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our les philosophes du droit, l’œuvre de Joseph Raz est peut-être plus communément associée à quelques thèses spécifiques, comme la conception de l’autorité comme service ou la thèse des sources strictement sociales du droit. Or celles-ci s’érigent sur un socle moins souvent exposé qu’il vaut la peine de tenter de dévoiler. Deux éléments névralgiques le caractérisent. Premièrement, Raz place franchement la philosophie du droit au sein de la philosophie pratique, dont le concept fondamental irréductible serait celui de raison pour l’action. L’univers de Raz est ainsi un univers de raisons et de normativité. Deuxièmement, au sein de l’univers de la raison pratique, Raz conçoit les énoncés d’autorité comme étant un composé de raisons pour l’action plus ordinaires (de premier ordre) et de raisons de second ordre qui excluent du raisonnement pratique certaines raisons de premier ordre. La combinaison de ces deux éléments ((1) la raison pratique comme ontologie privilégiée et (2) l’intégration d’une conception forte de l’autorité au sein de cette ontologie) constitue, il me semble, ce qu’il y a à la fois de plus intéressant philosophiquement et de plus intriguant chez Raz. C’est ce qui conditionne d’ailleurs fondamentalement ses thèses sur le droit.

 

I. Philosophie pratique et raisons pour l’action

 

C’est dans Practical Reason and Norms, publié en 1975, que Raz a révélé l’essentiel de son univers ontologique. Il y précise que son entreprise philosophique consiste en l’analyse des concepts communs (par exemple ceux de droit subjectif, d’obligation, de justice, de pouvoir, d’autorité, de règle, de principes) de la philosophie pratique, qu’il conçoit comme étant une discipline unifiée comprenant notamment la philosophie morale, la philosophie politique et la philosophie du droit. Il se donne pour objectif d’explorer les aspects logiques, formels, non-évaluatifs, de ces concepts communs et de développer « une logique unifiée de tous les concepts appartenant à la théorie normative ». Or, il suggère que la partie la plus fondamentale de cette logique serait « la logique des raisons pour l’action ». C’est la notion de raison pour l’action, concept-clé et irréductible de la philosophie pratique, qui sera aussi éventuellement déployée pour expliquer le droit.

Raz soutient que les raisons pour l’action sont, avec les raisons au soutien d’opinions ou de croyances, un élément fondamental de notre arsenal conceptuel. Elles sont invoquées dans des contextes de raisonnement pratique, principalement lorsqu’il s’agit d’expliquer, de guider ou d’évaluer le comportement. Le premier chapitre de Practical Reasons and Norms est ainsi consacré à une analyse extrêmement pointue et détaillée de la structure logique des raisons pour l’action. Sur la base des éléments de cette analyse et d’un examen phénoménologique de certaines situations de conflits de raisons, Raz remet en question une conception plus traditionnelle du raisonnement pratique, qui veut que toutes les raisons soient de même ordre et que les conflits entre elles soient résolus en soupesant leur poids relatif. Il propose plutôt que soient reconnus différents ordres de raisons afin de refléter les différentes sortes de conflits de raisons qui peuvent exister.

Un des exemples manifestant l’existence de raisons de second ordre implique l’exercice de l’autorité :

Alors qu’il est en service dans l’armée, Jeremy se voit ordonné par son supérieur de saisir une camionnette appartenant à un commerçant afin qu’il puisse l’utiliser. Il aurait donc une raison [l’ordre de son supérieur] de saisir la camionnette. Cependant, un de ses amis l’exhorte à désobéir à cet ordre en invoquant d’importantes raisons à cet effet. Jeremy ne nie pas que son ami pourrait avoir raison, mais il soutient cela n’a pas d’importance. Les ordres, pense-t-il, sont les ordres et on devrait leur obéir même lorsqu’ils sont erronés, même si aucun préjudice ne découlerait de leur désobéissance. C’est ce qu’être un subordonné signifie. Cela signifie qu’il ne vous appartient pas de déterminer la meilleure option. Vous pourriez conclure, ayant soupesé toutes les raisons, qu’une ligne de conduite est la bonne, et néanmoins être justifié dans votre refus de l’emprunter. L’ordre est une raison de faire ce qu’on vous a ordonné de faire sans égard au calcul des raisons. Jeremy admet que si on lui ordonnait de commettre une atrocité il devrait refuser, mais il est d’avis que la présente situation est une situation ordinaire et que l’ordre devrait prévaloir.

