec la masse de droit positif et des privilèges par lequel il était opprimé ».

Ainsi, il ne s’agit pas pour Hegel de donner dans l’individualisme et le normativisme abstraits attachés au jusnaturalisme et les dérives « terroristes » auxquelles il est susceptible de conduire dans son rejet du « donné », mais d’affirmer que le fondement rationnel du droit ne saurait résider non plus dans le simple « donné » que constituerait de son côté « ce qui a toujours été » ou ce qui est simplement ici et maintenant, comme simple état présent et factuel des déterminations juridiques positives, qui pourraient être légitimées par cela seul qu’on voit en elles les manifestations de l’esprit (national) d’un peuple. En d’autres termes, si la « nature » ne peut tenir lieu de fondement, le « bon vieux droit positif » ne le peut pas plus. Les faits et l’histoire seuls ne peuvent rendre compte du droit, mais on ne peut non plus concevoir ce qu’est le droit rationnel tout à fait indépendamment de ceux-ci.

Toutefois, les déterminations de l’histoire et de son rôle dans la détermination du droit par les sciences philosophique et positive du droit ne se recoupent pas, et c’est ce que doit permettre de montrer leur saisie toute différente de ce que requiert l’appréciation d’une chose comme étant véritablement rationnelle et, par-là, susceptible d’être tenue pour juste. C’est ainsi la question de la justification et de ce qu’elle exige qui révèle pleinement ce qui distingue ces deux positions et donne le terrain de leur confrontation.

II. Science philosophique du droit et science juridique positive : les « exigences de la raison »

Parce que le droit est en lui-même quelque chose de positif, l’appréhension positive du droit est parfaitement légitime. D’ailleurs, de ce que « droit philosophique » et « droit positif » diffèrent, il serait faux de conclure qu’ils sont en concurrence et « ce serait une grande méprise que de renverser ceci en prétendant qu’ils seraient opposés ou en conflit ». Science juridique positive et science philosophique ne se tiennent en réalité pas sur le même terrain. Dès lors, puisque « le droit philosophique est différent du droit positif » et que leur terrain diffère, le lieu de rencontre n’est normalement pas donné qui rendrait possible leur affrontement. Pourtant, l’affrontement a bien lieu et c’est la question de la justification dans sa liaison à l’historicité qui en constitue, pour reprendre une métaphore kantienne, l’arène. C’est au sujet de ce qu’est véritablement justifier et entendre que la concurrence a finalement lieu qui oppose fondamentalement science philosophique du droit et science juridique positive et le conflit s’ouvre plus précisément en raison de la prétention, émanant de la science juridique positive, de fournir aux déterminations juridiques leur ultime justification en procédant à leur déduction de manière purement historique.

Qu’une telle prétention soit récusée comme illégitime par Hegel appelle toutefois des précisions. Nous l’avons vu, s’agissant du droit positif, la « vue historiographique » n’est pas purement et simplement à rejeter, loin s’en faut. Montesquieu doit au contraire être loué d’avoir correctement entrepris son exposition, en montrant la dépendance de la législation et des déterminations juridiques d’un État aux autres traits qui composent sa particularité et le caractérisent en tant qu’État d’un certain temps et d’un certain lieu : l’« esprit » qui y préside et forme, pourrait-on dire, sa « complexion » propre – son Volksgeist. Le mérite de Montesquieu est d’avoir saisi et montré la liaison intrinsèque fondamentale de celles-ci à celui-là, en quoi consiste « la vue historiographique véritable. Cet éloge hégélien de Montesquieu et de l’idée, prise généralement, d’un « esprit des lois », n’a en soi rien de très original. La revendication du parrainage de Montesquieu est courante, notamment chez les juristes, avant et au moment de la parution des Principes de la philosophie du droit. Mais ce recours à Montesquieu n’a ici rien de fortuit, il constitue justement une réponse à un certain usage de l’histoire par certains juristes : Montesquieu est sollicité comme rempart contre l’appréhension « historiciste » du droit, ou plutôt contre la position qui consiste à tenir que cette appréhension historiciste serait la saisie légitime exclusive et ultime de ce qu’est le droit. Il faut, affirme Hegel, distinguer fermement l’entreprise historique de l’examen philosophique du droit. L’« historique » et l’historicité du droit que retracent la première ne peuvent et ne doivent pas être confondus avec la rationalité du droit et son développement conceptuel. En d’autres termes, la rationalité du droit n’est pas réductible à son historicité telle que l’appréhension positive du droit la met au jour et cette irréductibilité de la rationalité à l’historicité ainsi conçue emporte la distinction ou plutôt la non-superposition du légal et du légitime. Ainsi,

