L’État, le bien et la liberté. Joseph Raz, libéral-perfectionniste
« Le but de toute action politique est de rendre les individus capables de poursuivre des conceptions du bien valables et de décourager les conceptions mauvaises ou vides. »
À
elle seule, cette phrase synthétise la « contribution à la théorie politique du libéralisme » que Joseph Raz revendique explicitement dès les premières lignes de The Morality of Freedom, ouvrage publié en 1986, qui a fait de ce spécialiste de philosophie du droit l’un des participants incontournables aux débats de philosophie politique engagés autour de John Rawls. Cette phrase marque aussi et surtout une position normative, discutée sous le nom de « perfectionnisme ». C’est l’idée d’après laquelle l’État, loin de toute prétention à la neutralité en matière de « valeurs » et de visions du « bien », peut légitimement promouvoir certaines conceptions particulières de ce qu’est une « vie bonne », c’est-à-dire une vie moralement accomplie, qui vaut la peine d’être vécue, non sans en discréditer parallèlement d’autres, jugées contraires à la poursuite du bien. Selon cette approche perfectionniste, il s’agit d’user de l’action publique pour encourager chez les citoyens la réalisation de biens et l’accomplissement de potentialités exprimant la « perfection » ou l’« excellence » d’une vie humaine, et pour les détourner des projets et modes de vie « mauvais », soit pour eux-mêmes soit pour les autres. En somme, est « perfectionniste » un État qui est habilité à orienter les personnes quant à la façon dont elles entendent mener une existence digne de valeur et leur permettant de s’épanouir moralement.
Qu’un tel perfectionnisme puisse être « libéral », en assurant notamment l’égal respect des individus et de leurs libertés fondamentales, c’est le défi que renferment, à la fois, la thèse ainsi formulée par Raz et le courant de pensée dans lequel cette thèse l’inscrit de plain-pied. Le « perfectionnisme libéral », au sein duquel évoluent des auteurs tels que Thomas Hurka, George Sher, Steven Wall, mais aussi, quoique suivant des trajectoires plus transversales, William Galston et Stephen Macedo, se définit avant tout par un rejet : celui d’une approche « neutraliste », selon laquelle l’État libéral doit être neutre ou impartial vis-à-vis des conceptions controversées du bien cultivées dans la société.
Loin d’avaliser la perspective d’un « libéralisme politique » centré sur le principe d’une neutralité axiologique de l’État, les perfectionnistes libéraux ont en commun d’affirmer qu’il est une façon proprement libérale, pour l’État, d’intervenir sur les questions du bien et de la vie bonne. Des conditions sont alors définies par eux pour s’assurer qu’une telle intervention morale n’échappe pas au giron du libéralisme ; ces conditions concernent l’objet, les moyens ou les conséquences de l’action perfectionniste de l’État. La question de savoir si ces conditions sont, ou non, remplies occupe une part importante des débats soulevés par le programme d’un perfectionnisme libéral. Car, ainsi que le souligne Alfonso J. Damico non sans ironie, s’il est vrai que « les libéraux perfectionnistes s’inquiètent de savoir comment le libéralisme peut devenir moraliste sans devenir illibéral », leurs réponses consistent bien souvent à affirmer que « les libéraux peuvent être perfectionnistes […] tant qu’ils restent libéraux ».
En ce qui concerne Raz, c’est au travers de trois arguments principaux qu’il entend assoir et démontrer le caractère résolument libéral de son perfectionnisme : son approche a pour objet la réalisation de l’idéal d’autonomie personnelle, qu’il complète par l’affirmation du pluralisme des valeurs et – point crucial – par une limitation de l’intervention coercitive de l’État. Pris ensemble ces trois arguments débouchent sur la thèse libérale-perfectionniste d’après laquelle il est du devoir de l’État de permettre aux citoyens d’être libres en leur garantissant les conditions d’une vie autonome ainsi qu’en assurant l’accès à un large éventail de choix entre une pluralité de biens valables mais incompatibles entre eux, sans toutefois que l’élimination des options moralement « répugnantes » n’implique l’exercice d’une coercition allant jusqu’à la pénalisation des « actions immorales sans victimes ». J’examinerai d’abord les soubassements critiques de cette thèse, qui cherchent à dissocier le libéralisme d’un modèle uniquement axé sur les droits, sur la neutralité de l’État et sur l’individualisme moral. Puis, je reviendrai sur les trois piliers du perfectionnisme libéral de Raz, avant de considérer les critiques qu’a suscitées son projet de déployer le perfectionnisme politique en soutien à la morale libérale.
I. Entre libéraux et communautariens : au-delà des droits, de la neutralité et de l’individualisme
Dans l’introduction de The Morality of Freedom, Raz expose sa démarche libérale-perfectionniste à partir des éléments suivants : un objet d’étude, décrit comme la « morale politique du libéralisme » et les « principes moraux de l’action politique » qui s’y rattachent ; un objectif, qui n’est pas de « présenter une morale politique libérale », mais d’« offrir un fondement libéral pour une morale politique » ; une « destination » ou un résultat qui réside dans « une conception de l’idéal de liberté individuelle et de son rôle en politique ». La manière dont Raz combine ces éléments inscrit son approche, de même que les thèses qui en ressortent, dans un champ argumentatif dont la caractéristique est qu’il est critique à l’endroit d’un certain libéralisme, celui-là même qui représente la cible des auteurs dits « communautariens ».
1. Théorie de la justice versus morale de la liberté
Lorsqu’il présente sa vision du libéralisme, Raz se désolidarise des théories de la justice, telles que formalisées notamment par John Rawls et Ronald Dworkin. En cela, il adopte une perspective critique proche de celle développée par les communautariens à l’encontre de ce que Charles Taylor nomme le « libéralisme des droits » et que Michael Sandel envisage comme une « république procédurale ». Allant jusqu’à le qualifier de « révisionniste », Raz reproche à ce modèle de négliger l’importance inaugurale et constitutive que recouvre, dans la pensée libérale, ce qu’il définit comme la « liberté politique », c’est-à-dire, en réalité, la liberté individuelle que se doit de protéger l’autorité politique. Cette conception tronquée du libéralisme substitue à la liberté politique des idéaux annexes, comme la justice, l’égalité ou même certains droits individuels spécifiques tels que la liberté d’expression ou d’association, qui en dérivent et donc lui sont secondaires, sinon périphériques. C’est là une dépréciation de la liberté dont se rendraient plus particulièrement coupables les variantes égalitaristes des théories libérales de la justice, au premier rang desquelles celles de Rawls et Dworkin. Pour être davantage qu’une revendication « rhétorique », l’égalité libérale demande d’aller au-delà d’un modèle axé sur la justice et les droits individuels. D’après Raz, le libéralisme doit renouer avec une « morale de la liberté » qui ne peut se fonder exclusivement sur les droits, même s’ils sont essentiels pour protéger les intérêts auxquels les individus accordent une valeur insigne. D’où son intention de « réhabiliter l’affirmation traditionnaliste de la valeur de la liberté ».