Raz soutient que l’attitude de Jeremy montre que, dans certaines circonstances, les gens estiment qu’ils peuvent aller à l’encontre de ce que suggère une évaluation du poids des raisons en jeu et néanmoins se comporter de façon justifiée. C’est le cas d’une personne qui reçoit un ordre d’une autre qui lui est supérieure du point de vue de l’autorité. Cela pourrait bien susciter chez elle certains sentiments de tension interne. La conception plus traditionnelle du raisonnement pratique expliquerait cette tension par un conflit entre raisons de premier ordre, mais Raz trouve cette explication insatisfaisante : selon lui, ce malaise est mieux expliqué par l’existence de raisons de second ordre. Le paysage de la raison pratique est donc plus complexe que le laisse entendre la conception traditionnelle.

Une raison de second ordre est une raison d’agir pour une raison ou une raison de s’abstenir d’agir pour une raison. Raz appelle le second type de raison de second ordre raison d’exclusion. Si p est, pour une personne, une raison d’agir de manière x et que q est une raison de ne pas agir sur la base de p, il y a conflit potentiel entre une raison de premier ordre et une raison de second ordre d’exclusion. Et Raz affirme de tels conflits doivent être résolus non pas sur la base de la force des raisons en opposition, mais en vertu d’un principe général de raison pratique qui veut que les raisons d’exclusion prévalent toujours lorsqu’elles entrent en conflit avec des raisons de premier ordre. Il précise également que les raisons d’exclusion peuvent exclure seulement certaines « classes » de raisons de premier ordre et peuvent donc varier quant à leur portée ou leur « juridiction ».

 

II. L’autorité, le droit et ses sources

 

L’exemple de Jeremy laissait entendre que les énoncés d’autorité impliquent des raisons pour l’action de second ordre. Or, comme Raz conçoit le droit comme étant essentiellement un ensemble d’énoncés d’autorité, il le conçoit comme étant un ensemble de raisons de second ordre. Cela nous amène à examiner d’un peu plus près la façon dont s’articulent chez lui le point de vue de la raison pratique, sa conception de l’autorité et ses thèses sur la nature du droit.

Raz considère que la notion d’autorité légitime (par opposition à l’autorité de facto) est celle qui doit être expliquée en priorité, puisque l’explication de l’autorité effective présuppose celle de l’autorité légitime. Selon lui, si ce point de vue paraît à première vue controversé, c’est parce qu’il demeure implicite dans nombre d’explications de l’autorité de facto. Il est ainsi généralement accepté que l’autorité ne peut uniquement être fondée sur la force ou la menace, qu’elle dépend de l’influence ou de l’acceptation, et alors une analyse plus poussée montrera immanquablement que les notions d’influence et d’acception présupposent toujours une prétention à l’autorité légitime et la reconnaissance de celle-ci.

Raz estime ainsi que le concept d’autorité doit être expliqué en exposant la manière dont les prétentions à l’autorité peuvent être justifiées. Conformément à ce qu’il annonçait dans l’introduction de Practical Reason and Norms, il distingue cependant entre l’explication de la manière dont les prétentions à l’autorité légitime peuvent être justifiées (ce qui est une question formelle-conceptuelle) et un exposé des arguments moraux par lesquels on peut démontrer qu’une autorité est effectivement légitime (ce qui est une question morale de fond). Ce sont les raisons d’exclusion qui forment l’essentiel de la réponse à la question formelle-conceptuelle. Leur mise en lumière est nécessaire afin de dissiper les paradoxes apparents de l’autorité, qui s’articulent autour de la difficulté qu’il peut y avoir à concilier les concepts mêmes d’autorité légitime, d’une part, et d’autonomie, de raison ou de moralité, d’autre part. Une fois qu’est reconnue la possibilité conceptuelle de raisons d’exclusion valides, cette difficulté est évacuée.

Raz suggère ainsi que les énoncés d’autorité, par exemple les ordres, directives ou normes obligatoires, doivent être analysés et expliqués à l’aide des raisons d’exclusion. Plus précisément, ces énoncés seraient des raisons protégées, c’est-à-dire une combinaison (1) d’une raison de premier ordre pour une action et (2) d’une raison d’exclusion requérant de ne pas tenir compte des raisons (ou de certaines des raisons) contre cette action. Bien que nous puissions être incités à considérer les énoncés d’autorité comme des raisons de premier ordre particulièrement pesantes ou même absolues, Raz rejette ces invitations puisque, selon lui, elles ne correspondent ni l’une ni l’autre à la réalité. Ces énoncés impliquent des raisons d’un ordre distinct.