[e]xaminer, tels qu’ils apparaissent dans le temps, l’émergence et le développement de déterminations juridiques, – cette entreprise purement historique a son mérite et sa juste appréciation dans sa propre sphère, tout comme la connaissance de leur cohérence intelligible, qui procède de leur comparaison avec les rapports de droit déjà présents-là ; mais elle se tient en dehors de tout rapport avec l’examen philosophique, dans la mesure, en effet, où le développement à partir de raisons historiographiques ne se confond pas lui-même avec le développement à partir du concept, et où l’explication et la justification historiques ne s’étendent pas jusqu’à avoir la justification qui a une validité en et pour elle-même.

L’enjeu du conflit est alors plus précisément celui des critères par lesquels, ultimement, une détermination juridique peut véritablement être dite juste par-delà sa légalité ou le fait qu’elle soit en vigueur à tel moment de l’existence historique et factuelle de tel État particulier donné. Bien, dès lors, qu’on ne saurait tenir qu’il y a une opposition ferme entre droit philosophique et droit positif, il faut maintenir la distinction entre les deux types d’appréhension du droit (et du droit positif) qu’elles constituent ; différence qui est, affirme Hegel, « très importante » et « en même temps très éclairante ». Dans la mesure où elle a pour objet le droit sous l’aspect de l’être-là et reste les yeux fixés sur celui-ci, « la science positive du droit est une science historique qui a l’autorité pour principe sien ». Elle est par là tout à fait incapable de faire le partage entre ce qui est du droit (quid jus) et ce qui est de droit (quid juris), entre ce qui n’est « que » légal et ce qui est véritablement juste et rationnel. Dans sa positivité même, la science historique du droit ne peut parvenir à des justifications ultimes ou même seulement satisfaisantes. Les justifications historiques qu’elle avance peuvent bien avoir leur intérêt, en réalité, elles ne sont en rien des justifications à proprement parler :

une détermination du droit peut, à partir des circonstances et des institutions de droit présentes-là, se laisser montrer parfaitement fondée et conséquente, et être cependant en et pour elle-même contraire au droit et irrationnelle ; c’était le cas d’une foule de déterminations du droit privé romain, qui découlaient de façon pleinement conséquente d’institutions telles que le pouvoir paternel romain, le mariage romain.

Cette question de ce qu’est le juste par-delà le « quid sit juris », Kant reconnaît déjà qu’elle « pourrait bien plonger le jurisconsulte dans l’embarras », mais que, pour autant, la détermination véritablement rationnelle du droit ne peut se dispenser d’y répondre. Tout ce qui est légal n’est pas pour autant juste et l’entreprise qui vise à réduire l’un à l’autre, ou, plus encore, qui se borne à exposer et à décrire les déterminations juridiques présentes-là en y adjoignant des justifications qui tiennent aux circonstances ou à des raisons, ne peut prétendre à la scientificité véritable. Aussi, la science positive du droit « même si elle regarde ceci comme une question sans objet pour son affaire, [n’a] pas le droit de s’émerveiller, du moins pas absolument, qu’on lui demande alors si, d’après toutes ces démonstrations, une détermination juridique est rationnelle », c’est-à-dire si, par-delà son évidente légalité et la mise au jour de sa genèse historique, elle est véritablement juste.

Or le point nodal du conflit est précisément là : en montrant la genèse historique d’une détermination juridique ou encore en arguant de sa pertinence relativement au système de droit présent-là ou, plus généralement, aux circonstances, la science juridique positive prétend avoir donné le fin mot de la justification d’une telle détermination, mieux encore : en avoir par-là donné la déduction et l’entente véritables ou encore la compréhension proprement dite. C’est cependant sur ce que « comprendre » veut dire que s’élève le litige et que porte plus particulièrement la polémique de la remarque du paragraphe 3 des Grundlinien, en prenant Hugo et certaines des affirmations de son Manuel d’histoire du droit romain pour cible (quand même, derrière lui, ce sont l’entreprise de l’École historique du droit et la pensée de Savigny qui sont visées). L’entreprise historiciste confond en effet la justification véritable qu’est la mise au jour de la rationalité d’une chose avec la simple exhibition de raisons.