Ce faisant, Raz cherche également à s’opposer à un autre type de rétrécissement opéré par les théories de la justice : celui qui affecte la théorie politique elle-même. Plaider comme le fait Raz pour la réhabilitation de « valeurs », c’est-à-dire d’engagements substantiels sur le bien, c’est aussi vouloir dépasser une théorie politique fondée sur ce que Taylor critique sous le nom d’« éthiques de l’informulation » (ethics of inarticulacy) ; il s’agit d’une approche refusant d’appréhender le « bien en tant que source morale » et dans laquelle les « principes » applicables au domaine politique, et à lui seul, sont coupés de leur ancrage social et vidés de leur substance éthique particulière. Si la « théorie politique du libéralisme » que Raz appelle de ses vœux ne peut se réduire à une théorie de la justice, c’est, d’après lui, parce qu’elle réclame de s’interroger sur les principes moraux qui doivent sous-tendre l’action politique. De ce point de vue, la fondation d’une « morale publique » s’avère une tâche indispensable, qui est loin d’être accomplie par une « analyse linguistique » dévolue à la clarification des concepts. Comme le précise Raz, non seulement les « explorations conceptuelles » ou les « explications » sont également « normatives » au sens où elles incluent des « arguments substantiels » faisant « la promotion (advocacy) de principes de liberté politique », mais les thèses normatives à ce sujet sont basées sur des « considérations de morale individuelle » qui sont, à leur tour, dépendantes de considérations contextuelles sur la valeur sociale des biens recherchés par les personnes. En somme, d’après Raz, « il n’existe pas de définition de la liberté neutre du point de vue des valeurs » (no value-neutral definition of liberty).
Cette thèse d’une impossible neutralité axiologique, Raz ne l’applique pas seulement à la conceptualisation de la liberté. Elle justifie une approche moralement engagée du libéralisme qui, sur ce point aussi, s’oppose aux théories procédurales de la justice.
2. Contre la neutralité libérale
Récuser, comme le fait Raz, la corrélation, très largement posée et acceptée, entre la pensée politique libérale et l’exigence de neutralité axiologique de l’État, c’est prendre le contre-pied d’un libéralisme « neutraliste », acquis à la thèse défendue par Dworkin en 1978, dans son célèbre article « Liberalism » : l’État libéral « doit demeurer neutre au regard de […] la question de la vie bonne […]. Les décisions politiques doivent, autant que possible, être indépendantes de toute conception particulière de la vie bonne, de ce qui donne valeur à une vie. » Telle est également la position de Rawls qui fait reposer l’exigence de neutralité ou, plus exactement, d’impartialité de l’État sur le constat d’un « fait du pluralisme raisonnable ». Reconnaître l’existence d’une pluralité de conceptions du bien incommensurables mais raisonnables implique, selon Rawls, de soumettre l’État à une sorte de retenue éthique, lui interdisant de prendre publiquement parti en faveur de l’une des conceptions controversées, y compris celle qu’épouse la majorité des citoyens. Pour Raz, ce « retrait épistémique du combat » équivaut à exiger du gouvernement « que ses actions ne favorisent pas davantage des conceptions [du bien] acceptables que des conceptions inacceptables » et qu’elles « n’entravent pas plus la cause de fausses conceptions que de conceptions authentiques ». Participant d’« une doctrine de la limitation », « le principe anti-perfectionniste » a, d’après Raz, ceci de dommageable qu’il restreint l’État libéral dans sa « poursuite d’objectifs bons ou dotés de valeur » et le pousse ainsi à « ne pas faire autant de bien que possible », voire à « préserver un état de choses qu’il y a de bonnes raisons de changer » et qu’il pourrait « améliorer s’il tentait de le faire ».
Nous verrons plus loin comment Raz entend concilier son rejet de la neutralité axiologique de l’État et sa souscription au pluralisme moral. Pour l’heure, retenons que ce rejet donne à voir un nouveau point de convergence important avec les critiques communautariennes, du moins celles formulées dans l’esprit d’une correction plutôt que d’une subversion du libéralisme. C’est le cas de Charles Taylor ou Michael Walzer, tous deux classés à l’époque parmi les communautariens « modérés », qui avancent leurs arguments anti-neutralistes à l’appui de la « civilisation libérale », conçue comme une forme de vie particulière où l’autonomie, les droits fondamentaux et la liberté de mener une vie indépendante recouvrent un statut moral particulier. Si l’on considère, en effet, que ces idéaux représentent des « biens humains » dignes de valeur et de protection, alors on ne peut être indifférent à ce que leur accomplissement soit publiquement soutenu. C’est pourquoi l’État ne peut se contenter de sanctionner les agissements contraires au droit, sans intervenir dans la concurrence entre les divers groupes supportant des visions divergentes de la vie bonne. Comme l’affirme Walzer, il doit « avaliser et encourager certains de ces groupes, en fait ceux qui semblent les plus susceptibles d’apporter une forme et des buts en accord avec les valeurs communes d’une société libérale ». Et si la critique communautarienne doit servir de « correctif » au libéralisme, c’est – à suivre Walzer – en poussant l’État libéral à devenir « un État délibérément non neutre, tout au moins pour une certaine partie de son domaine de souveraineté ».
En tant que courant de pensée, le « perfectionnisme libéral », dont Raz propose l’une des plus solides formulations, peut être conçu comme prenant au sérieux une telle préconisation. Tout l’enjeu de la démarche libérale-perfectionniste est de montrer qu’il n’est pas nécessaire d’argumenter de l’extérieur du libéralisme, ni en opposition à ses idéaux moraux et politiques, pour vouloir que l’État libéral soit perfectionniste. Aux yeux de Raz, la volonté d’inscrire au cœur de la morale publique soutenue par l’État certaines vertus et valeurs substantielles, s’adossant à des conceptions particulières de la vie bonne, peut procéder d’un geste éminemment libéral. D’ailleurs, selon Raz, le « libéralisme politique » thématisé par Rawls ne saurait être strictement politique. Comme tout libéralisme, il est redevable d’une certaine morale et se fonde sur des idéaux de vie substantiels qui lui confèrent un « biais individualiste » rendant « plus difficile » et « moins attirante » la poursuite de conceptions du bien non individualistes.