Raz établit ensuite qu’une des caractéristiques essentielles du droit est qu’il prétend à une autorité légitime : le droit prétend que l’existence d’une règle juridique obligatoire constitue une raison complète et suffisante en faveur d’un comportement conforme. Autrement dit, le droit se présente comme exerçant, de façon justifiée, le pouvoir de modifier les raisons protégées, principalement à travers l’adoption de normes obligatoires.

Mais dans quelles circonstances l’autorité est-elle légitime ? De façon générale (Raz appelle cette thèse la thèse de la justification normale), une autorité est légitime dans la mesure où les personnes ont plus de chances de se conformer aux exigences de la raison droite en suivant ses prescriptions qu’en tentant de déterminer elles-mêmes ce que la raison exige. Il s’agit là d’un argument de rationalité instrumentale. L’autorité est justifiée lorsqu’elle rend un service en termes de rationalité : elle joue un rôle médiateur entre les personnes et les raisons qui s’appliquent à elles, en évaluant et en se prononçant sur ce que les personnes devraient faire selon la raison droite. Pour les personnes qui y sont assujetties, les énoncés de l’autorité remplacent la force des raisons de premier ordre pertinentes. Les conditions de la thèse de la justification normale peuvent être rencontrées lorsqu’une personne ou une institution détient une expertise dans un domaine particulier ou lorsqu’elle est en position de résoudre un problème de coordination. D’ailleurs, Raz a régulièrement suggéré que l’autorité revendiquée par l’État trouve sa source la plus importante (bien que limitée) de légitimité dans sa capacité à résoudre des problèmes de coordination et à promouvoir la coopération au sein d’un groupe de façon plus efficace que toute autre personne ou institution. Cela dit, l’étendue de l’autorité légitime de l’État variera selon les sujets et les personnes, ce qui fait dire à Raz qu’on ne peut conclure à l’existence d’une obligation générale d’obéir à ses prescriptions.

La conception de l’autorité légitime comme service est intimement liée à une autre thèse razienne bien connue (celle du positivisme « exclusif » ou « dur »), qui veut que les sources du droit identifiées par les règles de reconnaissance ne peuvent être que sociales, et jamais morales. Raz considère que c’est là la thèse la plus importante du positivisme juridique, par distinction de la thèse de la séparation entre droit et morale dont il a remis en doute certaines interprétations.

Le raisonnement se présente comme suit : tous les systèmes juridiques revendiquent une autorité légitime, cette autorité se justifie au premier chef par le service de médiation des raisons qu’elle rend à ceux qui y sont soumis. Or, une directive doit posséder deux caractéristiques afin d’être capable de servir de médiatrice entre les raisons et les personnes. Premièrement, elle doit être le jugement d’une personne sur la façon dont les sujets devraient se comporter dans des circonstances données, ou elle doit à tout le moins pouvoir être présentée comme telle. Deuxièmement, elle doit pouvoir être identifiée comme ayant été émise par l’autorité alléguée sans que l’on ait à se fonder sur les considérations sur lesquelles cette autorité prétend se prononcer. Autrement dit, et c’est là le point crucial, un jugement sur le comportement à adopter ne pourra être utile que s’il peut être identifié par des moyens distincts des considérations qui devaient être tranchées. Or c’est seulement lorsque les sources de ce jugement sont exclusivement sociales, et non morales, que l’autorité peut jouer ce rôle médiateur caractéristique. Les sources du droit doivent donc nécessairement être identifiables à travers une investigation empirique plutôt que morale.

 

III. Appréciations

 

La profondeur et l’élégance de la pensée de Raz a été largement reconnue par ses pairs. Comme le constatait Michael Moore (le philosophe) il y a déjà presque trente ans :

Raz a véritablement intégré sa philosophie du droit et sa philosophie politique avec sa théorie morale, concevant les deux premières comme étant des applications spéciales des idées de la dernière. Bien qu’elle soit complexe dans ses détails, le tout est parfaitement spécifié et rigoureusement unifié. Il y a là bien des choses qui susciteront l’admiration.