A. Ce que c’est que comprendre : raisons historiques et « terrain rationnel »

Par « comprendre » une détermination juridique, l’approche de Hugo et de ses épigones désigne le fait de détenir le savoir historique concernant une détermination du droit positif, un savoir tel qu’il permet de rendre compte de la procession historique (i.e. ici purement factuelle) d’une disposition juridique donnée. La compréhension relève ainsi, en dernière instance, de la pure érudition – c’est-à-dire d’une étendue et de nombre de connaissances dont la philosophie ou, plus généralement, le « discernement rationnel » n’ont que peu à faire, parce qu’ils ne sont en rien décisifs pour le jugement et la détermination de la rationalité de la chose. Par comprendre, Hugo entend ainsi d’abord principalement, voire exclusivement, « la notion de tout le détail infini, ce qui est entièrement superflu pour le discernement rationnel ; – le savant, dit-on, comprend la Chose, – en tant que savant il est comprimé dans ce détail historiographique ».

C’est au nom d’une telle conception de ce que c’est que « comprendre » que Hugo affirme des philosophes qu’ils n’entendent rien au droit positif, à l’instar de Favorinus à l’égard des Douze Tables. Cependant, ce verdict à l’encontre des philosophes et de Favorinus manifeste en réalité tout à fait clairement ce qu’est la justification de ce qui est, par nature, positif. En cela, il y a quelque chose de vrai, de juste et d’absolument légitime dans la position et l’appréhension de la science juridique positive. Il est bien vrai, en effet, que ce qui est « seulement » positif n’est susceptible, pour cette raison même, que d’explications « extérieures », de compréhension et de justification par de simples raisons (Gründe). Seulement, le fait même que ce type de « justification » soit ici valide, le fait que telle détermination juridique soit pleinement expliquée par-là, loin de montrer que cette dernière est juste et rationnelle, ne manifeste au contraire qu’elle n’a qu’une « valeur historiographique », dépendante des circonstances, qu’elle est, ainsi, « de nature périssable » et vouée au passage : qu’elle est seulement positive et n’a pas de valeur en regard de ce qu’est véritablement la rationalité. Or, c’est très précisément cette distinction qui est contestée et niée par la position ici identifiée comme étant celle de la science juridique positive : selon cette position, dès lors, « comprendre » ne signifie rien d’autre que « se tranquilliser d’une bonne raison », comme s’il s’agissait là d’une entreprise qui pouvait justifier quoi que ce soit (et, effectivement, on peut « justifier » tout et son contraire à partir de telles « raisons ») et comme si, surtout, il s’agissait là du tout de la rationalité.

Ici réside le « fond de l’affaire » : les juristes (et leur historicisme) ne reconnaissent pas qu’il y a un autre terrain, une autre entente de la rationalité que la seule érudition et l’exposition de raisons et de connaissances d’ordre historique. Pour ceux-ci en effet,

on ne comprend pas la Chose, on ne saurait pas de quoi il s’agit ; c’est-à-dire qu’on n’en resterait pas à ce dont ils sont d’opinion qu’il s’agit, à savoir justement au savoir historiographique et aux bonnes raisons d’entendement. « Ils ne comprennent pas » veut dire « ils se tiennent sur un autre terrain », et ce terrain-ci serait le seul, exclusivement ; ils ne reconnaissent pas qu’il y a aussi un terrain rationnel.

Autrement dit, le grief principal à l’égard des tenants la science juridique historique et positive est qu’ils contestent l’existence même du terrain de la science philosophique du droit et c’est pourquoi un combat a lieu entre deux positions qui, ayant « leur demeure dans des sphères différentes », devraient conserver « l’un[e] à l’égard de l’autre une attitude indifférente ». Mais d’une telle contestation du « terrain rationnel », il faut dire qu’elle est politiquement inacceptable et, surtout, complètement erronée.