Impossible, la neutralité libérale est également tenue pour dangereuse par Raz. S’il reconnaît que l’« antiperfectionnisme » procède de « préoccupations réelles et importantes », liées notamment à la peur que les individus se voient imposer un mode de vie dominant, Raz affirme qu’« en pratique », il « minerait les chances de survie de bien des aspects de la culture que nous chérissons ». Le risque ainsi pointé par Raz, rejoint en cela par les auteurs ayant décidé de franchir « la ligne Maginot de la neutralité », est que la non-intervention morale de l’État libéral le rende vulnérable aux conceptions illibérales du bien et lui fasse perdre sa meilleure ligne de défense. Car, dans l’optique perfectionniste, c’est la force de l’État libéral que de favoriser la réalisation de « biens libéraux » qui sont, tout à la fois, suffisamment partagés pour lui assurer une solide base motivationnelle, mais également suffisamment restreints pour ne pas attenter à la diversité des conceptions individuelles et collectives de la vie bonne. Ainsi devrait-on viser un État libéral dont « la première fonction » est d’avoir « un rôle actif dans la création et le maintien de conditions sociales qui sont les plus à même de rendre ses sujets capables de mener des vies bonnes. » Encore faut-il admettre la nature sociale (de la valeur) des valeurs qu’il s’agit, par ce moyen, de promouvoir. C’est précisément ce que développe Raz au nom d’un libéralisme non individualiste, et même anti-individualiste.
3. La liberté individuelle sans individualisme
Chez Raz comme chez les communautariens, la critique de l’hégémonie du procéduralisme et du neutralisme est solidaire d’une critique de l’« atomisme ». C’est un des pans les plus connus et discutés de la pensée communautarienne : réactiver, notamment à partir d’Aristote, de Herder ou Hegel, les thèses de l’enchâssement communautaire du moi (self) et de la nature sociale, « irréductiblement commune », des biens. Pour les perfectionnistes libéraux, l’enjeu est bien plutôt de trouver à l’intérieur de la tradition libérale de quoi contrer l’individualisme moral et ses conséquences délétères sur la raison pratique et la vie démocratique. Certains, dont Raz, se tournent vers John Stuart Mill dont le concept d’« individualité » est repris pour défendre une vision non individualiste de l’idéal d’autonomie. Comme l’explique Catherine Audard, à travers ce concept, Mill comprend « la nature humaine » comme « un potentiel de dons, de talents, d’aptitudes » dont le développement permet à la personne d’atteindre son bien-être authentique et, en même temps, à la société de bénéficier des potentialités de chacun. Or, ce développement n’advient pas isolément : il nécessite le concours des autres, un soutien éducatif, un environnement moral qui le favorise, sans toutefois s’imposer sous forme de contrôle communautaire et de conformisme social. Telle est l’idée-force que reprend Raz dans son « rejet de l’individualisme moral ».
Dans cette optique, Raz entend ne pas limiter les processus d’individuation par la socialisation à « la simple internalisation d’une exigence basée sur les intérêts d’autrui » ; il affirme plutôt que l’identité morale des individus, comprenant la détermination de ses goûts et aspirations, se forge par le biais d’un tissu de relations sociales chargées de significations communes et de biens collectifs. Qu’il s’agisse de l’amitié, de la vie de couple, de la loyauté professionnelle ou de la fierté pour son pays, ce sont toutes des « formes culturellement déterminées de l’interaction humaine et c’est à travers l’apprentissage de leur valeur que l’on acquiert un sens, à la fois, de ce qui est possible pour sa propre vie et de ses obligations envers autrui. » Les choix individuels sur la signification de son existence sont, à suivre Raz, tributaires de « la réserve commune (the communal pool) de valeurs » dans laquelle les individus puisent pour « défini[r] les contours de leur propre vie ». Au-delà de ce rôle de définition, les « formes sociales » constituent la « source de la valeur » des projets de vie individuels. Même si, comme nous allons le voir, elle est habitée par une pluralité incommensurable de visions du bien, une sorte de « communauté morale » se trouve par là même thématisée, poussant Raz à affirmer « la valeur intrinsèque de certains biens collectifs » et à récuser le découplage entre droits individuels et valeurs communes :
L’erreur est de penser que l’on peut identifier les droits d’autrui, tout en étant totalement ignorant des valeurs qui donnent du sens à la vie et la rendent satisfaisante […]. Réciproquement, c’est également une erreur de penser que l’on peut comprendre les valeurs qui peuvent donner un sens à la vie […], tout en restant ignorant de ses devoirs envers autrui.
Ainsi,
[b]eaucoup de droits furent défendus et conquis au nom de la liberté individuelle. Mais cela s’est produit dans un contexte social qui sécurisait des biens collectifs sans lesquels ces droits individuels n’auraient pas atteint leur objectif déclaré.
Ainsi en est-il des libertés de conscience, d’expression ou de la presse qui en sont venues à façonner ensemble une culture, une forme de vie sociale, où l’épanouissement autonome de soi est publiquement valorisé. Et Raz de déplorer que le caractère « naturel » de cet « arrière-plan » ait fini par « masque[r] » sa « contribution à la réalisation des finalités que ces droits étaient censés servir ». L’action perfectionniste de l’État libéral est d’ailleurs conçue comme un remède à cet état de fait : sa fonction est non seulement de rendre visible cet arrière-fond de biens collectifs et de valeurs communes mais aussi de le protéger. D’après Raz, il est à cet égard « décisif » de comprendre que « soutenir des formes de vies dotées de valeur est une question sociale plutôt qu’individuelle ». Le soutien public envers la « culture » d’où la liberté comme autonomie tire sa valeur est, précisément, la finalité de la politique libérale-perfectionniste défendue par Raz.
II. Autonomie, pluralisme et non-coercition : le pari d’un État perfectionniste et libéral
Au fondement de la morale publique du libéralisme, Raz place « une conception de la liberté dérivant de la valeur de l’autonomie personnelle, et du pluralisme des valeurs » (value-pluralism) : « la liberté a de la valeur parce que, et dans la mesure où, elle coïncide avec [is a concomittent of] l’idéal de personnes autonomes, créant leur propre vie à travers des choix progressifs à partir d’une multiplicité d’options valables ». Cette conception pluraliste de la liberté comme autonomie donne lieu à une théorie politique perfectionniste dont Raz entend garantir le caractère libéral par une limitation de l’intervention gouvernementale sur les conduites individuelles de la vie bonne.
1. La liberté comme autonomie, seule valeur intrinsèque
Assurément, un perfectionnisme se voulant « libéral » peut difficilement se passer d’une défense de la liberté individuelle. Mais comment la concevoir et l’inclure au sein d’un dispositif politique dévolu à la poursuite du bien et reconnaissant à l’État la légitimité de guider activement les individus dans leur recherche du bien ou de les dissuader de mener une vie tenue pour objectivement mauvaise ? Pour les défenseurs de la neutralité libérale, le respect de la liberté individuelle exclut forcément le perfectionnisme gouvernemental. Ainsi affirment-ils
premièrement, que chaque personne doit être traitée comme un agent rationnel, capable de façonner son propre destin, et, deuxièmement, qu’un gouvernement viole cette injonction chaque fois qu’il essaye de promouvoir une conception particulière du bien.