Moore décrit la philosophie et la philosophie politique du droit de Raz comme étant une application spéciale de sa philosophie morale. Dans le cas de Raz, rappelons-le, il faut veiller à en distinguer les éléments formels des éléments substantiels, mais c’est l’un des aspects caractéristiques de la philosophie du droit pratiquée à Oxford après Hart que d’avoir donné la priorité au point de vue normatif pour élucider la nature du droit. Tant Raz que John Finnis et Ronald Dworkin ont en effet offert des élaborations du fameux point de vue interne hartien. Mais, en dernière instance, leurs divergences auront été plus marquantes que cet élément de convergence. Finnis et Dworkin n’acceptent pas la distinction nette que fait Raz entre les aspects formels et substantiels de la philosophie normative ; et Dworkin, en plus d’avoir tôt fait de rejeter le modèle du droit comme système de normes, a plus récemment qualifié d’« excentrique » toute la conception razienne de l’autorité.

Cela dit, quelques auteurs, dont un qu’on peut incontestablement qualifier de « dworkinien » (Stephen Perry) ont engagé un dialogue constructif avec Raz en utilisant la terminologie des raisons pour l’action. Leur critique s’est naturellement concentrée sur l’incontournable notion de raison d’exclusion. Il y a accord sur le fait que l’autorité implique de renoncer à agir ou à décider strictement sur le fondement d’une évaluation personnelle des mérites de la situation, mais la controverse s’articule autour de la justesse d’une explication de ce fait par de pures raisons d’exclusion raziennes. En effet, si ces raisons d’exclusion s’incorporent dans une stratégie de raisonnement pratique à appliquer en situation d’incertitude, d’autres stratégies, impliquant d’autres notions moins radicales, pourraient leur être préférables. Les énoncés d’autorité pourraient ainsi être conçus comme étant des raisons de premier ordre particulièrement importantes, ou encore comme des raisons de second ordre fonctionnant comme des présomptions plus ou moins réfragables. Finalement, ces suggestions impliquent une représentation différente (moins… « autoritaire ») de l’autorité revendiquée par le droit, et donc une représentation différente du droit lui-même. C’est d’ailleurs peut-être cette conception plus autoritaire de l’autorité du droit qui unifie nombre de positivistes depuis Hobbes, et qui rebute en même temps nombre de ses critiques.

Parallèlement à ces querelles internes chez ceux que l’on peut qualifier de « normativistes », des attaques sont également venues d’une direction tout autre. Les orientations méthodologiques et ontologiques les plus fondamentales de Raz – au premier chef la priorité et la réalité du normatif et des raisons pour l’action – portent en effet en elles certaines vulnérabilités associées à l’anti-naturalisme, et celles-ci ont été exploitées par les philosophies qui favorisent des méthodes plus compatibles avec celles des sciences. Brian Leiter a ainsi suggéré que la géographie conceptuelle de la philosophie du droit soit déterminée par son utilité scientifique (au sens large) plutôt que par les intuitions raisonnées des philosophes (on peut à cet égard relever que même si la philosophie de Hart se présentait comme une analyse conceptuelle, des préoccupations d’utilité scientifique l’ont clairement motivée). Dans une même veine, Leiter a aussi suggéré que l’élucidation d’une question comme celle de la nature de l’autorité du droit – objet des échanges entre Raz, Moore et Perry – ne pourra véritablement progresser qu’à travers l’incorporation de méthodes issues des sciences expérimentales.

L’œuvre de Raz s’est incontestablement inscrite dans le canon de la philosophie analytique du droit. Mais toute tentative de classification selon certaines des catégories familières de la discipline (juspositivisme, jusnaturalisme, normativisme, réalisme) risque de la pervertir : elle est normative, mais évite soigneusement l’engagement moral substantiel ; son positivisme « dur » n’est pas conditionné par les exigences du naturalisme scientifique, il est issu d’une pure réflexion conceptuelle sur la notion d’autorité et sur la structure de la raison pratique. Elle dépeint le droit comme revendiquant une autorité excluante, mais qui peut en principe satisfaire aux exigences de la raison. En somme, cette œuvre, complexe et aux abords souvent difficiles, est profondément originale, et sa fréquentation toujours enrichissante.

 

Charles-Maxime Panaccio
Professeur agrégé. Section de droit civil, Université d’Ottawa.