La négation de l’existence du « terrain rationnel » distinct du terrain de la pure positivité et de son cortège de raisons historiques est d’une part politiquement inacceptable, car s’il est bien vrai que, de manière générale, le droit est « quelque chose de sacré » et que, par ailleurs, la défense des privilèges du métier est fort compréhensible, les hommes, c’est-à-dire tous les hommes et non pas seulement les juristes « savants », ne sont en rien, à l’égard du droit, des « profanes ». Plus encore :

ce droit de conceptualiser rationnellement, aucun peuple ne se le laisse retirer. Les hommes ne sont pas des profanes, ici encore moins qu’en religion, et le temps est venu de s’interroger sur la raison de la Chose [Vernunft der Sache].

Cela seul ne constitue toutefois pas un argument véritable contre la position dont Hugo est ici tenu pour le héraut et il faut ajouter que, d’autre part – et surtout – cette négation repose sur une erreur et une méprise principielles. Tel est d’ailleurs ce dont Hugo lui-même semble s’apercevoir, lorsqu’il affirme, par exemple (d’ailleurs à raison) que la situation juridique romaine ne satisfait pas pleinement « aux plus hautes exigences de la raison », quand même des raisons historiques peuvent en être données : il faut donc qu’il reconnaisse et fasse intervenir autre chose que celles-ci pour juger de la rationalité d’une situation et de déterminations juridiques. Le problème est que, avec la conception de la raison et de la rationalité que véhiculent par ailleurs son discours et sa position, une telle affirmation paraît complètement arbitraire : on ne voit pas en quoi certaines des déterminations romaines seraient en ce sens, moins « rationnelles », que d’autres. De manière générale, une telle position ne permet en réalité en rien de voir et de montrer en quoi telle détermination est véritablement rationnelle.

La position et la « méthode », de Hugo échouent ainsi à la fois à fournir un critère de rationalité et un critère tout court : elle échoue dans l’entreprise de compréhension comme dans l’entreprise de jugement. Les deux sont bien entendu liées : parce que sa conception de la rationalité est défaillante, l’évaluation qu’elle implique l’est tout autant. L’erreur fondamentale ici est d’avoir réduit le rationnel au positif et à l’historique et, en l’occurrence, au simple factuel. Autrement dit, le « problème de Hugo » – ou, plus largement de l’appréhension strictement historique – n’est pas qu’il prétende fournir des explications érudites d’ordre historique. Au contraire, puisqu’il y a une part irréductiblement positive du droit positif, celles-ci sont légitimes et dignes d’intérêt. Le problème est plutôt qu’il prétende par-là avoir énoncé le tout de la rationalité de la chose et le critère ultime par lequel elle devrait être jugée. Or, précisément, une telle entreprise ne permet pas de décider si une chose est rationnelle ou non et elle échoue également à fournir quel que critère que ce soit. Le vrai problème de cette position est qu’elle nie la possibilité de tout autre plan de rationalité que celui de la pure érudition historique, qu’il y ait un autre terrain de la compréhension et de la justification : qu’elle pose son terrain et son appréhension comme ultimes et exclusifs. Il faut cependant regarder de plus près ce sur quoi une telle critique s’établit.

B. Les circonstances, les causes, les raisons

En procédant à la mise en lumière de la genèse « seulement » historique de ce qui est pour le « justifier » comme s’il s’agissait là de quelque chose d’ultime, l’appréhension historique du droit manifeste en réalité confusion qui la soutient entre la causalité extérieure, dans le phénomène, et la procession proprement rationnelle, selon la détermination immanente du concept. La justification historique s’en tient à l’extériorité et à la nécessité « seulement » extérieure sans pouvoir parvenir à la nécessité immanente de la Chose. Comme telle, la justification qu’elle est ne peut en rien établir la nécessité interne de quoi que ce soit, par quoi peut être seulement revendiqué l’établissement véritable de quelque chose. Ou encore,

que les déterminations du droit soient conformes au droit et à la raison, établir ceci (ce qui ne peut avoir véritablement lieu que par le concept) est tout autre chose qu’exposer l’aspect-historique de leur émergence, les circonstances, cas, besoins et données qui ont occasionné leur établissement.