Parmi ces conceptions particulières, les idéaux d’autonomie et d’individualité de Kant et de J.S. Mill sont disqualifiés par les neutralistes. Si Rawls et Larmore considèrent que ces idéaux ne peuvent servir ni de justifications ni de buts pour les politiques publiques, c’est non seulement parce qu’ils ne satisfont pas à « l’idée que, dans une démocratie constitutionnelle, la conception publique de la justice devrait être, autant que possible, indépendante de doctrines religieuses et philosophiques sujettes à controverses », mais aussi parce que ces idéaux « nous empêchent effectivement de voir les mérites réels de plusieurs modes de vie » et ne peuvent recueillir l’adhésion du plus grand nombre, en particulier de ceux qui sont attachés aux valeurs romantiques de l’appartenance et de la tradition. Pour démentir cette position, et défendre – à l’instar de Raz – un perfectionnisme libéral de l’autonomie, il s’agit d’articuler respect de la liberté individuelle et promotion publique de la vie bonne.
La thématisation razienne de la liberté se base sur un double refus : celui du « principe simple » consistant à affirmer « la valeur intrinsèque de la liberté », et celui du principe connexe de la « présomption de liberté » d’après lequel aucune restriction de la liberté par l’autorité publique n’est jamais justifiable (sur une base libérale). Ce à quoi doit être reconnu une valeur intrinsèque, et ce qui doit donc être promu par l’autorité publique, d’après Raz, ce n’est pas la liberté en tant que telle mais le principe auquel se rattache elle-même la liberté individuelle. Tout l’édifice razien est basé sur l’idée que ce bien primordial est l’autonomie personnelle. Cela implique que l’autonomie n’ait pas une valeur uniquement pour ceux qui l’ont librement choisie. Elle n’est ni l’un des multiples biens que l’on peut poursuivre dans une vie, ni un simple moyen pour atteindre une existence moralement accomplie. C’est pourquoi il ne suffit pas qu’elle soit une option disponible dans la société : elle doit être encouragée et protégée en tant qu’elle est intrinsèquement bonne pour tous et chacun. Comme telle, l’autonomie signifie que « les individus devraient eux-mêmes déterminer leur propre vie » en exerçant des choix quant à la façon de mener leur existence parmi une large palette d’options possibles. En cela, l’idéal d’autonomie personnelle comporte une dimension d’autocréation : « La personne autonome est (partiellement) l’auteur de sa propre existence. » Il reflète aussi une forme d’autorité sur soi puisqu’il « renvoie à l’image d’individus qui contrôlent dans une certaine mesure leur destinée et la façonnent par des décisions successives au fil de leur vie ». S’ajoute à cette définition l’idée que ces décisions doivent être libres : « L’autonomie est opposée à une vie de choix contraints [coerced]. » Il ne suffit donc pas de choisir la façon de mener sa vie pour être autonome ; il faut choisir librement. Enfin, l’exercice de l’autonomie implique une visée d’épanouissement personnel au sens où ces choix « déterminent notre bien-être ».
Mais le tableau ne serait pas complet si l’on n’insistait pas ici sur un trait tout à fait crucial de l’autonomie telle que la conçoit Raz. Il s’agit du lien nécessaire entre autonomie et vie bonne. Or, ce lien ne dérive pas du simple fait qu’une vie autonome consiste à faire des choix en accord avec ce qu’une personne considère, pour elle-même, comme étant une vie bonne. Ce qu’établit Raz entre les deux, c’est un lien nettement plus fort : « L’autonomie n’est dotée de valeur que si elle est exercée en vue du bien ». Ou encore : « Une vie autonome n’a de valeur que si elle est consacrée à la poursuite de projets et de relations acceptables et valables. » L’ajout de cet élément s’avère stratégique (et, en même temps, problématique) d’un point de vue argumentatif puisqu’il fait de l’autonomie elle-même « un principe perfectionniste ». C’est affirmer que « l’autonomie est moralement valable » dans la mesure où elle est « un élément constitutif de la vie bonne ». C’est non seulement dire qu’une vie non autonome ne peut pas être bonne mais aussi et surtout que, pour être bonne, il ne suffit pas qu’une façon de vivre ait été choisie de manière autonome. Au risque de brouiller le statut de valeur intrinsèque attribué par Raz à l’autonomie, il s’agit bien pour lui de soutenir qu’une action autonome non dirigée vers le bien perd sa valeur et, partant, ne mérite pas d’être encouragée et promue.
Cet argument entraîne deux conclusions capitales sur le plan pratique. D’une part, l’exercice de l’autonomie requiert d’avoir accès à un « éventail » certes varié mais surtout « adéquat » d’options de vie, c’est-à-dire qui soient « moralement acceptables » tant du point de vue de l’objet des choix réalisés (« quoi faire ? ») que des manières de poursuivre ces buts (« comment le faire ? »). D’autre part, ce n’est pas attenter à l’autonomie d’une personne que de la priver d’options « mauvaises », et de la dissuader d’emprunter de « mauvais » chemins :
[…] il est extrêmement rare que la non-disponibilité d’options moralement répugnantes réduise suffisamment le choix d’une personne pour affecter son autonomie. La disponibilité de ces options n’est par conséquent pas un réquisit du respect de l’autonomie.
On voit donc à nouveau que ce qui confère sa valeur à l’exercice de l’autonomie, et fixe les limites du « valable » ou de l’« acceptable » en la matière, c’est sa conformité à ce qui est d’emblée posé par Raz comme devant être sa destination : mener une vie bonne. Que cette argumentation soit circulaire et qu’elle comporte de surcroît une zone grise propice aux inquiétudes, ce sont là des questions que j’aborderai plus loin, relativement à la critique du paternalisme et du moralisme d’État.
2. Le perfectionnisme au pluriel : pluralisme moral, tolérance, multiculturalisme
Dans le paysage des libéralismes contemporains, l’approche de Raz ne se singularise pas seulement par sa défense du « perfectionnisme politique » mais aussi du fait que s’y adjoint une composante « pluraliste » consistant à prendre position en faveur de cette théorie méta-éthique particulière qu’est le pluralisme des valeurs, également qualifié de pluralisme moral ou axiologique. Là encore, l’enjeu pour Raz est de « mettre en évidence le fossé logique existant entre le pluralisme et la neutralité », et de déconstruire l’idée répandue selon laquelle l’existence d’une pluralité incommensurable de biens rend nécessaire la neutralité axiologique de l’État. Pour ce faire, Raz note d’abord que la pluralité des valeurs n’entame pas leur objectivité : le fait que les conceptions du bien soient plurielles, irréductibles les unes aux autres et conflictuelles n’implique pas qu’elles soient dépendantes de préférences ou d’expériences subjectives. Il existerait alors une pluralité d’options qui seraient toutes « dotées d’une valeur morale », mais qui n’en seraient pas moins « incompatibles ». Ensuite de quoi l’autonomie est mobilisée pour affirmer qu’elle « exige un choix entre des biens », et non pas seulement « entre le bien et le mal ». Être perfectionniste et pluraliste dans une approche libérale, c’est donc soutenir « l’idée que les individus devraient se développer librement pour trouver eux-mêmes la forme du bien qu’ils souhaitent poursuivre dans leur vie », étant entendu que ces formes sont incomparables. L’idée d’incommensurabilité, telle qu’affirmée par Raz, ne va pas sans conférer un caractère crucial, ultime, sinon tragique aux choix que les personnes ont à faire quant à leurs plans de vie dans la mesure où la poursuite de certaines vertus ou de certains modes de vie exclut d’en poursuivre d’autres, tout aussi valables, et dans la mesure où tous ne peuvent être réunis dans la même existence. Mais cette idée vient aussi réitérer avec force la thèse de l’enchâssement social des valeurs : « Tout comme l’existence d’options valables dépend de formes sociales, dans une certaine mesure, leurs mérites comparatifs dépendent aussi de conventions sociales. »
Cet engagement en faveur du pluralisme moral se prolonge par la thématisation de la tolérance, rendue obligatoire par la combinaison entre autonomie et pluralisme. La tolérance – consistant selon Raz à réfréner un désir de causer du tort à autrui pour quelque chose qu’il est supposé mériter – ne concerne pas seulement « ce qui est mauvais ou injuste » ; elle peut aussi viser « les limites des personnes » qui – en vertu du pluralisme moral – « ne sont que l’autre face de leurs vertus et de leurs forces personnelles ». Par ailleurs, il existe une pluralité de modes de vie, de vertus morales et de traits de caractère qui, du fait même de leur irréductibilité et incompatibilité, sont de nature à générer de l’intolérance vis-à-vis d’autres formes de vie tout aussi acceptables moralement. Or, pour être autonome au même titre que les autres, et pour jouir de la même variété de choix, une personne doit tolérer que d’autres épousent des options et des styles de vie contraires à ses propres choix, et se retenir de leur causer du tort pour ce motif. De là, découle un « devoir de tolérance » dont la « portée » et les « limites » sont elles-mêmes fixées en fonction des « devoirs fondés sur l’autonomie ». On verra plus loin ce que recouvrent en pratique ces devoirs, notamment en ce qui concerne l’action gouvernementale. Pour le moment, examinons comment se traduit l’ambition pluraliste de Raz en ce qui concerne le traitement public de la diversité des cultures, c’est-à-dire le multiculturalisme.
Sur ce sujet encore, le point qui détermine la position de Raz est le lien entre autonomie et pluralisme, et la nécessité conséquente d’assurer l’existence d’une large gamme d’options valables : « Le souci de la liberté individuelle requiert de reconnaître qu’un aspect important de cet idéal réside dans la liberté des gens d’appartenir à des groupes distincts, avec leurs propres croyances et pratiques, ainsi que dans la capacité de ces groupes de prospérer. » À son tour, cette affirmation sous-tend l’assentiment que donne Raz au multiculturalisme, lequel « affirme que dans le contexte des sociétés occidentales actuelles, il est justifié de soutenir une attitude politique consistant à promouvoir et encourager la prospérité, culturelle et matérielle, des groupes culturels, et à respecter leur identité. » Cela implique, au plan des mentalités, de changer le regard que l’on porte sur sa propre société, et de l’envisager comme étant composée non plus d’une majorité et de minorités, mais de plusieurs groupes culturels, incarnant des formes de vie différentes. Au plan politique, le multiculturalisme pousse à adopter un ensemble de mesures venant concrétiser l’idéal de tolérance, en matière d’éducation multiculturelle et interculturelle, de reconnaissance publique de la diversité, d’accommodement des différences par les organismes publics et privés, et d’autonomie institutionnelle. Raz pose cependant certaines « limites » à ces mesures multiculturalistes. D’abord, elles ne valent que pour les cultures qui passent le test – pourtant symptomatique de la position neutraliste d’un Rawls – de la « viabilité », c’est-à-dire les groupes dont les membres ne sont pas indifférents au devenir de leur culture et qui bénéficient, de ce fait, de leur soutien. Ensuite, conformément aux « limites » de la tolérance, Raz pose quatre contraintes aux groupes souhaitant bénéficier de ces mesures : ne pas réprimer leurs propres membres, ne pas être intolérants envers les non-membres ou les autres cultures, laisser la possibilité de quitter la communauté, permettre aux membres d’accéder à des opportunités adéquates d’expression de soi et de participation à la vie économique et politique du pays. La troisième contrainte posée par Raz équivaut à demander à l’État libéral d’assurer un « droit de sortie » qui est, en l’occurrence, interprété conformément à l’idéal d’autonomie comme la capacité de s’adapter à une autre culture et d’y acquérir les outils pour bâtir une nouvelle vie. Mais surtout, Raz insiste sur le fait que la demande forcée d’abandonner sa culture et de s’adapter à la société d’accueil, en bref une exigence d’assimilation, constitue une atteinte à la dignité et au respect de soi. Rappelons cependant qu’une dizaine d’années auparavant, dans The Morality of Freedom, Raz énonçait qu’une politique assimilationniste, y compris mise en œuvre au moyen de la loi, peut être une bonne chose, voire la « seule solution digne d’humanité » dans le cas où la peur de disparaître pousse les minorités à priver leurs membres, notamment les plus jeunes, d’éducation et d’opportunités externes à la communauté. Par où l’on mesure combien le principe de l’autonomie personnelle représente le critère ultime pour arbitrer de telles questions pratiques. C’est ce que confirme la manière dont Raz justifie et conçoit l’intervention de l’État en matière de vie bonne.
3. Un perfectionnisme d’État… le moins coercitif possible
L’approche libérale-perfectionniste défendue par Raz débouche dans le domaine politique sur l’idée que l’État est habilité à favoriser des vies autonomes orientées vers le bien et à empêcher ou, du moins, à dissuader les personnes de s’engager dans des projets de vie sans valeur. Lorsque Raz pose la question « [l]e principe de l’autonomie est-il compatible avec le fait d’imposer la moralité par la loi ? », il admet par là même que des tensions existent entre la garantie de la liberté individuelle et la mise en œuvre de l’intervention morale de l’État, et que ces tensions peuvent, avec juste raison, susciter des réticences importantes à l’égard de tout perfectionnisme étatique. Et Raz d’énoncer ce qui, d’un point de vue libéral, pose problème :
Au niveau intuitif, l’anti-perfectionnisme répond à une méfiance répandue envers le pouvoir centralisé et les bureaucraties. […] En outre, il y a la conviction profondément enracinée selon laquelle personne n’a le droit d’utiliser l’appareil de l’État pour imposer sa conception de la vie bonne à d’autres personnes adultes.
Par ailleurs, Raz reconnaît que les « limitations » ou les « lacunes » des gouvernements, comme leur manque de fiabilité, leur corruptibilité ou leur inefficacité, ont de quoi expliquer que l’on veuille se soustraire à l’action gouvernementale (freedom from governmental action) dans une mesure bien plus large que ne l’impliquerait sa doctrine de la liberté comme autonomie. Cependant, aussi compréhensible soit-elle, « la crainte antiperfectionniste que des individus imposent à d’autres leurs conceptions du bien » est jugée « exagérée » par Raz. Car, face aux défaillances des gouvernements, il est possible de trouver des formules de « compromis » permettant de maintenir un cap libéral-perfectionniste sans pour autant avoir à se résoudre à une « liberté de l’imperfection ». Trois motifs principaux sous-tendent la confiance que Raz place dans l’État libéral-perfectionniste.