La confusion entre « concepts juridiques » – qui sont d’un certain lieu et d’un certain temps – et « déterminations juridiques universelles » – qui ne sont pas seulement relatives à une situation historique donnée (bien qu’elles soient aussi déterminées historiquement et ne puissent apparaître n’importe quand) – illustre pleinement cette réduction de « l’engendrement à partir du concept » à « l’engendrement extérieur », historique, qui est tout autant inversion de ce qui est en réalité déterminant :

En négligeant cette différence [i.e. la différence entre concepts juridiques et déterminations juridiques universelles], on aboutit à détraquer le point de vue et à déplacer la question de la justification véritable vers une justification par des circonstances, vers une concordance avec des présuppositions qui valent peut-être tout aussi peu pour elles-mêmes, et on aboutit, de façon générale, à mettre le relatif à la place de l’absolu, le phénomène extérieur à la place de la nature de la Chose.

Ce faisant, il arrive à la justification historique exactement le contraire de ce qu’elle vise à faire : en voulant montrer la nécessité et la légitimité d’une détermination en en montrant l’engendrement historique, elle parvient seulement à montrer que celle-ci est relative aux circonstances. Quand elle cherche à montrer l’absolue nécessité d’une chose, sa démarche n’a pour résultat que de mettre en lumière sa relativité et donc sa nullité une fois les circonstances qui la fondaient disparues.

À de telles positions et à une telle manière de « justifier » une détermination juridique en arguant de son antiquité peuvent être adressés les propos que tenait déjà l’article de 1817 à l’encontre de l’assemblée des états wurtembergeois qui, à l’instar des émigrés français à leur retour, « n’ont rien oublié et rien appris, [mais] semblent avoir dormi ces vingt-cinq dernières années qui sont bien les plus riches que l’histoire universelle ait jamais connues et pour nous les plus instructives parce que notre monde et nos idées leur appartiennent ». Or, cette précarité de la justification d’entendement à l’œuvre dans la science positive de droit se manifeste plus pleinement encore lorsque, non satisfaite de cette « justification » par les circonstances et la causalité seulement efficiente, elle en vient à cette « immortelle duperie – la méthode de l’entendement et de sa pensée-ergoteuse », qui consiste à faire appel à « une bonne raison pour une mauvaise cause ».

Que signifie alors cet appel à des raisons ou à des fondements (Gründe) ? En quoi est-il impropre à justifier véritablement les déterminations juridiques présentes-là ou, plus généralement, en quoi le fait de pouvoir avancer le fondement de quelque chose n’est-il pas suffisant, aux yeux de Hegel, pour en montrer non seulement la nécessité mais encore la légitimité (montrer que cette chose doit être au double sens de la nécessité et de la normativité) alors que, précisément, ce qui est fondé passe généralement pour ce qui est non seulement de fait, mais de droit ?

Le concept de fondement (Grund) est l’un des concepts fondamentaux de la Logique de l’essence. Plus précisément, la catégorie de fondement comme telle, dans l’économie du procès de l’essence, est la dernière des déterminations de l’essence comprise comme réflexion en elle-même et trouve ainsi sa place au seuil de l’existence comme premier immédiat de l’essence. Le fondement n’est alors qu’unité précaire des catégories dualistes caractéristiques de l’essence, totalisation d’abord abstraite des déterminations-de-réflexion, de telle manière aussi qu’il « n’a encore aucun contenu déterminé en et pour soi », mais n’est que comme « unité immédiate de la réflexion en soi et de la réflexion en autre chose ». Là se tient tout entier le « formalisme du fondement » qui n’est précisément fondement que dans la mesure où il fonde, mais qui est impuissant à se fonder lui-même (auquel cas, il serait véritablement actif, productif, il serait le concept) – ce pourquoi d’ailleurs il n’y a pas de « fondement suffisant ».

Ainsi, l’explication par l’indication de fondement est parfaitement tautologique en ce qu’elle procède de la réflexion qui demande à voir la Chose une fois dans la déterminité de l’être-là, une fois dans celle de l’être-posé : ce qui est mobilisé alors n’est jamais qu’une forme plus déterminée, médiatisée, de la proposition d’identité (A=A). Relève par exemple de ce genre d’explications qui s’en tient au fondement comme « fondement formel » le fait de rendre raison du mouvement des planètes autour du soleil par les lois de l’attraction de la terre et du soleil l’une en regard de l’autre : un seul et même contenu est présent une fois dans la forme de l’immédiateté, une fois dans celle de la médiation. En outre, même si une telle explication progresse jusqu’au fondement réel – c’est-à-dire le fondement en tant qu’il contient la différence entre fondement et fondé –, elle n’est alors certes plus purement tautologique, mais, pour autant, rien du formalisme du fondement ne disparaît par là : l’explication a encore alors ceci d’arbitraire et de contingent que c’est alors la réflexion extérieure qui, dans la variété des déterminations que contient la chose, décide de celle qui est « déterminante ». Ainsi :