La première raison est d’ordre principiel, puisqu’elle ressortit aux présupposés théoriques avancés par Raz. Fondé sur un idéal d’autonomie corrélé au pluralisme et impliquant à ce titre la reconnaissance d’une pluralité d’options et de façons de vivre moralement valables mais incompatibles entre elles, « le perfectionnisme ne conduira pas à supprimer les formes de vie qui ne sont pas pratiquées par ceux qui détiennent le pouvoir », et pourra ainsi se montrer respectueux de formes de vie minoritaires.
Deuxièmement – non sans faire surgir une tension importante avec l’argument précédent –, Raz suggère que le danger d’imposer un style de vie par des mesures perfectionnistes est fortement diminué par le fait qu’elles se concentrent le plus souvent sur des biens « inspirant un large consensus social ». Raz envisage même que les « institutions sociales » promues par l’action gouvernementale « jouissent d’un soutien unanime dans la communauté », en sorte que l’État perfectionniste peut, en toute légitimité, « les reconnaître officiellement, […] y adapter les dispositions juridiques et administratives, […] faciliter leur usage par les membres de la communauté qui souhaitent le faire, et […] encourager la transmission aux générations futures de la croyance en leur valeur », comme l’illustre l’exemple suivant : « Dans bien des pays, c’est ce que signifie la reconnaissance officielle du mariage monogame et la prohibition de la polygamie. » S’il semble revenir sur le poids donné au pluralisme moral, cet accent mis sur l’idée d’un consensus social, fort et préalable, au plan des valeurs concorde cependant avec un autre point de l’argumentation de Raz : la thématisation de la société comme culture environnante structurant les choix individuels. Mais ici, cette idée est poussée plus loin étant donné que, dans ce volet politique, l’entente sur la valeur communautaire des biens à promouvoir devient l’un des vecteurs, et même l’une des conditions de la légitimité de l’action perfectionniste.
La troisième raison, la plus importante avancée par Raz pour assurer que l’État perfectionniste reste libéral, est liée non plus à l’objet mais au « comment » de l’action gouvernementale. Il s’agit en effet pour Raz de poser des limites à la manière dont l’État peut intervenir au plan de la vie bonne, et notamment de baliser étroitement – mais pas d’exclure entièrement – ce moyen ultime qu’est l’usage de la coercition. D’après Raz, l’usage de la coercition se justifie pour empêcher que des torts qui entravent l’autonomie des personnes soient causés, à l’exclusion des actions immorales dites « sans victimes », renvoyant à la poursuite d’options qui, bien que « répugnantes », ne causent pas de tort puisqu’elles ne portent atteinte à l’autonomie de personne. Dit autrement, un recours à la coercition se justifie uniquement dans les « cas exceptionnels » qui impliquent « une violation du principe de l’autonomie ». Hormis ces « cas extrêmes où le fait d’offenser et de blesser gravement les sentiments d’autrui diminue ou interfère avec la capacité de cette personne à mener une vie autonome normale dans la communauté », l’usage de la coercition est à proscrire. Et Raz d’indiquer que, « le plus souvent », l’intervention perfectionniste de l’État « pourrait consister à encourager et faciliter l’action qui convient, ou décourager les modes de comportement qui ne sont pas désirés » par des moyens non coercitifs :
Attribuer certains honneurs aux artistes créatifs et actifs, accorder des dons ou des prêts à des gens qui mettent sur pied des centres communautaires, taxer davantage que d’autres tel type d’activité de loisir, comme la chasse, sont des exemples d’actions politiques en faveur de certaines conceptions du bien, mais très éloignés des représentations menaçantes en vogue qui décrivent des individus jetés en prison parce qu’ils pratiquent leur religion, expriment leurs idées en public, se laissent pousser les cheveux ou consomment des drogues inoffensives.
Ainsi Raz rejoint-il l’ensemble des perfectionnistes contemporains qui privilégient des dispositifs, dissuasifs ou incitatifs, d’intervention étatique « indirecte ». Ces mesures peuvent toucher à divers secteurs de l’action publique, comme la santé, l’éducation, le travail, la culture, et être légitimement financées par un impôt obligatoire.
Si Raz recommande d’éviter, sauf « cas exceptionnels », l’usage de la coercition, c’est parce que ce moyen est une négation de l’autonomie qui exclut, depuis sa définition jusqu’à son exercice, toute contrainte. Car il est « un trait spécifique de l’autonomie » sur lequel insiste tout particulièrement Raz : « il est impossible de rendre une autre personne autonome. » Et puisque le but de l’action perfectionniste est d’encourager les personnes à mener des vies autonomes tournées vers le bien, « l’État ne peut les forcer à être moral », avant d’ajouter : « Tout ce qu’il peut faire, c’est fournir les conditions de l’autonomie ». Or, en dépit de ce que laisse entendre leur formulation, ces précisions conduisent Raz à accorder à l’État perfectionniste un périmètre d’action qui va bien au-delà du minimalisme moral habituellement associé au rejet de la coercition étatique en matière de vie bonne.
Les contours de ce périmètre sont tracés par Raz en réservant l’usage de la coercition au « respect de la loi », étant ici postulé que les lois dont se dote l’État perfectionniste « reflètent et concrétisent simplement les devoirs fondés sur l’autonomie ». À ce niveau déjà, la sobriété revendiquée s’avère questionnable. En effet, lesdits « devoirs » dépassent de loin l’obligation négative de s’abstenir de contraindre ou manipuler autrui dans ses choix de vie. Ils consistent à « aider une autre personne à mener une existence autonome », ce qui comprend : (1) aider à créer les capacités internes, tant cognitives qu’émotionnelles ou imaginatives, nécessaires à la conduite d’une vie autonome, (2) favoriser les traits de caractère qui contribuent à une vie autonome, tels que la stabilité, la loyauté, la capacité à nouer et à maintenir des attachements personnels, (3) mettre à disposition une gamme adéquate d’options entre lesquelles choisir. Par là, Raz ne prône rien moins qu’une action gouvernementale basée sur la « liberté positive ». Présente dans un libéralisme plus ancien, comme celui de T.H. Green, cette compréhension de la liberté est, aux yeux de Raz, « intrinsèquement valable parce qu’elle est un élément essentiel et une condition nécessaire de la vie autonome ». Quant à la liberté négative, celle de ne pas subir d’« interférences coercitives » extérieures sur sa sphère privée de choix et d’action, elle est – nous dit Raz – « valable dans la mesure où elle sert la liberté positive et l’autonomie ».