L’acte-de-rechercher et d’indiquer des fondements, en quoi consiste surtout le raisonnement [Räsonnement], est, pour cette raison, un vagabondage sans fin, qui ne contient aucune détermination ultime ; on peut à propos de tout indiquer un et plusieurs bons fondements aussi bien qu’à propos de son opposé, et une multitude de fondements peuvent être présent sans que rien n’en découle. Ce que Socrate et Platon nomment sophistication [Sophisterei] n’est rien d’autre que le raisonnement à propos du fondement[.]

Aussi l’explication ou la justification par des fondements ou de bonnes raisons ne peut-elle en rien passer pour quelque chose d’ultime : elle n’est que le fait de la réflexion extérieure d’entendement qui en reste à l’extériorité de la chose et, de la sorte, reste de part en part entachée de contingence et d’arbitraire sans pouvoir rien établir qui soit « suffisant ».

Hugo avance toutefois une raison supplémentaire pour arguer de la rationalité du droit romain, qui se pose comme une exigence pour la science juridique : son type d’exposition et « la déduction conséquente à partir des principes » qui y est présente. La science juridique serait, dans son exposition, pleinement conforme aux exigences de la raison parce qu’elle dispose ses propositions selon les règles de la démonstration formelle et de la déduction mathématique à partir de principes. Hegel cite ainsi le paragraphe 314 du Lehrbuch, dans lequel Hugo affirme la présence de la plus haute « culture du droit comme science » chez les juristes romains classiques et que nul ne mérite plus qu’eux « d’être mis sur le même rang que les mathématiciens, pour ce qui est de la déduction conséquente à partir des principes », ce dont attesterait « cette circonstance remarquable que nulle part il n’intervient plus de trichotomies que chez les juristes classiques et chez Kant ». Or, outre le fait qu’il est parfaitement absurde de qualifier de « kantienne » une déduction par le simple fait qu’elle s’établirait de manière trichotomique, une telle exposition, si elle peut bien convenir à la mathématique ou aux sciences d’entendement en général, n’a strictement rien à voir avec la démonstration et la déduction véritablement rationnelles d’une chose. Une telle prétention à la rationalité et à la scientificité à l’appui d’un tel argument doit être également être rejetée, puisque – et cela vaut aussi bien entendu à l’encontre de la saisie leibnizo-wolffienne du droit – « cette rigueur d’entendement n’a rien à voir avec la satisfaction des exigences de la raison ».

C. Positivité du droit et « super-sagesse »

Relativement au contenu du droit positif, une dernière précision doit encore être apportée, qui circonscrit le champ de pertinence et de légitimité de la « science philosophique du droit ». Concernant le contenu en effet, le droit n’est pas seulement positif en raison de sa relativité à un caractère national particulier, il l’est encore en ce que dans toute législation, le droit est en tant qu’appliqué à des cas particuliers, application qui ne peut être déterminée rationnellement, selon l’immanence du concept, mais seulement selon la subsomption d’entendement, c’est-à-dire de l’extérieur. Il l’est en outre enfin en ce qu’il contient nécessairement l’acte singulier de la décision du juge – qui, encore une fois, échappe à la détermination rationnelle, ou plutôt, à l’égard de laquelle la raison est indifférente. Cela implique que s’il est vain de chercher, à l’instar de la science juridique positive, à déduire ce qu’est le droit à partir des seules déterminations juridiques positives, il est également absurde de vouloir déduire, à partir de la seule raison ou plutôt des principes rationnels du droit tout ce qui est ou doit être légal, à la manière dont, notamment, Wolff et l’école wolffienne prétendent l’entreprendre. Autrement dit, si la positivité du droit ne doit pas conduire à nier le « terrain rationnel », il est aussi peu conforme à ce qu’est la rationalité véritable de ne pas faire sa part à la pure positivité du droit et, partant, à ce qui relève des prérogatives exclusives des juristes d’une part et, d’autre part, du législateur, en tant que la législation doit aussi convenir en un certain temps et en un certain lieu, comme de reconnaître la part irréductible (même si elle doit être circonscrite) de contingence attachée aux décisions du juge.

Il y a un aspect purement positif du droit, il y a de la contingence dans l’être-là et dans le droit, et il est tout aussi absurde, pour qui prétend à une saisie véritablement rationnelle du droit et du monde objectif, de ne pas faire sa part à l’appréhension positive du droit qui, rappelée aux limites de son champ et de ses prétentions, est légitime. Ainsi, il est absurde de tenter de déduire rationnellement la totalité des déterminations de droit et des dispositions juridiques ou plutôt, de façon générale, de vouloir se lancer dans une déduction et une détermination rationnelle du réel en son ensemble. Une telle entreprise manifeste encore une fois une erreur sur la nature de l’objet de la science véritable du droit, sur ce sur quoi porte la philosophie et sur ce qui, à proprement parler, ne la concerne pas. S’il est indu de faire valoir, dans le droit, la nécessité extérieure à laquelle répondent les déterminations juridiques pour procéder à leur justification comme s’il s’agissait là de quelque chose d’ultime, pour la même raison qui tient au non-recouvrement total du rationnel et du positif en tant que ce dernier comporte la variété et la contingence présentes à même le particulier, il est tout aussi indu de vouloir faire dépendre de la raison tout le détail des déterminations du droit. Ainsi,

Platon pouvait s’abstenir de recommander aux nourrices de ne jamais rester au repos avec les enfants, de toujours les bercer dans les bras ; de même, Fichte pouvait s’abstenir de construire, comme on nomma cela, le perfectionnement de la police des passeports jusqu’au point où l’on devait non seulement inscrire sur le passeport le signalement des suspects, mais aussi y peindre leur portrait. Dans de semblables exposés, aucune trace de philosophie n’est plus à voir, et celle-ci peut d’autant mieux délaisser semblable super-sagesse qu’elle doit justement se montrer très libérale à l’égard de cette multitude infinie d’objets.

Tout, dans le droit, ne peut être rationnellement déterminé et non seulement il y a une positivité du droit mais, encore une fois, « il faut que le droit devienne positif ». Autrement dit, sur cette part de pure positivité du droit, la philosophie doit savoir se taire. Par ailleurs, de même qu’il est absurde de vouloir pousser la rationalité jusqu’à déterminer tout le détail du droit dans ce qu’il a de plus particulier (parce qu’alors il ne s’agit plus de rationalité), rien ne sert non plus, à l’inverse, de faire valoir la raison pour déconsidérer, dans ce qui est, ce qui relève en réalité de la part de positivité et, dès lors, de contingence irréductible du droit : cette positivité n’a rien d’irrationnel, mais, tout au contraire, il est rationnel d’en reconnaître la nécessité et, s’agissant de cette sphère du fini, de reconnaître la contingence qui est y toujours nécessairement présente.

Ici réside également l’un des ressorts de la réponse à l’objection savignicienne contre le fait, pour l’Allemagne, de se doter d’un code, objection selon laquelle elle ne serait pas prête, il serait trop tôt pour elle – argument qui s’adjoint à la position selon laquelle la codification figerait ce qui est par nature vivant. Certes, le droit positif progresse, il est même appelé à progresser, cela tient précisément à la finité de son matériau, à la part de pure positivité qu’il contient et qui ne peut qu’être indéfiniment résorbée. L’exigence de parachèvement et de perfection que Savigny oppose à l’entreprise de codification est donc vaine et elle n’est qu’un symptôme de cette « maladie allemande » qu’est le formalisme. Que le droit progresse dans le temps ou, pour le dire en des termes hégéliens, que le rationnel advienne progressivement, dans le temps, à même le positif, cela ne constitue en rien une objection bien fondée contre la codification. C’est même le contraire qui est vrai, pour autant que l’on puisse véritablement parler de progression : en donnant les principes de la particularisation et des spécifications ultérieures requises de la législation, le code est précisément ce qui permet la progression et encore la progression rationnelle, c’est-à-dire selon les principes rationnels du droit. Loin d’empêcher celle-ci dès lors, il l’accompagne. Le rejet par Savigny de la codification à l’appui de cet argument ne fait ainsi que manifester derechef, sur un plan supplémentaire, non seulement son malentendu quant à la nature du droit en sa positivité mais, surtout, sa négation ou sa mécompréhension de ce qu’est la rationalité véritable.