Il convient ensuite de noter que, sous le registre de la garantie des « conditions de l’autonomie », ce sont des actions gouvernementales assez étendues qui se trouvent en réalité justifiées. Nous avons vu que, pour Raz, il n’est aucunement suffisant que l’autonomie soit une option disponible dans la société, en faveur de laquelle les personnes pourraient, ou non, opter à un moment donné de leur vie. La garantie des « conditions de l’autonomie » réclame que l’État pousse son action jusqu’à influer sur le « caractère général » de l’environnement social dont dépend une vie autonome, de telle manière qu’il n’y ait « pas d’autre choix que d’être autonome, et pas d’autre façon de prospérer dans cette société ». Il revient ainsi au gouvernement de s’assurer que l’autonomie irrigue durablement une culture publique qui maintient et encourage la poursuite de projets de vie autonomes et tournés vers le bien. Mais les pouvoirs que possèdent l’État libéral-perfectionniste ne se limitent pas à « créer des perspectives d’avenir moralement valables » : ils vont jusqu’à « éliminer celles qui sont répugnantes ». Une telle extension de l’intervention étatique est justifiée de la sorte par Raz : indépendamment de l’action gouvernementale, il existe de toute façon des « processus sociaux, économiques et technocratiques [qui] modifient en permanence les opportunités disponibles au sein de notre société ». Assurer les « conditions de l’autonomie » fait partie des considérations qui légitiment pleinement « l’intervention du gouvernement afin de diriger ou d’initier de tels processus ». Tout juste l’État doit-il prendre garde à ne pas « trop » affecter les individus, l’élimination d’une option déjà choisie et patiemment poursuivie par une personne l’affectant davantage qu’une personne qui ne l’a pas encore choisie. Raz préconise donc « une lenteur progressive des changements ».
Ce qui sous-tend l’ensemble des arguments avancés par Raz à l’appui d’une promotion publique de l’autonomie, c’est une interprétation très particulière du principe de non-nuisance (harm principle) de John Stuart Mill. Au plan général, ce principe énonce que la moralité des actions est fonction de leur capacité à éviter de causer du tort à autrui. C’est un principe que Raz reformule suivant le « principe de tolérance » tel que présenté ci-dessus, et surtout « du point de vue d’une moralité accordant de la valeur à l’autonomie ». Cet angle lui permet d’en donner « une acception plus large » d’après laquelle « empêcher de nuire à quiconque (y compris soi-même) est le seul motif justifiable pour interférer de façon coercitive dans l’existence d’une personne ». Est ainsi opérée une double extension du principe de non-nuisance non seulement aux devoirs envers soi-même mais aussi aux actions qui manqueraient de satisfaire à un ensemble d’obligations positives, au premier rang desquelles la garantie positive des « conditions de l’autonomie ». Réinterprété de la sorte, le principe de non-nuisance est utilisé par Raz pour justifier l’intervention morale de l’État, alors qu’il est habituellement mobilisé pour critiquer le paternalisme étatique : « Le respect de l’autonomie d’une personne consiste en grande partie à lui garantir des options adéquates, c’est-à-dire des opportunités ainsi que la capacité de les saisir. Priver quelqu’un de ces opportunités ou de cette capacité, c’est une façon de lui causer du tort ». En ce sens, ne pas utiliser l’autorité publique pour prévenir le tort que représente une atteinte ou une perte de l’autonomie serait évidemment nuire aux personnes concernées. Mais Raz va plus loin : échouer à aider les personnes à mener des vies autonomes orientées vers le bien leur causerait un tort immense. Est ici prise en compte « l’importance relative » du tort, elle-même liée à la nature de ce à quoi on nuit, à savoir : l’autonomie personnelle en tant que « l’un des principes moraux les plus importants ». C’est en suivant ce raisonnement que Raz demande de rompre avec la « lecture antiperfectionniste dominante du “harm principle” » qui méconnaît le fait que ce principe n’interdit nullement la promotion du bien par l’État, mais seulement la coercition comme moyen de le promouvoir. « Ce principe porte sur la bonne manière d’imposer la moralité », affirme Raz, non sans reconnaître implicitement que l’action perfectionniste, y compris dans sa variante libérale, a pour visée la prescription de certaines visions du bien, et non pas simplement le soutien envers la capacité de déterminer librement ce qu’il est pour soi-même.
Sous cet aspect et plusieurs autres, le perfectionnisme de l’autonomie élaboré et défendu par Raz a suscité un ensemble de craintes et de critiques, au premier rang desquelles le reproche de favoriser un moralisme d’État attentatoire aux libertés individuelles. Ce reproche se cristallise sur la reformulation razienne du principe de non-nuisance. Matthew Kramer considère, par exemple, que la manière dont Raz « réécrit le principe de non-nuisance » est « déconcertante » dans la mesure où ce principe est énoncé en des termes qui sont « significativement plus réceptifs aux interventions gouvernementales dans la vie des personnes que ne le sont les termes basiques de la formulation de Mill ». D’après Steven Lecce et Alfonso Damico, c’est avant tout en raison de sa mécompréhension et de son mésusage du principe millien de non-nuisance que Raz ne parviendrait pas à « réconcilier l’action de l’État poursuivant le bien avec le respect dû à la liberté individuelle ». Considérant que la tentative de Raz représente la formule la plus argumentativement et analytiquement soignée qui se puisse trouver dans la littérature, ces auteurs tiennent son « échec » pour symptomatique des « tensions » ou « difficultés » propres à venir « hanter tout effort visant à combiner libéralisme et perfectionnisme ».
La formule libérale-perfectionniste de Raz n’échapperait pas à la conclusion sous-tendant la défense de la neutralité libérale : l’intervention morale de l’État cause, dans tous les cas, du tort aux personnes puisqu’elle ne saurait respecter leur capacité à former, réviser et poursuivre leurs propres conceptions du bien. Forcément paternaliste, elle fait injure au « statut moral » des personnes, ainsi que le soutient Jonathan Quong. Un tel argument est à rapprocher de la critique avancée par Damico, d’après laquelle la priorité accordée à la direction de l’action – en l’occurrence, le bien et la vie bonne – ne permet pas de respecter ces deux traits consubstantiels du libéralisme que sont, d’une part, l’attention accordée au caractère unique des individus, en un mot l’individualité, et d’autre part, la priorité que reçoit la dimension volontaire du choix individuel de ses projets de vie, qui l’emporte sur le fait que ce choix soit, ou non, dirigé vers le bien. Par ailleurs, en faisant du bien la direction d’emblée assignée à l’autonomie, une ambiguïté surgit quant à son statut : l’autonomie personnelle a-t-elle une valeur intrinsèque ou seulement conditionnelle ? En effet, Raz fonde son édifice libéral-perfectionniste, ainsi que les limites de l’action publique, sur la valeur intrinsèque de l’autonomie, mais il affirme parallèlement qu’elle n’a de valeur que lorsqu’elle s’exerce dans la recherche du bien, c’est-à-dire quand elle consiste à faire des choix moralement « valables » et non « répugnants ». Comme l’explique Damico, « Raz est inflexible sur la valeur limitée de l’autonomie lorsqu’elle est utilisée pour choisir de “mauvaises options” » ; mais alors, « on ne voit pas très bien pourquoi la perte d’autonomie devrait […] être considérée comme un manque de respect ».
Une autre tension interne naît de ce rôle pivot attribué au « bien » : elle concerne l’engagement pluraliste de Raz qui s’en trouve conséquemment affaibli. Ce n’est pas le pluralisme des valeurs que Raz demande de respecter mais seulement une pluralité incommensurable d’options « dotées de valeur ». Comme le concède Steven Wall, « un perfectionnisme plausible reconnaîtra que le pluralisme a des limites » et que ces limites proviennent de la finalité pratique du perfectionnisme, à savoir : « identifier des biens et activités que les êtres humains devraient conserver, promouvoir et à la réalisation desquels ils devraient prendre part ». Mais s’agissant de Raz, cette finalité pose une difficulté particulière relativement à la cohérence interne de son engagement pluraliste. C’est de manière claire que Raz affirme vouloir défendre « un pluralisme moral perfectionniste » en démontrant la « rationalité […] du pluralisme de nombreuses formes du bien considérées comme autant d’expressions valables de la nature des personnes, pluralisme qui reconnaît cependant que certaines conceptions du bien n’ont aucune valeur et sont dégradantes, et qu’une action politique peut et devrait être entreprise pour les éradiquer, ou au moins les réduire ». On peut se demander si n’apparaît pas ici une atteinte au pluralisme, voire une sorte de monisme par la négative s’appliquant au mauvais ou au pire (plutôt qu’au bon et au meilleur). En effet, la formule perfectionniste de Raz permet certes de reconnaître une diversité irréductible de conceptions du bien « valides », « acceptables » et « authentiques » mais dans des limites très importantes, qui découlent de leur séparation tranchée, selon le principe surplombant d’autonomie, d’avec les options tenues pour objectivement « invalides », « inacceptables » et « fausses » d’un point de vue moral. Cette limitation a de quoi relancer deux inquiétudes. La première a trait à la légitimité de l’instance publique à même d’opérer une telle évaluation morale, ainsi qu’aux conséquences potentiellement liberticides de celle-ci. La seconde concerne le respect du pluralisme culturel, les modes de vie minoritaires risquant d’être défavorisés dans l’évaluation publique de leur valeur objective, du fait d’un talent moindre en ce qui concerne la traduction de leurs visions du bien dans le langage de l’autonomie mais aussi en raison d’une priorité accordée aux biens les mieux installés socialement, quels que soient par ailleurs leurs mérites intrinsèques.
Cette dernière inquiétude fait écho à d’autres types de critiques concernant le contextualisme de Raz. Contextualiste, sa démarche l’est de par sa nature résolument « explicative-normative ». Comme Raz l’annonce lui-même, son travail argumentatif s’adresse à celles et ceux qui habitent un univers moral et politique de part en part informé par le libéralisme. Mais plusieurs commentateurs soulignent que le « nous » auquel se réfère la « morale de la liberté » prônée par Raz est tributaire d’un contexte plus resserré encore, celui d’un libéralisme européen qui tranche grandement avec ses variantes américaines. Ce particularisme européen est salué par certains, comme Roger A. Shiner lorsqu’il estime que « si Rawls, Dworkin et Nozick articulent des tendances puissantes de la pensée libérale aux États-Unis », Raz offre dans The Morality of Freedom « une présentation convaincante des fondements rationnels d’un libéralisme européen social-démocrate (rousseauiste) » ou encore comme Leslie Green, lorsqu’il gratifie Raz d’avoir offert une réfutation rigoureuse d’un « libéralisme américain » ayant tourné à la « caricature ». Mais d’autres auteurs soulignent que le contextualisme de la théorie razienne rend impensable la mise en œuvre d’un perfectionnisme libéral là où les formes sociales ne soutiennent pas l’idéal normatif de l’autonomie. Ainsi Shiner note-t-il que
Raz n’offre guère de quoi apaiser les doutes de ceux qui ont le sentiment que le libéralisme est un luxe que seule peut se payer une bourgeoisie satisfaite d’elle-même (en l’espèce, les mâles blancs suffisants des démocraties libérales occidentales).
L’ensemble de ces ambiguïtés, difficultés ou tensions alimentent une question de fond, adressée de manière récurrente à Raz en tant que théoricien du politique : son perfectionnisme libéral est-il vraiment libéral ? Question qui viendrait notamment de ce que Raz a transféré, dans le giron de la théorie mais aussi de la politique libérales, une conception de la « morale politique » qui est, selon Robert George, bien plus « prélibérale » que libérale. Plus sévèrement, Damico considère que Raz fait entrer dans la constellation libérale une « téléologie » dont les effets se traduisent par une remise en cause de la séparation entre des sphères privée et publique de valeurs. In fine, le perfectionnisme libéral ne parviendrait pas à s’extirper du risque très pratique d’imposer, par la contrainte, une moralité publique qui ne serait rien d’autre qu’« une éthique personnelle simplement poussée à l’extrême ». Comme le fait remarquer Damico, dans la mesure où, chez Raz, « la non-interférence n’est plus un bien intrinsèque » et où « la question de savoir s’il faut ou non passer outre la volonté de l’individu ne dépend plus d’un principe mais de calculs prudentiels », le spectre d’un « moralisme légal » reste bien présent. Et la frontière entre des versions libérales et non libérales de perfectionnisme ne tient plus guère qu’à « une question de sang-froid politique ». On peut comprendre que ce « garde-fou » paraisse trop insuffisant pour convaincre les libéraux de franchir le cap d’un perfectionnisme de l’autonomie, d’autant qu’il n’a pas échappé à de nombreux lecteurs de Raz qu’« après avoir consacré des centaines de pages […] à argumenter en faveur de la légitimité morale et du caractère obligatoire » d’un tel perfectionnisme, The Morality of Freedom se conclut par « quelques pages dans lesquelles [Raz] met en garde contre [s]a mise en œuvre […] dans des circonstances réelles où l’État est peu fiable et susceptible de dépasser les bornes ».
Janie Pélabay
Janie Pélabay est chargée de recherche FNSP au Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF). Après un doctorat (Paris IV-Sorbonne) consacré aux transformations contemporaines du libéralisme politique, elle a entamé des recherches plus applicatives sur l’intégration européenne et les défis de l’unité dans la diversité (Université d’Oxford, Université libre de Bruxelles, Université du Luxembourg). Ses travaux actuels se centrent sur les usages politiques des « valeurs communes », dans les domaines notamment de l’éducation civique, de l’intégration et de l’immigration. Parmi ses publications : Charles Taylor, penseur de la pluralité (Québec, Presses de l’Université Laval, 2001) ; (avec A. Escudier) Le perfectionnisme libéral (Paris, Hermann, 2016) ; « Les “valeurs de la République” : un credo de combat ? », in A. Muxel (dir.), Croire et faire croire (Paris, Presses de Sciences Po, 2017)