Dans son rapport conjoint aux théories du droit naturel et à la science juridique positive ainsi, la position de la science philosophique du droit telle que la détermine Hegel met à mal l’alternative posée par Savigny dans le texte inaugural de la Zeitschrift für geschichtliche Rechtswissenschaft entre « École historique » et « École anhistorique » (qui regroupe en réalité toutes les autres) :

Qui considère précisément les multiples vues et méthodes qui ont, jusqu’à présent, dominé parmi les juristes allemands, découvrira que celles-ci se laissent ramener à deux classes principales, et les juristes eux-mêmes, à deux écoles entre lesquelles seulement on peut admettre l’existence d’une distinction fondamentale, tandis que toutes les différences existant à l’intérieur de chacune de ces deux écoles doivent être regardées comme n’étant que contingentes. […]

L’une de ces Écoles est suffisamment caractérisée par le mot historique ; pour l’autre, en revanche, il est à peine possible de trouver un nom positif puisqu’elle n’est une que par son opposition à la première, mais que, pour le reste, elle se manifeste sous les formes les plus diverses et les plus contradictoires et s’annonce tantôt comme Philosophie et Droit naturel, tantôt comme l’expression du bon sens. De ce fait, nous voulons l’appeler, en l’absence d’autre terme, l’École anhistorique.

À suivre Hegel, la disjonction est fausse et posées ainsi, les choses le sont fort mal. La saisie philosophique du droit ne se confond pas avec l’appréhension purement historique de celui-ci, pour autant elle ne saurait, si elle doit bien être saisie véritablement rationnelle, faire complètement abstraction de ce qui est. Autrement dit, la conception rationnelle du droit ne peut faire fi de cette dimension fondamentale du droit par laquelle il est – et doit être – positif, mais positivité et rationalité ne sauraient cependant être purement et simplement confondues. Plus avant, la « science philosophique du droit » suppose de distinguer et d’être à même de distinguer entre ce qui est « seulement » positif et « seulement » historique sans être rationnel et ce qui est véritablement rationnel et ne peut être dit tel que parce qu’il ne se pose et ne se pense pas abstraction faite de ce qui est.

En d’autres termes encore, ce que manifeste et révèle l’opposition de Hegel à l’École historique du droit, ce n’est pas seulement le statut normatif et non pas seulement descriptif ou empirique de son concept de droit, mais, plus fondamentalement, leurs conceptions fort différentes de l’histoire et de ce qui, en elle, doit être tenu pour proprement rationnel : la position de Hegel « ne suppose pas seulement une définition normative du droit, mais aussi une définition normative de l’histoire ». Mais l’examen complet de cette conception hégélienne de l’histoire dans son rapport à la raison et à la normativité supposerait de longs développements, dont il n’est pas ici le lieu.

Élodie Djordjevic

Maître de conférences à l’Université Paris II Panthéon-Assas, membre de l’Institut Michel Villey et directrice adjointe de la revue Droit & Philosophie. Ses travaux de recherche portent sur les rapports entre rationalité et normativité, et se situent au croisement de la philosophie pratique (en particulier la philosophie politique et du droit) et de l’histoire de la philosophie (en particulier Hegel et l’idéalisme allemand). Auteur de plusieurs articles et chapitres d’ouvrages, elle a en outre notamment co-dirigé le volume Marx et le droit (Paris, Dalloz, 2019), les ouvrages Les Équivoques de l’institution : normes, individu et pouvoir (Paris, Classiques Garnier, 2021), La pensée et les normes. Hommage à Jean-François Kervégan (Paris, Éditions de la Sorbonne, 2021), et a collaboré à l’édition et à la traduction de la version française du Manuel de l’idéalisme allemand (dir. J.-Fr. Kervégan et H.J. Sandkühler, Paris, Éditions du Cerf, 2015). Elle termine actuellement un ouvrage intitulé : Le Jugement politique et les failles du monde. Essai sur la conception hégélienne de l’action et de la normativité, à paraître aux Éditions du cnrs.